Le Devoir : épître d’une marraine à son filleul


LE DEVOIR.


« FAIS CE QUE DOIS, ADVIENNE CE QUE PEUT. »
(Devise de la maison Baraguey-d’Hilliers.)


J’avais cinq ans ; les yeux vifs, les dents blanches,
Des fleurs au front, des rubans sur mes manches
Et l’air posé que l’on m’avait appris.
L’orgue et la cloche élevaient leurs voix lentes
Et des clartés rouges, vertes, brillantes
Par les vitraux tombaient sur les murs gris.
Tu pleurais fort. Pour toi, sans le comprendre,
Je répétais l’engagement de foi ;
Je le comprends aujourd’hui ; c’est pourquoi,
Sans plus tarder, j’arrive le défendre :


Les yeux fixés sur un nouveau soleil,
Tu marches fier ! Cet astre sans pareil,
C’est le Progrès !… ta plume ainsi le nomme,
Tiens, penche-toi sur tes lignes de feu,
Relis, médite. Où donc est le vrai Dieu,
Quand, sur l’autel, tu veux adorer l’homme ?…

Relis
« Marraine, à quoi vas-tu rêvant
« Par les sentiers égrenant ton rosaire
« Sous les grands bois, les pieds dans la bruyère,
« L’âme endormie et les cheveux au vent ?
« Réveille-toi ! Viens regarder le monde
« S’épanouir dans une ère féconde
« Que, devant elle, ouvre l’humanité !
« Viens partager l’ivresse de la foule.
« Viens t’abreuver au grand fleuve qui coule :
« Son onde vive est la Prospérité !
« Les préjugés, ces entraves mortelles,
« Laissent la place au libre essor de tous.
« Plus d’opprimés, de faibles, de jaloux :
« Tous ont leur coupe aux agapes nouvelles ! »


C’est vrai, filleul. Je vois de toutes parts
L’éclat du luxe éblouir les regards…
Comme un miroir qui prend les alouettes ;
Je vois prétendre aux mêmes dignités
Grands et petits, riches, déshérités,
Humbles profils et fières silhouettes.
Je vois enfin se draper comme un roi
Dans sa grandeur ce siècle de génie
Et je l’entends incessamment qui crie
Avec orgueil : « La lumière, c’est moi ! »

Mais si parfois un médecin de l’âme
Veut du colosse aux paroles de flamme
Interroger et le pouls et le cœur ;
Il y découvre un morbide mélange
De fièvre folle et de torpeur étrange
Et, dans la veine, une froide liqueur.
Oui, c’est un roi ; mais son trône est sans base
Et sur le sable il chancelle penchant.
C’est un soleil, mais un soleil couchant ;
Et, sans chaleur, il aveugle, il écrase.
Car aux dieux faux il a sacrifié !
Car, en délire, il a défié
Deux grands écueils : l’orgueil et la matière !
Car cette coupe où les lèvres ont bu
Versant l’ivresse a déplacé le but
Et fait courber les désirs vers la terre !…


Ils ne sont plus, ces beaux âges de foi
Où l’homme ayant au ciel son espérance
Comme une tâche acceptait l’existence
Et pèlerin sentait une âme en soi !
Ils ne sont plus, ces foyers où le père
Gardait unis, juge tendre et sévère,
Tous ses enfants par un même lien !
Ils ne sont plus, ces temps où, sainte et grave,
D’un joug béni l’épouse aimait l’entrave
Et du plaisir alors n’attendait rien !

Ils ne sont plus, ces naïfs cœurs de vierges
Qui, murmurant la pieuse oraison,
De l’avenir consultaient l’horizon,
Devant l’autel, au doux reflet des cierges !


Par un vain faste, étonner, éblouir ;
Dans la mollesse, avidement jouir :
Tel est enfin le mal qui nous dévore.
Ah ! quand la foule est dévoyée ainsi,
Quand des vrais biens elle n’a plus souci,
Chanteras-tu son dithyrambe encore ?…


Écoute :
Au vent si nous avons jeté
Notre jeunesse et notre royauté,
Des jours virils déshonorant la sève ;
Il vient un âge où la fête s’éteint ;
Il vient un jour au livide matin ;
Il vient une heure où cesse enfin le rêve…


Nous sommes seuls… le spectre du bonheur
Flotte et grimace en effleurant des tombes…
Les souvenirs, gémissantes colombes,
Pour nid funèbre ont choisi notre cœur.
Notre passé d’ivresse et d’indolence,
Dieu le mesure en sa juste balance,

Le présent glisse et croule sous nos pas…
Et l’avenir aux solitudes mornes
Garde pour nous les tristesses sans bornes
Des voyageurs qui n’arriveront pas !…


Que reste-t-il en ce naufrage immense ?
Est-il un astre encor dans ce ciel noir ?…
Oui : Dieu l’allume ! Il a pour nom : Devoir !
Et, par la main, ramène l’espérance.


Au premier jour de notre essor humain
Dieu même en nous l’écrivant de sa main,
La conscience alors servit de table.
Nous pouvons bien en altérer le sens ;
Nous pouvons bien lui ravir notre encens ;
Mais sous l’outrage il reste ineffaçable.
C’est le secret de nos destins divers ;
C’est le grand mot de la grande synthèse ;
La sphère unique où l’âme soit à l’aise
Ainsi qu’un lis à l’abri des hivers.


Dans la lumière il faut que l’aigle vole.
Du creux torrent, doit courir l’onde folle.
Et Dieu créa l’homme pour le Devoir :
Eh bien ! en lui, cohortes déclassées,
Âmes en deuil par la lutte lassées,
Allez, allez, retremper votre espoir !

Nous sommes tous une note au cantique,
Tous une voix au géant unisson ;
Tous une gerbe au char de la moisson,
Une étincelle au foyer symbolique.
Nous devons tous, les uns placés en haut,
D’autres en bas, venus tard, venus tôt,
Unir nos bras, ouvriers de la vigne.
Quelques-uns seuls auront couronne au front ;
Dans l’avenir quelques-uns seuls vivront,
Au livre d’or ayant tracé leur ligne…
Mais tous auront, d’un même amour épris,
De leurs sueurs fécondé la journée
Et Dieu voyant la tâche terminée
N’aura pour eux non plus qu’un même prix !


Ah ! c’est qu’il n’est dans le divin ensemble
Rien d’inutile. Et chaque atome semble
Indispensable au tout harmonieux.
L’humanité, c’est la forêt géante
Où rocher, mousse, arbre, fleur odorante
Ont à la fois part dans l’œuvre des cieux.
Ainsi jamais, jamais de tâche vile
Pour qui travaille au bonheur de chacun !
Et pour qui veille à l’intérêt commun,
Nulle œuvre enfin trop, humble ou puérile !


C’est le devoir qui fait l’enfant soumis,
La femme forte et les frères amis,

Le père juste et la famille heureuse ;
Lui, qui maintient dans les sociétés
Malgré le poids des inégalités,
Entre les rangs l’union vigoureuse.
C’est lui qui jette au-devant de la mort
Sœurs d’hôpital, soldats, savants et prêtres !…
Moteur unique enfin des nobles êtres,
Lui seul est grand, impérissable et fort.


Je sais qu’il est des heures douloureuses
De défaillance… et des nuits ténébreuses
Où vainement nous cherchons des flambeaux.
Je sais qu’il est des buts inaccessibles ;
Des missions que l’on dit impossibles ;
Et, trop souvent, de surhumains fardeaux…


Mais je sais bien aussi que Dieu se penche
Vers les lutteurs meurtris et défaillants ;
Je sais quelle aide il accorde aux vaillants
Quand leur sang coule et que sa main l’étanche…
Si cependant insensible à leur voix
Il paraissait se détourner parfois
Leur imposant tout le fiel du calice…
La palme est prête ! et le devoir est beau
Quand volontaire et lambeau par lambeau
Il offre un cœur au feu du sacrifice !

Filleul aimé, frère et fils de mon cœur,
N’accueille pas d’un sourire moqueur
Ce long discours aux phrases inhabiles.
S’il est besoin pour parler du devoir
De cheveux blancs et d’art et de savoir,
D’expérience ou de forces viriles,
Hélas ! filleul, je n’ai rien de cela !
Mais en la femme est l’immense tendresse
Qui va cherchant les âmes en détresse…
C’est mon soleil. Toute ma force est là !
À ses rayons, quand tu chantais les cimes,
J’ai vu s’ouvrir sous tes pieds les abîmes,
J’ai vu les flots monter pour t’engloutir,
Quand de lauriers tu te ceignais la tête,
J’ai vu d’avance un deuil couvrir la fête
Et j’ai crié, filleul, pour t’avertir !…