La description géographique des provinces/Livre 1 - 60 à 65

Edition de E. Groulleau (p. 94-104).


Des campaignes de Bargu, & des dernieres Isles de la coste de Septentrion.
Chap.     LX.



Je me suys aucunement amusé à descrire les meurs & coustumes des Tartares, mais maintenant je retourneray à declarer les provinces de la region Orientale, selon l’ordre dont j’ay usé cy dessus. Donc laissans la cité de Carocaram, & tirans du mont d’Alchai vers Septentrion, on vient es campaignes de Bargu, qui ont quarante journées de longueur, les habitans d’icelles sont appellez Medites.Medites, & sont subjectz au grand Cham, vivans soubz mesmes meurs & coustumes que les Tartares. Ce sont gens sauvaiges & ruraulx, qui vivent des bestes qu’ilz prennent à la chasse, mesmement des cerfz, dont y a grande quantité au païs, & Cerfz privez.les sçavent si bien apprivoiser, qu’ilz s’en servent & les chevauchent comme on feroit des chevaulx, ou des asnes. Ilz n’ont point de bled ne vin. En esté ilz font de grans chasses & prinses, tant de bestes sauvaiges, que d’oyseaulx, dont ilz font leurs provisions pour vivre en hyver. Car toutes bestes & oyseaulx, approchant l’hyver, se retirent ailleurs, au moyen que le pays y est extremement froid en hyver. Apres avoir cheminé les quarante journées dessusdictes par ces campaignes, on parvient aux rivaiges de la grand mer Occeane, sur la coste de laquelle es montaignes d’icelle les faulcons, que nous appellons passagiers font leurs aires, lesquelz sont apportez de ce lieu en la court du grand Cham. On ne trouve esdictes montaignes autres oyseaulx que faulcons, sinon certain petitz oyseletz qui ne servent que de nourriture aux faulcons. Bien se trouve es Isles de cest Occean, grande quantité de Gerfaulx.gerfaulx, qu’on transporte semblablement en la court du grand Cham. Au moyen dequoy ne fault estimer que de ceulx qu’on apporte des terres des Chrestiens en Tartarie, il en vienne aucun jusques au grand Cham, car on n’en tiendroit compte, d’autant qu’ilz en ont grande abondance, mais ilz demeurent en la Tartarie qui est voysine & limitrophe d’Armenie, & Cumanie. En ceste coste y a des Isles si eslongnées & tirans vers Septentrion, que le pol artique y semble decliner vers Midy.


De la province d’Ergimul, & ville de Singui.
Chapitre       LXI.



Or à present nous fault retourner à la cité de Campition, de laquelle avons cy dessus parlé, afin de reprendre de là un autre chemin, pour aller es autres provinces que n’avons encores declarées. Donc si de la cité de Campition. Campition en tirant vers Orient on chemine par cinq journées. On oyt de nuict par les chemins, des Voix horribles de malings esperitz.voix horribles de malings esperitz qui effraient grandement, & cela continue jusques a ce qu’on entre es Royaumes d’Orgimul, & de Cerguth, qui sont deux Royaumes subjectz & tributaires au grand Cham. En iceulx on trouve des Chrestiens, Nestorians, des Mahumetistes, & semblablement des idolatres. Aussi y a plusieurs villes & chasteaulx. Si de la on passe oultre, prenant le chemin entre Orient & Midy, on vient en la province de Cathay. Toutesfois entre le Royaume de Cathay, & celuy de Cerguth, y a une belle ville appellée Singui.Singui, les habitans de laquelle sont des trois sectes cy dessus mentionnées. On y trouve aussi des beufz sauvaiges, autrement buffles, qui sont merveilleusement grandz, & quasi autant qu’elephans, ilz sont blancz & noirs, ayans le poil long de trois paulmes. De ces buffles y en a Buffles privez.plusieurs qui ont esté apprivoisez, & servent à porter de grandes charges, les autres sont mis à la charrue, qui en peu de temps labourent grande quantité de terre, ilz ont en ceste province Musq singulier.du meilleur musch qu’on puisse trouver en tout le monde, car ilz ont au pays une certaine espece de beste de la grandeur d’un chat, ayant le poil rude comme de cerf, les ongles assez grandz, & quatre dentz seulement, asçavoir deux dessus & autant dessoubz, aupres du nombril entre le cuyr & la chair, elle a une vessie plaine de sang, qui est le vray musch, dont procede une odeur tant souefve & doulce. Les habitans de ceste contrée sont idolatres, grandement adonnez à luxure, ilz sont gras par le corps, ayans le nez court, & force poil & moustaches au tour de la bouche, Les femmes sont fort belles & blanches : & Mariage sans avarice.quand les hommes se veulent marier, ilz choisiront & prendront plustost une femme qui soit belle, que noble ou riche. Dont advient que bien souvent un grand & noble personnaige prendra en mariage une pauvre femme qui sera belle, & pource assignera douaire à sa mere. On y trouve beaucoup de marchandz negociateurs & artisans. La province est grande, ayant d’estendue en longueur vingt cinq journées, & est bien fertile. Il y a des Phaisans.phaisans merveilleusement grans, ayans le plumaige de la queuë long de deux piedz & demy ou environ. On y trouve aussi grande quantité d’aucuns oyseaulx qui sont de tresbeau plumaige & de diverses couleurs fort plaisantes, que n’avons acoustumé veoir en ces pays.


De la province d’Egrigaie.         Chap.       LXII.



Allans plus oultre vers Orient, & ayant cheminé sept journées, on entre au pays d’Egrigaie, auquel on trouve plusieurs villes & chasteaux, & depend de la grande province de Tanguth, dont la ville capitalle est appellée Calacie.Calacie. Les habitans sont idolatres, fors qu’il y a quelques Chrestiens Nestorians, lesquelz y ont trois Eglises, & sont tous subjectz au grand Cham. On trouve en la cite de Calacie des draps qu’ilz appellent Zambillotz, faictz de laine blanche, & poil de chameau, & ne s’en trouve point de plus beaulx au monde. A ceste cause les marchans les transportent vendre en diverses contrées.


Des provinces de Teuduch, Gog, & Magog, & de la ville des Cianiganiens.   Chap.     LXIII.



De la province d’Egrigaie tirant vers l’Orient, le chemin conduict en la province de Teuduch, qui est bien habitée, & contient plusieurs villes & chasteaulx, & en laquelle avoit de coustume resider ce grand Roy & tant renommé par tout le monde, vulgairement appellé Presteiehan. Mais maintenant elle est subjecte & tributaire au grand Cham, ayant toutesfois un Roy qui est de la lignée de Presteiehan. Et depuis que le Roy Chinchis eut vaincu & occis en bataille le Roy Presteiehan, tousjours les grands Cham ses successeurs ont baillé leurs filles en mariage aux Roys de ceste province. Et combien qu’en icelles y ayt quelques idolatres, & aussi des Mahumetistes, toutesfois la plus grande partie de la province tient en la foy & religion Chrestienne. Et y sont les Chrestiens superieurs : mesmement y a entre eulx une maniere de gens qu’ilz appellent Argons, qui sont estimez & reputez plus discretz & magnifiques que les autres habitans. En ceste contrée est la province de Gog, & Magog, lesquelz ilz appellent Lug & Mungug. On trouve en ce pays La pierre lazule.la pierre lazule, de laquelle on faict le fin azur. Semblablement on y faict de bons zambillotz de poil de chameaulx, & aussi des draps d’or & de soye de diverses façons. Il y a une ville appellée Sindacui.Sindacui, en laquelle on faict de braves armeures, fort bonnes, & de toutes sortes, pour la commodité de la guerre. Es montaignes du pays se trouvent de grandes minieres d’argent, semblablement y a de belles chasses pour les bestes saulvaiges, & appellent ce lieu de montaignes Ydifa.Ydifa. De ceste ville de Sindacui, y a trois journées jusques à la cité des Cianiganiens, en laquelle y a un beau grand Palays pour le sejour du grand Cham quand il vient au pays. Ce qu’il faict bien souvent, aumoyen que pres de la cité y a plusieurs grands marays esquelz on trouve de toutes sortes d’oyseaulx & gibier, mesmement des grues, faisans, perdrix & autres semblables qui se prennent avec gerfaulx, faulcons, & autres oyseaulx de proye, en quoy le grand Cham prend grand plaisir & delectation. Il y a en ce pays des Grues de cinq especes.grues de cinq sortes, les unes ont les aesles noires comme corbeaux, les autres sont fort blanches, ayans en leur plumaige des yeulx de couleur d’or, comme sont les queues de noz paons. Y en a d’autres semblables aux nostres, & d’autres qui sont plus petites, mais elles ont les plumes fort longues & belles, entremeslées de couleurs rouge & noir. La cinqiesme espece sont grises, ayans les yeulx rouges & nois, & ceulx la sont fort grandes. Pres de ceste cité y a une vallée ou sont plusieurs logettes, esquelles on nourrit grand nombre de perdrix, reservées & destinées pour le Roy, quand il viendra pour quelque temps au pays.


De la cité de Ciandu.       Chap.   LXIIII.



De la cité des Cianiganiens y a trois journées en tirant vers Septentrion, jusques a la ville de Ciandu, laquelle à este construicte par le grand Cham Cublay, qui y à faict bastir un beau, grand & Palays sumptueux.sumptueux Palays, de pierres de marbre, & enrichy d’or. Au pres de ce Palays est le beau parc royal, tout enclos de murailles, ayans sept lieuës & demie de circuyt. Dedans ce parc y a le beau bocaige, plusieurs fontaines & ruysseaux, belles prairies, & diverses sortes de bestes saulvaiges, comme cerfz, dains, chevreulx, & autres bestes qui sont gardées & reservées, pour donner plaisir au Roy quand il y vient pour quelque temps s’esbatre. Ce qu’il faict souventesfois, & y vient chasser, estant monté à cheval menant avec luy un leopard privé, lequel il lasche apres les cerfz & les dains, & quand quelque beste est prise, il la faict presenter à ses gerfaulx & oyseaulx de proye, à quoy il prend grand plaisir. Au meilleu du boys y a une belle Maison de cannes & roseaulx.maison de plaisance, faicte de cannes & roseaulx, laquelle est toute dorée par dedans & dehors, avec enrichissement de plusieurs belles peinctures, & est construicte de tel artifice, que la pluye ne luy peult faire aucun dommage. Oultre ceste maison se peult (tout ainsi qu’un pavillon) deffaire & mettre par pieces, & incontinent remettre sus : & quand elle est dressée, il y a environ deux cens cordes de soye dont elle est lyée & soustenuë. D’avantaige les roseaux dont elle est faicte, ont bien quinze pas de longueur, & trois paulmes d’espesseur, au moyen dequoy ilz en font non seullement des pilliers, des ayz & cloysons, mais aussi des lambriz & planchers. Et pour faire les couvertures de maison, ilz divisent chascun roseau par les neudz, puis les fendent en deux en forme de tuylles & festeaux, dont ilz couvrent les maisons. Le grand Cham à de coustume sejourner en ce lieu de plaisir trois moys l’année, assavoir en Juing, Juillet & Aoust, par ce que l’air y est fort salubre & tempéré, & n’est point le lieu subject aux ardeurs du soleil. Pendant ces trois moys la maison est tousjours dressée, & preparée dans le boys, mais le reste du temps elle est serrée & gardée soigneusement en autre lieu, apres l’avoir deffaicte & mise par pieces. Car des le vingthuytiesme jour d’Aoust le Roy part de la cité de Ciandu, pour aller en un autre lieu faire sacrifice solennel à ses dieux, par lesquelz ilz croit & espere la vie & santé luy estre concedée, ensemble à ses femmes, enfans & Haraz du grand Cham.bestes qu’il à en sa possession : Car il a un grand haraz de chevaulx & jumens blanches, qu’on estime exceder le nombre de dix mil bestes chevalines. Or en ceste solennité que le Roy Forme de sacrifice.festoye ses dieux on prepare en certaines vaisseaux convenables du laict de jument, lequel le Roy de ses propres mains respand ça & la en l’honneur de ses dieux, estimant (comme ses saiges luy donnent à entendre) que les dieux boyvent le laict respandu, & par ce moyen ont grand besoing & solicitude de conserver tous les biens & possessions du Roy. Apres ce damnable sacrifice le Roy boit du laict de ses jumentz blanches, & n’est permis à aucun autre de tout ce jour en boire, s’il n’est du sang royal, fors toutessois un certain peuple qu’ilz appellent Horiach.Horiach, qui joyst de semblable privilege, à cause d’une grande victoire qu’il obtint pour le grand Cham Chinchis. Donc ceste coustume ceremonieuse est perpetuellement observee par les Tartares en grande reverence & solennité par chascun an le vingthuitiesme jour d’Aoust : de la vient que le peuple tient en grand estime & honneur les chevaulx blance & jumentz blanches. Oultre en ceste province ilz mangent la chair des hommes qui par jugement publiq sont condamnez à mourir. Le grand Cham à des saiges & Magiciens.Magiciens, qui par art diabolique troublent l’air, & le reduysent en tenebres & obscurité quand ilz veulent, hors mis le Palays royal, sur lequel la lumiere demoure claire et entiere. Semblablement ces Magiciens se vantent de faire par leur art diabolique, que le Roy estant assis à table, les couppes d’or qui sont sur son buffet (lequel ordinairement est assis au milieu de la table) saufteront plaines de vin ou autre breuvage, jusques sur la table devant le Roy : ce qu’ilz dient faire par artifice secret. Et quand ilz celebrent les Forme de sacrifice.festes de leurs idoles, le Roy leur donne quelque quantité de moutons beliers, lesquelz avec boys d’aloés & encens ilz offrent à leurs dieux, estimans que ce leur soit agreable & odoriferant sacrifice. Puis apres les avoir faict cuyre, ilz leur en présentent la chair, avec chansons & grand Voyez pour scelle manger. Et le potaige ilz le respandant devant l’idole, duquel ilz célébrent la feste, & afferment par tel moyen acquerit & meriter leur grace, tellement qu’ilz envoyent l’abondance & fertilité de toutes choses sur la terre.


D’aucuns moynes idolatres.
Chapitre.   LXVI.



En ce pays on trouve plusieurs moynes, destinez au sacrifice des idoles, lesquelz ont un Couvent de moynes idolatres.monastère aussi grand comme une bonne bourgade, car en sceluy habitent environ deux mille moynes que servent ordinairement aux idoles, & sont différens des gens laiz, par la teste raze, & l’habillement monachal, car ilz portent tous la teste & la barbe raze, & l’habillement d’un religieux. Ces moynes en faisant les festes & solennitez de leurs idoles, chantent à hausse voix, & allument en leur temple grande quantité de lumieres, & sont plusieurs autres sott$s & ridicules ceremonies. Il y a encore s’en autres lieux des moynes, & divers idolatres, les aucuns desquelz ont pluſieurs femmes, les autres en l’honneur de leurs dieux vivent chaſtement, menans vie auſtere, car ilz ne mangent autre choſe que du ſon detrempé avec de l’eaue. Et ſont auſsi veſtuz de gros draps & rudes, & de couleur laide & contemptible, & repoſent au lieu de lictz ſur fagotz de ſerment. Diſcord entre moines. Toutesfois les autres moynes du pays qui ne vivent pas ſi eſtroictement s’en mocquent, & dient que ceulx qui menent vie ſi auſtere ſont heretiques, & ne ſervent pas aux dieux, ſelon la vie convenable & requiſe.


FIN DU PREMIER LIVRE.