LIV
De quelle manière Baian, général de l’armée du Grand Khan, réduit la province de Mangi sous la puissance de son maître.


L’an de Notre-Seigneur 1268, le grand khan Koubilaï, convoitant la province de Mangi, s’en rendit le maître de la façon que nous allons dire : il envoya une grande année composée de cavalerie et d’infanterie, dont il donna le commandement à Batan-Chinsan, lequel nom signifie « lumière à cent yeux » ; celui-ci en entrant dans la province de Mangi commença par assiéger la ville de Conigangui, et la somma, de se soumettre à l’obéissance de l’empereur son maître ; mais, les habitants ayant refusé de le faire, il se retira sans avoir fait aucun dommage, et alla faire la même sommation à une seconde ville. Celle-ci refusant, comme l’autre, il alla à une troisième et de là à une quatrième et à une cinquième, ayant été refusé partout ; mais étant venu à la sixième ville, il l’assiégea avec beaucoup de hardiesse et l’emporta. Après quoi il en fit autant des autres, en sorte qu’en fort peu de temps il en soumit une douzaine. Car son armée était composée de vaillants guerriers. Le Grand Khan lui envoya une autre armée qui ne cédait en rien à la première, ce qui jeta une grande épouvante dans le cœur des habitants de Mangi, et qui leur fit perdre courage. Or Baian fit marcher son armée vers la capitale nommée Quinsai, et où le roi de Mangi tenait sa cour. Le roi, voyant l’audace et le courage des Tartares, fut dans une extrême peur et se retira avec une grande suite dans de certaines îles inexpugnables, ayant mené avec lui environ mille navires, et laissant à la reine sa femme, en qui il avait beaucoup de confiance, le soin de défendre la ville de Quinsai. La reine se comporta avec un courage au-dessus de son sexe et n’oublia rien de tout ce qu’elle crut nécessaire pour la défense de la ville ; et ayant entendu que le général de l’armée tartare s’appelait Baian-Chinsan ou Cent-Yeux, elle en fut fort étonnée, et son courage commença à se ralentir, surtout ayant été informée par ses astrologues et les magiciens que la ville de Quinsai ne serait jamais prise que par un homme à cent yeux. Et parce qu’il semblait contre nature qu’un homme pût avoir cent yeux, et que le nom de ce général devait signifier le pronostic, elle le manda et lui remit volontairement la ville et le royaume, ne voulant pas davantage résister aux destins. Ce que les habitants de la ville et du royaume ayant appris, ils se soumirent aussitôt au Grand Khan, excepté une seule ville, nommée Sanisu, laquelle ne put être soumise en trois ans. La reine alla se rendre à la cour du Grand Khan, qui la reçut avec beaucoup d’honneur. Le roi son mari demeura dans ses îles, où il acheva le reste de sa vie.