Voyage de Marco Polo, Texte établi par Eugène MüllerDelagrave (p. 236-237).
XXXVI
De la province de Tebeth.


Après la plaine dont nous venons de parler, on vient à la province de Tebeth (Thibet) que le Grand Khan a assiégée et désolée ; on en voit les restes par les débris de plusieurs villes et châteaux[1]. Elle peut avoir vingt journées de long. Et parce que ce n’est plus qu’une vaste solitude, n’y ayant presque plus d’habitants, il faut que les voyageurs portent leurs provisions en chemin pour vingt jours ; et après que les hommes l’ont eu abandonnée, les bêtes féroces s’en sont emparées. Ce qui fait que les chemins y sont fort dangereux, surtout la nuit ; mais les marchands et autres voyageurs ont inventé un remède contre ces dangers. Il croît en ce pays-là de très grands roseaux de la longueur de quinze pas, et épais de trois paumes ; d’un nœud à l’autre il y a trois paumes de distance ; de sorte que quand les voyageurs veulent se reposer pendant la nuit, ils ramassent beaucoup de ces roseaux et y mettent le feu. D’abord qu’ils sentent le feu ils font de grands éclats ; et cela fait un si grand bruit qu’on le peut entendre de quelques milles : ce qui écarte les animaux, qui ont peur du bruit, et les empêche d’approcher. C’est ainsi que les voyageurs traversent en sûreté cette province. Les chevaux et autres bêtes de charge que les marchands mènent en voyage sont aussi épouvantés du cliquetis de ces roseaux ; et plusieurs ont échappé à leurs maîtres de la peur qu’ils ont eue et qui leur a fait prendre la fuite ; mais les plus avisés voyageurs leur lient les pieds de devant afin qu’ils ne puissent pas s’enfuir.

  1. La grande province du Thibet fut investie et assiégée par les armées de Mangu-Khan au milieu du treizième siècle.