Voyage de Marco Polo, Texte établi par Eugène MüllerDelagrave (p. 179-180).
XXXIX
De la ville de Samarcham.


Samarcham est une grande ville et considérable dans le pays ; elle est tributaire du neveu du Grand Khan. Les habitants sont partie chrétiens et partie saracéniens, savoir mahométans. Il arriva en ce temps-là un miracle par la puissance divine en cette ville : le frère du Grand Khan, nommé Cigatai, qui commandait dans le pays, se fit baptiser, à la persuasion des chrétiens ; ceux-ci, ravis de joie et honorés de sa protection, firent bâtir dans cette ville une grande église qu’ils dédièrent à Dieu sous le titre de Saint-Jean-Baptiste ; or les architectes qui bâtirent cette église le firent avec tant d’adresse, que tout le bâtiment reposait sur une colonne de marbre qui était au milieu de l’église ; or les mahométans avaient une pierre qui convenait tout à fait à servir de base à cette colonne ; les chrétiens la prirent et la firent servir à leur dessein ; de quoi les mahométans furent fâchés, n’osant néanmoins se plaindre, parce que le prince y avait donné les mains. Or il arriva que le prince, quelque temps après, vint à mourir, et comme son fils lui succéda bien au royaume, mais non pas dans la foi, les mahométans, prenant l’occasion aux cheveux, obtinrent de lui que les chrétiens seraient obligés de leur rendre la pierre fondamentale de ladite colonne. Les chrétiens leur offrirent une somme raisonnable pour le prix de leur pierre, mais ils ne consentirent point, voulant absolument leur pierre. Ce qu’ils faisaient par malice et parce qu’ils s’attendaient qu’en l’ôtant de sa place, l’église serait entièrement renversée. Les chrétiens, voyant bien qu’il n’y avait pas à regimber contre l’éperon et qu’ils n’étaient pas les plus forts, eurent recours au Dieu tout-puissant et à son saint Jean-Baptiste, les priant avec larmes de les secourir dans un si grand embarras. Le jour étant venu où l’on devait tirer la pierre de dessous la colonne, le bon Dieu permit qu’il en arrivât tout autrement que ce à quoi les mahométans s’attendaient ; car la colonne se trouvant suspendue de sa base de la hauteur de trois paumes, ne laissa pas de rester en état par la vertu toute-puissante de Dieu ; lequel miracle continue encore à présent.