XXXVII
De la province Vocam et de ses hautes montagnes.


Nous nous trouverions encore ici près des Indes, si je suivais ma première route ; mais parce que j’en dois faire la description dans le troisième livre, j’ai résolu de prendre un autre chemin et de revenir à Balascia, prenant ma route entre le septentrion et le midi. On vient donc en deux jours à un certain fleuve (l’Oxus), le long duquel on rencontre beaucoup de châteaux et de maisons de campagne. Les habitants de ces cantons sont de bonnes gens, bons guerriers, mais mahométans. À deux journées de chemin de cet endroit, on entre dans la province de Vocam (Wakkan), qui est sujette du roi de Balascia, ayant trois journées de chemin de long et de large. Les habitants ont une langue particulière et font profession de la loi de Mahomet. Ils sont vaillants guerriers et bons chasseurs, car ce pays-là est rempli de bêtes sauvages. Si de là vous allez du côté de l’orient, il vous faudra monter pendant trois jours jusqu’à ce que vous soyez parvenu sur une montagne, la plus haute qui soit dans le monde[1]. On trouve là aussi une agréable plaine entre deux montagnes, où il y a une grande rivière, le long de laquelle il y a de gras pâturages où les chevaux et les bœufs, pour maigres qu’ils soient, s’engraissent en dix jours ; il y a aussi grande quantité de bêtes sauvages ; surtout on y trouve des béliers sauvages d’une grandeur extraordinaire, ayant de longues cornes dont on fait diverses sortes de vases[2]. Cette plaine contient douze journées de chemin : elle s’appelle Pamer ; mais si vous avancez plus avant, vous trouvez un désert inhabité ; c’est pourquoi les voyageurs sont obligés de porter des provisions. On ne voit point d’oiseau en ce désert, à cause de la rigueur du froid, et que le terrain est trop élevé, et qu’il ne peut donner aucune pâture aux animaux. Si on allume du feu dans ce désert, il n’est ni si vif ni si efficace[3] que dans les lieux plus bas, à cause de l’extrême froidure de l’air. De là le chemin conduit entre l’orient et le septentrion, par des montagnes, des collines et des vallées, dans lesquelles on trouve plusieurs rivières, mais point d’habitation ni de verdure. Ce pays s’appelle Belor, où il règne en tout temps un hiver continuel ; et cela dure pendant quarante journées, ce qui fait qu’on est obligé de se fournir de provisions pour tout ce temps-là. On voit cependant sur ces hautes montagnes, par-ci par-là, quelques habitations ; mais les hommes en sont très cruels et très méchants, adonnés à l’idolâtrie, et ils vivent de chasse et se vêtissent de peaux.

  1. Le Bam-i-douniah (ou Cime du monde), dont certain sommet s’élève à 5,800 mètres au-dessus du niveau de la mer.
  2. Les voyageurs modernes confirment ces assertions, qui paraissent extraordinaires. L’animal de qui proviennent ces cornes est appelé koutchar ou mouton sauvage. (P.) — Voy. Rubruquis, chap. VII.
  3. Ces derniers mots témoignant que dès cette époque avait été faite une remarque dont la découverte de la pression atmosphérique devait, à plusieurs siècles de là, donner la théorie. On sait que sur les hautes montagnes, où la pression diminue, l’ébullition de l’eau ayant lieu à un degré de calorique bien inférieur, cette eau ne peut opérer la cuisson des légumes, des œufs… Ainsi s’explique ici l’expression ni si efficace.