Le Deux Centième
Le Radical (p. 1-10).

CONTES ET NOUVELLES

LE DEUX CENTIÈME

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— Alors, c’est bien 199, il n’y a pas d’erreur ?

— C’est bien 199, monsieur le maire, il n’y a pas d’erreur.

— Et rien à espérer d’ici demain matin : pas un enfant à naître ?

— Pas un enfant à naître.

— Et à Grouilly ?

— Grouilly compte deux cents habitants juste.

— Nous sommes flambés !

Et le maire arpentait rageusement la grande salle où se réunissait habituellement le conseil municipal de Châteauvieux. Il était furieux, le maire, car c’était l’honneur de la commune qui était en jeu : depuis des temps immémoriaux, Châteauvieux était plus important que Grouilly, ancien hameau, et voilà maintenant que le hameau dépassait la commune ! La rivalité était grande entre les deux villages : quel triomphe pour les gens de Grouilly !

Le maire de Châteauvieux, ancien capitaine de gendarmerie, entendait par principe toujours avoir raison. Mais, cette fois, comment résoudre pareil problème ? Les feuilles de recensement devaient partir le lendemain matin pour la sous-préfecture et on ne pouvait songer à les retarder. Le temps manquait pour inviter des parents et des amis à venir passer la journée à Châteauvieux, afin de les compter traîtreusement comme résidant dans le pays. Le maire regardait l’instituteur, cherchant une inspiration. De son côté, le maître d’école, lui, eût été heureux de tirer d’un aussi grand embarras le premier magistrat de la commune.

— Pour un, pour un seul qui nous manque, répétait le maire.

— J’ai une idée ! s’écria soudain l’instituteur.

— Laquelle ?

— Faites venir le garde champêtre.

Un gamin du village, qui passait, fut hélé par la fenêtre et dépêché chez l’ancien militaire chargé de faire régner le bon ordre dans la commune.

Cependant, l’instituteur expliqua son idée : avoir un prisonnier, n’importe lequel, arrêté pour n’importe quoi ; bien se garder de lui demander aucune explication, l’enfermer dans le corps de garde jusqu’au lendemain matin et ne le délivrer, en lui faisant des excuses si besoin en était, qu’après l’expédition à la sous-préfecture des feuilles de recensement sur lesquelles on l’aurait fait figurer avec la mention : vagabond inconnu enfermé au corps de garde.

— Bravo ! s’écria le maire. Ça, c’est une idée ! D’autant plus que le garde champêtre étant complètement sourd, l’individu arrêté pourra protester tant qu’il voudra.

Lorsque le garde champêtre arriva, le maire était tout joyeux, et l’instituteur avait sur ses lèvres le sourire modeste de l’homme inspiré.

Le maire, d’une voix forte, ordonna :

— Garde champêtre, vous allez vous poster sur la route, à la fourche qui se trouve à l’entrée du pays. Le premier passant : homme, femme ou enfant, étranger au village, que vous apercevrez, vous l’arrêterez incontinent et, quoi qu’il vous dise, quoi qu’il fasse, sans écouter aucune de ses explications, vous l’enfermerez dans le corps de garde.

Le garde champêtre était stupéfait. Il crut que sa surdité lui avait fait mal comprendre et, bien que le maire lui eût crié dans les oreilles, il lui demanda de répéter ses instructions.

Le maire, alors, griffonna sur un papier à en-tête officiel ce qu’il attendait du garde. Celui-ci ne comprenait pas les raisons d’une mesure aussi extraordinaire, mais comme le maire et l’instituteur semblaient être parfaitement d’accord, il en conclut qu’ils avaient de bons motifs pour agir ainsi et, esclave de la consigne, il alla prendre sa faction à l’endroit désigné.

La route était peu passante. À peine, de temps à autre, une auto décelait-elle sa présence par un énorme nuage de poussière et passait comme un bolide sous les yeux du garde champêtre, qui avait au moins, étant sourd, l’avantage de ne pas entendre le bruit du moteur.

Le brave préposé à la surveillance de la campagne ne pouvait pourtant pas arrêter les autos.

Il était là depuis une heure, maudissant le maire, l’instituteur et les passants, hommes, femmes ou enfants, qui ne venaient pas se faire arrêter, lorsque survint un bicycliste.

C’était un jeune homme fort élégant qui se dirigeait précisément vers Grouilly. Mais, arrivé à la fourche, il s’arrêta, ne sachant s’il devait prendre à droite ou à gauche.

Il s’adressa donc au garde champêtre pour lui demander ce renseignement.

— Pardon, mon brave, lui dit-il, comme il n’y a pas de poteau indicateur…

Le garde était à la fois heureux et stupéfait, heureux de tenir enfin son passant, stupéfait qu’il vînt lui-même s’adresser à lui.

Comme il n’entendit pas un traître mot de la question que le bicycliste lui posait, il en profita hypocritement pour croire à une insulte et, sans le laisser achever sa phrase, il apostropha le nouveau venu :

— Ah ! vous m’injuriez, s’écria-t-il. Ça va bien, mon ami.

Et il appréhenda le jeune homme, malgré ses protestations.

Vainement le prisonnier se débattait, demandant des explications, tempêtant, menaçant ; de tout cela, le garde ne retenait que quelques mots : maire, préfet, révocation… et il en conclut que le « malfaiteur » voulait l’intimider en lui faisant croire qu’il possédait de hautes relations. Il n’en eut cure, d’ailleurs, ayant l’ordre formel du maire, et le bicycliste fut enfermé dans le corps de garde.

Après avoir refusé de prendre une lettre que son prisonnier voulait lui remettre pour le maire, le garde champêtre s’en fut rendre compte à ce dernier de sa mission.

Le maire exultait ; il emmena incontinent le garde champêtre chez le maître d’école et là le garde, avec la conscience du devoir accompli, rédigea un procès-verbal à peu près conçu en ces termes :

« Étant à la bifurcation des routes de Grouilly et de Châteauvieux, nous fûmes attaqué par un individu qui se dirigeait vers Grouilly sur un vélocipède, et qui se précipita vers nous en nous insultant et nous traitant de « poteau indicateur ».

Le garde ajoutait que le malfaiteur avait tenté de l’intimider en le menaçant des « hautes autorités », puis de le corrompre en voulant lui faire porter une lettre au maire, « afin, disait le procès-verbal, d’induire en erreur sur les faits précités le premier magistrat de la commune ».

Enfin, le rapport terminait en disant que le malfaiteur avait refusé de justifier de son identité, et qu’il était préjugé sans domicile et sans profession.

Le garde parti, le maire et l’instituteur se congratulèrent mutuellement. Ils pensèrent que le prisonnier était quelque Parisien en excursion, trouvèrent la farce très drôle, prêts d’ailleurs à rejeter toutes les responsabilités sur la surdité du garde champêtre, et immédiatement ajoutèrent à la liste des habitants du village le malheureux bicycliste avec la mention convenue : vagabond inconnu enfermé au corps de garde.

Le lendemain, le facteur emportait les feuilles de recensement de Châteauvieux, qui comptait 200 habitants comme Grouilly.

Vers neuf heures du matin, le maire attendait qu’on lui amenât le fameux prisonnier ; le maître d’école, en sa qualité de secrétaire de la mairie, se tenait à côté de lui, et tous deux riaient encore du bon tour de la veille lorsque le garde champêtre apparut, conduisant, menottes aux mains, le « malfaiteur »…

À la vue de celui-ci, les deux hommes se regardèrent, ahuris, cessant de rire, et un même cri de stupeur leur échappa :

Le 200e habitant par la force de Châteauvieux, le « vagabond inconnu » arrêté par le garde champêtre, n’était autre que le sous-préfet.

Edmond Mandey.