Le Deuil de Lady Jessing

Le Deuil de Lady Jessing
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 12 (p. 1259-1283).

CARACTÈRES
ET
RÉCITS DU TEMPS


LE DEUIL DE LADY JESSING.



I.

Quand lirez-vous cette histoire ? Je n’en sais rien. — Elle s’est passée hier ; la plupart de ceux qui en furent les acteurs n’existeront peut-être plus demain. Meurent les corps, puisque c’est leur destinée ; mais sauvons des âmes tout ce que ce monde peut en garder. Quelques-uns des sentimens qui furent en jeu dans cet épisode inconnu d’un éclatant et immense drame eurent, je crois, assez d’énergie, assez de profondeur, assez de grâce, pour mériter de ne point périr. Jugez d’ailleurs ; les voici tels qu’ils naquirent au souffle d’étranges faits.

Le comte Régis Fœdieski est un Polonais, comme l’indique son nom ; mais toutefois il sert la France, et quiconque s’est occupé de choses militaires me comprendra, il la sert au titre français. Il est capitaine dans un régiment de cavalerie, qui sera, si vous y consentez, un régiment de hussards ; seulement vous voudrez bien admettre que ces hussards se trouvaient à tel ou tel endroit au préjudice d’autres cavaliers, peut-être même de soldats d’une arme toute différente. Peu vous importe, n’est-ce pas ? Je n’écris pas de bulletin, je ne fais pas de supplément à Jomini : le comte Fœdieski était là où je vous le montrerai.

Ce que je tâcherai de vous dire en peu de mots, mais avec une complète exactitude, c’est comment Régis a été doué par de bonnes ou mauvaises fées ; car savoir quels dons il faut bénir, quels il faut détester, c’est le tourment des rêveurs et le secret de Dieu. Régis est né dans un château qui a été brûlé lors des insurrections de Galicie ; mais ni son enfance ni sa jeunesse ne se sont écoulées en Pologne. Il a été élevé à Paris, et comme son père avait servi l’empire, il s’est trouvé Français. Cependant la France n’a point pu devenir sa vraie patrie. Sa mère était une de ces femmes du Nord que je soupçonne, parmi les filles des hommes, d’avoir cessé les dernières tout commerce avec les anges, tant il est resté de suave harmonie sur leurs lèvres, et dans toute leur personne d’indicible attrait. Elle fit entendre à son berceau cette belle langue à la fois éloquente et rêveuse, différente de tous les dialectes slaves. Régis se prit, pour un pays qu’il n’avait jamais vu, que peut-être il ne verrait jamais, de cette passion ardente comme le désir, infinie comme le rêve, qu’inspire aux hommes l’inconnu. Il était (pourquoi ne le dirais-je pas, dans un moment où les poètes ne sont, je crois, guère à la mode ?) merveilleusement doué pour la poésie. Tout ce qu’il sentait, tout ce qu’il pensait se traduisait au fond de lui en paroles vibrantes et cadencées. À vingt ans, il avait écrit, dans le langage de ses pères, quelques odes, quelques élégies, quelques chansons, qui ont pénétré en Pologne. C’est de lui cet hymne aux couleurs polonaises :


Couleurs sacrées, vous êtes bien celles de notre patrie :
Blanc, tu dis qu’où nous a relégués parmi les fantômes ;
Rouge, tu cries que nous sommes vivans.


Comme ce pauvre Régis toutefois est bien loin d’être un écrivain, en voilà certainement assez sur ses titres littéraires. Ce que je voulais, c’est que l’on connût tout un côté de son esprit. Quand il fut en état de manier vigoureusement un sabre, de supporter les grandes fatigues et les longs ennuis, il s’engagea. Ce fut en même temps par entraînement et par bon sens qu’il se fit soldat. Il n’était pas de ceux qui ont trouvé le moyen de défendre les causes chevaleresques sans jamais quitter leurs foyers, qui ne se permettent point, dans leur sainte horreur de l’épée, même la vivacité de saint Pierre vengeant, sur l’oreille de Malchus, sa foi honnie, son Dieu insulté. Je crois que Régis a, sinon coupé lui-même, du moins fait couper plus d’une oreille, car dix années de sa vie se sont passées en Afrique ; on comprend quelle action l’existence de la solitude, de l’aventure, des dangers a dû prendre sur une âme comme la sienne. S’il vit, il s’est promis de retourner à sa tente. C’est dans cet asile transparent, que les feux du soleil colorent le jour et où pénètrent la nuit les rayons des étoiles, qu’il a eu, dit-il, ses meilleurs instans. La tente est, pour certains hommes, une cellule guerrière qui a, comme la cellule religieuse, ses mystérieux visiteurs ; Régis le sait, et toutefois je dirai. puisque je veux le peindre tout entier, qu’il est loin d’être un anachorète. Paris, où sa jeunesse s’est écoulée, l’a toujours attiré. Là, chaque année, quelques mois d’hiver détruisaient l’œuvre de ses printemps et de ses étés. Il oubliait les graves pensées, les austères ardeurs de l’isolement et du péril, pour se livrer aux plus mondains et aux plus passagers des divertissemens romanesques, car, il le disait lui-même en riant, il était romanesque comme une vieille fille. Seulement ses romans n’étaient pas de ceux où les candides regards peuvent se glisser. Il avait le goût des passions violentes, il cherchait à en ressentir et à en inspirer. À ce passe-temps, il recevait des blessures ; mais en France, disait-il aussi, il guérissait les plaies de son corps, et en Afrique il guérissait les plaies de son âme.

Il venait d’entrer au 10e hussards quand éclatèrent les événemens qui amenèrent notre armée à un feu digne d’elle. Son régiment fut désigné pour prendre part aux opérations qui allaient s’accomplir. Ce n’est pas ici que je dois raconter sa joie, elle fut tout ce qu’on peut imaginer. Ses tristesses furent grandes aussi, mais mêlées de charme secret. Il se sentait avec plaisir devenu ce hussard des vieilles romances qui fait couler tant de larmes. Si la mort produit d’ingrates et insupportables douleurs, l’absence cause parfois des chagrins qui ont leur douceur et leur grâce. Ainsi pensait-il en quittant Paris. Au moment où ce récit commence, ses regrets n’étaient plus qu’un concert de sons lointains et voilés qu’il écoutait à certaines heures dans un recueillement plein d’attrait. Interrogez quelques rêveurs sensualistes, ils vous diront comme la vie matérielle, dans ses détails les plus grossiers, les plus infimes en apparence, se combine parfois avec la vie morale dans ce qu’elle a de plus délicat et de plus élevé. C’était surtout vers quatre heures, quand il vidait lentement un verre d’absinthe, que de grands yeux tout remplis de tristesse et de douceur s’ouvraient au fond de son cerveau. Alors il savourait en silence, ou au sein d’une de ces conversations étrangères en tout point au cœur, qui valent le silence pour la rêverie, le bonheur immoral du maître insouciant de Leporello. Le ciel ne permet pas longtemps de pareilles jouissances. Treize jours après la bataille d’Alma, le 3 octobre 1855, l’instrument de la justice divine à l’endroit du comte Régis Fœdieski était sur le sol de la Crimée.

Dieu me préserve d’imiter en rien la mise en scène des romanciers ; mais il faut pourtant que vous sachiez comment au début de cette action mon héros était placé. Il était à table entre sa tente et ses chevaux, à une des extrémités de ce plateau sillonné par tant de boulets et d’obus, qui sera désormais un lieu sacré. Son escadron était campé près de Balaclava. Cet étrange village, qui, entre la double majesté des montagnes et de la mer, a tant de pittoresque éclat, lui montrait, dans un soleil couchant, son port peuplé de mâts, regorgeant d’existence guerrière, et ses vieilles tours génoises, où ne logent plus que des fantômes et des oiseaux. Le temps avait encore à cette époque une merveilleuse douceur ; la nature en ses atours d’automne était d’une adorable mélancolie. Il y avait longtemps que Régis ne s’était senti l’âme aussi agréablement affectée ; son regard tantôt se perdait dans les lointains horizons, errant avec délices sur les grands spectacles que lui donnaient les destinées, et tantôt se fixait sur ses chevaux. Beaucoup de gens ignorent quel plaisir on éprouve à voir ses chevaux manger, bâiller, aspirer l’air, dresser des oreilles inquiètes, gonfler des narines frémissantes, ou regarder paisiblement autour d’eux avec des yeux qui font rêver d’âmes prisonnières et résignées. On devine bien que Régis n’était pas seulement occupé du ciel, des champs et des bêtes ; ces apparitions, qui le remplissaient de remords choyés comme d’aimables hôtes, se dressaient aussi dans ses rêveries. Enfin, pour que son bonheur fût complet, tout en songeant, il buvait et causait avec un capitaine en second qui mérite qu’on ne le livre pas à l’oubli. Qu’une ombre poétique le lui pardonne, le vicomte Ange-René de Kerven était un Breton gai, jovial, complètement étranger au langage des cloches et des vents. Ami des plaisirs faciles, des tendresses enjouées, René quelquefois cependant revendiquait son privilège de mélancolie bretonne ; c’était quand il lui arrivait de rencontrer quelques-unes de ces femmes qui veulent à toute force exécuter sur un air langoureux les premiers pas de la galanterie ; mais après quelques menuets il se livrait bientôt aux plus étourdissantes sarabandes. Somme toute, c’était un homme heureux, car les tristesses du cœur et celles du cerveau lui étaient également inconnues. Il portait en lui cette douce magie, cette souriante lumière, don passager de l’ivresse ou rare présent de la philosophie, qui teint le monde entier en couleur claire et transforme tous les accidens de la vie en nuages légers. Kerven disait donc à Fœdieski, tout en préparant son absinthe avec une attention qui était assurément dans la journée un des plus grands efforts de son esprit :

— Oui, mon cher ami, je l’ai vue, et je puis t’affirmer que, même à quelqu’un qui ne serait pas depuis six mois en expédition, elle paraîtrait fort jolie. Elle a les cheveux d’un blond attendrissant, le teint d’une fiancée de ballade, les traits d’une régularité singulière, le corps svelte, un peu trop étroit des épaules peut-être, — c’est son seul défaut. Par là elle ressemble à un grand ange de bénitier que ma mère (qui était d’une nature fort poétique, la pauvre femme : je lui dois mon nom de René) avait au fond de son alcôve ; mais, ce qui m’a surtout frappé, c’est la manière dont elle mène son cheval. Elle montait ce bai marron que tu connais, qui a des réactions à vous envoyer dans la lune, et on eût dit qu’elle était collée à sa selle ; je l’ai vue sauter un fossé comme l’auraient fait peu de gentlemen. J’ai pu la contempler fort à mon aise, car son père m’a appelé ; il s’est plaint de ce qu’il ne t’avait pas vu hier, et m’a chargé, soit dit en passant, de t’engager à aller ce soir chez lui. Il paraît toujours fort attristé, le brave homme ; il a vieilli de vingt ans depuis dix jours. Pendant que je lui parlais, je regardais l’amazone, à qui, bien entendu, il n’avait pas oublié de me présenter, et (pense de moi ce que tu voudras) je la soumettais à mon examen ordinaire, car tu connais ma vieille prétention ; quand je vois une femme, en un seul regard je lis quelles chances j’aurais auprès d’elle. « Réussirais-je ou ne réussirais-je pas ? » Telle est la question que je me pose et à laquelle je réponds avec une sévérité consciencieuse comme un juré à « est-il ou n’est-il pas coupable ? » Eh bien ! mon cher, je ne réussirais pas. Elle est à coup sûr d’une sentimentalité trop solide pour m’apprécier ; elle verrait tout de suite que je suis un faux René, si je voulais faire du Chateaubriand avec elle. Toi au contraire, tu la captiveras, j’en suis certain, car tu es toi-même la dupe du phœbus que tu parles. Voilà, parbleu ! qui te convient ; je vous bénis d’avance. Tu vas mener une vie charmante : l’amour, le danger, tout le train des hussards d’autrefois ! Tu as toujours été heureux.

Ici Régis interrompit son ami.

— En vérité, lui dit-il, je ne connais rien que tu ne profanes ! Voilà une pauvre femme qui devrait forcer le diable à s’attendrir sur sa vertu ; elle vient consoler ici le père d’un homme qu’elle avait aimé assez pour le suivre jusqu’à Malte, et qui est à peine enterré depuis un mois dans un coin de la Turquie. Frappée elle-même par une douleur de veuve, elle s’est décidée à subir, à partager une douleur paternelle, et tu veux qu’entre ces tristesses elle trouve place pour une galanterie ! Certainement j’ai une conscience qui à maint endroit n’est pas d’une grande délicatesse. Eh bien ! je me reprocherais en pareil cas toute idée d’entreprise amoureuse comme une sottise et une impiété.

— Allons, reprit Kerven, voilà de l’éloquence, et tu me confirmes dans l’idée que tu lui plairas ; car tu es de bonne foi en ce moment, c’est ce que j’admire. Tu lui diras, avec ce ton pénétré, que tu l’adores, qu’elle est ton grand, ton premier amour, que tu lui as voué toute ta vie : ce qui sera vrai, si une balle te casse bientôt les reins dans ce pays-ci. Elle sera fort heureuse de te croire, je t’assure. Quoique je ne sois pas aussi lettré que toi, je me rappelle la Matrone d’Ephèse voulant manger après avoir vu manger le soldat. Le sentiment agira sur la veuve moderne comme la soupe agissait sur la veuve antique ; quand tu auras aimé près d’elle, elle voudra aimer à son tour. Et ne me dis pas qu’elle est une exception, ne lui fais pas un mérite de son voyage. Elle voyage parce qu’elle est Anglaise. C’est tout simplement une de ces femmes excentriques, comme il y en a tant sur les bords de la Tamise. Crois-tu que sa douleur va m’attendrir davantage parce qu’elle la promène ? Vois-tu, la douleur est comme la goutte ; lorsqu’on la secoue, elle s’en va.

— Tiens, fit Fœdieski, parlons d’autre chose, si ce n’est pour cette femme qui m’est inconnue, du moins pour un homme que j’aime comme un frère d’armes, que je respecte comme un père, et dont la douleur m’a navré.

— Que ta volonté soit faite ! repartit imperturbablement Kerven ; malgré ta boutade de ce soir, quand tu auras besoin d’un confident, tu me retrouveras.


II.

Quelques heures après sa conversation avec Kerven, Régis était à Balaclava dans une maison épargnée par la guerre. Placée au pied d’une âpre colline, entre des arbres déjà couverts de feuilles d’automne, cette habitation semblait merveilleusement propre à devenir le théâtre de quelque drame d’une intime mélancolie. Plusieurs fois déjà Régis en y pénétrant avait eu cette pensée. Mais sans la femme il n’y a dans ce monde ni vraie mélancolie, ni vraie joie, et la femme manquait à cette demeure. Régis, en franchissant un seuil que si souvent il avait foulé d’un pas indifférent, avait senti malgré lui comme une transformation dans tout ce qu’il voyait, en songeant à la présence d’une âme féminine derrière ces murs, entre ces arbres qui avaient maintenant une raison pour être mystérieux et rêveurs.

Lord Wormset était seul dans le petit salon, où une amitié de récente origine, mais mûrie par ces ardeurs de la guerre qui développent si rapidement dans les cœurs tous les nobles germes, lui avait déjà fait passer de douces heures. Lord Wormset n’a pas besoin que l’on fasse son éloge. C’est un des hommes les plus connus et les plus aimés de toute l’armée anglaise, on peut même dire de toute la Grande-Bretagne. Il m’a souvent rappelé le grave et charmant portrait qu’un éloquent historien de notre époque a tracé de lord Falkland. La vie des camps ne change en rien les préoccupations de cet esprit, également propre aux rapides conceptions du champ de bataille et aux tranquilles méditations du cabinet. Ce qu’il a peut-être dans ses allures d’un peu trop civil ou civique semblait devoir l’éloigner de Régis, qui a pour l’épée un culte souverain, et fait d’elle plus volontiers que de l’opinion la reine du monde. Cependant le gentilhomme polonais et le grand seigneur anglais se plurent aussitôt qu’ils se rencontrèrent. Ils avaient de commun le mépris de la vie, le goût de l’aventure. Et d’ailleurs dans l’intimité ne disserte-t-on pas sur tout et autre chose, comme disait Pic de la Mirandole avec tant de profondeur ? S’ils avaient différé sur tout, ils auraient été d’accord sur autre chose. Autre chose, c’est la région où se rencontrent ici-bas ceux qui ont là-haut une même patrie.

Comme les murailles de la maison, comme les arbres du jardin, le petit salon lui-même et tous les objets qui le garnissaient semblèrent changés à Régis. Quant à lord Wormset, il lui trouva un visage des plus inaccoutumés. Le fait est que cet excellent seigneur avait quelque chose de particulièrement onctueux mêlé à la tristesse ordinaire de ses traits ; on s’apercevait que déjà un baume tout-puissant était répandu sur sa blessure, que des larmes bienfaisantes avaient chassé une cruelle sécheresse de son cœur.

— Mon ami, dit-il à Régis, mon cher ami, il y a maintenant un ange sous mon pauvre toit. Dieu m’a envoyé le seul être qui pût apaiser une douleur comme la mienne. La femme de mon William, lady Jessing, est ici ; vous allez la voir tout à l’heure, et vous jugerez bien mieux de ce que j’éprouve. Mais avant qu’elle vous apparaisse, je veux que vous sachiez ce qu’elle est.

Et alors il lui raconta comment Arabelle O’Penny appartenait à une des plus nobles familles de la catholique Irlande, comment, orpheline à dix ans, elle avait été confiée à ses soins, comment enfin il l’avait fiancée à son fils William, et depuis ce temps lui avait voué une tendresse plus forte peut-être encore que son amour pour son propre enfant. Arabelle, suivant lui, était une de ces créatures qui n’ont d’humain qu’une enveloppe encore tout imprégnée de parfums célestes, toute rayonnante d’éclat divin. Son existence tout entière n’était qu’une suite de dévouemens. Ce pauvre William, lord Wormset en convenait, n’avait jamais été très séduisant. Il avait un corps débile, comme son trépas, dès les premières épreuves de la guerre, ne l’avait que trop prouvé. Ses traits irréguliers, où se montrait d’habitude l’affligeante expression de la souffrance physique, n’étaient pas faits pour rendre doux et parés à une jeune femme les devoirs de l’hyménée ; mais Arabelle ne s’en était attachée qu’avec plus de passion à une vie où aucun ornement étranger n’altérait pour elle les charmes victorieux de la vertu. Malgré ce qu’il avait d’impropre aux fatigues d’une campagne, lord William Jessing avait voulu venir en Orient avec un régiment où, depuis son enfance, il possédait une compagnie. Sa femme avait décidé qu’elle le suivrait. Maintenant qu’il était mort, elle ne regardait point sa pieuse mission comme finie. Arabelle avait pour son beau-père, lord Wormset ne put s’empêcher de le dire avec une certaine complaisance, une sorte de culte enthousiaste ; désormais c’était à le consoler qu’elle se vouait. L’honnête et éloquent Anglais termina son apologie par ces paroles dites avec une profonde émotion : — Malgré ce que ses préoccupations ont toujours eu d’austère, rien de moins sec et de moins froid que l’esprit de lady Jessing. Ma chère Arabelle a une piété ardente, et il y a tant de grâce en elle, que parfois elle trouble de l’encens catholique ma raison protestante. Puis, comme moi, elle aime les arts, les travaux et les jeux de la pensée. Le tableau d’un grand maître la captive, certaines harmonies l’enlèvent à ce monde, et enfin (il ne put s’empêcher de sourire en ajoutant ces mots, parce qu’il savait quel ordre d’idées il allait éveiller chez Fœdieski) les luttes même de notre tribune ne la trouvent point glacée.

À ces dernières paroles en effet, le capitaine de hussards laissa paraître sur ses traits une expression assez étrange. Régis semblait dire qu’il se défiait un peu d’une sainte occupée de politique ; mais tout à coup son regard ne laissa plus voir qu’une admiration profonde. Lady Jessing venait d’entrer.

Elle était belle à s’emparer sur-le-champ d’un cœur, surtout d’un cœur comme celui dont il est question ici. Elle avait, comme les visionnaires, toute une atmosphère autour d’elle, où l’on sentait les inquiétantes délices d’une vie inconnue. Ses cheveux étaient blonds, mais ce n’était pas ce blond vénitien rempli d’ardeurs sensuelles comme une grappe mûrie au soleil. Sa chevelure (qu’on me pardonne cette image d’un mysticisme un peu bizarre, je la donne ainsi qu’elle naquit dans une cervelle polonaise), sa chevelure avait fait d’avoir essuyé les pieds de Jésus ; on eût dit qu’en la pressant, il devait en sortir, au lieu de ces larmes voluptueuses qui tombaient des cheveux de la Vénus marine, les pleurs de ces afflictions qui n’ont ni leur fin ni leur origine en ce monde. Ses yeux d’un bleu pâle, où tremblait une lumière, étaient chargés d’une toute puissante rêverie. Sa bouche était bien terrestre : elle était d’un rose vif. Voilà ce qu’elle avait d’une fille d’Eve. Je donne avec une exactitude minutieuse jusqu’aux moindres impressions de Fœdieski.

On lui présenta le hussard ; elle l’accueillit par ces phrases engageantes qui savent parfois donner à la causerie de la première heure mieux que le charme des plus longues intimités. — Elle le connaissait déjà par son père, dont elle savait qu’avant elle il avait adouci la douleur. Elle tendit une petite main blanche qui brilla comme une perle dans la main brunie de Régis. Celui-ci ne put s’empêcher de tressaillir ; il y avait un rapport mystérieux (on m’a du reste assuré qu’il en était souvent ainsi) entre la main et la bouche de lady Jessing. Doigts et lèvres avaient quelque chose d’ardent. C’étaient dans ce vase d’élection, dans ce calice-sacré, deux points où tremblaient quelques gouttes du philtre qui donne la grande ivresse d’ici-bas.

La conversation prit un tour à la fois grave et familier. Régis et lord Wormset traitaient les sujets habituels de leurs entretiens ; mais leurs paroles leur semblaient à tous deux plus profondes, plus pénétrantes, plus douces. Il y avait le parfum d’une femme dans toutes les pensées qu’ils échangeaient. Il y a peu de maisons russes où il n’y ait de piano. Un assez bon instrument, que le pillage avait respecté, se trouvait dans la maison de Balaclava. Lady Jessing dit qu’elle avait découvert le matin même, au fond d’un meuble à demi brisé, une mélodie écrite par un compositeur russe, qui lui avait paru d’une singulière puissance et d’une frappante originalité. C’était une œuvre très peu connue du prince Esterlof, sorte de don Juan moscovite comme l’Onéguine de Pouchkine, qui est mort l’an dernier à Pétersbourg. Elle se mit à jouer ce morceau. Rien de plus morbide et de plus désordonné que ces accens, suprême soupir d’une âme épuisée par la recherche sans trêve et sans fin des joies terrestres. On sentait dans ces accords cette tristesse passionnée, cet amour tumultueux, cet ouragan chargé des senteurs de toutes les roses déracinées, qui emportent à jamais les âmes dont ils s’emparent loin des routes du ciel. Mais quel contraste entre cette musique et celle qui la faisait entendre ! Vue par derrière, avec sa chevelure séraphique, son long et étroit corsage que la rêverie et la prière semblaient seules incliner, lady Jessing évoquait tout le chœur des pensées chastes, tandis que ses doigts faisaient surgir des images à troubler le cerveau d’un saint. Aussi Régis, à qui rien des choses intimes n’échappait, fut-il tout à coup partagé entre deux émotions de la nature la plus impérieuse et la plus opposée. « Une femme, après tout, se disait-il quand l’esprit du prince Esterlof le battait de ses deux ailes, une femme est toujours une femme, c’est-à-dire une créature appartenant de plein droit à l’amour, qu’il est insensé, quand elle se révolte, de ne pas réclamer au nom de cet implacable souverain des hommes. J’aurais toute ma vie ces remords brûlans que, en dépit des lieux communs sur la conscience, la vertu traîne après elle aussi bien que le crime, si je laissais échapper ce que va peut-être m’offrir un heureux destin. Tâchons de cueillir cette fleur mystique. Quelle joie d’aspirer la rosée qui lui donne tant d’attrayant éclat ! » Puis il se disait presque aussitôt, quand les chastes contours de lady Jessing s’imprimaient au fond de son cœur : « Ce serait vraiment indigne de s’attaquer à une vie qui est sous la protection des plus saintes choses. Quelle douleur pour Wormset, qui m’aime d’une amitié si loyale et si sincère, s’il me voyait conspirer contre la mémoire de son fils ! Il eût éprouvé un chagrin moins poignant, j’en suis sûr, à être outragé dans sa personne qu’en ce cher fantôme. Son âme serait blessée en même temps partout, et dans ses plus secrètes profondeurs. L’un de ses cultes serait détruit, l’autre insulté. Je mêlerais à son deuil des amertumes inouïes, je lui enlèverais sa consolation unique, j’empoisonnerais la source des larmes qui le soulagent. Non, cela est impossible, et quand, ce qui est si invraisemblable, lady Jessing elle-même viendrait à moi, m’offrant ce qui m’a toujours séduit, l’attrait, le tout-puissant attrait d’amours dangereuses et nouvelles, je crois qu’en vérité je résisterais. Il en était là de ses pensées quand lord Wormset, demandé par un officier, sortit pour un moment du salon ; alors Régis se leva et s’approcha du piano. Les mains de lady Jessing couraient sur les touches d’ivoire comme si un démon les eût emportées. La vue de ces petits doigts minces, brillans et agiles, ramena l’esprit de Régis à l’ordre d’idées qui lui était le plus familier. Puis, parmi les natures que l’habitude tyrannise avec le plus de violence, il faut mettre au premier rang, à coup sûr, celle du chasseur d’émotions amoureuses.

— Vous jouez divinement, lui dit-il, cet air infernalement tendre dont je suis ému jusqu’à la souffrance.

Et comme elle repartit : — Je suis étonnée que vous ayez été ainsi saisi immédiatement par une musique qui me semblait exiger une certaine initiation.

— Il y a bien des regards, fit-il, tout chargés de pensées inconnues, qui pénètrent soudain jusqu’au fond de votre cœur.

Tout en laissant errer sur le piano ses mains, qui ne tiraient plus que de vagues accords, elle tourna la tête de son côté. En ce moment, lord Wormset rentra. La soirée se prolongea encore un peu : puis Régis sortit, s’élança sur son cheval, et, à travers les ténèbres, regagna sa tente au galop.


III.

La tente de Régis était occupée des deux côtés par deux lits de cantine. Le lendemain du jour où notre histoire a commencé, Fœdieski et Kerven fumaient sur ces couches guerrières leurs cigares du matin.

— Mon cher, disait Kerven, quoique d’habitude je dorme assez bien, cette nuit je t’ai surpris en flagrant délit d’insomnie. Tu n’as point perdu de temps pour devenir amoureux. N’est-ce pas qu’elle est belle, qu’elle est touchante, et que je l’avais merveilleusement jugée ? Je suis sûr que tu as tout de suite trouvé le moyen de jeter jusqu’au fond de son cœur quelques-unes de ces paroles à mèche enflammée, comme les obus qui éclatent une heure après avoir été lancées. Veux-tu que je te raconte d’avance tout ton roman ? Tu vas être le héros d’une chose nouvelle, mais complétement dans ta nature, d’une housarderie mystique. Hier tu as dû faire entendre à la dame que tu étais un vrai magasin de poudre, de sorte qu’aujourd’hui, par un mouvement irrésistible, elle va approcher la flamme de toi. Vous allez vous dire, si vous ne vous l’êtes pas encore dit, que vous vous connaissiez déjà, que vous ne vous rencontrez pas, que vous vous retrouvez. Ce point de départ est excellent. Puis tu lui parleras des rêves de la tente, tu possèdes parfaitement ce sujet, de l’attrait du danger, tu manies également bien cette matière. Elle sera pensive, elle se taira, et dans ce silence tu continueras traîtreusement à cheminer. Ce soir, elle saura parfaitement que tu l’aimes ; demain, tu le lui diras peut-être franchement. Elle te suppliera sans doute de te taire, mais la première étape sera franchie. Après-demain, tu lui arracheras quelque demi-aveu dont tu feras sur-le-champ un aveu entier. Alors ce sera convenu, vous vous aimerez. Restera donc uniquement la manière dont s’exprimera ce subit, cet invincible amour. Là recommenceront les soupirs, les silences, les mots ardens et rapides ou les grandes phrases voilées sur toutes les choses de la terre et du ciel. Heureux ceux qui ont le don de la galanterie nuageuse ! car, tandis que les âmes se promènent dans les étoiles, les corps livrés à eux-mêmes, libres et gais comme des enfans que leurs pédans ne surveillent plus, s’abandonnent à toutes leurs fantaisies. Spectre de Jessing, qui sait l’ornement que dans quelques jours tu porteras sous ton linceul !

Régis avait bien envie de se fâcher, mais à ses débuts l’amour est bavard ; puis comment s’envelopper dans la réserve vis-à-vis d’un compagnon de tente ? Quelle existence amènera l’expansion, si ce n’est celle des camps ? Donc, après avoir brièvement réprimandé son ami, Fœdieski lui raconta longuement sa soirée de la veille. Il lui dit combien elle était belle et de quelle beauté ; il lui parla de l’air d’Esterlof, de ses impressions en écoutant ces mélodies, des paroles qu’il avait jetées dans l’oreille de la divine musicienne. Il commenta chacun des mots qu’il avait recueillis, des regards qu’il avait étudiés. Il pensait bien qu’il commettait une profanation en faisant pénétrer dans ses rêveries la plus étourdie de toutes les âmes ; mais après tout, pensait-il, est-ce bien à Kerven que je m’adresse plutôt qu’à la toile transparente de ma tente, à ces brins d’herbe qui se balancent au pied de mon lit ? — En attendant, c’était une chose fâcheuse pour la pauvre Arabelle que de se trouver ainsi, même en image, entre deux hussards. Quelques heures après cet entretien matinal, Régis, en montant à cheval pour aller voir lord Wormset, n’avait pas l’émotion respectueuse, les délicates inquiétudes dont il aurait été saisi sans l’intervention de Kerven dans les secrets de sa vie. Puis, je ne veux rien cacher de l’existence militaire aux femmes sensibles, comme on disait jadis : il y aura bien assez de douloureux idéal, de songerie désespérée dans ce qu’on va lire ; Fœdieski avait bu l’absinthe avant déjeuner, et pendant un repas long comme tous ceux des camps, il avait tenu tête à son ami. Toutefois, en apercevant la maison de Balaclava, en songeant qu’il allait revoir l’apparition de la veille, son cœur s’ouvrit de nouveau à l’anxiété qu’on éprouve au seuil des régions sacrées où résident les grandes amours.

Régis trouva lady Jessing en costume d’amazone, se disposant à parcourir le plateau où campaient les armées alliées. On lui proposa tout naturellement d’être de la promenade. Comme peu d’anges montent à cheval, excepté l’archange saint Michel, il est assez difficile qu’une écuyère ait l’air d’appartenir au paradis. Cependant lady Jessing, dans sa longue robe noire, était bien encore un être divin réclamant de chastes adorations. Après un temps de galop, elle s’anima un peu ; une teinte presque en harmonie avec la couleur de ses lèvres se répandit sur ses joues. En cet instant, lord Wormset, qui venait d’apercevoir un vieux général chargé des travaux de mine aux attaques anglaises, laissa le Polonais seul avec celle qui, sans le savoir, possédait déjà un esclave en Crimée.

À cette époque-là, — il faut bien, bon gré, mal gré, que je fasse entrer un peu de guerre dans ce récit, — les parallèles des alliés, ouvertes fort loin de la place, provoquaient de la part des Russes un tir désordonné. Maints boulets se promenaient souvent à travers les tentes ; sur tous les points d’où l’on pouvait découvrir Sébastopol, quelques obus éclataient de temps en temps, faisant surgir un nuage blanchâtre du sein de l’herbe écrasée. Fœdieski et sa compagne s’approchèrent un peu de la ville. Malgré plus d’un bruit sinistre, Arabelle tendait toujours à faire un nouveau pas vers ce volcan.

— Pourquoi, lui dit le hussard, cette recherche inutile du danger ?

— Je ne le fuis ni le recherche, répondit-elle ; que peut-il être pour moi ?

— Mais sur cette terre vous savez bien être aimée.

— Je le suis ici et là-haut, je l’espère.

Elle prononça ces derniers mots en levant au ciel un regard adorable, mais qui, adressé évidemment à lord Jessing, fit naître dans l’âme de Régis un secret dépit. « Tu ne peux pas supporter, lui disait un jour Kerven, même l’ombre d’un mari. » Le fait est qu’il garda le silence, et, malgré ce que la situation avait d’étrangement romanesque, il sentit presque une pensée moqueuse sur les veuves traverser son esprit.

À l’instant même où le souffle malfaisant de l’ironie faisait pour pénétrer en lui un effort, i ! entendit un bruit connu : c’était ce Long frémissement qui accompagne le vol pesant d’une bombe. L’énorme projectile, en décrivant sa courbe, vint passer au-dessus des deux promeneurs. À quelques pas d’eux, i) s’abaissa et tomba à moitié enseveli dans la terre, d’où il fit jaillir une poussière rougeâtre. Au lieu de s’éloigner, lady Jessing arrêta son cheval et attendit silencieusement ce qui allait se passer. Bientôt un bruit sonore et un nuage épais annoncèrent que la bombe avait éclaté. En ce rapide et formidable moment, on pourrait presque dire à la lueur du péril, Fœdieski et lady Jessing se regardèrent. Maints sentimens confus, mais impérieux, avaient poussé le hussard à laisser sa compagne braver le danger qui la rendait si belle.

— Ah ! fit-il, vous êtes bien une héroïne, et ici-bas ou là-haut heureux qui a le droit de vous aimer !

Le vieux général du génie, qui à propos ou mal à propos avait emmené lord Wormset, n’était pas homme à lâcher facilement ceux qu’il entretenait de ses travaux. Aussi le comte Fœdieski et lady Jessing durent achever seuls la promenade émouvante, sous tant de rapports, où les avait engagés leur destin. En reprenant à côté l’un de l’autre la route de Balaclava, ils parlèrent tout naturellement de l’existence périlleuse que l’on menait sur le plateau de Sébastopol. Régis avait une manière toute slave d’envisager la mort. Il éprouvait pour cette pâle reine des humains ce sentiment plein de secrète tendresse qui fait trouver à une race de guerriers toutes les délices de l’extase aux momens les plus âpres du combat. Arabelle avait trop lu et trop aimé Ossian pour être insensible à cette passion exprimée avec éloquence, et qui d’ailleurs trouvait une occasion si naturelle de s’épancher. Elle laissa donc ses sympathies se montrer pour toutes les rêveries enthousiastes du Polonais ; elle aussi avoua son goût du danger, et cette fois elle ne fit pas intervenir une ardeur posthume pour lord Jessing dans les élans qui la poussaient à franchir d’un bond imprévu le seuil de l’autre vie. Régis fut amené à lui dire :

— Je ne voudrais pas voir se renouveler le péril que vous avez couru tout à l’heure pour tout le plaisir dont votre courage m’a enivré. Si je me sentais frappé par le coup qui vous ferait sortir de ce monde, peut-être me sentirais-je heureux ; mais si je vous voyais mourir à mes côtés, j’éprouverais une douleur dont je n’avais pas même la pensée.

— Comment cela ? lui dit-elle, vous qui ne me connaissez pas ! Il était donc dit que la prédiction de Kerven s’accomplirait. Il y avait à ces paroles une réponse fatale que Fœdieski ne put pas retenir sur ses lèvres.

— Est-ce que je ne vous connais pas de tout temps ? s’écria-t-il. Croyez-vous qu’hier je vous aie vue pour la première fois ?

— Le fait est, dit-elle, que moi-même (cela tient sans doute à l’affection que vous a vouée lord Wormset) j’ai peine à ne pas vous considérer comme un ancien ami.

Ce n’était pas, après une semblable parole, un homme tel que Régis qui pouvait s’arrêter. Il se mit à épuiser toutes les litanies de ce sentiment crépusculaire, région des ardeurs sans nom, des images confuses, des insaisissables désirs, qui s’étend entre les pays éclairés par la calme lumière de l’amitié et ceux que brûlent les rayons de l’amour. Tandis qu’il parlait, les yeux si limpides de sa compagne semblaient se charger d’une vapeur étrange ; ils devenaient d’un bleu plus sombre ; c’est là le charme qu’ont les yeux de certaines femmes, quand des regards passionnés s’y plongent. En s’entretenant ainsi, ils regagnèrent Balaclava ; là, ils se séparèrent. Le soir, Régis avait à peine dîné, qu’il retournait chez lord Wormset.

Lady Jessing n’était pas au salon. Quand Régis s’informa de sa santé, on lui dit qu’elle s’était trouvée fatiguée de sa promenade. Il se demanda si une réaction bien naturelle chez une âme féminine ne lui avait point fait expier son audace du matin, si ce danger qu’elle semblait avoir bravé si impunément devant lui ne s’était point plus tard vengé d’elle ; puis il eut une autre pensée : cette frêle nature pouvait bien avoir été saisie par des émotions étrangères aux bombes et aux boulets. Le salon lui semblait bien vide, et cependant il n’était pas fâché de cette absence. — Peut-être, pensait-il à son insu, aurait-il été dangereux d’en demander plus à un jour. — Quoiqu’il aimât sincèrement lord Wormset, il eut pour lui des soins dont il ne se serait pas cru capable. Il soutint sur l’histoire politique de l’Angleterre une longue conversation, et se rappela tout ce qu’il avait jamais su des discours de Canning. L’heure avançait, et pourtant il ne pouvait pas quitter cette maison, qui allait être le théâtre de toutes ses souffrances et de toutes ses joies. En rentrant sous sa tente, il trouva Kerven éveillé ; mais cette fois il n’eut pas envie de lui parler, il déclara qu’il voulait dormir. Il craignait par une parole, par un soupir, par un murmure, de faire envoler l’hôte divin qui venait d’entrer en lui.


IV.

Ainsi Régis connaissait depuis trois jours seulement lady Jessing, quand le mot destiné à rompre les funestes enchantemens, quand la formule toute puissante, la parole sacrée, le sésame, ouvre-toi sortit de ses lèvres, quand enfin il lui dit : « Je vous aime. » Voici comment la chose advint.

Il s’était rendu vers midi à la maison de Balaclava, il n’avait pu attendre plus longtemps le moment de voir celle dont il était possédé. Lord Wormset était sorti ; Arabelle était seule au salon lorsqu’il entra ; elle était assise sur une sorte de divan, et lisait. « Quand les femmes lisent, dit un poète polonais, elles se penchent d’une manière qui donne aux anges l’envie de leur embrasser le cou. » Si les anges ont de ces fantaisies-là, jugez de ce qui peut passer dans l’esprit des hussards. Régis s’assit auprès d’elle. Jamais gazon en plein printemps ne lui avait paru plus parfumé, plus émouvant, plus inquiet de volupté, plus avide de tendresse que ce morceau de bois et d’étoffe sur lequel il se laissa tomber.

Elle lui demanda ce qu’il avait fait le matin, il répondit qu’il n’en savait rien ; — ce qu’il comptait faire dans la journée, il repartit qu’il l’ignorait ; — pourquoi il était ainsi, parce qu’il était sous l’empire d’une idée fixe.

— On doit chasser les idées fixes.

— Il faut être assez fort pour cela.

— Il y en a qui font mourir, d’autres qui rendent fou.

— Je porte envie à tous les morts et à certains fous.

— Auxquels ?

— À ceux qui se croient les souverains des pays dont ils ont rêvé.

Et ses paroles, remplies d’abord d’une clarté douteuse, se colorèrent bien vite d’une si saisissante lumière, qu’elle fut obligée de dire : — Je ne vous comprends pas.

— Ah si ! vous le comprenez, s’écria-t-il, que je vous aime ! Quand un mot pareil tombe entre deux êtres qui vraiment doivent s’aimer, il produit un bien autre effet que toutes les bombes, tous les obus des plus foudroyantes artilleries. Tandis que les yeux de lady Jessing prenaient cette couleur foncée d’un lac dont un orage subit vient de troubler la limpidité, ses joues devenaient d’une pâleur de linceul ; elle resta longtemps silencieuse, puis : — J’avais raison, fit-elle, vous êtes sous l’empire d’une pensée funeste dont il faut vous défaire à toute force. Montons à cheval.

Le regard de Régis s’illumina.

— Vous croyez donc que je jetterai mon amour au vent ?

— Mon, reprit-elle d’une voix émue et sérieuse, bien loin de là ; je-crois, j’espère que vous le renfermerez pour toujours au fond de votre cœur. Vous me parlerez d’autre chose, n’est-ce pas ? Je l’exige.

— Je le jure, fit-il, et il ajouta : — C’est peut-être ce serment-là que le vent va emporter.

Un moment après, tous deux couraient à de rapides allures. Lady Jessing avait donné rendez-vous à lord Wormset au monastère de Saint-George. Je suis convaincu que ce lieu, célèbre déjà, deviendra un des points les plus connus et les plus admirés de l’Europe. On le gâtera, comme on a gâté tant de sites, puisque les paysages ont cette mystérieuse délicatesse, qu’à certains souffles ils s’altèrent. Maintenant on peut visiter encore, avec une émotion que rien n’empoisonne, cette retraite respectée par nos armes, dont la paix forme un si attrayant contraste avec tout le tumulte qui l’entoure. De grands arbres, tout chargés de nids d’oiseaux et s’échelonnant sur des gradins, comme ceux d’un cirque au bord d’une mer d’où sortent des rochers, voilà le jardin du monastère. Le couvent en lui-même n’est pas d’une architecture bien originale, ni bien hardie ; mais il a ce je ne sais quoi que prennent tous les asiles consacrés à Dieu, et les roches qui s’élancent des flots au pied des murs ont une poésie de tragédie antique. Elles font rêver de Prométhée. Il semble que ce soient les impérissables témoins de quelque douleur gigantesque ; elles ont gardé le parfum d’une surhumaine mélancolie.

Régis et lady Jessing arrivèrent dans ce coin solitaire du monde sans avoir échangé une parole. Leur trajet s’était fait silencieusement. Arabelle semblait plier sous la tristesse comme une fleur sous la rosée, et le hussard au contraire, dans le fond de son âme, était pénétré de joie. Il sentait bien qu’il était aimé : il n’avait pas affaire à une coquette. — Si je lui avais déplu, se disait-il, elle ne serait pas en ce moment à mon bras, — car ce bras léger reposait sur le sien, et, par un mouvement dont on ne semblait point s’offenser, il l’appuyait sans cesse sur son cœur.

— Pourquoi donc, fit-elle, ne me parlez-vous plus ?

— Parce que je l’ai juré, répondit-il. Ne point vous parler de mon amour, c’est ne plus vous parler. Je n’ai pas une goutte de sang dans mes veines, dans ma cervelle pas une idée qui ne soit toute remplie, toute rayonnante de ma passion. Il faut que je me taise ou que je vous répète combien je vous aime, et cette mer que nous regardons ensemble, ces arbres qui nous émeuvent en même temps, croyez-vous qu’ils ne soient pas comme moi tout pénétrés de tendresse ? Quand un dieu vient au monde, même dans la plus humble demeure, les étoiles le savent, les forêts le saluent, l’herbe l’acclame ; tout ce qui nous entoure en ce moment est aux pieds de mon amour.

— Ne parlez pas ainsi, s’écria-t-elle tout à coup, ou je vous dirai… Il eut un frisson, une pâleur, un regard plus éloquens que toutes les paroles.

— Ou je vous dirai, continua-t-elle, que moi aussi je vous aime. Régis déposa sur une main qu’on ne lui retira pas un baiser où il réunit toutes les énergies de son âme. Puis il lui dit : — Maintenant que je vive, que je meure, peu m’importe ! vous m’aimez, je suis maître d’un bonheur qu’aucun homme, aucune chose, aucun être visible ou invisible ne peut plus m’ôter.

Ce sont là blasphèmes que le ciel excuse, je veux le croire, j’en suis certain, mais dont il se venge cependant. Lord Wormset parut en ce moment. Ce bon seigneur était encore à cette époque où les maris, les pères, les tuteurs, sont charmans pour les amoureux. Par une singulière volonté du destin, ces sortes de gens sont pleins de bonté pour l’amour naissant. Ils sourient à son bégaiement, encouragent ses premiers pas, se plaisent à ses premiers jeux ; puis, quand l’enfant dont seuls, parmi tout ce qui les environnait, ils ignoraient l’origine, méconnaissaient la nature, grandit et devient cet être inexplicable, tantôt faible comme la chair dont nous sommes faits, tantôt puissant comme le souffle de Dieu, qui pour arriver à ses désirs est plus âpre que la menace ou plus doux que la prière, ils sont irrités, désespérés, — en un mot, dirait Kerven, bien complètement insupportables.

Lord Wormset en était donc encore à la bonne période. Sa présence ne gêna point les deux amans. Pour quelques heures, ils n’avaient plus rien à se dire. Tandis qu’ils touchaient la terre, leurs âmes s’enlaçaient silencieusement dans le ciel. L’aimable Anglais exprima en termes exquis l’impression que le monastère lui faisait éprouver. Où ses compagnons ne sentaient que l’immense mystère dont étaient remplis leurs propres cœurs, il saisissait mille charmes secrets, mille attraits subtils qu’il décrivait avec grâce. Peu à peu lady Jessing et Fœdieski, sur qui cette voix harmonieuse agissait comme la musique sur des âmes engagées dans les liens dorés des songes, revinrent aux réalités de la vie, sans voir disparaître toutefois la lumière de leur cher idéal. C’était une délicieuse journée d’automne. La Chersonèse n’est pas étrangère à la Grèce. Si elle a plu surtout aux divinités irritées, les divinités souriantes s’y sont arrêtées aussi. — Quelle joie, dit tout bas Régis à sa compagne, quelle joie j’ai trouvée ici ! Il y a des heures qui ne devraient pas s’envoler ; elles partent cependant, mais entre les mains qui les retiennent elles laissent leurs voiles. Les tissus magiques arrachés aux heures lumineuses, ce sont les souvenirs. Plus tard, quand nous pressons contre nos cœurs ces témoignages ardens, ces gages indestructibles d’un bonheur qui n’est plus, ils l’inondent d’un parfum que l’on adore et qui tue.

Tout cela est peut-être d’un goût un peu slave, mais Fœdieski le disait : s’il n’y a pas de feu sans fumée, il n’y a pas d’éclair sans nuage, et puisqu’ils plaisaient d’ailleurs, ses discours avaient raison.


V.

Il ne faut pas croire pourtant que lady Jessing, malgré l’irrésistible élan qui l’avait entraînée vers Fœdieski, eût subitement oublié la mémoire de William, la douleur de lord Wormset, toutes les tristesses sacrées de sa vie. Non, l’amour qui l’unit à Régis fut obligé de se faire mélancolique, discret, plein de délicatesses et de réserves, de porter le deuil de lady Jessing en un mot. Cela, par instant, irritait un peu le hussard, puis il pensait qu’il était trop heureux encore d’avoir arraché si promptement un aveu à la plus charmante femme de la Grande-Bretagne, et il prenait en patience la contrainte qu’on imposait à sa passion ; mais parfois quelques rayons du soleil d’automne, un ciel plein de souffles provocateurs, les habitudes de son âme, les débris de sa jeunesse le pressaient de donner à sa tendresse quelque chose de plus ardent, de moins voilé, de plus court vêtu. Kerven, qui devait avoir un rôle important dans cette histoire, hâta ce qui sans lui d’ailleurs serait arrivé fatalement.

Il y avait alors dans le port de Kamiesch une frégate appelée l’Aurore, navire plein de coquetterie, bien digne de ce joli nom. Cette frégate, qui du reste a, comme la Belle-Poule, plus d’une page brillante dans nos annales maritimes, était commandée par un Breton, M. du Quério. Ce brave officier, un peu cousin et fort ami de Kerven, était à juste titre très fier de son bâtiment. Or il arriva que Kerven, qui allait de temps en temps chez lord Wormset, fit devant lui et lady Jessing un éloge pompeux de l’Aurore. Arabelle, sans trop songer à ses paroles, dit qu’elle serait ravie de visiter un bâtiment français. Aussitôt galanterie emportée de Kerven au nom de M. du Quério ; il supplie que l’on prenne un jour pour rendre visite à la frégate. Le jour est pris : c’était l’avant-veille du combat de Balaclava.

Le soleil du 23 octobre 1854 avait une douceur tiède et pénétrante à jeter la langueur dans le sein d’une vierge derrière les grilles d’un couvent. On gagna Kamiesch en suivant les bords de la mer ; on s’arrêta un instant sur le promontoire où l’on prétend que s’est passée la mystérieuse histoire d’Iphigénie. Des vents légers couraient seuls sur ces rivages, forçant ceux qu’ils rencontraient à s’épanouir sous ces caresses que les brises adressent moitié à l’âme, moitié aux sens. À Kamiesch, M. du Quério, que l’on avait fait prévenir, avait envoyé sa chaloupe. Lady Jessing prit place dans le bateau, avant lord Wormset à sa droite, Kerven à sa gauche, et Fœdieski en face d’elle, qui usait, suivant l’expression de son ami, ses yeux à la contempler. En quelques instans, on atteignit l’Aurore. Le commandant attendait ses hôtes. Il leur fit les honneurs d’un pont luisant comme une maison hollandaise ; puis quatre heures vinrent à sonner, et l’on dîna. Je puis assurer que l’ombre de lord Jessing ne parut point à ce repas, où les meilleurs vins de France coulèrent devant Sébastopol, sous le ciel de la Mer-Noire.

Loin de moi la pensée de faire ici une brutale apologie de la matière ; mais que voulez-vous ? elle a sa part aux choses de ce monde : Dieu en a décidé ainsi. La plus sentimentale de toutes les femmes, quand elle a porté à ses lèvres un cristal blond comme sa chevelure ou vermeil comme sa bouche, suivant la liqueur qu’il contient, devient un instant infidèle au Pérugin et à Raphaël pour Léonard de Vinci. Elle comprend un autre feuillage que ce feuillage pâle et dentelé qui projette son ombre légère sur la figure ascétique des vierges ; elle entrevoit la sombre feuillée qui voile à demi les contours du divin séducteur d’Ariane. M. du Quério, et c’est beaucoup dire, est parmi nos officiers de marine un de ceux qui entendent le mieux l’hospitalité. Son dîner fut un de ces repas dont il faut, bon gré mal gré, que l’on sorte avec quelques flammes de Bengale dans la cervelle, quand même on les aurait commencés avec des ténèbres dans le cœur. En se levant de table, chaque convive sentait plus vivement rayonner en lui la plus ardente partie de son caractère. Lord Wormset aimait plus que d’habitude les arts, l’éloquence, l’Angleterre et la liberté ; Kerven chérissait d’une tendresse nouvelle sa vieille maîtresse, la gaieté française ; Arabelle et Régis s’aimaient autant qu’il soit possible en ce monde de s’aimer.

On passa dans les appartenons du commandant. Puis il advint que, tout naturellement, pour fumer, pour jouir du grand air, lord Wormset, M. du Quério et Kerven montèrent sur le pont ; Régis et Arabelle restèrent seuls. Il y a des navires, et l’Aurore est de ce nombre, qui renferment des retraites faites pour bercer entre le ciel et les flots les plus chères et les plus audacieuses songeries des poêles. Le corsaire que Byron a chanté, et qu’au prix de toute sa gloire il aurait voulu être une seule heure, semblait avoir vécu dans le salon ou les deux amans se trouvaient isolés. Des divans tout chargés de volupté, des tapis discrets, des fleurs jetant autour d’elles ce parfum qui nous ébranle comme la musique, cet éclat qui nous magnétise comme des regards, rien ne manquait à cette pièce ; on) sentait cette puissante, cette victorieuse élégance qui force les plus froides vertus à se fondre sous ses rayons d’or. Pour mettre le comble à ses enchantemens, porte vitrée, s’ouvrant sur une galerie circulaire, laissait voir un ciel tout parsemé d’étoiles tremblantes. C’était comme l’image sensible de cette porte dont parle Jean-Paul pour peindre la mort que comprend le songeur, de cette porte transparente qui prolonge, par des perspectives magiques, l’horizon de la vie.

Sous l’empire de tout ce qui l’entourait, Fœdieski, assis près de lady Jessing, appuya ses lèvres plus longtemps que d’habitude sur ces petites mains dont la pâleur ardente avait été le premier encouragement de son amour. Lorsqu’il leva la tête, son visage se trouva si près du visage adoré, qu’il fut emporté par un de ces élans qu’aucune puissance, je crois, ne pourrait contenir. Au milieu d’un nuage enflammé, qui semblait le séparer de l’univers, sa bouche s’unit à une bouche qu’il sentit frémir. « Quand je serai mort, s’est-il dit depuis, je crois que par instans je sentirai encore ce baiser ; il m’a laissé comme une impression de rose brûlante que je défie la terre même qui doit me recouvrir de pouvoir jamais m’enlever. »

À l’instant où pour la première fois le plus idéal des amours venait de se faire sang impétueux, chair triomphante, lord Wormset parut ; il ne vit pas la caresse dont le salon de l’Aurore avait été le témoin, mais il remarqua dans sa belle-fille et dans son ami quelque chose d’inusité. D’abord Régis et Arabelle s’éloignèrent brusquement l’un de l’autre ; puis, tandis que le hussard avait dans ses traits, dans ses gestes, dans le son de sa voix, une sorte de gaieté exaltée comme s’il eût enlevé un drapeau sous le feu de vingt batteries, la veuve semblait tombée dans une rêverie voisine de la défaillance. Un de ces soupçons sûrs et rapides, éclairs précurseurs de la vérité qui veut se faire jour, traversa l’esprit du lord : il força toutefois ce lumineux spectre à rentrer dans l’obscurité ; mais il se sentit profondément troublé. Une heure plus tard, lorsqu’on regagna Balaclava, la route fut triste. Lady Jessing se tint aux côtés de lord Wormset, qui ne laissait échapper que de rares paroles. Fœdieski était silencieux. Kerven seul conservait le joyeux esprit que lui avaient donné, avec ces caresses qui ne laissent pas de remords, les nymphes expansives enfermées dans les flacons de M. du Quério.

Le lendemain, Fœdieski ne vit lady Jessing qu’un instant. Elle était seule ; mais elle le supplia de lui faire une courte visite. Elle avait eu une nuit d’angoisses, et toute la matinée elle avait trouvé à lord Wormset un front rêveur. Elle était sûre qu’il se doutait de tout ; puis, qu’il ignorât ou non ce qui s’était passé, elle sentait que désormais elle serait la proie d’indicibles terreurs. Avec cette intelligence poétique des plus délicats mystères de ce monde, qui l’avait rendue si chère à Fœdieski, elle lui dit :

— Dans l’immortelle histoire de l’amour, il y a un moment où les hommes s’écrient : c’est le paradis ouvert. Croyez-le : c’est le paradis perdu. Tout ce qui me semblait innocent hier me semble criminel aujourd’hui. Les allées dans lesquelles nous errions ensemble ont disparu. Un ange irrité nous défend maintenant l’entrée de ces jardins d’où nous sommes bannis.

— Que m’importe, répondit Régis, l’Éden que vous regrettez, si nous sommes exilés ensemble ! Dieu avait raison d’appeler l’arbre de vie celui qui portait les fruits dont sont nés les tristes et sublimes amours de l’humanité. Toute tributaire qu’elle semble l’être du malheur, des chagrins, de l’inquiétude, de tous les caprices vengeurs d’un maître jaloux, la seule existence dont je veuille, c’est celle dont hier j’ai eu la révélation !

Toutefois Régis fut obligé de regagner sa tente plus tôt que d’habitude, et Kerven, à qui il rapporta quelques fragmens de cette conversation mystique, lui dit : — Malheureusement ce qui me semble assez clair dans tout cela, c’est que lord Wormset a les yeux ouverts. La commodité inappréciable qu’il y avait pour toi dans sa confiance, voilà le vrai paradis que tu as perdu et que tu ne retrouveras pas ; mais je me console un peu en songeant que tu es habitué à ces sortes de disgrâces. Ce n’est pas la première fois, pour parler ton langage biblique, qu’on te chasse d’un semblable Eden, et tu as toujours su te tirer d’affaire.

— Non, je crois vraiment que j’aime pour la première fois, répondit impétueusement Fœdieski.

— Oui ! s’écria Kerven, à la manière de toutes les femmes qui m’ont jusqu’à présent honoré de leurs faveurs.

— Que ce soit d’une manière ou d’une autre, fit Régis, c’est ainsi. Et il ne mentait point ; ce qu’il affirmait alors, il le croit encore aujourd’hui.


VI.

Le 25 octobre 1854, c’était le combat de Balaclava. Si la poésie n’était pas morte ici-bas avant la gloire, plus d’un chant existerait déjà sur le trépas qui fit ce jour-là de si grands vides dans les rangs de la noblesse anglaise[1]. Combien de cavaliers aussi bouillans que l’Hotspur de Shakespeare ont disparu entre ces mamelons, où l’artillerie russe faisait rage ! Avec quelle ardeur les hussards de lord Cardigan s’élancèrent dans ces nuages pleins d’éclairs où le canon ennemi parlait à la manière de Jéhovah, heureusement pourtant sans nous dicter des lois ! Mais il ne s’agit que d’une histoire d’amour, et si je la poursuis sous le feu, à travers la poudre, c’est parce que le sort l’a poussée là. Le seul souvenir que le combat de Balaclava ait laissé dans l’esprit de Régis se rapporte à lady Jessing.

Il espéra, dans cette journée, s’être conquis pour toujours lord Wormset. Je vais vous révéler un fait militaire qui a passé tout à fait inaperçu. Pendant que le 4e chasseurs d’Afrique faisait cette charge, pleine d’entrain et d’à-propos, qui était à nos alliés d’un si grand secours, un escadron du 10e hussards exécutait aussi, sur le flanc droit de l’ennemi, un mouvement fort opportun. Cet escadron était commandé par Régis. Au milieu de la mêlée, car ce jour-là il y eut une mêlée véritable, tandis que les obus éclataient, que les boulets sifflaient, que même çà et là quelques caissons se mettaient de la partie, en sautant avec toute leur cargaison de poudre et de ferraille, les hommes trouvaient moyen de se joindre, et les sabres de se heurter. Fœdieski crut distinguer, dans un groupe de cavaliers russes, une figure bien connue ; il lui fut bientôt impossible d’avoir un doute : c’était lord Wormset, qui, semblable à beaucoup de ses compatriotes, suivant ses instincts de gentilhomme plutôt que ses devoirs de général, s’était mis dans cette bagarre. Avec la curiosité intrépide qui caractérise la race britannique, il avait voulu accompagner le plus loin possible les régimens qui chargeaient ; puis la charge l’avait entraîné, et son cheval, on sait ce que la poudre fait des chevaux anglais, s’était laissé tout entier posséder par le démon des batailles. Enfin il allait perdre la vie ou tout au moins la liberté, quand Fœdieski l’aperçut. En quelques instans, le hussard l’eut délivré. Deux heures après cet incident, — on se rappelle combien l’affaire de Balaclava fut rapide, — lord Wormset était remis par son libérateur entre les mains de lady Jessing. Il avait reçu au bras une blessure qui n’offrait aucune gravité, mais qui lui faisait perdre beaucoup de sang.

Avant même que le combat fût fini, Arabelle était montée à cheval et s’était approchée le plus qu’elle avait pu du théâtre de l’action. Au moment où Fœdieski la rejoignit, un boulet à la fin de sa course vint tomber aux pieds de son cheval. Elle attacha sur le projectile un regard calme et profond : elle ressemblait, avec son pâle visage empreint d’une altière mansuétude, à cette femme de Raphaël qui écrase le serpent ; mais quand elle aperçut Régis, — ce fut lui qu’elle vit le premier, — ses joues se colorèrent, ses lèvres frémirent ; un élan de bonheur emporté, en revoyant son amant, s’était emparé de son cœur. Son expression de joie fit sur-le-champ place à une expression de douleur et d’inquiétude : « Déjà punie ! » se dit-elle en voyant lord Wormset tout couvert de sang.

Bientôt ce furent des émotions nouvelles : lord Wormset n’était pas en danger, et le sort l’avait fait à jamais l’obligé de Régis. Arabelle fut tentée de croire que le ciel protégeait son amour, quand elle fut arrachée bien cruellement à cette pensée.

— Lord Lindston vient de tomber à mes côtés, lui dit son beaupère. Cela m’a causé une douloureuse émotion. Il était fils unique et laisse une veuve ; mais je connais lady Lindston, c’est une noble créature : elle saura porter jusqu’au tombeau son deuil et son nom.

Du reste Fœdieski n’eut pas à se plaindre. Celui qu’il avait sauvé n’était pas homme à regarder la reconnaissance comme un embarras ou un fardeau. Lord Wormset semblait heureux au contraire d’avoir trouvé l’occasion d’exprimer des sentimens affectueux à Régis. Par la manière dont il le remerciait, il semblait croire qu’il avait à l’endroit de son jeune ami quelque chose à réparer. Plus tard, Fœdieski devait tout apprendre.

Le soir, quand il alla savoir des nouvelles du blessé, il le trouva étendu sur un fauteuil et sommeillant légèrement. Arabelle était assise à ses côtés sur une pile de coussins. La pauvre femme avait eu à subir une rude torture. Dans un moment d’expansion, lord Wormset lui avait dit : — Imaginez-vous, Arabelle, qu’un absurde soupçon m’avait traversé l’esprit. J’en suis si honteux, que je veux vous l’avouer. J’avais pensé que peut-être il se passait entre Fœdieski et vous je ne sais quoi dont je pourrais être sérieusement affecté. Quand je regarde votre front, vos yeux, tous vos traits, où réside une dignité qui n’a régné chez aucune femme comme chez vous, je ne puis me pardonner de vous avoir outragée. Vous resterez la compagne de ma douleur, l’honneur de ma maison. Si quelque blessure autrement placée que celle-ci m’envoie dans l’autre monde, je pourrai revenir vous visiter avec mon William, car William est toujours entre nous, n’est-ce pas ?

Un peu excité par la fièvre, lord Wormset continuait sur ce ton, quand à son exaltation succéda un affaissement terminé enfin par le sommeil. On peut deviner ce qu’éprouvait Arabelle, lorsque Régis entra.

Elle lui fit signe de ne faire aucun bruit. Il s’assit en face d’elle, près du blessé, dont il épiait le sommeil. Lord Wormset ne se réveillait pas. Les gens qui se tuent par amour sont ceux qui ont trop regardé leurs maîtresses. Le pouvoir de certains yeux est quelque chose d’incroyable. On n’en dira jamais assez sur cette sorte d’enchantement. Régis se mit à contempler lady Jessing en silence, et quoiqu’il rencontrât un regard plein d’une tristesse profonde, il se sentit attiré vers celle qu’il aimait par ces instincts d’âme et de corps auxquels il n’avait jamais su résister. Il étendit la main pour prendre une de ces petites mains blanches qui le rendaient fou aussitôt que ses lèvres les touchaient. Moitié par entraînement, moitié par la crainte qu’un soupçon de lutte n’éveillât le malade, lady Jessing ne résista point, et voilà ses doigts sur les lèvres de son amant ; mais tout à coup, en suivant d’un œil rêveur la main qu’elle avait involontairement abandonnée, elle aperçut sur cette peau transparente, que Régis embrassait avec ardeur, une petite tache rouge : c’était une goutte du sang de lord Wormset, qu’elle venait de panser. Ce qui se passa en elle, je ne puis le dire. Son regard eut une expression poignante de remords ; il cria, si on peut parler ainsi, et, par un brusque mouvement, elle essaya d’échapper à la caresse de Régis. Ce mouvement réveilla le blessé. Tout cela paraîtra peut-être bien peu de chose : c’est à coup sûr le plus humble, le plus obscur des faits, quand on pense surtout aux immenses événemens dont il se détache pour celui qui le raconte en ce moment ; mais, je puis l’affirmer, les plus terribles scènes de la guerre, un boulet emportant à ses côtés toute une file de son escadron, une balle inattendue tuant son meilleur ami dans ses bras, rien ne produira sur Régis l’émotion qu’il éprouva quand lord Wormset, subitement éveillé, promena soudain son regard sur Arabelle et sur lui.

Il a dit bien des fois à Kerven : — Tu ne t’imagines pas tout ce qu’il y avait dans l’expression de ce pauvre homme. C’était quelque chose de si douloureux, de si humilié, un adieu si déchirant à toutes les illusions de sa vie ! Cette scène d’amoureux et d’amoureuse, de Léandre et d’Isabelle, jouée devant ce fauteuil ensanglanté où dormait dans toute la foi de son cœur un des plus nobles soldats, à coup sûr, qui aient existé jamais, — tiens, tout cela m’a fait un étrange mal, et je recommencerais pourtant.

Quant à lady Jessing, voici ce qu’elle fit.

Il y avait trois jours que cette cruelle chose avait eu lieu, et Régis n’avait pas revu Arabelle. Il savait par Kerven, qu’il avait envoyé demander des nouvelles de lord Wormset, que lady Jessing devait retourner sous peu en Angleterre. Arabelle, lui dit-on, montrait une singulière énergie ; ses yeux, d’habitude si pleins de douceur, semblaient receler un feu sombre. — Elle a l’air, dit Kerven avec sa légèreté accoutumée, d’une veuve corse qui médite quelque sanglante entreprise ; ce n’est plus la femme que tu as connue.

Régis vivait sur les conjectures qu’amenaient dans son esprit ces incomplètes paroles, quand le 29 octobre au matin, — ce fut en Crimée, cette année-là, le dernier beau jour d’automne, — il aperçut à cheval celle dont il songeait incessamment avec une inquiétude si passionnée. Elle était escortée par ce vieux général du génie qui une fois avait emmené lord Wormset, on se rappelle en quelle circonstance. Elle se dirigeait vers la partie du plateau que coupe le ravin du Carénage. À cette époque, les travaux du siège, à peine ébauchés sur ce point, n’avaient repoussé aucune embuscade ennemie. En s’approchant de la ville, c’était non-seulement aux boulets, mais aux balles que l’on avait affaire. Régis, qui de son côté faisait une promenade fort désolée, poussa vers lady Jessing aussitôt qu’il l’aperçut. Au lieu de l’accueillir avec un air froid et irrité, elle lui tendit la main.

— Croyez, dit-elle, que je suis heureuse, très heureuse de vous rencontrer.

Mais le ton de tristesse infinie dont ces paroles étaient prononcées contrastait avec le sens qu’elles avaient réellement. Fœdieski était tellement ému qu’il la regarda pour toute réponse. Ils se mirent à marcher l’un près de l’autre. Une conversation nécessairement gênée par la présence d’un tiers, quand elle n’eût pas été oppressée par tant de causes puissantes et variées, s’établit entre eux ; mais pendant que forcément leurs paroles les trahissaient, leurs âmes, tout entières derrière leurs yeux comme des prisonniers derrière des grilles, se faisaient des signes passionnés.

Tout en marchant, ils arrivèrent à un endroit où quelques riflemen leur crièrent de s’arrêter.

— Il y a danger, leur dit leur compagnon, à s’avancer de ce côté ; je vous en supplie, chère lady, songez que je réponds de vous.

Arabelle s’arrêta un instant en effet, et cette fois regarda Fœdieski d’une manière tout à fait étrange ; puis, comme emportée par un mouvement de curiosité impétueuse, elle pressa son cheval, qui partit au galop. Les deux cavaliers la suivirent malgré les cris des riflemen, qui leur enjoignaient de tourner bride. Quelques balles sifflèrent autour d’eux, et tout à coup lady Jessing s’affaissa sur son cheval. Le plomb d’une carabine finlandaise avait pénétré au-dessous de son épaule ; elle était inondée de sang. Fœdieski et le général anglais se précipitèrent de leurs chevaux et la prirent dans leurs bras. Aidés par quelques soldats, ils purent la porter jusqu’à une tente, où on l’étendit sur un lit de cantine. Là ses yeux, qui s’étaient fermés, se rouvrirent et aperçurent Régis penché sur elle.

— J’avais juré de vous quitter, lui dit-elle à voix basse : j’ai voulu tenir ma promesse.

Eh bien ! voilà comme Dieu mène souvent les choses ! Elle n’est pas morte ; on l’a sauvée, et, quinze jours après la bataille d’Inkerman, elle a pu s’embarquer pour l’Angleterre. Qu’y pense-t-elle aujourd’hui de cette aventure, de ce vrai rêve ? Est-elle encore sous l’empire de cette puissante excitation, due à tant de motifs, qui en quelques jours fit — de la plus chaste et de la plus réservée des femmes — l’héroïne du roman le plus ardent ? Ou bien, soustraite à toutes les influences de l’isolement, du péril, d’une vie insolite, d’une nature inconnue, en est-elle à philosopher elle-même sur ce qu’elle a éprouvé ? Je l’ignore. Quant à Régis, il croit qu’il n’oubliera pas un amour qui n’a ressemblé et ne ressemblera jamais à nul autre de ses amours. Il a sérieusement rudoyé Kerven, qui une fois a essayé de lui dire : — Tu dois te trouver heureux après tout d’être le premier homme pour qui une femme, et une femme qui va devenir une des plus à la mode de l’Angleterre, a résolu de se faire tuer.


PAUL DE MOLENES.

  1. Tennyson lui a cependant consacré une belle pièce de vers dans son dernier recueil, Maud and other Poems.