Mercvre de France (p. 229-257).

X

dans la fosse commune

Le haïssait-elle ?

La haine ? Il lui était bien difficile d’enchaîner de ce mot ses sentiments de bourgeoise offensée et ses intimités d’amoureuse égoïste. Elle se trouvait dans la période aiguë de son tourment, d’autant plus grand qu’elle ignorait sa nouvelle résidence depuis plus de deux mois, son tourment de femme délaissée, dédaignée, n’ayant peut-être jamais eu de puissance réelle sur ce fougueux garçon. Il n’était, hélas ! pas du bois dont on fabriquait les pantins ! Il n’était pas sa chose, son objet de vitrine.

Le père affirmait qu’il habitait encore la cabane du bord de la forêt. Des ouvriers prétendaient qu’on l’avait aperçu rôdant à Salons-Laffitte, du côté d’une maison louche où les artilleurs de la garnison allaient souper avec des filles, et les servantes s’écriaient, pudibondes :

— Voilà un oiseau de malheur parti ! Bon voyage ! Nous n’irons bien sûr pas fouiller son nid pour y trouver de la vermine.

Le vieux Jacqueloir et Gaufroi le rimeur se renfermaient en un prudent mutisme, tout en échangeant quelques signes d’intelligence. Du moment qu’il s’agissait d’histoire de femmes, ils pensaient qu’il valait mieux ne pas déranger l’oiseau funèbre. Enfin, on ne savait rien, ni elles, ni eux, ni personne, et cela n’avait pas la moindre importance ; un vagabond arrive, on lui fait l’aumône, il s’en va, on ne lui doit plus que l’oubli.

L’oubli ! Marguerite Davenel tournait lentement, colombe malade, autour de sa cage, de sa chambre virginale où tout était pur, les rideaux de mousseline, les tapis de toisons pascales, les petits ronds au crochet, toiles d’araignées blanches veuves de leur mouche. Que faire ? Elle était prisonnière dans sa dignité de fille vertueuse. Une phrase, une démarche imprudentes, et elle découvrait l’odieux mystère d’une liaison avec un bandit sans foi ni loi qui s’amuserait à renier publiquement ses aveux si la fantaisie lui en prenait. Écrire ? Jamais ! C’était probablement cela qu’il attendait, une preuve palpable pour commencer un savant chantage. En avouant tout à son père elle risquait une scène effrayante. Elle s’imaginait aisément la stupeur de ce grand capitaine de l’industrie (qui lui reconnaîtrait, un jour, cinq cent mille francs de dot), en apprenant que son unique enfant, créature absolument bien élevée, aimait un malfaiteur capable de lancer une bombe ou d’éventrer un coffre-fort, les soirs d’avril ! Et par-dessus tous ces raisonnements, elle ignorait la valeur de sa passion personnelle mise en regard de la valeur sociale de cet individu. Il y a positivement des gens qui ne s’épousent pas. Toute une lignée d’honnêtes femmes criait en elle contre le scandale d’une union aussi monstrueuse. Quand bien même son père serait arrivé à métamorphoser ce pseudo-anarchiste en rond-de-cuir, en aurait tiré un Jacqueloir de l’avenir ou un Gaufroi du présent, elle n’aurait jamais pu consentir à ce mariage. Et c’était bien parce qu’elle ne connaissait pas au juste le motif de son tourment qu’elle souffrait ! Elle finirait par le haïr sincèrement surtout parce qu’elle souffrait trop.

Elle ne mangeait plus, ne buvait plus sans songer à la gourmandise voluptueuse de ses lèvres. Elle ne lisait plus un mauvais livre sans entendre la caresse bizarre de ses paradoxes, de sa voix âpre et rauque, laquelle s’adoucissait si singulièrement sur certains mots, se faisait câline comme une voix de ces petits de la crèche quand ils imploraient d’elle du sucre d’orge ou une tape sur la joue. Il ne lui avait pas semblé dangereux parce qu’elle le considérait non comme un homme, bon ou mauvais, mais comme un animal, un fauve aux pattes entravées exhibant encore les plaies de son corps mordu par tous les chiens. On ne reproche guère à un fauve de ne pas posséder un tempérament de bichon favori. Il n’avait pas de honte et il ne savait point l’élégance des orgueils hypocrites, des petites comédies de salon ou de chambre à coucher… mais…

… Mais connaissait-elle bien, en lui et ses leçons d’amour parlé, l’homme qui aime une femme, puisqu’il était à la fois plus et moins qu’un homme ordinaire ? Que pouvait-elle conclure en présence d’un abandon si complet, de ce brusque retour à la vie des bois d’un loup très peu apprivoisé, si peu qu’il préférait son ancienne misère au collier souple de son bras blanc ? Le souvenir de ses dernières injures lui cuisait abominablement et elle ne se serait pas trop étonnée de voir sur ses chairs des traces de fouet. Il l’avait traînée dans une fange pire que les dessous de Flachère. Il l’avait précipitée toute vive, toute vierge, dans la fosse commune du plaisir. L’idée de Marguerite sur les filles qui trafiquent de leur corps était naturellement celle de toute créature ayant reçu la certaine éducation que l’on admet dans la meilleure société moderne comme le brevet d’une certaine morale. On ne dissimule plus aux jeunes filles de vingt ans qu’il existe des femmes qui font le trottoir, mais cette armée, nécessaire à la conservation des mœurs de jeunes gens à marier, se subdivise en plusieurs catégories dont le classement s’organise rien qu’en dépouillant le courrier du matin. Il y a la grande demi-mondaine qui touche aux arts (on sait par quoi !), dont les toilettes, les hôtels et surtout l’assassinat sont un premier-Paris acceptable (on ne passe pas les détails) ; puis il y a la fille-mère, personnage sympathiquement louche qui a perpétré le malheur éternel d’un brave homme en lui lançant du vitriol ; puis enfin la fille tout court ou la pierreuse, en argot des boulevards, le rebut de l’humanité. Celle-là, les ouvriers et les domestiques ont le droit de l’appeler d’un nom plus populacier. Ce nom sonnait encore à ses oreilles de pucelle et elle en demeurait étourdie, affolée. C’était une injure absurde, un cri de charretier sauvage, de soldat ivre, ça n’avait pour elle aucun sens et cependant c’était cela qui l’avait le plus blessée. Elle entendait ce mot-là retentir dans le profond silence de ses nuits et elle l’entendrait jusqu’à sa mort. Elle avait bien pensé une seconde à se tuer pour ce seul mot-là. Et elle demeurait seule, murée dans cet isolement où hurlait le mot, grinçant des dents de colère, claquant des dents de terreur. Un abîme s’était creusé entre elle et lui qu’il avait voulu creuser lui-même, généreusement, mais elle devinait bien que cet homme, dépourvu de sens moral, sinon de chevalerie, enragé de misère, capable de choses effrayantes, la méprisait pour sa prétendue gloire d’honnête fille, de pure bourgeoise. Ce n’était donc pas un triomphe de se garder aux yeux d’un amoureux pauvre ? Elle n’avait, en effet, jamais songé à faillir. Rien ne lui semblait plus sot, dans les livres, que la ligne de points… le moment du sacrifice. Elle n’excusait pas ce petit instant de folie qui gâtait tout le roman à ses yeux. D’ailleurs, donnant donnant, s’il existait le plaisir de prendre, il fallait au moins qu’il y eût le plaisir de se donner. Elle n’avait pas le goût des choses sales… et elle redoutait les enfants, cette peste, la suite logique de tout mariage d’aventure. Quand elle se marierait sérieusement, elle verrait à mettre de l’ordre à ce sujet dans son ménage. Il y a l’amour tout court, qui est se plaire. Une sorte de marivaudage gracieux, propre, n’allant pas jusqu’au jeu de main trop poussé. Elle aimait un homme pour avoir peur de lui, mais pas pour succomber, parce qu’alors le jeu n’en aurait jamais valu… l’incendie ! Non, elle ne brûlait pas… et pourtant se sentait damnée, elle qui ne croyait que par politesse aux choses de l’au-delà. Il existait un enfer, un trou noir, une fosse commune où l’on roulait pêle-mêle les femmes de vilaines mœurs et les vierges qui avaient seulement tendu leurs mains aux mains des démons corrompus. Elle se voyait la compagne de ces malheureuses et elle hurlait comme elles en dedans, elle hurlait avec les loups qui l’avaient mordue, plus malheureuse mille fois, elle qui ne pouvait ni se plaindre ni se sauver avec les loups !…

Son orgueil de vierge ?

Une bonne plaisanterie ! Que lui restait-il d’agréable maintenant qu’elle ne le reverrait plus. C’était là l’enfer, ne plus le revoir. Il ne devait pas revenir à cause de l’abîme creusé non pas précisément entre elle et lui, mais entre son père et l’époux futur qu’il aurait pu devenir. Elle avait joué au petit jeu de main pigeon vole, et elle avait perdu un mari, l’unique mari qui l’aurait peut-être aimée pour elle-même, en dépit des dessous de Flachère et de sa fortune qui faisait reculer les prétendants soucieux d’étiquette. Elle n’avait jamais rêvé d’épouser qu’un roi riche ou pauvre. Elle désirait un sceptre, celui de l’élégance ou de l’horreur… Mais elle ne voulait pas du monsieur banal qui la laisserait par paresse ou bêtise croupir dans le fumier de sa fortune. Ah ! fuir, se sauver, sa robe de vierge sur la tête, rejoindre les loups, serait-on poursuivi par tous les chiens de garde, rejoindre les loups, mordue, couverte de plaies, pour hurler enfin avec eux, les punir ou en être définitivement dévorée.

Et, chose étrange, elle ne risquait pas un geste de liberté, ne sortait même plus pour des promenades au jardin, ne posait aucune question, ne poussait aucun soupir, tournait lentement dans sa cage de colombe blessée à mort sans songer à l’acte décisif qui l’aurait guérie.

L’amour, chez quelques espèces particulières de femmes, est si réellement une maladie qu’elles peuvent éprouver ses tortures ou sa joie sans être amoureuses. Mlle Davenel aimait Fulbert, ou le haïssait, à la façon dont on a un abcès. La fièvre qui minait ses sens la portait à coucher seule, et voilà tout.

Le raffinement de son supplice, c’était la phrase de son père : « Ces gens-là manquent de poigne ! » Il la répétait souvent, tout heureux de rencontrer le défaut de la cuirasse dans ces gens-là, l’autre monde, celui des révoltés. N’avait-elle pas dit un jour : « Oh ! vous n’avez tué personne ! » Au repas pris en commun avec M. Davenel, Marguerite sentait mieux le poids de sa riche misère. Il fallait manger… avait-il faim, lui ?… boire… avait-il soif ?… et s’occuper puérilement de fleurs et de fruits, mener la monotone vie de tout le monde pendant une heure, conserver des attitudes indifférentes, ne pas renverser d’un mouvement trop brusque le verre plein ou la salière… Et l’absent assistait au repas, si correct, il demeurait là, debout près de la porte à jamais refermée sur lui. Elle le revoyait tel qu’il était apparu un soir, les prunelles en feu, la bouche tordue de son rire cynique : « Mademoiselle votre fille est une jolie personne, qui ment déjà fort bien ! » Où avait-elle lu cette phrase cinglante qui semblait écrite pour toutes les filles de bourgeois depuis des siècles ?

Avril sema ses pétales de fleurs d’amandiers.

Mai, follement, éparpilla les clochettes du jasmin d’Espagne.

Et juin fit éclater ses roses, toutes les roses de Flachère.

— Je pense, déclara, un matin, le père de Marguerite en veine de phrases maladroites, que l’anarcho s’est tiré d’affaire. On l’a rencontré dimanche à Salons-Laffitte, avec une sœur !

— Une sœur… sa sœur… il aune sœur, à présent ?

Le père déploya son journal pour cacher un demi-sourire de circonstance, et il s’empressa d’ajouter, l’accent très réservé, parce qu’on ne doit pas scandaliser les enfants :

— Pourquoi pas ! Il paraît que les compagnons de la bombe peuvent avoir des parents comme les simples mortels.

Une sœur… Il ne lui avait jamais mentionné sa sœur dans ses confidences les plus intimes. D’ailleurs, il ne parlait jamais de sa famille, il s’était déclaré très nettement orphelin.

Marguerite se sentait tellement bouleversée par cette nouvelle qu’elle demanda la permission de ne pas servir le café. Elle grimpa chez elle, sautant de marche en marche, une sorte de vertige la faisant se balancer sur elle-même comme une femme s’inclinant sous l’effort d’un vent furieux.

Ah ! il avait une sœur ?…

Était-ce vrai, était-ce faux ?… Son père ne voyait rien, ni vérité, ni mensonge. Il n’avait probablement pas plus compris l’histoire de la sœur contée par des employés que l’histoire de sa migraine du dessert causée par le temps orageux de cette matinée de juin si suffocante. Et elle se remit à tourner autour de sa cage, se rongeant les ongles. Une sœur. Il devait habiter Salons-Laffitte, avoir quitté sa cabane de la lisière du bois.

Enfin pourquoi n’irait-elle pas voir de ses yeux cette sœur, si elle existait, et qui, si elle représentait une parente ayant eu pitié, pouvait bien demeurer chez lui, s’être installée dans sa cabane d’ermite ?

Ah ! l’atmosphère était étouffante ! Elle attendrait le soir pour sortir, mais elle sortirait, oui, ce jour même. Elle prétexterait une course à la crèche, qu’elle négligeait trop depuis deux mois, et elle gagnerait les hauts épandages, la lisière de la forêt, elle irait… en passant. Marguerite, ce jour de chaleur orageux, se sentait chassée de chez elle par une puissance inconnue. Elle en arrivait au comble de ses souffrances et de sa rage… il fallait savoir d’une manière ou d’une autre si la terrible maladie, gagnée au contact de ce démon, était de l’amour ou de la haine.

Elle sortit vers trois heures, ne pouvant plus calmer son impatience. Il faisait certainement un temps exaspérant. Les plus courageuses résolutions tiennent à l’état du ciel. Peut-être aussi son enfer intérieur la poussait. Devant elle, un espace bleu flambait, limité par de vagues nuées roussâtres qui se fonçaient au-dessus de la ligne sombre des bois. Là, on aurait dit que des arbres s’exhalait une espèce de fumée montant d’un foyer mystérieux moitié braise émeraude moitié vapeur de soufre.

Marguerite avait sa robe de chambre, un peignoir de batiste blanche fanfreluchée et une ombrelle de soie de Chine, pas de chapeau. Elle ne savait plus comment elle était descendue de chez elle et comment elle avait oublié de prendre son canotier accroché dans le vestibule. D’instinct, elle se mentait à elle-même, ne trouvant pas l’occasion de dissimuler le but de sa course à des servantes ou à des employés.

— Je vais aller jusqu’au bout du champ de betteraves, si je ne rencontre personne j’irai jusqu’à la crèche et de la crèche… Cependant j’ai oublié mon chapeau. On ne fait pas de visites à des gens sans chapeau un jour pareil. Mais il vaut mieux que je n’y aille pas… ce sera pour demain. Je m’habillerai soigneusement. Je mettrai une voilette et je dirai ce que j’ai à dire. Papa est fou de laisser un abri à ces gens qui ne le payent pas et qui vivent sur nos terres comme des ennemis. Sa sœur ! Ce n’est pas une sœur… En tous les cas, il n’aura pas de femme chez lui chez moi. Un bon prétexte, ce serait d’y aller pour les mettre dehors…

Et elle tourna la crèche, laissa les rails du Decauville sur sa gauche, se jeta en courant dans le sentier menant au bois.

Il osait cela, lui, son bien, sa chose, son amoureux.

Elle courait dans l’atmosphère saturée d’électricité, tourbillonnant comme un petit volant de plumes blanches lancé par une élastique raquette. Ah ! il se permettait d’avoir une sœur, mais elle ! ne l’avait-il pas appelée littérairement sa petite sœur incestueuse ? En tous les cas si cette sœur était absolument légitime, elle, la petite sœur incestueuse pourrait peut-être s’entendre avec elle. On ramènerait le loup déchaîné à sa prison et on lui ferait rétracter les affreuses paroles… Maintenant la sœur devenait le bout du ciel bleu dans l’horrible tempête de son âme.

Elle allait, allait si vite qu’un moment elle dut s’arrêter contre un grillage de fil de fer, s’accrocher des ongles comme un pigeon blanc abattu par un coup de gaule sur le treillis d’une volière.

— Une sœur ! Jeune ou vieille ?

Elle éprouvait une telle crispation de gorge qu’elle n’avalait plus sa salive. Et puis elle avait très chaud, son corset la serrait trop, elle sentait un peu de sueur lui tiédir les aisselles. Cela marquerait sous les manches de son peignoir qui justement n’était pas de la plus irréprochable propreté. Elle se redressa, reprit son élan.

Elle arriva sans s’être aperçue du crochet depuis la crèche ; d’un mouvement machinal, elle poussa la barrière du jardinet et s’arrêta encore.

Tout paraissait bien désert, bien sauvage. Parmi des ronces rampantes et des vignes maigres, elle remarqua des touffes de violettes fraîchement plantées, d’humbles violettes des bois pâlottes à cause de l’ombre et, près d’elles, une petite cruche fêlée pour les arroser, mais les fleurs n’auraient bientôt plus besoin d’eau, car elles séchaient sur leurs tiges, ce n’était plus pour les fleurettes pauvres la saison du triomphant parfum.

Marguerite heurta du manche de son ombrelle la porte disjointe de la maison, sans nul doute abandonnée.

Ce fut la sœur qui vint lui ouvrir.

Et les deux femmes demeurèrent en présence, immobiles, effarées toutes les deux de s’apercevoir autrement qu’elles s’étaient rêvées.

Flora portait toujours sa robe rose ignoblement crasseuse, sans corset, mal coiffée, ses cheveux roux, d’un roux presque noir, ou teintés de suie, lui embrouillaient les traits, une mèche lui galopant sur toute la face. Son corsage déboutonné, car elle aussi avait chaud, laissait entrevoir la cicatrice de sa gorge. Elle tenait à la main une veste d’homme qu’elle brossait ou reprisait. Ses doigts semblaient si minces qu’on aurait eu peur de les briser en les serrant ; elle se traînait, l’air exténuée, vacillait sur ses jambes. Ces deux mois de caresses l’avaient fondue dans sa robe rose toute éreintée aux coutures. Et sa bouche plus grave, plus pâle, prenait un pli de désespérée lassitude. Cependant ses yeux d’un éternel vert printemps resplendissaient encore d’une lueur, d’une de ces flammes qui consument les pécheresses, mais leur fait jaillir un dieu du regard aux heures d’amour. Ce jour-là elle se négligeait, parce qu’il était sorti. Sans coquetterie aucune, elle se dépêchait pour les besognes utiles, lavait le peu de linge, recousait des boutons, brossait des habits… bientôt elle serait obligée de se retirer tout à fait du nid d’amour, et il convenait de laisser partout le souvenir de son dévouement d’amante. La porte s’ouvrant sur cette intruse, elle fut un peu éblouie de tout ce blanc, de ce soleil, de ces cheveux blonds, et derrière Marguerite entra vaguement la nuée de l’orage qui s’annonçait.

— Bonjour, Mademoiselle, dit-elle d’une voix jeune et chantante qui contrastait péniblement avec le délabrement de toute sa personne. Que désirez-vous ? (Elle ajouta, penchant la tête sur une épaule pour y voir sous la mèche battante de ses cheveux.) Est-ce que vous ne seriez pas Mlle Davenel, la fille de notre propriétaire ?

C’était à la fois ironique et naïf. Il lui avait fait si souvent le portrait de cette belle personne honnête qu’elle la reconnaissait tout de suite pour sa plus mortelle ennemie… sa propriétaire !

— Je suis en effet Mlle Davenel, fit Marguerite d’un ton hautain, et je suis venue de la part de mon père, en me promenant, pour savoir où vous en étiez de votre déménagement. Est-ce que Monsieur votre frère (elle appuya sur le titre) n’est pas ici ?

Flora boutonnait son corsage d’un geste d’adorable pudeur.

— Oui, dit-elle très doucement, mon frère est sorti et il ne reviendra qu’à la nuit si le temps ne se gâte pas ; il est allé chercher de l’ouvrage à Paris… Vous ne voudriez pas vous asseoir un moment, Mademoiselle, puisque vous êtes ici chez vous ?

Devinant que ce qui pressait le plus ce jour-là était de sauvegarder les convenances, elle se fit toute respectueuse, avec une nuance de tendresse dans la voix, pour bercer l’ennemie.

— Ah ! oui, notre déménagement… nous devons beaucoup de termes, bien sûr… c’est si triste de déménager tout le temps… et quand il ferait si bon à la campagne par ces chaleurs… enfin… vous nous accorderiez encore combien de jours ?… Vous êtes si jolie que vous ne devez pas être une propriétaire bien méchante, vous.

Elle se cramponnait à cette histoire du terme, essayant de ne pas commettre trop de gaffes. Qui avait inventé l’histoire du frère et de quelle catastrophe était-on encore menacé ?

— Vous comprenez, fit Marguerite, fermant son ombrelle et pénétrant dans cette redoutable obscurité d’antre, qu’après ce qui s’est passé il serait impossible à mon père de vous louer cette cabane. Elle est d’ailleurs inhabitable hiver ou été, je crois.

— Je comprends… je comprends… murmura Flora d’un accent détaché de tous les biens du monde. Moi je vais partir… mais lui… où ira-t-il ? Je vais vous expliquer, Mademoiselle ; j’étais là pour mettre un peu d’ordre. Un homme c’est toujours si gosse sous le rapport du ménage… Vous ne voulez pas vous asseoir sur ce lit, dites, Mademoiselle, on est fatigué de ce temps d’orage. Je vous en prie, asseyez-vous… la couverture est bien propre, je l’ai lavée et fait sécher hier… je laisserai tout comme je l’ai trouvé, voyez-vous, je sens que ce sera mieux ainsi… le quitter sans rien déranger de plus !… Ah ! le pauvre petit… mon Ful… où ira-t-il ?

Ses yeux brillaient de larmes, elle parlait tout à coup comme une vieille, une très vieille sœur, celle qu’on a initiée aux pires frasques, celle qui fut rudoyée, adorée, battue et rappelée tant de fois, celle qui revient toujours sur la pointe du pied quand dort la bête pour nettoyer les taches de vin sur les vêtements, les taches de sang sur les mains. Pauvre petit ! Pauvre Ful ! Sûrement qu’il n’avait jamais su se tenir, et que deviendrait-il quand elle l’aurait définitivement quitté ? Voici qu’une demoiselle haineuse leur croulait en avalanche de neige dans le dernier orage de leur passion. Ah ! c’était donc là cette belle personne dont il disait : « C’est une bien stupide créature ! » et dont Marcus, le journaliste, espérait empêcher le mariage ? Oui, elle était jolie fille… on la séduirait facilement si on savait la prendre par la vanité, car elle s’était assise dès que Flora lui avait glissé un compliment. À présent, elle regardait sournoisement ses petits souliers de peau blanche comme un baby qui aurait la bizarre envie de les sucer.

Flora s’assit à l’autre bord du lit de sangle, reprit sa couture interrompue, courba la tête.

— Je voudrais bien vous parler, mademoiselle Marguerite, puisqu’on m’a dit que vous étiez très bonne, commença Flora de sa voix chantante devenue poignante comme un sanglot ; depuis deux mois que je suis ici, j’ai pu causer à des tas de gens de Flachère et des environs. J’ai vu, de loin, n’osant pas y entrer, la crèche que vous avez fait bâtir pour les petits enfants pauvres du pays, et je sais qu’aux réfectoires de la coopérative, où j’achète quelquefois du vin, on a l’ordre d’en donner aux mendiants qui traversent vos jardins. (Elle hocha le front, passa ses doigts minces sur ses cheveux pour les séparer en bandeaux et y mieux voir.) Faut pas nous gronder trop alors de ce que nous sommes encore ici…

Marguerite se mordit les lèvres.

— Mais, Mademoiselle, c’est mon père seul qui a le droit de vous garder ou de vous renvoyer. Je ne suis pas la maîtresse…

— Oh ! non, une jeune fille, ça n’est pas la maîtresse… bien sûr, murmura Flora plus humble et plus repliée encore sur elle-même, pourtant si vous vouliez… puisque vous êtes belle comme un ange… vous prieriez votre papa… moi je n’oserai jamais l’aller trouver, je n’ai plus de robe convenable et mon frère me Fa bien défendu… vous prieriez votre papa de reprendre Fulbert chez lui. Il travaillera tant qu’il rachètera ses fautes, allez. Moi, je le connais bien, mon Ful, c’est un mauvais sujet, mais il est capable des meilleures choses. Si je savais, moi, tout ce qu’il sait, je vous démontrerais le fond de toute cette affaire… Il n’y a guère que moi qui puisse y démêler la vérité. Est-ce que je vous fâche, Mademoiselle, en vous parlant de lui ?…

Marguerite, soupçonneuse, regardait cette fille, les yeux mi-clos, la bouche un peu pincée. Ce torchon de peluche rose ayant l’air d’avoir essuyé la vaisselle ne pouvait vraiment pas être la compagne légitime ou illégitime de Fulbert, le lettré, le railleur qui trouvait de la boue au bord des jupes les plus blanches et les plus garnies de dentelles. Non ! ce n’était que sa sœur, une sœur malade, probablement étiolée par la misère, aussi déchue que lui, plus peut-être, car les femmes qui tombent vont toujours plus bas que les hommes dans la chute. Ensuite, il y avait une preuve péremptoire de leur parenté : ils se ressemblaient.

Mlle Davenel, Marguerite, la vierge instruite, ignorait cependant que les amants dont les lèvres ne se séparent guère que pour manger ou boire (chez eux on se nourrissait assez peu souvent) ont, en effet, d’étranges ressemblances, et finissent par se modeler l’un sur l’autre dans la continuité de l’étreinte.

— Non, Mademoiselle, vous ne m’offensez pas du tout en me parlant de votre frère, et je n’ai aucune animosité contre lui, veuillez en être persuadée.

Flora eut un sourire navré.

— Alors, pourquoi que vous ne l’avez pas mieux mis dans ses meubles ? (Elle se reprit, confuse de ce qui venait de lui échapper.) Je veux dire pourquoi que votre père le laisse coucher sur la terre nue ? Oh ! Mademoiselle, si vous saviez comme il fait humide la nuit chez nous… chez vous… c’est rien de vous le dire… j’en ai les reins tout perclus… c’est que, voyez-vous, je ne suis pas bien portante, moi… j’ai… j’ai… une maladie de poitrine, et les médecins ont dit que je ne finirais pas l’été. Mon frère n’en sait rien, ça, il ne faut jamais le lui dire… ce serait trop pour lui qui a été si malheureux à cause de moi. (Elle s’arrêta, le regard suppliant.)

— Pauvre femme, dit Marguerite, qui se voyait un rôle d’ange bénisseur tout préparé, aussi l’occasion de se créer l’héroïne d’une prochaine aventure d’amour qu’elle pourrait comparer aux plus extraordinaires des romans modernes. Vous êtes tuberculeuse, mais votre frère doit bien s’en apercevoir… où couchez-vous, quand il est là ?

Flora désigna une paillasse dans un coin, que précisément elle avait tirée de leur misérable grabat pour l’aller remuer au soleil.

— Là-dessus, Mademoiselle. Seulement (et elle eut un sourire singulier), nous tendons un drap entre nous… (elle ajouta de sa voix mystérieuse :) Faudra bien que le drap se tende tout à fait, celui des morts sépare bien mieux…

— C’est horrible de plaisanter ainsi, fit Marguerite en tressaillant, cela porte malheur d’appeler la mort avant… le temps. Vous êtes encore jeune, Mademoiselle ?

— Quel âge me donneriez-vous ? questionna Flora en cassant son fil pour dissimuler le pli amer de sa lèvre.

— Probablement trente-cinq ans !

Flora eut l’héroïque courage de répondre :

— Vous ne vous trompez pas.

Elle en avait vingt-huit.

Et comme si le calice devait lui être versé tout entier, Marguerite ajouta poliment :

— Vous avez dû être bien belle, autrefois.

On causait, n’est-ce pas, entre femmes !

— Oui, je le crois… mais je ne m’en souviens plus, dit la pauvre abdiquant en martyre devant le joli et inconscient bourreau.

— D’autres peuvent s’en souvenir, insinua Mlle Davenel avec une méchante finesse.

— Ah ! si j’étais bien certaine de donner encore du bonheur à devenir couleur de cendres !

Il y eut un silence glacé malgré les roulements de cet orage qu’on entendait gronder au loin et la chaude atmosphère saturée d’odeur de soufre, atmosphère odieusement pourrie comme chaque fois que ce pays exhalait son âme dans l’étreinte d’une rafale.

— Mon Dieu, s’inquiéta Marguerite, il va pleuvoir et je suis venue ici nu-tête, sans même un cache-poussière !

— Je vous prêterai mon manteau, répondit Flora d’une voix sourde.

— Non, non ! j’attendrai ! répondit Mlle Davenel, épouvantée à l’idée de ce manteau, sans trop savoir pourquoi. La pluie ne dure pas en cette saison.

Puis elle espérait toujours que Fulbert rentrerait. Flora, immobile, avait cessé de coudre.

— Enfin, je vais parler à mon père dès ce soir, Mademoiselle, reprit Marguerite, s’efforçant de rompre un silence qui la gênait singulièrement. Est-ce que vous savez de quelle façon brusque M. Fulbert nous a quittés ?

— Je ne sais rien, laissa tomber Flora lentement, les mains jointes sur son ouvrage, rien, rien, mais… il y a des choses que je devine. Ceux qui peuvent s’en aller d’un moment à l’autre voient à travers les murs et, je vous le répète, je ne suis pas venue ici pour du désordre. À quoi cela nous servirait à tous ?… Je vais vous dire ce qui doit arriver, si vous êtes vraiment bonne et que vous ayez de l’affection pour quelqu’un… (Sa voix chantante, qui sombrait dans une morne résignation, eut un petit râle de bête à l’agonie.) Écoutez-moi ! Oubliez qui je peux être. Il faut que vous m’écoutiez comme si j’étais déjà dans la fosse… Mon frère n’a pas d’autre crime que moi sur la conscience… les crimes d’amour, ça compte si peu ! Je veux dire qu’il a une sœur qui est une fille… comprenez-vous ? J’aime mieux vous apprendre ça moi-même. Il ne faut pas le maudire pour cela, mademoiselle Marguerite. Je m’en irai dès demain pour ne pas crever chez lui, chez vous. C’est bien décidé au fond de moi, mais pour que je m’en aille tranquille, je voudrais une promesse…

— Laquelle, mon Dieu ? Je vous jure de faire tout mon possible pour vous venir en aide à tous les deux. C’est que Fulbert est parti si drôlement… il ne vous a pas raconté ?

Flora se leva et se tourna vers la muraille, s’occupant à décrocher une mante grise pendue à un clou derrière le lit.

— Il m’a confié, prononça-t-elle d’un ton de suprême indifférence, qu’il osait vous aimer d’amour, et que parce qu’il était pauvre, il vous craignait.

Marguerite eut une explosion de joie ingénue. Cette femme cessant de la regarder justement, elle risqua un geste d’enfant, frappa le sol de son ombrelle et s’écria :

— Quelle folie ! Le pauvre… pauvre garçon… je m’en doutais… mais je n’y peux rien, moi, chère Madame. Et quelle promesse voulez-vous que je vous fasse ?

— Celle d’essayer de l’aimer… comme… une sœur !… puisque vous ne pouvez pas l’épouser… ou qu’il ne veuille pas se laisser épouser… vous me comprenez, Mademoiselle… comme une sœur.

À ce moment l’orage croula, fracassant la forêt sous les averses, et l’on n’entendit pas Flora sangloter, la face enfouie dans le manteau de la Morte.

Quand Marguerite rentra chez elle, elle n’avait pas vu Fulbert, mais son cœur exultait. Elle avait même daigné accepter cette mante grise, si rapiécée, ayant enveloppé une tuberculeuse. Il y a des jours où l’on est vraiment au-dessus de tous les préjugés sociaux, où l’on se sent l’égale de n’importe quelle pécheresse pour l’amour du seul Amour. Fulbert était libre, Fulbert l’aimait, il avait véritablement une sœur… et quelle humble créature !… Elle s’expliquait maintenant le drame bouleversant tout la vie de ce garçon. Une proche parente prostituée jetant le scandale et la boue sur son ancienne situation, le forçant à taire jusqu’à leur nom de famille. Lui l’orgueilleux fuyant le monde, Paris, fauve traqué par son propre déshonneur qui insultait toutes les femmes pour tâcher d’oublier l’inconduite de l’autre.

Voici qu’un étincelant arc-en-ciel auréolait la boue !

La suprême rédemption.

Cette fille n’en avait pas pour longtemps. Elle disparue, on reprendrait les doux entretiens et qui savait ?… si Fulbert devenait un comptable de génie…

Elle secouait ce manteau rempli de larmes, qu’elle avait accepté toute heureuse d’un prétexte pour une nouvelle visite de charité, car elle ne leur enverrait aucun domestique, cela serait compromettant.

— Marguerite, cria M. Davenel, du haut du perron, dépêche-toi donc, nous avons du monde à dîner ce soir. C’est insensé de courir les routes d’un temps pareil !

— Ne te fâche pas, petit père ! (Et elle se jeta dans ses bras, car elle mourait du désir d’embrasser quelqu’un.) Situ savais quelle misère je viens de voir… et puis, j’ai dû laisser passer un peu l’averse… Du monde à dîner ! Qui ça ?

— Un journaliste, chuchota Davenel, très content de remettre la main sur la maîtresse de la maison. Un jeune homme très bien, entre parenthèse, qui s’est égaré à bicyclette par ici. Il est charmant ce jeune homme, seulement je ne sais qu’en faire depuis deux heures qu’il me parle de son article sur les épandages… alors, pour couper court, je l’ai invité à dîner. Tu reprendras la conversation avec lui, ce soir, puisque toi tu t’entends mieux que moi à la littérature.

Derrière lui, Marcus, en irréprochable costume de cycliste boulevardier, s’inclinait profondément.

Il avait dû s’égarer par le chemin de fer.