Le Dernier livre de Taine

LE
DERNIER LIVRE DE TAINE[1]

Les livres, ces êtres vivans, ont comme les personnes l’abord triste ou gai. Triste est ce sixième et dernier volume des Origines de la France contemporaine, triste comme un orphelin venu avant terme. Admirable fragment d’une grande œuvre inachevée, il a passé dans le silence indifférent de la critique ; à peine s’il a reçu les coups de chapeau distraits que l’on donne au convoi d’un inconnu. Mieux encore que ses aînés, ce volume laisse pressentir le jugement d’ensemble que Taine s’apprêtait à rendre sur le Régime moderne, et qu’il n’a pu libeller. — Pendant plus de vingt ans, l’infatigable mineur a creusé ses galeries d’exploration sous le sol qui porte la cité française. Au lendemain des terribles secousses qui avaient ébranlé cette cité, il s’était promis de reconnaître la nature et la solidité du terrain où elle pose. Avec des blocs puissans noyés dans une accumulation de notes et de menus faits, l’œuvre qu’il retirait de ses excavations donne bien l’impression d’une montagne de déblais à l’orifice d’un puits de mine. — Il s’y enfonça, poussant la sape méthodique dans les couches de débris dont notre sol est formé depuis un siècle, vérifiant les fondemens de nos édifices, les racines dernières des arbres vigoureux en apparence. Pendant vingt ans, il chemina sous les institutions de notre France, patient, courbé sur son pic, les yeux uniquement fixés sur le point d’attaque qu’éclairait sa lampe sourde ; inattentif aux étonnemens, aux passions, aux colères qui se déchaînaient, quand on l’entendait fouir sous quelque enclos sacré, sous quelque sanctuaire de vaines reliques consacré par la superstition. Il remontait de l’ancien régime à la Révolution, de la Révolution au régime napoléonien, base de toutes nos constructions actuelles ; il se rapprochait, le cheminement allait déboucher sous nos pieds : Taine en serait ressorti au cœur même de notre vie présente, pour nous dire le secret de ses investigations et la valeur sociale de cette vie. Comme il touchait au but, l’outil lui tomba des mains ; à ce labeur formidable, le mineur avait creusé son propre tombeau.

Le plan de ce dernier tome comportait l’étude de l’Eglise, de l’École, de la Famille, telles que le système napoléonien les a façonnées, et les conclusions de l’auteur sur la société engendrée par ces facteurs essentiels. La mort a raccourci la tache de l’historien philosophe. On n’a pas jugé à propos de nous donner l’ébauche des parties inachevées. Une courte préface, écrite par le disciple le mieux initié à la pensée du maître, marque discrètement les prolongemens de cette pensée ; les deux chapitres de l’Eglise et de l’Ecole composent à eux seuls le volume définitif. Je doute qu’il y ait dans toute l’œuvre de Taine deux morceaux plus solides, plus expressifs de son génie particulier ; jamais peut-être il n’avait enveloppé, vidé un sujet avec moins de mots, avec plus de force ramassée. Telles deux pierres romaines, abandonnées dans le désert, attestent la place d’un temple magnifique et l’art souverain des dominateurs qui bâtissaient avec de pareils matériaux.

Interrogeons un instant la signification de ces témoins. Je ne prétends pas revenir ici sur l’ensemble des Origines ; tout au plus, et incidemment, sur l’avant-dernier volume, le premier du Régime moderne : les fragmens qui nous occupent s’y rattachent étroitement ; ils continuent, dans le même esprit, l’étude de l’institution napoléonienne et des conséquences qu’elle porte pour notre avenir.


I

Ironie cruelle, et qui met sur les pages du livre inachevé une tristesse de plus, une tristesse de défaite ! L’apothéose de Napoléon a commencé sur la tombe de Taine. Ces volumes accusateurs n’ont servi qu’à exhausser le piédestal de la statue relevée. Leur note isolée expire et détonne dans le concert d’acclamations qui salue à cette heure l’Empereur. — L’historien avait réussi à ébranler la religion révolutionnaire ; ses jugemens audacieux, accueillis d’abord par les fidèles comme un paradoxe et un scandale, avaient lentement pénétré l’intelligence française et déterminé à la longue un contre-courant irrésistible. Les Origines de Taine avaient détruit l’état d’esprit ressuscité par les Girondins de Lamartine ; de l’imagination séduite par le poète, elles en appelaient à la raison philosophique ; et si l’effet des Girondins fut plus rapide, plus puissant sur le populaire, l’action contraire des Origines était plus profonde, elle reste plus durable. Taine avait semé le doute, s’il n’avait pas fait la désertion, autour de l’idole la plus chère au peuple français. On pouvait croire qu’avec un bien moindre effort, le terrible démolisseur de légendes viendrait facilement à bout de la religion napoléonienne, tombée en discrédit. Il n’en fut rien : l’imprudent philosophe, qui allait naguère dans le sens d’un instinct latent, s’est heurté cette fois à un courant imprévu ; il a réveillé le sentiment qu’il voulait combattre, et les observateurs superficiels estiment qu’il a roulé, vaincu, sous les pieds du colosse auquel il s’attaquait. Nous verrons tout à l’heure ce qu’il y a d’erreur dans ce jugement sommaire, et comment on donne raison à la pensée maîtresse de Taine quand on répond à son réquisitoire par un cri de : Vive l’Empereur !

Je ne pourrais que me répéter si je m’étendais sur « la napoléonite aiguë », comme nous l’appelions il y a deux ans, dont nous avons noté ici-même les premiers symptômes, puis l’éruption caractéristique, au fur et à mesure que paraissaient les publications sur le premier Empire ; publications qui étaient à la fois cause et effet de l’engouement général. La renaissance napoléonienne ! un homme l’avait prédite, le sculpteur Rude ; voilà juste un demi-siècle, il coulait en bronze le rêve qu’il verrait aujourd’hui réalisé, s’il revenait parmi nous. Son Eveil à l’immortalité exprime si exactement le phénomène auquel nous assistons, et cette belle œuvre est si peu connue, que c’est à peine une digression d’en dire quelques mots.

En 1845, après le retour des cendres, un grognard de la Grande Année, Charles-Claude Noisot, eut une fière idée. Il avait été capitaine dans la vieille garde, capitaine adjudant-major au bataillon de l’île d’Elbe. Retiré dans sa propriété de Fixin, près de Dijon, Noisot vieillissait, fidèle à son culte. Sentant approcher la mort, et voulant continuer de monter auprès de son Empereur la garde d’outre-tombe, il fit venir Rude, qui professait la même foi, il lui commanda un monument emblématique de son espérance. L’artiste traduisit l’idée du soldat. Une lithographie du temps[2] met sous nos yeux « L’inauguration de la statue la Résurrection de Napoléon, érigée à Fixin par MM. Noisot, grenadier de l’île d’Elbe, et Rude, statuaire, le 19 septembre 1847. » — Une foule de belles dames en châles de cachemire et de messieurs aux redingotes héroïques emplit le parc de Fixin ; entre deux haies de gardes nationaux qui présentent les armes, dans la fumée des coulevrines juchées sur le castel crénelé de Noisot, le bloc de bronze se dresse au sommet d’un tertre. — Au pied de ce tertre, aux pieds de son Empereur, Noisot fit creuser sa sépulture. Il s’y coucha quelques années plus tard, sentinelle vigilante, résolue à attendre là le jour de la glorification définitive, l’heure où le peuple français la relèverait de sa faction. Le monument resta ignoré, sauf des rares touristes qui visitaient ce coin de Bourgogne. Tout récemment, par une coïncidence fatidique, le musée du Louvre installait dans notre salle de sculpture française le plâtre de l’Eveil à l’immortalité, comme pour consacrer le renouveau de la légende par une œuvre qui en est le parfait symbole.

L’Empereur se soulève à demi sur le lit de camp où il dormait. Il écarte d’une main la draperie qui le couvrait, suaire ou manteau militaire, on ne sait. Le buste se redresse, le visage apparaît, moulé sur le masque pris à Sainte-Hélène, maigre, les yeux clos, le front lauré. Le lit pose sur un énorme socle de roches, où l’attachaient des chaînes qui retombent, brisées. L’aigle est éployée sur le devant, clouée aux roches, toute meurtrie, les serres pendantes, les ailes froissées. Dans l’emmêlement furieux que Rude a fait de ces motifs, il semble que le lit porte sur l’aigle autant que sur les pierres du socle. On regrette de ne pas voir auprès Claude Noisot, son mousquet au bras ; mais le capitaine peut se rendormir à Fixin : comme il l’a voulu, son Empereur se réveille dans le Louvre sous les yeux du peuple, qui a relevé le vieux grenadier, de la garde funèbre qu’il montait.

Ce glorieux Rude ne fut jamais mieux inspiré, depuis le jour où il tailla sur l’Arc de Triomphe la synthèse de la Révolution : d’un côté, l’Esprit déchaîné, épars sur la foule qu’il soulève ; de l’autre, cet Esprit absorbé et discipliné dans un homme en qui il s’incarne, prisonnier de l’homme et victorieux par lui. En deux images frappantes, le ciseau du sculpteur a fixé une loi fondamentale de l’histoire, cette loi que le génie fumeux de Carlyle développait au même moment dans un livre sur le Culte des héros : toute force nouvelle naît fatalement dans le désordre, elle n’accomplit sa destinée que dans l’individu qui la réduit à l’ordre, la capte durement et la métamorphose. — « C’est une position tragique pour un vrai homme de travailler on révolutions. Il semble un anarchiste ; et, en vérité, un douloureux élément d’anarchie l’entrave à chaque pas, lui à l’âme entière de qui l’anarchie est hostile, odieuse. Sa mission est Ordre, c’est celle de tout homme. Il est ici pour faire que ce qui était désordonné, chaotique, se change en une chose réglée, régulière. Il est le missionnaire de l’Ordre… — Brider cette grande et dévorante Révolution française, qui se dévore elle-même ; la dompter, de telle sorte que son dessein intrinsèque puisse venir à bien, qu’elle puisse devenir organique et capable de vivre parmi d’autres organismes et d’autres choses formées, non comme une dévastation et une destruction seulement : ceci n’est-il pas encore ce à quoi il a visé, comme au vrai but de sa vie : bien plus, ce qu’il est effectivement venu à bout de faire[3] ? »

Ce que Rude avait deviné d’instinct, ce que Carlyle apercevait dans l’éclair de ses intuitions saccadées, Taine n’en a pas assez tenu compte. Le grand observateur des lois de l’Histoire n’a pas fait la part assez large à cette loi de l’accomplissement des révolutions dans et par un homme. On est mal venu à la rappeler aujourd’hui, si évidente qu’elle soit dans tout le passé. Elle arrache des cris d’orfraie à ceux qui profitent un instant des forces naissantes, et maudissent ces forces ou refusent de les reconnaître dès qu’elles leur échappent ; à ceux aussi qui se lamentent sur l’explosion de toute force nouvelle dans un monde fait à leur gré. Qu’importe ! elles sont nombreuses, les lois naturelles qui nous gênent et dérangent nos petites combinaisons : on ne les supprime pas en les niant. — Taine n’a voulu voir dans Napoléon que l’égoïsme du particulier ambitieux ; il n’a pas fait au « missionnaire » le crédit moral que nous nous sentons forcés de lui accorder, quand nous considérons la nécessité et les difficultés de sa mission. Ce n’est pas chose commode de digérer à soi seul une révolution pour l’assimiler au corps social ; on aurait à moins quelques accès de fièvre, quelques gestes incohérens et outrés. Taine a calculé, avec sa rigide honnêteté de géomètre, les manquemens à la loi morale, les injustices particulières, les blessures faites au droit, les pertes matérielles subies par la patrie ; et son honnêteté s’est indignée devant l’effroyable total qu’elle trouvait. Il n’a pas mis la gloire dans la balance de ses jugemens sur l’empereur, pas plus qu’il n’avait pesé la défense du sol national dans son verdict sur la Convention. La gloire, ce parfum nécessaire, fait de sang et de larmes, est un des impondérables qui ne comptaient pas pour le scrupuleux philosophe. Il écartait les quantités qui ne se chiffraient pas en formules. La conviction où il était que tout peut se réduire en sciences exactes, cette foi ingénue qui fit la beauté du savant et les lacunes de l’historien, je la vois éclater dans une curieuse note du tome VI des Origines : Taine n’a jamais écrit des lignes plus révélatrices de sa structure intime, comme il eût dit lui-même. — « Sur la valeur égale du procédé probant dans les sciences morales et dans les sciences physiques, David Hume a donné les argumens décisifs dès 1737, dans son Traité de la Nature humaine. Depuis, notamment après le Compte rendu de Necker, mais surtout de nos jours, la statistique a montré que les motifs déterminans, prochains ou lointains, de l’action humaine sont des grandeurs, exprimables en chiffres, liées entre elles, ce qui nous permet, ici comme ailleurs, les prévisions précises et numériques[4]. »

Mais pourquoi chercher les points de détail où Taine a échoué dans le portrait de Napoléon ? N’est-il pas plus simple et plus juste de dire qu’il y avait trop d’abîme entre ces deux hommes pour que l’un pût comprendre l’autre, pour que le jugement de l’un sur l’autre fût recevable ? Au lieu de discuter ce jugement, admirons ici l’un des plus rares exemples du drame perpétuel qui se joue entre la pensée pure et l’action. Taine est par excellence le moine de la science, le prêtre de l’absolu ; une seule chose a du prix pour lui : la recherche désintéressée de la vérité ; un seul type d’homme le satisfait : celui qui obéit à toutes les exigences d’une conscience délicate. — Cela est parfaitement beau, et nécessaire pour maintenir la noblesse d’âme dans le monde. — Napoléon travaille dans le relatif, il pétrit la triste matière humaine, par tous les moyens requis pour cette rude besogne. Cela aussi est utile, indispensable au fonctionnement de la vie générale, et d’une magnificence qui éblouit l’esprit lorsque ce travail est fait à coups prodigieux.

Il y a incompatibilité entre ces deux puissances, la spirituelle et la temporelle, antipathie entre leurs représentans, d’autant plus qu’ils sont doués tous deux d’une forte imagination constructive, appliquée à des objets totalement différens. Si le philosophe eût vécu sous l’Empereur, celui-ci l’eût sans doute traqué, banni peut-être, comme le plus dangereux des idéologues. Le paisible Taine proscrit à son tour Napoléon, comme le plus funeste des remueurs de peuples. Figurez-vous des couples enfermés dans une prison, pendant des années : Spinoza et Cromwell, Malebranche et Pierre le Grand, Emmanuel Kant et Frédéric II, Hegel et Louis-Philippe ; on ne conçoit pas de pénétration mutuelle entre ces natures antagonistes : leur éloignement et la sévérité réciproque de leurs appréciations iraient croissant. Pour nous faire connaître les hommes d’action, mieux vaut un penseur médiocre, qui ait emprunté une commune mesure à la pratique des intérêts humains. J’ai presque honte de ce que je vais dire, comme d’un blasphème : mais une vérité moyenne sur Napoléon, nous l’obtiendrons plus sûrement du petit Thiers que du grand Taine. Elle reste assez belle, la part de ces génies excessifs qui vont donner du front contre l’absolu ; comme aux enfans de l’Écriture, le royaume céleste leur appartient : qu’ils s’appellent Spinoza, Pascal ou Taine, nous leur réserverons toujours notre meilleure tendresse intellectuelle, et notre pieuse admiration quand leur vie est aussi pure que leur pensée. Mais pour nous renseigner sur les hommes et sur le train du monde, nous accorderons plus de créance, en dépit de quelques mensonges intéressés, aux praticiens de bon sens, un Retz, un Voltaire, un Thiers. Vis-à-vis de Napoléon, la règle inflexible des premiers ne saurait admettre l’illogisme du seul jugement qu’on puisse porter, avec quelques chances d’y rallier la majorité des bourgeois français : « Napoléon ! dites-lui que je l’admire de toutes mes forces, à la condition qu’il ne recommence pas ! »

Voici pourtant que ce même bourgeois français se retourne vers le magicien, avec un enchantement qui ressemble parfois à un regret inconscient, à l’attente inavouée d’une réincarnation. Il proteste que son culte s’adresse uniquement au héros embaumé dans la légende ; mais le chemin est bien court qui mène d’une admiration au désir d’en voir renaître l’objet. On le fait souvent sans y prendre garde. C’est ici que Taine retrouve ses avantages ; comme je l’indiquais plus haut, l’engouement actuel corrobore certaines de ses conclusions, tout en lui dormant tort sur la ressemblance du portrait.

Quel est le grand reproche fait à l’Empereur par notre historien ? Le système napoléonien, disait-il, a été créé de toutes pièces pour mettre la nation dans les mains d’un homme, au service exclusif de cet homme : en broyant tous les organismes spontanés et indépendans, en établissant une centralisation dont il était la clef de voûte, Bonaparte ramenait tout à sa personne, il se rendait indispensable à la société que son moule fabriquait pour lui. La « machine de l’an VIII » appelle logiquement le moteur central faute duquel elle n’a plus de sens. Et aussi longtemps qu’elle continue de travailler, ses produits doivent tendre à leur destination originelle. C’est bien là, je crois, la thèse fondamentale de Taine ; et s’il y a quelque myopie dans sa vue quand il dissèque l’être vivant, sans tenir compte des élémens libres et insaisissables dérobés au calcul, son regard redevient très sûr lorsqu’il l’applique au jeu des institutions, qui est un problème de mécanique.

Or, depuis bientôt un siècle, la « machine de l’an VIII » exécute le travail voulu par son inventeur. Avec très peu de changemens. N’objectez pas qu’elle a été corrigée par des enveloppes différentes, chartes, constitutions libérales, gouvernemens parlementaires : ces modifications, considérables en apparence, sont tout extérieures et n’entament pas la puissance continue de l’engin. Un droit de suffrage exercé de loin en loin, des libertés politiques dont l’usage n’est intéressant et journalier que pour le petit nombre, des relâchemens temporaires dans l’impulsion centrale, tous ces accidens comptent peu si on les compare à l’action automatique, universelle, incessante des rouages vraiment efficaces de la machine, administration, école, église, famille. Ces rouages, véritables conformateurs de la nation, ils obéissent encore à la pensée de Bonaparte et servent l’intention principale que Taine a dénoncée : rendre Bonaparte inévitable et maître de tout. Sans doute la transformation démocratique apporte de grandes perturbations dans un outillage qui n’avait pas été fait pour ce nouvel état social ; et il faudra bien aviser à créer pour la démocratie des organes mieux appropriés à son développement, si l’on ne veut pas qu’elle étouffe dans les anciens ou qu’elle les saccage. Mais les conséquences de cette transformation sont lentes à se produire ; en tout cas, elles frappent rarement et faiblement l’attention des classes dites dirigeantes, encore fabriquées selon la formule et par les instrumens de l’an VIII. Aussi, par un instinct logique plus fort que les répulsions politiques, cette société réclame de temps à autre le moteur absent de la machine qui l’a engendrée. La fiction impersonnelle de l’Etat ne le remplace point. Les institutions de ce peuple le façonnent pour une fin qu’il n’accomplit pas ; il le sent confusément ; et, comme elles ont diminué en lui l’énergie nécessaire pour briser l’armature où Napoléon enferma les générations à venir, il appelle inconsciemment le mécanicien sans lequel la mécanique coutumière n’a plus de raison d’être. C’est ainsi que Taine triomphe sur le fond, alors même qu’on révise les considérans de sa sentence sur le grand Empereur, qui savait seul diriger la machine à servitude.


II

Le chapitre de l’Eglise, quand la Revue le fit connaître, provoqua dans le monde religieux des discussions passionnées et, avec les réserves de rigueur, une franche admiration pour l’écrivain. L’athlète que notre débile ami portait dans le cerveau n’a peut-être jamais donné un si vigoureux effort. Aborder au déclin de l’âge les sujets difficiles qui occupent la vie des canonistes et s’en rendre maître du premier coup ; démonter pièce à pièce les parties visibles de la délicate horloge qui sonne les heures de l’éternité ; résumer, analyser, épuiser en quelques pages toutes les considérations essentielles sur le fonctionnement civil de l’idée religieuse et sur le gouvernement des âmes ; accomplir cette gageure avec une science du détail si exacte que personne n’y peut relever une erreur de fait ou de doctrine, avec un tact si respectueux que le penseur indépendant n’a pas un mot blessant pour la foi, ce sont là des mérites rares. Taine était le seul qui pût les réunir en dehors de l’orthodoxie. Certes, ici plus qu’ailleurs, la méthode inflexible du philosophe limitait sa vision. Parler de la religion, qui a toutes ses racines dans l’inconnaissable, avec le parti pris de s’en tenir au connu scientifique, l’entreprise est singulière quand elle ne doit pas dégénérer en négation brutale : autant faire une exploration astronomique du ciel sans le secours du télescope. Taine a marqué d’un trait sûr le domaine, la fonction, les conflits des cultes dans leurs rapports avec l’Etat ; il a indiqué le rôle de la religion dans la société. Il ne pouvait prétendre davantage, et nous n’avons pas le droit de demander plus à la bonne foi du savant. Je ne ferai à ce savant qu’une objection, sur le terrain où il entend rester.

On se rappelle les pages célèbres sur les deux « tableaux » : celui que peint la Science, celui que peint la Religion. Taine constate expressément qu’ils sont tous deux nécessaires, bienfaisans pour l’humanité ; puis il décrète avec tristesse la contradiction intime, l’irréductibilité éternelle des deux peintures. Les uns s’en tirent par l’interposition de « la cloison étanche » ; d’autres, ajoute-t-il, « politiques habiles ou peu clairvoyans, essaient de les accorder, soit en assignant à chacune son domaine et en lui interdisant l’accès de l’autre, soit enjoignant les deux domaines par des simulacres de ponts, par des apparences d’escaliers, par ces communications illusoires que la fantasmagorie de la parole humaine peut toujours établir entre les choses incompatibles, et qui procurent à l’homme, sinon la possession d’une vérité, du moins la jouissance d’un mot. » — Voilà un jugement bien sommaire pour tant de grands esprits, des plus qualifiés dans les sciences, qui ont cru ce rapprochement possible et l’ont essayé. En admettant même que leurs tentatives aient échoué jusqu’à ce jour, de quel droit un savant, et le plus persuadé de l’omnipotence du savoir, barre-t-il à jamais la route aux découvertes indéfinies de l’intelligence ?

Je vois bien ici la difficulté de concilier deux méthodes ; je n’aperçois pas une de ces démonstrations expérimentales, irréfragables, qui disent à l’homme de science fourvoyé dans une direction absurde : Tu n’iras pas plus loin. De ce qu’une combinaison d’idées n’aurait pas encore réussi, s’ensuit-il qu’elle ne réussira jamais ? Le classement des notions religieuses et scientifiques est-il donc si définitif qu’il faille écarter a priori tout espoir de coordination entre elles, fermer arbitrairement l’horizon de la pensée humaine ? Aucun positiviste prudent ne voudrait engager si étroitement l’avenir ; et je m’étonne que la sagesse de Taine ne lui ait pas suggéré, alors qu’il exposait son point de vue sur l’incompatibilité actuelle des deux « tableaux », quelques réserves sur les chances de pénétration mutuelle que d’autres manières de voir pourront amener.

Revenons à la politique ecclésiastique du premier Empire, qui est proprement le sujet de l’historien. Il suit son idée favorite ; il est surtout frappé, quand il examine le Concordat et les actes ultérieurs, de la saisie d’un nouvel instrument de règne par la main avide de Napoléon. C’est très vrai : pourtant, sur ce point comme sur tant d’autres, nous sentons un manque d’équilibre dans un reproche justifié, parce que la contre-partie n’est pas suffisamment développée. Taine n’insiste pas assez, à notre gré, sur le bon sens et le courage de l’auteur du Concordat. Bonaparte aperçoit, dans les ruines où il travaille, une plante languissante et mutilée ; tous ceux qui l’entourent lui conseillent d’arracher ce parasite ; son génie juge autrement : il devine la force et l’efficacité sociale de la religion, il lui fait une large place dans ses plantations. Le désir de s’en approprier les fruits naît aussitôt, je le veux bien ; mais la première impulsion qui décida le politique fut un sentiment clairvoyant du juste et de l’utile. Ce grand joueur n’a pas risqué de partie plus dangereuse, tous les témoins en tombent d’accord avec Chaptal : « L’opération la plus hardie qu’ait faite Bonaparte a été le rétablissement du culte sur ses anciennes bases… Outre le principe de religion, il y avait encore un principe de politique qui déterminait sa résolution, et, quoique cet acte n’eut l’approbation d’aucune des personnes qui l’entouraient, il l’exécuta[5]. »

Observons à ce propos combien il est heureux que le Consul s’y soit résolu dès le début. En 1804, il accomplit son dessein avec le sens pratique et la mesure qui caractérisent toutes ses œuvres, dans cet âge magnifique de son intelligence. Dix ans plus tard, quand le délire de la toute-puissance précipita cette imagination dans le chimérique, Napoléon eût peut-être pris modèle sur Henri VIII : il se fût fait pape, chef de religion nationale, c’est au moins vraisemblable, si la chose eût été à recommencer.

Après le rétablissement de l’accord avec l’Eglise, la main impériale s’abat lourdement sur les prêtres qui font acte d’indépendance. A lire les exemples d’injustice et de brutalité accumulés par Taine, il semblerait que Napoléon ait dû être classé parmi les pires persécuteurs de la religion. L’Eglise n’en a pas jugé ainsi. C’est une des grandeurs et des forces de l’Église qu’elle fait peu de cas des souffrances endurées par ses membres, pourvu que l’on respecte son principe. Napoléon frappe les hommes, il s’incline devant le principe, il ne s’avise pas de discuter le dogme. L’Eglise lui sera moins sévère qu’à d’autres gouvernemens, beaucoup plus doux et plus ménagers des personnes, mais ouvertement hostiles au principe. Le politique très désireux de taquiner l’Église, tout en gardant des rapports tolérables avec elle, doit choisir entre deux satisfactions : ou contrecarrer le dogme et respecter les prêtres, ou jeter les prêtres au cachot et respecter le dogme. Conseillons-lui le second parti : il contente mieux les colériques et coûte beaucoup moins cher aux gouvernemens.

Dans son étude sur les évolutions ultérieures des organismes créés par Napoléon, Taine discerne avec sagacité pourquoi le clergé déjoua les prévisions du fondateur et comment il échappa à la subordination qu’on lui avait imposée dans le cadre commun des services d’État. Le tuteur disparu, cette branche nourrie de sa sève propre se développa, aux dépens des autres qui s’étiolaient. L’écrivain a une page très fine sur le personnage de l’évêque en province, sur les causes qui font de l’évêché une principauté stable et autonome, entre les tentes légères des fonctionnaires. Mais où la force coutumière de l’historien m’apparaît le mieux, c’est dans les considérations sur le « christianisme romain », et quand il développe la remarque de Sumner Maine : « En passant de l’Orienta l’Occident, la spéculation théologique avait passé d’un climat de métaphysique grecque dans un climat de loi romaine. »

Cette vue suggère des idées qu’on pourrait pousser très loin, dans l’Église et en dehors d’elle. L’entente et les démêlés du catholicisme avec Napoléon étaient en quelque sorte commandés d’avance par la complexion romaine qu’avaient en commun ces deux puissances. Le César français venait reprendre dans le monde, au nom et avec les pures traditions du vieux droit latin, tout ce que l’Eglise avait lentement soustrait de ce droit aux Augustes. Il voulait la faire rétrograder jusqu’à Constantin, sinon même au-delà ; car ce qu’elle détenait, c’était son bien propre, à lui César. Que Napoléon ait été une complète réincarnation de l’esprit latin, Taine l’a surabondamment démontré. Le corps temporel de l’Eglise étant animé de ce même esprit, il devait y avoir attraction et répulsion entre ces deux co-partageans de l’ancienne Rome.

Du fait qu’ils ont bâti tous deux sur le tuf latin, avec des pierres latines, d’autres conséquences se dégagent pour l’avenir. S’il était prouvé que nous nous délatinisons rapidement, ce serait un motif de plus pour conclure à la ruine fatale de l’édifice napoléonien, devenu caduc ; et l’on s’expliquerait mieux, d’autre part, l’écoulement momentané des âmes hors de l’Eglise, ce que Taine appelle le paganisme croissant de notre peuple. Or, d’évidens symptômes nous avertissent qu’il tarit, ce lait de la louve romaine dont nous avons subsisté pendant tant de siècles. La langue de Rome, gardienne et véhicule de l’esprit latin, perd chaque jour du terrain, malgré la résistance de nos traditions scolaires. On a beau l’introduire dans les jeunes cervelles, qui en conservaient naguère quelque chose, elles l’éliminent aujourd’hui en sortant du collège ; on n’ose plus citer du latin : l’eau de la source mère se perd de plus en plus dans le torrent de la vie moderne. De même pour le droit romain : il fuit de nos codes par chaque fissure ; les conceptions nouvelles de la famille, de la propriété, du statut personnel, gagnent de la faveur et ruinent les anciens principes de notre législation. Si l’histoire du monde peut se ramener à une lutte perpétuelle entre l’Orient et l’Occident, la phase actuelle atteste un recul de l’Occident, un retour offensif de l’Orient ; je prends ces mots d’Orient et d’Occident comme deux patrons où l’on a rapporté de tout temps deux états de pensée bien distincts. Mesurez le chemin parcouru depuis deux cents ans. Le XVIIe siècle respire et se meut dans un air tout latin ; ses doctrines, sa littérature, sont exclusivement saturées de cet air. Aujourd’hui, nos sciences et nos lettres témoignent d’une disposition d’intelligence incomparablement plus proche de l’esprit grec. Nos générations ont déjà rétrogradé de Rome à Athènes ; celles qui viennent paraissent sollicitées plus loin encore vers l’Orient. Dans ce jeune homme symboliste, mystique, bouddhiste, enchanté par les mythes germains et les littératures Scandinaves, il y a un vieil Arya qui se retrouve et se dépouille de son laticlave romain. Il serait puéril d’exagérer ce petit frisson de l’esprit oriental, mais il en faut tenir compte. L’Eglise elle-même n’y échappe point. Ne sent-on pas chez elle comme un léger adoucissement du « climat de loi romaine » ? Et ce n’est point pour revenir au « climat de métaphysique grecque », c’est pour remonter aux sources de Palestine. Il y a dans chaque ministre de l’Eglise un pêcheur galiléen et un juriste romain : le premier, évangélique et populaire, plus sensible aux souffles moraux et à la loi de grâce ; le second, aristocrate, plus préoccupé de codifier le dogme et de « dire le droit ». Ce dernier, qui offusqua parfois le pêcheur de Tibériade, s’efface à l’heure présente ; il estime sans doute que les âmes écouteront plus volontiers son doux et simple aîné. L’Eglise peut se prêter à ces oscillations de l’esprit humain sans rien démentir de son unité ; elle a dans ses réserves séculaires des précédens qui la font toujours semblable à elle-même, soit qu’elle appuie vers l’Occident, soit qu’elle se retourne vers son berceau oriental. Dans quelque direction que nous porte le mouvement indéniable qui nous arrache à la gangue latine, nous retrouverons toujours devant nous une des antiques faces de l’Eglise. On n’en peut dire autant du système napoléonien : épave romaine, sa destinée est d’échouer à l’abandon, si les eaux qu’on entend monter refluent hors du lit latin.

Le chapitre de l’Ecole n’appelle pas les objections que j’ai cru devoir faire au précédent. Ici, Taine a trop beau jeu pour dénoncer le rouage de la machine le plus spécialement adapté à la formation de petits sujets impériaux, tels que les voulait Napoléon. La prétention était tyrannique ; du moins elle avait un sens : le biberon national distribuait seul à tous les Français en bas âge la pensée unique du maître qu’ils devaient servir. Mais qu’il continue de fonctionner dans les mêmes conditions après l’éviction de ce maître ; qu’il distribue au nom d’un État impersonnel, perpétuellement changeant, une doctrine flottante ou nulle, la philosophie préférée d’un chef de bureau et l’éducation selon la formule du cabinet qu’on renversera demain, — ceci touche presque au comique ; au tragique, si l’on examine les derniers résultats de l’effort imposé à la machine pour qu’elle répande sa manne sur tous les citoyens. Taine, enfant terrible de la science, juge ces résultats, et il passe en sévérité le réactionnaire le plus endurci. A propos de l’universalité de l’instruction, il dit : « L’instruction est bonne, non pas en soi, mais par le bien qu’elle fait, notamment à ceux qui la possèdent ou l’acquièrent. Si un homme, en levant le doigt, pouvait mettre tous les Français et toutes les Françaises en état de lire couramment Virgile et de bien démontrer le binôme de Newton, cet homme serait dangereux, et on devrait lui lier les mains ; car, si par mégarde il levait le doigt, le travail manuel répugnerait à tous ceux qui le font aujourd’hui, et, au bout d’un an ou deux, deviendrait presque impossible en France[6]. » — Et à propos de la gratuité : « Instruction gratuite, le mot sonnait bien, et semblait indiquer un cadeau véritable, une libéralité du grand personnage vague qu’on appelle l’Etat, et que le public ordinaire entrevoit toujours à l’horizon lointain comme un supérieur indépendant, par suite comme un bienfaiteur possible. En réalité, c’est avec notre argent qu’il fait ses cadeaux, et sa générosité est le beau nom dont il décore ici son exaction fiscale, une nouvelle contrainte ajoutée à tant d’autres et dont nous souffrons. » — Taine est encore plus catégorique sur la laïcité telle qu’on l’entend chez nous, sur la double obligation imposée aux communes et aux pères de famille, « qui paieront deux fois, d’abord pour l’instruction primaire qu’ils repoussent, ensuite pour l’instruction primaire qu’ils agréent, » afin que « la Raison laïque, qui siège à Paris, parle jusque dans les moindres et plus lointains villages ; la Raison telle que nos gouvernans la définissent, avec le tour, les limitations et les préjugés dont ils ont besoin, petite-fille myope et demi-domestiquée de l’autre, la formidable aveugle, l’aïeule brutale et forcenée qui, en 1793 et 1794, trôna sous le même nom à la même place. »

Ainsi parle ce libre philosophe, sur le seul sujet où il soit interdit aujourd’hui d’avoir une opinion indépendante, sous peine d’être livré au bras séculier comme réactionnaire, clérical, ennemi des lumières et de la patrie républicaine. Ils sont pourtant de plus en plus nombreux, les gens qui n’ont droit à aucune de ces épithètes, et qui, mus seulement par une anxiété patriotique, soumettent aux personnes de bonne foi, en demandant qu’on leur réponde, les raisonnemens suivans sur l’universalité, la gratuité, la laïcité de l’instruction.

Le sophisme de l’égalité dans l’instruction est aussi chimérique que le sophisme de l’égalité dans la richesse. Notre plus ardent désir serait de procurer à tous nos concitoyens le plus large savoir possible ; mais ce désir n’est réalisable que si vous nous enseignez un moyen de remplacer l’esclave antique. Nous ne concevons un peuple de bacheliers qu’avec l’esclave au-dessous. Quel homme voudra continuer le travail man ici quand on l’aura sacré candidat au travail du cerveau ? et comment fournira-t-on du travail rémunéré à tous les cerveaux ? La diffusion indéfinie de l’instruction secondaire fait trop de malheureux. Devant les effets d’une pléthore funeste aux individus et à la nation, on entend déjà s’élever un concert d’interrogations inquiètes et de cris d’alarme, chez les démocrates les moins suspects, les plus engoués hier encore de la décevante chimère.

La gratuité de l’école primaire est discutable, parce que l’homme des champs et l’enfant lui-même n’attachent un prix moral aux choses qu’en raison des sacrifices qu’elles coûtent. D’ailleurs cette gratuité est un leurre, elle ne peut pas exister. Les gros sous que le père payait jadis directement à l’instituteur de son fils, il continue de les lui payer sous forme d’impôts accrus, par l’intermédiaire du Trésor central. Si quelques-uns ne paient point, c’est que de plus riches paient pour eux ; substitution louable, excellente. Mais cette forme d’assistance fraternelle était déjà pratiquée dans l’ancien système, et il serait préférable qu’elle s’exerçât franchement dans la commune, pour resserrer les liens de solidarité et mieux marquer le devoir du riche.

La neutralité réelle de l’école serait la meilleure solution, partout où la société est divisée par les croyances religieuses et trop pauvre pour entretenir plusieurs écoles. Mais l’expérience a prouvé que des passions jalouses rendaient cette neutralité illusoire chez nous. Une secte philosophique dominante en a fait une arme de combat contre les anciennes confessions qui lui déplaisent. Or l’Etat n’a pas qualité pour imprimer de nouvelles directions aux consciences. Arbitraire quand un empereur Julien ou un Louis XIV y appliquent leur pouvoir absolu, cette usurpation est insupportable quand une simple délégation de notre puissance collective se la permet. C’est affaire au savant dans son cabinet de corriger ou de remplacer, s’il le peut, les notions religieuses qu’il critique ; et c’est l’office du théologien de les défendre. L’Etat n’est ni savant ni théologien. Dans le domaine moral, il ne lui appartient pas d’escompter l’avenir ; il n’a que la charge de pourvoir aux besoins actuels de ses administrés, aussi exactement et largement que possible, sans anticiper sur les modifications hypothétiques de ces besoins. Certes, il est très malaisé de les satisfaire en répondant aux exigences diverses des consciences. Quand l’Etat n’a pas le vouloir ou la force d’appliquer la neutralité réelle, le mieux pour lui est de s’en remettre aux petits groupes locaux, sous l’œil des familles ; de tolérer des diversités régionales, moins dangereuses qu’une unité tyrannique ; d’aider par d’équitables subventions les minorités impuissantes à se donner l’école de leur choix ; et de supprimer l’iniquité du double paiement, qui révoltait notre historien comme elle révolte beaucoup de contribuables.

Telle est, je crois, la théorie rationnelle et libérale. Elle triomphera. Quiconque la propose actuellement encourt de terribles excommunications. On les supporte en compagnie de Renan et de Taine ; ils furent les implacables adversaires des théories régnantes en matière d’instruction. — Si l’opinion est trop injuste, Taine m’a laissé une sauvegarde contre elle : ce petit volume grec emporté de l’Ecole normale, les Pensées de Marc-Aurèle, qui fut le pain quotidien de son esprit. Je relis sur la page usée cette ligne où ses yeux calmes se posèrent tant de fois : « Βάλε ἔζω τὴν ὑπόληψιν… Rejette l’opinion, tu seras sauvé. — Qui donc empêche de la rejeter ? » ajoute le sage empereur.

Je me persuade que le loyal écrivain m’eût pardonné la liberté respectueuse de mes contradictions. Ce chercheur de vérité savait qu’elle a des faces multiples et qu’on peut l’apercevoir sous des angles opposés. Sa puissante intelligence s’attachait à certains aspects ; elle en négligeait d’autres qu’une complexion différente nous fait préférer. Néanmoins on hésite à rectifier les vues de Taine ; s’il ne leur donna pas toujours en largeur ce qu’elles avaient en profondeur, c’était chez lui scrupule de savant, et surtout candeur d’une âme désintéressée, qui ne comprenait point qu’on assumât les angoissantes responsabilités de l’action. Je devais ce dernier témoignage à l’homme que je m’honorerai toujours d’appeler mon maître, alors même que l’étude et les enseignemens de la vie engageraient ma pensée dans les voies intellectuelles les plus éloignées des siennes. Le vrai maître n’est pas celui qui nous inculque des doctrines ou des méthodes auxquelles notre esprit se refuse ; c’est celui qui nous instruit à aimer la vérité, et qui nous donne la plus haute, la plus rare leçon : l’exemple d’une vie parfaitement noble. Cette leçon, nul ne l’a donnée mieux que Taine. De lui aussi, on peut dire que son plus beau livre fut sa vie.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.

  1. Les Origines de la France contemporaine. — Le Régime moderne, t. II. — Hachette, Paris, 1894.
  2. Du cabinet d’estampes de M. Germain Bapst, qui a eu l’obligeance de me fournir ces détails.
  3. Carlyle, les Héros, traduction Izoulet. Conférence VI, passim.
  4. Le Régime moderne, t. II, p. 211, note 2.
  5. Souvenirs du comte Chaptal, p. 236-237.
  6. Le Régime moderne, t. II. p. 285 et suivantes.