Le Dernier livre d’Octave Mirbeau


André Baillon
Le Thyrse de 1900-19012 (p. 83-84).

Le dernier livre d’Octave Mirbeau.




Un livre d’ironie terrible, un très beau livre ; on n’y voit point des femmes pâles et penchées, comme des lys malades, appelant, en phrases langoureusement contournées, Celui qui doit venir, ou clamant en non moins élégante littérature l’absence de Celui qui ne viendra plus.

Le Journal d’une Femme de chambre. Ce n’est point l’analyse – exquise et certes combien délectable en la tiédeur d’un boudoir – de ces âmes bruissantes de soie, capitonnées de délicatesse, mécaniques intéressantes et compliquées dont le pendule règle chaque oscillation suivant de lentes et très raffinées réflexions.

Octave Mirbeau, poète de la douleur, pense qu’il est d’autres douleurs que celles-là ; en dehors du rayon visuel auquel s’accoutuma le monocle myope des psychologues mondains, d’autres personnes pleurent et souffrent, d’autres chairs sont tenaillées sur le grabat à piques de plus réelles tortures et d’âpres gémonies ; et vers elles les cœurs généreux – je veux dire désintéressés – plus volontiers se penchent.

Mirbeau est de ceux-là.

Après la vision hallucinante et rouge du Jardin des Supplices, il nous mène dans cet autre Jardin d’horreur qu’est maint intérieur bourgeois. À travers les nauséeux parterres fleuris de vices et des pivoines de la souffrance, un nouveau cicerone nous guide. Une soubrette, accorte ma foi, très agréable sous son tablier blanc et son petit bonnet à dentelles, remplace la Sara du Jardin des Supplices, la Sara, grande dame, buveuse d’éther, quémandeuse de stupres et de luxures, parmi les hurlements équivoques de ceux qui meurent.

Le spectacle ne sera pas propre : il y aura de la pestilence et de la corruption. Avant de nous introduire dans la géhenne notre guide nous prévient : « J’avertis charitablement les personnes qui me liront, que mon intention, en écrivant ce journal, est de n’employer aucune réticence, pas plus vis-à-vis de moi-même que vis-à-vis des autres. J’entends y mettre au contraire toute la franchise qui est en moi, et quand il le faudra toute la brutalité qui est dans la vie. Ce n’est pas de ma faute si les âmes dont on arrache les voiles et qu’on montre à nu, exhalent une si forte odeur de pourriture. »

C’est un défilé baroque et tragique de maîtres vicieux, gâteux et maniaques, de femmes avares, méchantes, tracassières, pantins arrachés à l’alcôve et jetés ridiculement nus devant nous, fouettés par l’ironie de l’esclave qui se venge ; on s’indigne aux débats honteux, aux dialogues épouvantables entre la servante qui s’offre et la bourgeoise qui se renseigne, dans les arrières-boutiques de ces agences où l’on ne sait trop ce que l’on place, de la chair à corvée ou de la chair à luxure ; on y voit les mœurs de ces « Maisons de Refuge » où les pauvresses achèvent de se corrompre, travaillent toute une journée pour payer un séjour qu’elles paient déjà de leurs économies. Tout s’y dévoile de ce que cèle l’hypocrisie d’une façade, les histoires de boudoirs et d’offices, la lésinerie des maîtres, la canaillerie de la valetaille haineuse, plus nourrie d’insultes et de reproches que de pain.

Nous sommes loin des soubrettes et des Scapin de Molière, fourbes et faux, mais en sommes dévoués à leurs maîtres ; plus loin encore des servantes légendaires, bonnes vieilles venues toutes jeunes dans la maison, familières autant que les meubles et pleurées à leur mort. Tout cela est changé. Il est vrai que ce sont les maîtres qui peut-être ont changé les premiers.

Sous sa forme vengeresse, ce livre me paraît un formidable appel à la Pitié pour les malheureux qui nous servent. C’en est comme l’essence et la morale latente. Il semble même que, pour les aveugles volontaires, incapables de dégager la conclusion bonne d’une œuvre, l’auteur l’ait voulu indiquer explicitement.

Un jour, raconte l’héroïne, au cours de ses pérégrinations de place en place, elle rencontra une personne qui lui parla doucement, qui ne la considéra point « comme un être en dehors des autres et en marge de la vie, comme quelque chose d’intermédiaire entre un chien et un perroquet. » Et voilà qu’« elle sentit revivre en elle une âme d’enfant… », toutes ses rancunes et toutes ses haines furent oubliées devant ce miracle de bonté. Suivent quelques pages très pures et très bonnes, une vie de dévouement qu’un amour idyllique vient illuminer de son charme.

Le roman ne s’arrête pas sur ce retour à la vertu triomphante. Ayant quitté ce poste, la malheureuse retombe dans la haine et la révolte… dans la vie. C’est pourquoi plusieurs jugeront cette œuvre immorale, et ne permettront pas à leurs filles – futures ménagères – d’y apprendre que le domestique est un être comme nous, digne d’égards et même de respect.

Dans un article publié ici-même, à propos de la Clairière, notre ami Rosy développa magistralement ses idées au sujet de l’opportunité de l’Art dans les problèmes sociaux. Je ne reviendrai pas là-dessus et n’ajouterai qu’une chose, c’est que l’Art est tellement grand qu’on ne saurait le limiter dans une définition. Les philosophes y échouèrent : la diversité de leurs théories me semble une Babel où l’on ne s’entend plus. L’Art a des phases différentes comme l’évolution du soleil ; les uns préfèrent les couleurs éclatantes du midi ; les autres la lueur maladive de l’hiver par un champ de neige à l’infini ; d’autres les nuances indécises et tendres d’un crépuscule ou d’une aurore : tous ont raison : c’est toujours beau ; c’est toujours le Soleil et la Lumière. Tel l’Art, un et divers dans son extériorisation.

Le livre de Mirbeau, par son observation, par son intensité d’expression, par la noble pensée de compassion qui l’inspira, me paraît dans ce sens une œuvre d’Art, très noble et très pure, comme ces cieux d’été, effrayants de ténèbres où s’amoncelle sous un soleil tragique, le bronze épouvantable des nuages gros de Menaces et de Vengeances.


André Baillon.