Le Dernier des flibustiers/XIX. Histoire de sept ans

XIX

HISTOIRE DE SEPT ANS.


— Alerte ! mon général ! alerte !… À cheval ! bien vite !… Passons la frontière !

— Pourquoi donc, Vasili ?

— Je viens d’apprendre à Zips que vous devez être arrêté tout à l’heure par les ordres de l’empereur d’Autriche !

— Toujours trahi !… toujours dépouillé !… J’avais écrit à mes beaux-frères pour me réconcilier avec eux. Je ne réclamais plus Werbova, je ne voulais que revoir mes sœurs et les présenter à la comtesse ; mais au bout de vingt ans, ils sont implacables !…

— À cheval ! Maurice !… À cheval !… Adieu, ma femme, adieu, mon fils, adieu, mes amis !… À cheval !… à cheval !…


C’est une lamentable histoire, en vérité, que celle des hommes de génie qui, prenant pour mobile une idée généreuse, veulent le progrès d’une science ou l’affranchissement d’un peuple, la découverte d’un monde ou le bonheur de l’humanité !

Ainsi peut se résumer celle de sept années inutilement consacrées par Béniowski à la recherche d’une puissance qui daignât patronner l’œuvre de la civilisation de Madagascar, – œuvre immense quand on considère, non-seulement l’étendue et la fécondité de l’île africaine, mais encore sa situation géographique.

À peine arrivé en France où il fut chaleureusement appuyé par Benjamin Franklin, il reçut conformément à la proposition du général de Bellecombe, une épée d’honneur en récompense de ses services ; mais bientôt les rapports exécrables de ses ennemis d’outre-mer firent apprécier sa conduite sous un jour tout opposé.

Il se rendit alors en Autriche où d’autres haines l’attendaient. Ceux qui l’ont dépouillé ne cessent de le craindre. – Le ministre Panin ne tarde pas à savoir que le rebelle du Kamchatka est en Hongrie, il demande son extradition, et l’obtient d’autant plus aisément que l’empereur Joseph II vient d’être attiré à Saint-Pétersbourg, où on l’amusa par de belles espérances, afin qu’il fermât les yeux sur l’envahissement de la Crimée.

Béniowski, prévenu au dernier moment par le fidèle Vasili, s’enfuit, est poursuivi, mais s’évade ; il se réfugie à Hambourg chez Karl Marsen.

Les démarches du vicomte de Chaumont-Meillant auprès de M. de Sartines, sont, de toutes parts, entravées. Le ministre Panin les a prévues ; il demande à la cour de France comme à celle d’Autriche qu’on lui livre l’assassin de M. de Nilof ; l’ambassadeur de Joseph II seconde celui de l’impératrice de Russie.

À Hambourg même, la sécurité de Béniowski est menacée ; sa présence d’ailleurs compromet son hôte Karl Marsen, pensionné par Catherine II ; il disparaît ; mais l’Aphanasie est envoyée au Fort-Dauphin pour y porter de ses nouvelles.

Par une fatalité, la guerre maritime éclate, le navire est pris par les Anglais. – Les rois et les peuples de Madagascar se lasseront nécessairement d’attendre le grand chef, dont ils n’entendent plus parler.

Cependant Béniowski, réfugié en Norwège, où il vit sous un nom supposé, désespérant de la France, s’adresse à la Hollande.

Les marchands de la Compagnie des Indes retrouvent les anciens rapports de Scipion-Marius Barkum ; – d’ailleurs, que leur importe la civilisation de Madagascar. Au bout d’un an de sollicitations faites par Karl Marsen, Béniowski renonce à la protection de la Hollande.

Malgré ses répugnances instinctives, quoiqu’il s’appuie à Madagascar sur des officiers et des soldats qui détestent souverainement les Anglais, il va se rendre en Angleterre, lorsque M. de Sartines quitte tout à coup le ministère.

— Patience ! écrit Richard, ne précipitez rien ! Je parlerai au roi lui-même. Le maréchal de Castries, qui entre au département de la marine, m’écoutera et nous appuiera. N’allez pas vous jeter imprudemment dans les bras de l’Angleterre, qui est en guerre avec nous. Vous rendriez tout impossible.

Pendant deux ans, le vicomte de Chaumont crut à un succès. Il avait remué ciel et terre. Le roi Louis XVI s’était enfin intéressé à la question de Madagascar.

Le jeune Wenceslas était alors placé en France dans une excellente institution, où il se faisait remarquer par son intelligence et sa bonne conduite. Le vicomte et Aphanasie allaient le voir souvent et le recevaient pendant les vacances.

Béniowski crut pouvoir sans dangers se fixer sur les bords du Rhin.

« L’Autriche et la Russie vous ont oublié mon cher Maurice, lui écrivait Richard. Les préventions du roi contre vous se dissipent. Le théâtre de la guerre va se transporter dans les Indes, où nous avons pour alliés Haïder-Ali et Tipo-Saïb ; Madagascar redevient une question politique de premier ordre. Patience encore ! patience et courage… »

Mais le temps s’écoulait ; Béniowski désespéré ne pouvait faire parvenir de ses nouvelles aux chefs de Madagascar.

La publication des voyages du capitaine Cook devait ruiner ses dernières espérances.

Le roi Louis XVI s’était si noblement intéressé aux travaux des navigateurs anglais, qu’il ordonna aux commandants de tous ses bâtiments de guerre, non-seulement de laisser passer librement les navires du capitaine Cook, mais encore de leur prodiguer au besoin tous les secours qui pourraient leur être nécessaires. Louis XVI se hâta de lire la relation de leur dernier voyage ; il y trouva une version russe et calomnieuse de l’évasion du Kamchatka de Béniowski et déclara sévèrement qu’il ne voulait plus entendre parler d’un tel aventurier.

Béniowski se rendit conséquemment en Angleterre avec la douleur d’avoir perdu plus de cinq ans en démarches sans résultats.

L’illustre bailli de Suffren était alors dans les mers des Indes ; il avait mouillé à l’Île-de-France ; il s’y était enquis de la situation de Madagascar. Il y apprit que les Anglais ayant voulu se ravitailler sur la côte méridionale, en avaient constamment été repoussés par les gens d’un certain aventurier français s’intitulant Capricorne Ier, roi d’Anossi, Carcanossi, Machicores, etc., etc.

Ce prétendu monarque, ajoutaient les habitants, s’était emparé du Fort-Dauphin par ruse, mais y laissait flotter le pavillon blanc du côté de la mer. En dernier lieu, il venait de couler une frégate anglaise, dont il avait renvoyé l’équipage à l’Île-de-France.

Suffren expédia sur-le-champ un aviso à Sa Majesté Capricorne Ier, pour le féliciter au nom du roi et lui faire délivrer un brevet régulier de commandant de la place.

Ces faits étaient connus du ministère anglais, lorsque Béniowski se présenta, fut soupçonné d’être un agent de la France et jeté sur un ponton, où il fut traité en prisonnier de guerre.

La paix signée à Versailles le 9 février 1783, lui rendit la liberté.

Sur les pontons, il s’était lié avec plusieurs officiers des États-Unis d’Amérique. Ne sachant plus où trouver asile en Europe, il partit avec eux sur le navire qui devait les rendre à leur jeune patrie.

En même temps il écrivait à sa femme :


« Je pars pour Baltimore avec le fidèle Vasili qui a voulu partager ma captivité. – La fin de la guerre doit laisser aux États-Unis une foule de hardis partisans qu’il me sera facile d’enrôler pour Madagascar. – Réalise notre fortune, amène-moi notre fils, et dis à nos amis de prier Dieu pour ton époux.

« Maurice-Auguste ».

— Eh quoi ! après sept ans, s’écria le vicomte avec douleur.

— Maurice n’a qu’une parole ! répondit la comtesse brisée par les longues tortures qu’elle avait supportées depuis son retour en Europe. – Ah ! plût à Dieu, poursuivit-elle, que j’eusse tenu le langage de M. le chevalier Vincent du Sanglier ! Il ne voulait pas, lui, que nous partissions de Madagascar…

— Oh ! par pitié pour vous-même, madame la comtesse, n’entreprenez pas ce voyage. J’irai, moi, conduire Wenceslas à son père… votre santé est détruite…

— Je ne demande à Dieu, répondit Salomée, que de pouvoir arriver jusqu’à Baltimore. La religion m’en fait un devoir. Seule je puis ramener la paix dans le cœur de Maurice aigri par trop de persécutions. Mes dernières paroles seront son salut dans ce monde et dans l’autre. C’est par elles que nous serons réunis dans l’éternité !

Salomée, à ces mots, leva les yeux au ciel en faisant le signe de la croix.

Sa résolution était inébranlable.

Aphanasie fondit en larmes, la petite Augustine de Chaumont-Meillant embrassait Wenceslas en pleurant et en jetant des cris.

Ne pouvant maîtriser sa douleur paternelle :

— Ma fille Salomée est perdue pour nous tous ! s’écria Casimir Hensky.

Sa cruelle parole et celle de Salomée elle-même ne se réalisèrent, hélas ! que trop.

Huit jours à peine après son arrivée à Baltimore, la comtesse de Béniowski rendit le dernier soupir entre son mari et son fils Wenceslas.

Elle périt victime des injustices qui n’avaient cessé de poursuivre son noble époux depuis la guerre de Pologne jusqu’aux pontons d’Angleterre ; mais, par la permission de Dieu, elle accomplit son grand dessein :

— Haïr, c’est souffrir ! Maurice, – lui dit-elle, – souviens-toi de ce qui nous a unis, afin que nous ne soyons pas séparés au-delà de la vie terrestre. Je suis venue mourir entre tes bras pour arracher de ton âme la haine impie, pour y faire renaître l’amour, la foi, l’espérance et la charité. Vas à Madagascar tenir tes serments, mais n’oublie point nos desseins. Que ma mémoire soit ton guide et t’inspire à toute heure. Pacifier, évangéliser, convertir ! Plante la croix, Maurice, afin que dans l’éternité nous nous retrouvions au sein de Dieu.

Elle adjurait son fils Wenceslas de se pénétrer de ses vœux suprêmes, qu’elle exprimait encore en recevant les derniers sacrements.

Comment Béniowski, quels que fussent ses griefs et ses sourdes colères, aurait-il pu résister à des adjurations si tendres et si saintes ? Comment ne se serait-il pas rendu aux supplications chrétiennes de sa compagne bien-aimée et n’aurait-il pas renouvelé sur la tombe de Salomée le serment qu’il lui fit avant qu’elle fermât les yeux, lorsque, du reste, le résultat de ses premiers efforts avait été déjà considérable au point de vue de la propagation de la foi.

Dès le 9 juillet 1775, le ministre de la marine, M. de Sartines lui-même, invitait, au nom de l’intérêt de la religion, le supérieur général des prêtres de la mission résidant à Paris, à envoyer quelques missionnaires à Madagascar ; et cela, par suite du commencement d’organisation dû à Béniowski[1].

Un éminent propagateur de la foi muni d’un bref apostolique pour sept ans, le père Durocher, fut en conséquence envoyé en mission dès l’année suivante, 1776, mais il ne prit pied dans la baie d’Antongil, d’où il se rendit au Fort-Dauphin, que dans le cours de 1779.

— Vous protégerez les missionnaires catholiques, avait dit Salomée, et, de leur côté, ils vous préserveront des poursuites injustes des Français.

— Dieu vous entende et nous soit en aide ! répondit l’ampancasabe, roi des rois de Madagascar, fort peu jaloux d’être jamais souverain indépendant, et qui eût été mille fois plus satisfait de régner sous le protectorat de la France, grâce à l’action des missionnaires catholiques.

Mais trop de longues années s’étaient écoulées depuis son élection et son départ de la grande île. Son énergie n’avait pas diminué, sa vigueur était toujours la même, il avait à peine quarante-quatre ans et il s’était raffermi dans toutes ses résolutions ; cependant, chose indéniable, il allait se précipiter à tous hasards dans la plus téméraire des entreprises.


La sœur de Vasili, Barbe, renvoyée en France, devait rapporter à Chaumont-Meillant et au château des Opales la nouvelle fatale de la mort de sa maîtresse ; elle y annonça, en même temps, que M. le comte s’occupait déjà de l’armement d’une petite expédition destinée pour le havre de Saint-Augustin sur la côte occidentale de Madagascar.

Richard, Aphanasie et leur fille Augustine avaient le deuil dans le cœur.

— Et lui aussi court à sa perte ! s’écria le vicomte avec amertume.

— Richard ! Richard ! dit Aphanasie, l’abandonnerons-nous à sa destinée ? Nos cœurs se sont-ils donc refroidis !… Béniowski fut un père pour moi, pour toi un frère… Et Wenceslas nous est cher comme un fils !

Augustine se jeta au cou de sa mère.

Mais le vicomte, ce soir-là, ne répondit rien.

Une première fois, payant de sa personne, il avait monté la Douairière pour arracher Maurice à la captivité du Kamchatka ; une seconde fois il avait consacré une grande partie de sa fortune à l’armement de l’Aphanasie, ce dont, à la vérité, Béniowski l’indemnisa plus tard ; ensuite, pendant plusieurs années, il avait coopéré avec un zèle infatigable à toutes les démarches de son ami ; il avait tenté, en outre, à plusieurs reprises, de le délivrer des pontons anglais. – Son dévouement fraternel était-il donc à bout ?… L’âge, la triste expérience de la vie avaient-ils donc exercé leur inexorable empire sur l’âme généreuse du vicomte Richard de Chaumont-Meillant ?

Aphanasie et Augustine le virent tressaillir pourtant lorsqu’il apprit que le 25 octobre 1784, Maurice avait fait voiles pour Madagascar, à bord du trois-mâts américain l’Intrépide, commandé par le capitaine Scipion-Marius Barkum.


  1. Le P. de la Vayssière, hist. de Madagascar, ses habitants et ses missionnaires. T. I, p. 22.