Le Dernier des flibustiers/VI. Zaffi-Ramini

VI

ZAFFI-RAMINI.


— Ne badinons pas, mon général, je vous en supplie à deux genoux, foi de soudard… pas d’excès de vertu, mordious ! disait le chevalier du Capricorne avec chaleur.

— Mais, objectait Béniowski, la généalogie que vous me fabriquez est une imposture ; je ne descends pas plus du prophète Ramini que de la lune…

— Ah ! si vous descendiez de la lune, je me passerais bien de Ramini et de toute sa respectable famille. Raisonnons, au nom du ciel, et ne dérivons pas.

— Chevalier, je vous écoute.

— Poursuivez, capitaine, dit Aphanasie.

— Bref, depuis le commencement de la campagne, vous êtes la vertu en chair et en os ; aux Aléoutes, au Japon, à Formose, votre vertu, général, nous a souvent coûté cher. Ne recommençons pas, je vous en prie, à Madagascar. – N’allez pas me démentir, ou je suis un homme perdu ! Les aventuriers et les Malgaches sont tout disposés à me croire. Franche-Corde, Jean de Paris, Brise-Barrot, et même Colletti le Napolitain m’ont pris au mot. Sans-Quartier et Jambe-d’Argent y mettent une bonne volonté parfaite. Flèche-Perçante, ma future épouse, est convaincue ; déjà des peuplades fanatiques sont prêtes à vous adorer… Et vous iriez leur dire que vous n’êtes pas du sang de Ramini ! Zaffi-Ramini !

— Il ne me convient pas, chevalier, d’imiter votre Nathan-la-Flibuste en me faisant passer pour un demi-dieu.

— Mordicus ! vous n’êtes Dieu ni prophète, vous… je n’ai pas promis de miracles ; contentons-nous d’en faire. Comment, Flèche-Perçante, à votre aspect, s’écrie la première : – « Zaffi-Ramini !… » Elle se figure à propos de je ne sais quelle ressemblance, que vous descendez du grand prophète des indigènes, et je l’aurais démentie ! Prouvez-moi d’abord à moi-même que vous n’êtes pas Zaffi-Ramini…

— Voici qui est fort ! répartit Béniowski en riant, prétendriez-vous me faire adopter, à moi aussi, votre invention fantasque ?

— Fantasque, non ; politique, à la bonne heure… Quant à savoir si c’est mon invention, je déclare que je n’ai rien inventé, moi ! J’ai simplement adopté l’opinion de Flèche-Perçante et je n’en démordrai pas. Aussi vrai que Ramini n’était point de la race d’Adam, aussi vrai, général, vous provenez en ligne directe et de mâle en mâle de cet aimable prophète…

— Une imposture n’en prouve pas une autre.

— Sans être fort en grec dont je ne sais qu’un mot que je croyais latin, je vous répondrai, général, que deux négations valent une affirmation. Et puis, ou bien Ramini n’a jamais existé, auquel cas vous descendez de lui tout autant que n’importe quel rohandrian des Antavares ou des Matatanes, – ou bien Ramini a véritablement vécu, et c’est ici que je vous attends… connaissez-vous bien la légende ?

— À merveille, chevalier, je l’ai lue récemment encore dans l’Histoire de Madagascar, par le vieux Flacourt, votre digne prédécesseur.

— Mais, Mademoiselle ?

— Non, monsieur le chevalier.

— Eh bien ! dans le temps que Mahomet habitait la Mecque, un beau jour Ramini sort à la nage de la mer Rouge comme un homme échappé à un naufrage. Il se dirige aussitôt sur la demeure du prophète et lui dit qu’il est prophète lui-même, tout fraîchement créé de l’écume des flots. – « À merveille, dit Mahomet, fraternisons ! Entre prophètes on se doit des politesses. Accepteriez-vous mon souper ? » – « Avec plaisir, répond Ramini, pourvu que je coupe moi-même la gorge au bœuf qu’on nous servira en rôti. » – « Qu’est ceci ? dit Mahomet, vous moquez-vous de moi ? » À ces mots, les serviteurs du prophète de La Mecque s’indignent de l’audace du nouveau venu ; les cuisiniers s’arment de coutelas, les autres de grands sabres ou de pertuisanes. – Mais Ramini ne se laisse pas effrayer et convertit Mahomet en personne à sa doctrine sur le privilège de boucherie. En conséquence, Mahomet lui accorda le droit exclusif de tuer les animaux qu’il consommerait, et quelque temps après lui donna en mariage sa fille Ratafême.

— Tout cela, mon cher chevalier, ne prouve pas que je descende de Ramini, interrompit Béniowski en riant.

Aphanasie elle-même était distraite de ses douleurs par la verve gasconne avec laquelle Vincent du Capricorne interprétait la légende madécasse.

— Laissez-moi continuer, général, l’affaire en vaut la peine. Je me suis niché dans la tête de vous faire nommer Ompiandrian et Ampansacabe, c’est-à-dire chef des chefs, et roi des rois – de la grande île de Madagascar, huit cents lieues de circuit, quelque chose dans le goût de la France y compris la Gascogne !… Moi, je me contente pour ma part de la vice-royauté du Midi, capitale Fort-Dauphin. Naviguons toujours !… Votre arrière-trisaïeul Ramini, gendre de Mahomet, prit congé de son papa beau-père et s’en alla régner dans un pays oriental que Flacourt appelle Mangaroro… Ah ! si Mangaroro était la Pologne !… Mais, franchement, ce n’était pas la Pologne, à moins qu’elle n’ait voyagé comme l’île de Saint-Brandan !…

— Au fait, chevalier, au fait ! dit Béniowski.

— Pardon, général ; si Mademoiselle voulait nous faire servir le thé, nous n’en causerions pas plus mal.

Aphanasie s’empressa d’appeler Vasili, Chat-de-Mer et Petrova, qui, rassemblés dans une tente voisine, s’entretenaient des grands événements de la journée et se demandaient entre eux ce que signifiait le nom de Ra-Zaffi-Ramini donné par la princesse Flèche-Perçante à leur glorieux général.

Le thé servi, le chevalier, tout en caressant Grand-Merci roulé entre ses jambes, développa son thème et raconta comment les deux petits-fils de Ramini et de sa femme, Rahadzi et Racoubé, arrivèrent successivement à Madagascar. Le premier, digne ancêtre du comte de Béniowski, avait une vocation prononcée pour la navigation et les grandes découvertes. Il équipe une flotte de soixante vaisseaux et part, laissant le soin de l’éducation de son jeune frère au plus savant docteur de Mangaroro. En même temps il ordonne aux grands du royaume de l’élire roi s’il n’est pas de retour lui-même avant dix ans, ou si l’on voit revenir sa flotte avec des voiles rouges. – Rahadzi, au bout de dix ans de navigation, revient au port, mais ses marins ont oublié de mettre les voiles blanches ; le bruit de sa mort se répand aussitôt, et le jeune prince est couronné roi de Mangaroro.

— Votre relation, chevalier, est de l’histoire ancienne.

— Notre descendance d’Adam et d’Ève est plus ancienne encore.

— Racoubé, couronné par erreur, est saisi d’épouvante en apprenant le débarquement de son frère. Il charge un vaisseau de richesses et s’enfuit. Rahadzi en fut très-contrarié : – Petit imbécile ! s’écria-t-il avec humeur, je ne lui aurais pas arraché un cheveu ; mais la faute en est à moi et à mes diables de voiles rouges, – allons à la recherche de mon cadet ! – Sur ces mots, l’aîné se remet en mer, arrive à Madagascar, y est agréablement reçu par des oulou-poutchis, c’est-à-dire des chrétiens, qui lavaient leurs chemises dans la rivière, et apprend d’eux enfin que Racoubé s’est établi dans l’intérieur de l’île. – « Bien loin ? » – « Oh ! très loin ! » – « Tant pis ! je l’ai assez cherché par eau, les chemins de terre sont mauvais, je vais me marier ici en attendant que je me remarie ailleurs ! » – Rahadzi se maria donc à la fille d’un grand du pays, et attendit d’être grand-père avant de retourner à Mangaroro… Mais l’histoire ne dit point qu’il y arriva…

— Est-ce une raison pour qu’il soit allé en Pologne ?

— Sans contredit, général, un navigateur de cette force a dû aller partout ; il avait l’habitude de se marier partout aussi ; donc, prouvez-moi que vous ne descendez pas de lui et conséquemment de son grand-père… Mais, mordious ! général, quel mal y a-t-il à le croire ?… Vous ressemblez trop à Ramini pour n’être pas un peu de sa famille, et décidément si vous n’êtes point son arrière-petit-fils, vous êtes au moins son cousin à la mode de Madagascar !… Je m’en tiens-là… Vive Ra-Zaffi-Ramini !… ou par abréviation Râ-amini. La pacification du pays, la civilisation de ses habitants, et même leur conversion à la foi chrétienne, le bonheur de plusieurs millions d’hommes tient à leur laisser croire une innocente sottise, dont ils sont déjà coiffés… Et nous les détromperions ! Vous descendez de Ramini comme les trois quarts de nos gentilshommes d’aujourd’hui descendent de leur premier aïeul. Votre généalogie de Madagascar en vaut tant d’autres… Encore un scrupule, général, et j’imite Franche-Corde, moi ! je déserte le poste pour me faire tuer… Par amitié, là, je vous en supplie, soyez fils de Ramini !… En récompense de nos bons et loyaux services, acceptez de ma main ce prophète pour bisaïeul !… Vous verserai-je du rhum dans votre thé ?

— Volontiers, capitaine.

— Ne refusez pas mon Ramini, que diantre !…, il n’est pas si difficile à digérer !…

Plus encore pour satisfaire le brave chevalier du Capricorne que pour assurer son autorité sur les tribus du midi, Béniowski consentit à passer pour descendant du prophète.

Le chevalier, du reste, fit la leçon à Flèche-Perçante, sa précieuse amie et au sergent Franche-Corde, à jamais guéri de ses velléités ambitieuses.

— Capitaine, disait le grognard, si vous nous restez, je reste…, mais si vous repartez… J’aimerais mieux me noyer ou me pendre que de reprendre le commandement du fort.

— Franche-Corde, mon vieux, tranquillise-toi !… Au résumé, tu m’as rendu la place…

— Non ! c’est Colletti le Napolitain qui vous l’a rendue…

— Tu nous as ouvert la poterne de mer, Franche-Corde.

— Par chance !

— Tout est chance !… N’ai-je pas eu celle de ramener Ra-Zaffi-Ramini…

— Ra-Zaffi-Ramini… Est-ce que ce n’est pas une couleur, capitaine ?

— Voyons, sergent… Crois-tu que j’aurais quitté Fort-Dauphin sans de bonnes raisons ?… Crois-tu que la Douairière du vicomte de Chaumont est venue ici pour rien ?… Les Béniowski sont Polonais, mais la Pologne est flambée ; alors, le comte ici présent a retrouvé dans ses papiers de famille la preuve qu’il devrait être chef des chefs en Madagascar. Il allait partir de Hambourg avec son ami le vicomte pour venir ici, quand la guerre a éclaté là-bas. Impossible de déserter le champ d’honneur, pas vrai ?

— Oui, capitaine.

Mais il est fait prisonnier, exilé au Kamchatka, perdu à tout jamais pour Madagascar…

— Compris ! fit le sergent, qui appartenait à cette race d’aventuriers crédules, auxquels les Nathan-la-Flibuste imposent si aisément leurs dogmes fanatiques.

Il y eut bien dans la garnison plus d’un sceptique ; mais la légende de Zaffi-Ramini arrangeait tout le monde. La paix était faite. Dian Tsérouge, père de Flèche-Perçante, naguère si déterminé à ne point laisser au Fort-Dauphin pierre sur pierre, mettait ses serfs et ses esclaves à la disposition de son futur gendre le capitaine et du sublime descendant de Ramini, le comte de Béniowski, dont l’histoire se propageait de district en district.

La Topaze avait amené de l’île de France une trentaine d’ouvriers ou de volontaires, un aide-chirurgien et un maître maçon fort habile. Les blessés furent pansés avec soin, les fortifications réparées, les tentes remplacées par toutes les constructions nécessaires.

Une écurie bien aérée reçut les chevaux que Béniowski avait eu soin d’acheter, comme s’il eût pressenti l’effet qu’il devait produire sur les naturels, quand montant son beau cheval blanc, il sortirait du fort pour la première fois. On était approvisionné de munitions de tous genres. Les libéralités du chevalier, devenu opulent et toujours magnifique, ne manquèrent pas de produire leurs effets.

De plusieurs parties de l’île arrivèrent des députations qui venaient solliciter la bienveillance du grand chef issu de Ramini.

Béniowski les assembla dans le fort.

— Il allait, leur dit-il, partir pour contracter alliance offensive et défensive avec le roi de France en personne. Et il reviendrait avant un an à Madagascar, ramenant une troupe de guerriers dévoués à sa cause. Alors, une grande palabre, un kabar solennel aurait lieu. Il rendrait justice à ses alliés et à ses amis ; il punirait leurs ennemis, et rendrait l’île prospère, riche, florissante, à jamais invincible.

Vasili, moins facile à convaincre que le sergent Franche-Corde, prit à tâche de coopérer aux desseins du chevalier. Il sut faire adopter par Chat-de-Mer et Petrova la Kamchadale toute la légende de Ramini.

Le rembarquement de Béniowski ne fit pas moins triomphal que son débarquement.

Il partit emmenant, outre ses anciens serviteurs, deux Malgaches du plus beau noir, à traits aquilins et cheveux lisses, qui le suivirent en qualité, non d’esclaves, mais de serfs volontaires, c’est-à-dire d’ontsoas, suivant la dénomination du pays.

Le premier s’appelait Anghino-Andrefou, ce qui veut dire Vent-d’Ouest ; le second Azoali, nom donné par les ombiasses, prêtres ou devins à la planète Jupiter.

Jean de Paris, Sans-Quartier, Jambe-d’Argent et Saur de Dunkerque guéri de sa blessure, demandèrent également à accompagner le général, en jurant bien qu’ils reviendraient avec lui.

Le chevalier du Capricorne leur en accorda la permission :

— Enrôlez-nous vos pareils, leur dit-il ; pas de fainéants, pas de poltrons, pas de traîtres surtout. Méfiez-vous des faces pâles et des gros ventres…

— Soyez tranquille, capitaine, je me connais en gaillards, dit Jean de Paris.

— Moi, en troupiers, dit Jambe-d’Argent.

— Et je n’ai pas de paille dans l’œil, ajouta Sans-Quartier.

Saur de Dunkerque trouva que ses camarades parlaient bien.

— Adieu, général !… Bonne chance, mademoiselle Aphanasie ! dit le chevalier avec émotion, quoique jusqu’au dernier moment il eût été plus disert et plus Gascon que jamais. – Oui, bonne chance !… Tenez, je ne désespérerai jamais de revoir notre loyal vicomte, votre fiancé… Il reviendra, mordious !… Foi d’ami, Mademoiselle, il reviendra !…

Aphanasie abaissa son voile sans avoir la force de répondre.

La Topaze appareillait. À son retour au fort, le chevalier s’y trouva triste et solitaire, malgré la présence de Flèche-Perçante, malgré toutes les gentillesses de Colifichet le maki à fraise, et malgré l’agréable compagnie de son serpent Grand-Merci :

— Qui vont-ils trouver en France ?… Comment les y recevra-t-on ? Je me rappellerai toujours mon arrivée à bord de la Pomone… Il y a plus d’un baron de Luxeuil au monde… Si Béniowski avait bien fait, il serait demeuré ici, mordious ! puisqu’il y était… – Sa femme et son enfant l’attendent, dit-il… – Eh, mon Dieu ! qui sait ?…

Le gouverneur du Fort-Dauphin, soudard, flambard et pillard, comme on le sait, ne recouvra sa gaîté que plus de trois jours après, – ce qui soit dit à son grand éloge.

Le comte de Béniowski était, lui aussi, sous une impression pénible lorsqu’il se sépara du chevalier, homme bizarre dont le caractère et les exagérations gasconnes ne lui avaient pas plu dans l’origine, mais qui avait conquis son amitié par des actes de dévouement et de courage renouvelés sans cesse, et surtout par une abnégation fort rare chez un aventurier de sa trempe.

Ce partisan renforcé abdiquait ses prétentions ; il n’aspirait plus qu’au second rang après avoir ambitionné le premier ; il n’avait demandé pour toute récompense que de voir revenir Béniowski dans son île.

— Pourquoi lui avoir promis ? demandait Aphanasie. J’espérais que vous renonceriez à l’existence agitée des camps et de la mer. Celle que vous aimez, la mère de votre fils Maurice, vous attend. Vous pourriez vivre en paix auprès d’elle.

— Salomée m’accompagnera ; c’est une femme forte, vous le savez, ma fille.

— Mon Dieu ! moi qui n’espère plus rien pour l’avenir, je voulais au moins vous savoir heureux.

— Bonheur et malheur suivent l’homme partout, ou plutôt il les rencontre en quelque lieu qu’il aille… Le bonheur n’est pas plus en France qu’à Madagascar… S’il est auprès de ceux que j’aime, eh bien ! nous l’emporterons avec nous !

— Et moi… pauvre fille expatriée… je resterai seule à pleurer mon père, – ma mère que je ne reverrai jamais… et Richard qui n’est plus !…

Plus on approchait de France, plus la douleur d’Aphanasie semblait augmenter.

Les douces espérances de Béniowski se transformaient en appréhensions. Il en vint à craindre que ses ennemis n’eussent persécuté sa femme et son fils après le départ du vicomte, leur unique protecteur. Ses projets ambitieux étaient oubliés alors, et, pendant de longues heures, il rêvait silencieux, interrogeant d’un regard soucieux l’horizon muet de l’Océan.

Mais un jour, enfin, une voix cria : Terre !…

— France ! France !… dirent en s’embrassant les quatre soldats de Madagascar.

Vent-d’Ouest et Jupiter, Chat-de-Mer et Petrova, les deux Malgaches, les deux Kamchadales regardaient curieusement cette terre de France dont on leur avait conté tant de merveilles.

— Hola, ma belle ! dit Vasili à la femme de Chat-de-Mer, allez faire la toilette de mademoiselle votre maîtresse. Je vais m’occuper de celle du général.