Le Dernier des flibustiers/IX. Le secours de Dieu

IX

LE SECOURS DE DIEU.

LES FATTIARAH OU SERMENT DU SANG. – YVES DE KERGUELEN.

— Corne de Licorne ! s’écria le chevalier Vincent du Sanglier et du Capricorne, ils ne vous ont pas accordé mon brevet de commandant. Il y a, je vous le répète, du Stéphanof et du Luxeuil sous roches ; mon général, prenez garde à vous ! Si vous vouliez m’en croire, vous n’iriez pas à l’Île-de-France vous frotter à messieurs de Ternay et Maillard du Mesle. Débarquez ici, nous sommes en forces.

— Il est assurément regrettable que MM. Desroches et Poivre aient été remplacés, répondit Béniowski ; mais M. de Ternay qui jouit de la plus honorable des réputations, et M. Maillart, dont j’ignore les précédents, sont à l’Île-de-France les représentants du roi ; j’ai le devoir de m’entendre avec eux ; et, certes, je ne commencerai pas par violer mes instructions….

— Accès de vertu !… Il est incurable ! murmura Vincent du Capricorne.

— En outre, mon cher camarade, ajouta Béniowski, je ne dispose pas de la corvette de charge la Marquise de Marbœuf, et son capitaine en titre serait en droit de faire opposition à notre débarquement.

Le commandant du Fort-Dauphin, jugeant inutile d’insister et sa gracieuse compagne Flèche-Perçante traitèrent de leur mieux, tant que dura la relâche, le comte et la comtesse de Béniowski, ainsi que le respectable père Alexis qui put chaque matin célébrer la messe dans la vieille chapelle extra-muros. Capricorne et même son beau-père le rohandrian Tsérouge promirent de la faire réparer en l’honneur de la Sainte-Vierge Marie Ra-Mariama pour laquelle la plupart des tribus avaient déjà une dévotion traditionnelle, fort peu chrétienne, à la vérité, mais pouvant servir de point de départ aux plus fructueuses prédications.

En plusieurs kabars, le général fut acclamé sous le nom de Ra-Zaffi-Ramini. Alors, en grande cérémonie, devant les nations de vingt lieues à la ronde, il se lia par le serment du sang, ou fattiarah, avec plusieurs des principaux chefs. De jeunes insulaires faisant office de clercs s’avancèrent portant un vase de terre rempli d’eau douce, dans laquelle furent trempées les pointes des javelots dont un vénérable vieillard de Manambaro se servit pour frapper à petits coups sur les poitrines de Ra-Zaffi-Ramini et de ses nouveaux frères : Dian Tsérouge, le rohandrian, Dian Rassamb, Dian Salao et Fatara, chefs de Fanshère, d’Imahal et de la péninsule de Tolangare.

Chacun des petits coups fut le signal d’une offrande jetée dans le vase par les serviteurs ou les parents des parties contractantes.

La comtesse de Béniowski et Flèche-Perçante, fille du rohandrian Tsérouge, y laissèrent chacune plusieurs pièces d’or.

— Que cet or soit le symbole de l’union indissoluble de vos intérêts ! dit le vieil insulaire d’une voix solennelle. Vos richesses présentes et à venir seront en commun : vos biens ne seront point séparés ; que Dian Manach[1] vous comble de ses dons !

Wenceslas et le plus jeune fils du rohandrian de Manambaro ramassèrent quelques poignées de terre dans la direction des quatre points cardinaux et les jetèrent ensuite dans le vase :

— Que la terre du nord et du midi, du levant et du couchant produise des fruits savoureux pour vous ! continua le vieillard. Que toute terre où l’un de vous sera maître soit aussi la possession de l’autre ; qu’il y trouve asile et protection en tous temps et à toute heure de la nuit et du jour !

Plusieurs petits morceaux de bois, emblèmes de l’industrie et du commerce, car les pirogues, les radeaux et la plupart des rares meubles des Malgaches sont fabriqués avec du bois, furent jetés dans l’eau par Vasili et le principal serviteur du rohandrian Tsérouge.

Ensuite, l’un des officiers français et l’un des guerriers de Manambaro firent l’offrande de la poudre, des pierres à fusil et des balles.

— À la guerre, vous vous défendrez jusqu’à la mort ; vous vous devez assistance dans le danger pendant la vie, et vengeance si l’un de vous succombe au combat par trahison.

Sur ces mots, le patriarche des nations puisant dans le vase au javelot avec une feuille de ravinala, fit boire tour à tour chacun des quatre chefs qui prononcèrent alors à haute voix la formule du serment d’alliance.

Béniowski leur répondit à tous par un seul serment :

— Je jure devant le Dieu créateur d’être l’allié, le frère et l’ami fidèle de Dian Tsérouge et des rohandrians d’Anossi, de Dian Rassamb, Dian Salao, Fatara, de tous les anacandrians de la province d’Imahal, des voadziris et louhavouhits qu’il représente, et de tous les habitants de cette terre où le sang de Ramini est demeuré en honneur.

Béniowski eut soin d’associer toute sa troupe à son serment d’alliance, et s’attacha surtout à faire sentir qu’il venait en hôte, en ami, en protecteur, non en conquérant dans la grande île de Malacassa.

Quand il eut achevé, les indigènes poussèrent des clameurs enthousiastes.

Aussitôt des imprécations y succédèrent. D’un accent inspiré, d’une voix qu’il s’efforçait de rendre menaçante, le vieux lettré de Manambaro prononça des conjurations terribles contre celui des frères du sang qui manquerait à sa foi.

Enfin, avec son couteau sacré, il fit à chacun d’eux une incision au-dessus du creux de l’estomac et imbiba du sang qui coulait huit morceaux de gingembre. – Les quatre indigènes durent avaler les morceaux teints du sang de Ramini, Béniowski ceux que le leur rougissait.

Tout cela était étrangement payen et barbare ; mais Salomée était chrétienne fervente, Flèche-Perçante baptisée et mariée suivant les rites catholiques, Béniowski loin de renier sa foi l’avait affirmée et le chevalier du Capricorne disait à bon droit que le serment du sang était surtout affaire politique.

D’ailleurs, le révérend père Alexis, entouré de lévites et d’enfants de chœur, malgaches ou français et revêtu de ses habits sacerdotaux, sortit de la chapelle dont la cloche sonnait à toute volée, s’avança processionnellement et après une salve d’artillerie, bénit les peuples assemblés au nom de la Trinité Sainte, de Ra-Hissa notre Seigneur Jésus-Christ et de Ra-Mariama, la Sainte Vierge, en priant pour leur conversion au catholicisme.

À quoi, le sire du Capricorne ne répondit ni en latin ni en grec, mais bien en langue de Madagascar par le cri :

Amin !

Béniowski, les jours suivants, prit de concert avec lui diverses mesures de la plus grande importance et l’entretint surtout de son dessein d’occuper un point militaire sur la côte Nord-Est.

— À vous le midi, mon cher major ; à moi ce poste dont la situation facilitera toutes nos opérations ultérieures, avait dit Béniowski si parfaitement renseigné sur toutes choses que le vieux routier en était émerveillé et le secondait avec enthousiasme.

La garde du Fort-Dauphin fut confiée de nouveau à Colletti. Puis, la Marquise de Marbœuf, côtoyant la grande île, alla déposer au fond de la baie d’Antongil l’adjudant Franche-Corde, et une escouade de vaillants aventuriers chargés d’y construire une redoute, ce qu’ils firent sans difficultés tant ils rencontrèrent de bons vouloirs de la part des indigènes. Quelques Kabars avaient merveilleusement préparé les esprits.

Capricorne, dont l’éloquence fut incomparable, aurait encore voulu qu’on n’allât pas plus loin, mais Béniowski persista dans le dessein de se conformer aux ordres du ministre. L’on se dirigea donc sur l’Île-de-France, où la petite légion expéditionnaire fut provisoirement casernée.

Les plus funestes instructions étaient parvenues à MM. de Ternay et Maillart, et leurs mauvais vouloirs, se manifestant en toute occasion :

— Corne de licorne ! c’était prévu ! dit le major. Sans quoi je ne me serais pas dérangé.

Maussades procédés, retards systématiques, hostilités à peine déguisées. La comtesse Salomée, indignée de ces iniques traitements, tomba sérieusement malade. La légion se désorganisait et cependant, aux alentours du poste de Franche-Corde, les agents de la coterie dont Stéphanof était l’âme, étaient parvenus à indisposer contre son petit établissement la tribu des Zaffi-Rabès.

Un pilote de l’île Sainte-Marie consentit à conduire à l’Île-de-France Sans-Quartier et Jambe-d’Argent qui, déguisés en matelots, se présentèrent inopinément devant Béniowski, et lui apprirent que les hostilités étaient entamées.

Le gouverneur et l’intendant lui avaient péremptoirement refusé, le jour même, un navire pour lui et pour sa troupe, sous prétexte que tous les bâtiments à leur disposition étaient employés au service de la colonie.

Sur cette réponse, le général désespéré avait annoncé que, huit jours après, sa légion partirait enfin pour Madagascar. Il était en pourparlers pour fréter à ses frais un navire de commerce, et ne doutait pas de réussir ; mais le soir, en présence de Sans-Quartier, Jambe-d’Argent et des principaux officiers, le subrécargue vint dégager sa parole :

— Requis d’autorité par le gouvernement, il était expédié à Pondichéry, avec défense de relâcher en route.

— Laissez-moi faire, général ! s’écria le chevalier, remis en joie par la présence de ses deux vétérans, nous aurons un navire au jour marqué !

Le major monta sur l’heure la barque malgache de l’île Sainte-Marie, partit pour Bourbon, et à l’insu des autorités de Port-Louis, y affréta un bâtiment marchand nommé le Desforges, qui apparut le septième jour à l’horizon, avec une voile haute peinte en noir, signal convenu entre lui et le général.

Béniowski, persuadé du succès de ce stratagème, avait cessé de solliciter ; – il passait ses journées au milieu des soldats, mettant tout en œuvre pour détruire les effets des bruits malveillants répandus contre l’expédition et distribuant de menues faveurs qui lui rendirent les sympathies de la plupart des volontaires. – En même temps, il fit publier dans Port-Louis qu’il était disposé à enrôler tous les gens de métier qui se présenteraient.

Sur quoi, défense absolue aux gens de l’Île-de-France de se ranger sous ses ordres. M. de Ternay déclara formellement qu’il ne voulait plus entendre parler de l’expédition de Madagascar, et l’intendant Maillart du Mesle eut cartes blanches.

Tout à coup Vasili, qui ne cessait de guetter la mer, se présente devant le général.

— Navire à petit perroquet noir ! dit-il.

— Six grandes barques de louage sur-le-champ ; pars avec Jupiter et Vent-d’Ouest ; qu’on attende au dernier embarcadère !

— Maurice ! dit la comtesse, je ne veux pas mourir dans ce pays, loin de vous !… Emmenez-moi, dussé-je expirer avant d’arriver à Madagascar.

— Mais nous n’avons ni maisons, ni tentes dans le pays où je vais…

— Qu’importe !… ne nous séparons plus, jamais !… jamais !

Alexandre de Nilof fait emporter en litière la comtesse mourante ; il l’accompagne au bord de la mer et conduit par la main le jeune Wenceslas. Quelques nègresses se chargent des effets les plus précieux.

Béniowski est à cheval à la tête de sa légion, qui défile sac au dos, enseignes déployées.

— Où va-t-elle ? – Aucun navire du port n’est prêt à la recevoir. – C’est un exercice, – un simulacre d’embarquement, – une petite guerre… disent les oisifs en la voyant descendre et se ranger dans les chaloupes.

L’intendant Maillart courait chez le gouverneur :

— Un navire attend hors des passes… c’est évident !… Embarquement irrégulier, fuite, véritable désertion, alerte !…

Ordre est donné aux forts de l’entrée de couler les chaloupes plutôt que de les laisser sortir.

Cependant le chevalier du Capricorne, Sans-Quartier et Jambe-d’Argent, rassemblés sur le rouf du Desforges, voient de loin briller les uniformes, les armes et le drapeau de la légion qui s’éloigne lentement des quais dans six énormes chaloupes.

Un premier coup de canon retentit. Béniowski ne doute point que ce soit une menace à son adresse. – Un boulet lancé sur l’avant de sa première embarcation le lui démontre l’instant d’après.

Il fait lever rames ; puis, chose étrange, le Desforges serre le vent pour reprendre le large. Le gouverneur et l’intendant ne furent pas moins surpris que Béniowski lui-même.

Dans la première chaloupe, le capitaine Rolandron de Belair, qui remplissait par intérim des fonctions de major, demandait ce qu’il convenait de faire.

— Attendons sur nos avirons, répondit Béniowski. J’essaie de comprendre la manœuvre du chevalier.

Alors, la comtesse Salomée, couchée dans un cadre sous la tente de l’embarcation, se souleva et dit d’une voix éteinte :

— Espérance !… voici le secours de Dieu !

À ces mots, un lourd sommeil ferma ses paupières.


M. de Ternay, gouverneur de l’Îe-de-France, accompagné de l’intendant Maillart et du garde-magasin Vahis, venait de se rendre à bord du brig de guerre le Postillon, dont le capitaine appareilla sur-le-champ, pour se poster en travers des six chaloupes de la légion-Béniowski. – Le gouverneur allait de sa personne arrêter le colonel et renvoyer ses troupes à terre.

Au même moment, un signal fort inusité dans nos possessions de l’Inde, à cette époque de décadence navale, fut arboré au sémaphore de Port-Louis :

« Vaisseau de ligne ; – Frégate du roi ; – Trois-mâts marchand ; – Barque longue de Madagascar. »

Ce signal fut traduit aisément pur Béniowski.

— Je comprends ! s’écria-t-il avec joie.

— Hâtons-nous ! dit M. Maillart au gouverneur, voici évidemment la division Kerguelen ; il serait déplorable que l’honorable commandant fût témoin de ce que nous allons faire ici.

Mais les chaloupes étaient fort loin déjà ; l’appareillage du Postillon avait été lent, et la fraîche brise du large qui favorisait la division Kerguelen contrariait les manœuvres du brig forcé de louvoyer dans un espace étroit.

Le vaisseau le Roland de 64 canons, et la frégate l’Oiseau, suivis du Desforges et de la barque de Sainte-Marie qui avait amené Sans-Quartier et Jambe-d’Argent, parurent à l’ouvert des passes, à l’instant où M. de Ternay, de la dunette du Postillon, criait à Béniowski :

— Au nom du roi, colonel, je vous somme de monter à mon bord.

— Au nom du roi, monsieur le gouverneur, répondit Béniowski, je proteste contre cette sommation.

— Je vous rends responsable du sang versé ! répliqua le gouverneur. Obéissez, Monsieur, ou ce navire ouvrira le feu sur vos chaloupes.

Or, le chevalier du Capricorne, apercevant le premier de fort loin, la division Kerguelen, n’eut pas besoin du don de seconde vue pour s’écrier, en d’autres termes que la comtesse : « Voici le secours de Dieu ! » Virant de bord, il courut droit sur le Roland, s’y fit jeter par son canot, fut reçu à l’escalier de commandement par le baron de Luxeuil, qu’il salua militairement sans feindre de le reconnaître, et n’eut ensuite aucune peine à convaincre Kerguelen de la machination ourdie contre Béniowski par une troupe acharnée d’ennemis dont, par parenthèse, faisait partie le capitaine de frégate commandant en second du Roland.

Kerguelen écoutait attentivement, après avoir ordonné de charger de toile à tout rompre ; – le baron de Luxeuil se sentait assez mal à son aise ; – le major Vincent du Capricorne clignait de l’œil, frisait sa moustache, caressait sa rapière, mais ne perdait pas son temps à la bagatelle. Avant tout, il fallait sauver Béniowski et l’expédition de Madagascar.

Une fois dans la baie, le chevalier du Capricorne ajouta :

— Commandant, vous pouvez, de vos propres yeux, voir ce qui se passe. Voici, mordious ! le dernier acte de la tragédie ; on arrête notre colonel ; on va disperser la légion, faire avorter l’entreprise, et laisser massacrer la troupe de vaillants compagnons dont j’avais l’honneur de vous raconter les aventures tout à l’heure.

— Je connais les plans du comte de Béniowski… Je veux avant tout le bien du service… J’ai horreur des traîtres et des lâches… Enfin, monsieur le major, je n’ai qu’une parole !… À Versailles, j’ai dit au général votre colonel qu’à mon bord je serais seul maître… Une cornette de chef de division flotte à la tête de mon grand mât et j’ai cent canons à mes ordres.

Le vaisseau et la frégate, sans modérer leur vitesse, passèrent sous les forts, puis mirent brusquement en panne, l’un à tribord, l’autre à bâbord du Postillon, dont l’ancre allait tomber, mais ne tomba point, car le Roland appuya d’un coup de canon l’ordre hissé à son mât de rester sous voiles.

Béniowski était alors en présence du gouverneur :

— Monsieur, lui disait-il, je n’ai cédé qu’à la violence ; je ne reconnais pas votre autorité. Mes ordres émanent du roi, et, à mon tour, je vous somme de ne pas entraver davantage ma mission.

M. de Ternay ordonnait à Béniowski de se constituer prisonnier.

— Pour éviter l’effusion du sang de mes soldats, je suis venu seul sur ce navire… Seul, maintenant, je suis en butte à votre inimitié ; je la brave, monsieur le gouverneur !… On n’aura mon épée qu’avec ma vie.

Il tirait l’épée à ces mots, et montait sur la dunette du brig.

— Aux armes ! commanda M. de Ternay.

M. Saunier, capitaine du Postillon, intervint respectueusement ; il essaya de faire sentir l’effet scandaleux de l’arrestation d’un colonel par les soldats de garde à son bord.

— Obéissez, Monsieur ! s’écria le gouverneur.

Mais, d’une voix tonnante, le commandant Kerguelen commanda de loin au capitaine du Postillon :

— Respectez la personne du colonel Béniowski !… À bord toutes les chaloupes chargées de troupes !

M. de Ternay pâlit de fureur, fit accoster son canot et se dirigea sur le Roland, où il allait à son tour trouver son maître.

Quant à l’intendant Maillart, il profita prudemment du tumulte pour se jeter dans une embarcation légère et gagner la côte.

Le sieur Vahis eut bien voulu en faire autant ; Béniowski l’en empêcha :

— Vous êtes sous mes ordres, monsieur le garde-magasin ; restez ici, je l’exige !

— Colonel, murmura-t-il, je vous jure…

— Je ne vous demande pas d’explications, Monsieur, répartit Béniowski en lui tournant le dos.

Puis, s’adressant au capitaine du Postillon :

— Je laisse cet homme sous votre garde, M. Saunier, et vous prie de me donner un canot pour me conduire à bord du Roland.

Yves de Kerguelen n’avait pas daigné se déranger pour recevoir M. de Ternay, qui fut blessé dans sa dignité de gouverneur, et dit en plein gaillard-d’arrière que l’on contrevenait aux ordonnances en ne lui rendant pas les honneurs dus à son rang.

Les officiers de marine restèrent muets. M. de Luxeuil s’avança fort imprudemment au-devant de M. de Ternay.

Kerguelen, irrité, l’interpella du haut de sa dunette.

— Monsieur le capitaine de frégate Luxeuil, dit-il, vous n’êtes point à votre poste de manœuvre ! Rendez-vous aux arrêts !

— Mais, commandant, j’allais recevoir monsieur le gouverneur…

— Vous me répondez au lieu de m’obéir ! Je ne connais pas de gouverneur ici… Aux arrêts, Monsieur !… Et plus un mot !…

Le chevalier du Capricorne étouffa une de ses innombrables exclamations de dépit :

— Les arrêts le sauvent !… J’attendais la fin de ceci pour régler avec lui un joli petit duel à la Pierrefort.

— Vous ne connaissez pas le gouverneur de l’Île-de-France, monsieur le commandant ! s’écriait à son tour M. de Ternay. Le ministre sera instruit de votre arrogante conduite…

Kerguelen éclata de nouveau. Maître absolu à son bord, il n’était disposé à se laisser adresser de remontrances par personne.

— Je ne vous connais pas !… Je ne veux pas vous connaître !… Et je vous chasse du pont de ce vaisseau, dit-il d’une voix qu’on entendit tonner au large. Sortez !… sortez, vous dis-je…

Jamais gouverneur ne fut outragé en termes plus véhéments.

De l’autre côté du navire, Béniowski était reçu avec toute la pompe de l’étiquette navale. – Les officiers et les gardes-marine de service s’étaient portés au-devant de lui, la garde en armes formait la haie, le commandant de, la division le saluait en ajoutant :

— Je viens d’expulser le misérable qui vous persécute depuis si longtemps !… C’est sous ma protection, colonel, que vous allez partir. Le brig le Postillon sera sous vos ordres directs.

La moitié de la légion Béniowski fut embarquée sur le Desforges ; le général, sa famille et le reste des volontaires montaient le Postillon ; la barque de Madagascar reçut les chevaux et les bagages.

Après l’échange des plus chaudes protestations d’estime et d’amitié, Kerguelen et Béniowski se séparèrent.


  1. Dian Manach, l’or déifié, le Plutus de la légende malgache. (Fétichisme.)