Le Dernier des Koenigsmark

Le Dernier des Koenigsmark
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 2 (p. 641-685).

LE DERNIER


DES KOENIGSMARK.




« Il y a quelques années que, revenant des eaux, ma voiture se rompit, et je dus, en attendant qu’elle fût réparée, m’arrêter à Celle pour plusieurs heures. » Ces lignes servent d’introduction à un récent écrit où les faits qui vont nous occuper sont discutés par un juge très compétent[1]. L’auteur, homme du monde et possédant à fond cette imperturbable connaissance des généalogies princières qui m’a toujours semblé distinguer particulièrement la noblesse hanovrienne, profite de son loisir forcé pour visiter la résidence des anciens ducs de Celle. Après s’être promené dans ces jardins aujourd’hui abandonnés, il entre au château, en parcourt les mornes solitudes, et descend aux caveaux funèbres, où il s’arrête devant un cercueil d’apparence très humble, sans inscription, relégué au coin le plus obscur de la sombre et lugubre demeure. Ce cercueil, à ce qu’on suppose, contient les restes de l’infortunée princesse Sophie-Dorothée, femme de l’électeur George-Louis de Hanovre, plus tard roi d’Angleterre sous le nom de George Ier. D’explorations en explorations, inspiré par la mélancolie de ces solitudes, le voyageur est amené à dire son mot dans une question dont l’intérêt pathétique s’est ravivé de nos jours, grâce à l’infinité de matériaux inédits et de documens nouveaux exhumés et réunis par les laborieuses investigations d’un savant suédois. Cette question ne touche pas seulement à l’histoire de la maison de Hanovre, mais à celle de l’aventureuse famille des Kœnigsmark. Que le hasard d’une rencontre, qu’une impression de voyage fortuite et purement accidentelle entrent ainsi pour beaucoup dans les études qui sembleraient par leur nature devoir le plus échapper aux lois capricieuses de l’imagination et de la fantaisie, voilà qui au besoin le prouverait ; mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’une fois qu’un sujet vous préoccupe et vous travaitle, toute chose y ramène votre esprit, et qu’il vient un moment où vous ne sauriez poser le pied sur un sol quelconque sans y trouver de quoi fournir à vos renseignemens. Byron avait coutume, pour se mettre en veine, d’ouvrir un livre, le premier qui lui tombait sous la main : traité d’archéologie, roman, histoire, poésie, peu importe, il ne manquait jamais, assurait-il, d’y trouver son compte. Avec cette race des Kœnigsmark, l’occasion, il est vrai, s’offrait belle. Ces héros-là se sont tellement emparés de leur époque, de Stockholm à Madrid, de Paris à Athènes, ils ont tellement battu les grands chemins du siècle, qu’il devient presque difficile à qui les a une fois connus d’éviter leur rencontre ; leur romanesque existence, disséminée de part et d’autre, a laissé en tous lieux des souvenirs, et je n’oublierai jamais qu’à huit cents lieues de leur pairie il m’arriva un jour, alors que j’y pensais le moins, de me heurter contre la tombe égarée d’un de ces guerroyeurs cosmopolites.

Comme le voyageur que je viens de citer, je m’étais attaché moi-même à recueillir en Allemagne tout ce qui reste de témoignages épars sur ce sujet, évoquant dans les jardins de Celle l’ombre sanglait le de Philippe, fouillant jusqu’aux sépulcres de Quedlimbourg, interrogeant la société hanovrienne, où, comme une tradition de famille, s’est perpétué le souvenir de la sombre chronique. À quelque temps de là, je me trouvais à Venise et j’allais visiter l’arsenal, lorsque la première chose que j’aperçois en entrant, c’est la statue d’un général fameux portant pour inscription cette laconique et superbe légende : Souper victori. Encore un Kœnigsmark[2] ! Celui-là fut l’oncle de Charles-Jean, et d’Aurore, et aussi de ce Philippe-Christophe, le dernier de sa race, dont nous voudrions cette fois raconter la tragique aventure, en ajoutant nos propres renseignemens à tout ce que tant de publications récentes ont apporté de neuf et d’inédit sur ce sujet. Comme il ne s’agit point ici d’une invention romanesque, comme le drame domestique où le jeune comte Philippe de Koenigsmark et la princesse Sophie-Dorothée de Celle jouent les premiers rôles se rattache à l’histoire de l’Allemagne au XVIIIe siècle, il importe de bien préciser les faits, d’exposer les personnages et d’établir en quelque sorte la situation.

Vers la fin du XVIIe siècle, la maison de Brunswick, si puissante jadis, avait vu peu à peu son ascendant décroître et pâlir l’éclat de ses destinées. Comme si ce n’était point assez pour elle d’avoir perdu la Bavière et la Saxe, comme si ce n’était point assez de s’être vue réduite à ne posséder plus qu’un coin stérile et chétif du saint-empire, elle vit son reste de puissance s’affaiblir encore par le partage et par toute sorte de divisions en lignes collatérales. En 1681, deux de ces héritiers dépossédés du patrimoine morcelé de Henri le Lion, deux frères, régnaient dans le voisinage l’un de l’autre. À l’aîné, George-Guillaume, étaient échus les petits états de Brunswick-Lünebourg-Celle, tandis que le cadet, Ernest-Auguste, d’abord duc, puis électeur de l’empire, tenait à Hanovre une cour plus brillante et de beaucoup plus renommée en Europe, George-Guillaume, duc de Celle, avait épousé la simple fille d’un gentilhomme français. Mlle Éléonore d’Olbreuse, objet de toutes les prédilections de cette princesse de Tarente autour de laquelle se groupait l’aimable et spirituelle société française réfugiée à La Haye vers cette époque (1665), et dont parle Mme de Sévigné. La femme d’Ernest-Auguste, duc de Hanovre, était cette illustre et docte princesse Sophie, fille de l’infortuné Frédéric V auquel une campagne désastreuse enleva son titre de roi de Bohême et sa couronne héréditaire d’électeur. Sophie était petite-nièce de Jacques Ier, roi d’Écosse et d’Angleterre, et cousine de Charles II, alors en possession du trône de la Grande-Bretagne.

Sans se détester, les deux augustes frères et voisins vivaient en de certaines mésintelligences. George, pour ne pas exposer aux impertinences de l’entourage d’Ernest-Auguste la compagne qu’il s’était choisie et la fille qu’il en avait eue, se confinait dans sa résidence de Celle, affectant de ne jamais mettre le pied à la cour de Hanovre (fût-ce à l’occasion de ses fêtes, alors si recherchées). Quant à Ernest-Auguste, il ne se cachait pas de l’espoir qu’il caressait de s’emparer, au cas où son frère viendrait à mourir, de ses états, fiefs et domaines, lesquels, disait-il, devaient tôt ou tard faire retour à l’héritage commun, dont ils n’auraient jamais dû être distraits.

Telle était la situation des deux cours rivales, lorsque la maison de Hanovre, jalouse de s’agrandir de plus en plus, afficha des prétentions au chapeau électoral. Aussitôt le vieux George-Guillaume, auquel, en sa qualité d’aîné, cette dignité aurait dû échoir, remua ciel et terre pour empêcher son frère de réussir. En dépit des intrigues et des cabales, Ernest-Auguste l’emporta, et alors l’empereur d’Allemagne, pour accorder au frère aîné un juste dédommagement, éleva au rang de princesse du saint-empire l’épouse jusque-là morganatique de George-Guillaume. Par là furent consacrés dans l’avenir les droits éventuels de la jeune Sophie-Dorothée, fille d’Éléonore d’Olbreuse. On conçoit la mauvaise humeur que ressentit Ernest-Auguste en présence d’un pareil acte, qui devait ruiner tous ses plans sur le duché de Celle. Force était de recourir à d’autres combinaisons, et l’ambitieux duc de Hanovre comprit à l’instant l’immense parti qu’il pouvait, en ces circonstances, tirer de sa femme, l’électrice Sophie, à la condition que celle-ci voudrait bien quitter un moment ses livres et ses globes astrologiques pour s’occuper d’intérêts plus terrestres.


I

Depuis trois ans, le duc Ernest-Auguste règne et gouverne à Hanovre autant que le lui permet sa belle favorite, l’altière Elisabeth de Meissenberg, mariée avec M. de Platen, dont on a fait un comte et un grand chambellan selon l’usage. Elisabeth ayant une sœur fort douée aussi de grâces et d’attraits, le fils aîné d’Ernest-Auguste, George, prince héréditaire de Hanovre, l’a naturellement prise pour lui, se réservant, toujours selon la coutume des cours, de la donner en mariage à l’un de ses gentilshommes, honneur précieux échu depuis à M. de Busche[3].

Ernest-Auguste est dans son cabinet, lisant et relisant une épître qu’il vient de recevoir, et qui a bouleversé sa physionomie, d’ordinaire si avenante, si joyeusement empreinte de bonhomie et de gaillardise. Il froisse la lettre entre ses mains, se lève et se rassied, va et vient, souffle et grogne. Tout à coup il sort, traverse une longue galerie du château, et passe chez la duchesse.

— J’enrage, s’écria le duc à peine assis ; imaginez, ma chère amie, que mon frère, après m’avoir juré tous ses grands dieux qu’il ne se marierait jamais que de la main gauche, a fini par épouser sa madame[4] en légitime union, ce qui constitue à sa fille, miss Sophie-Dorothée, la qualité et le rang de princesse.

— C’est possible, observa froidement la duchesse ; mais ni ce rang ni cette qualité ne font qu’elle ait sur le duché les moindres droits héréditaires.

— Qui sait ? dans notre famille les lois de succession prêtent volontiers à l’équivoque et aux doubles sens. Du temps où nous vivons, ma chère amie, il ne s’agit point d’avoir le droit de son côté, mais la force. Si Mlle de Harbourg[5] avait tout bonnement donné sa main à un particulier quelconque, peut-être eussions-nous eu beau jeu à lui contester ses titres, tandis que si elle épouse un prince, nous aurons un procès, et nous le perdrons.

— Voulez-vous donc parler du prince Auguste de Wolfenbüttel, qui se trouve à Celle en ce moment ?

— Sans doute ! la chose est déjà résolue entre le père du jeune homme et madame. George-Guillaume essaie bien de faire quelque résistance à cause d’une sorte de prédilection qu’il se sent pour le petit Kœnigsmark ; mais, bah ! demain ou après-demain, le duc Antoine-Ulric, père du prince Auguste, débarque dans la résidence, et vous pouvez être sûre qu’il va se comploter entre madame Eléonore et lui une manœuvre qui se terminera par l’entière défaite de mon frère.

— Que faire alors ?

— Je n’entrevois qu’un moyen. Notre fils George a médiocrement réussi en Angleterre. Un bel et bon refus de la princesse Anne et le diplôme de docteur à l’université d’Oxford, voilà en réalité tout ce qu’il rapporte d’un voyage ruineux pour nous. Il faut qu’il se relève de cet échec en épousant sur-le-champ Sophie-Dorothée.

— Quoi ! mon fils épouser une princesse de la main gauche, la fille de cette dame française que vos plaisanteries et vos quolibets ont si peu ménagée !

— Eh ! madame, quand la politique parle, l’orgueil et les antipathies doivent se taire. D’ailleurs quelle alliance plus avantageuse avez-vous à me proposer pour George ? Ce mariage, songez-y bien, nous conserve un duché. De plus, calculez ce que nous trouverons là d’argent comptant ; la parcimonie et la richesse de George-Guillaume sont proverbiales, et depuis des années il thésaurise pour sa femme et sa fille.

— L’aîné de ma race, le neveu des rois d’Angleterre et de Bohême, épouser une personne de cette naissance ! Mais, en admettant que j’impose silence à ce que vous appelez mes préventions, comment vous y prendrez-vous pour rompre l’union projetée avec le prince de Wolfenbuttel et mener à bon terme les affaires de notre cher George ?

— Cette négociation vous regarde, vous, Sophie, et non moi, qui n’ai point l’honneur de posséder la confiance de monsieur mon fils, et suis d’ailleurs assez mal dans les papiers de mon bon frère.

— Moi, vous n’y pensez pas, Ernest ! Et la comtesse de Harbourg, ignorez-vous donc ses sentimens à mon égard ?

— Bah ! vous lui imposez, et le duc vous tient en très haute considération. Ne négligez pas, aussitôt arrivée à Celle, d’avoir une entrevue avec le ministre Bernstorff. C’est lui qui mènera tout, bien qu’à vous parler franc, je ne me doute guère de la façon dont il s’y prendra pour passer du camp du prince Auguste dans le nôtre. Au cas où vous verriez les affaires de George mal tourner, je n’ai pas besoin de vous dire qu’il faudrait à l’instant vous déclarer en faveur du Koenigsmark : un tel concurrent sera toujours pour nous moins dangereux que l’autre.

— George m’accompagne-t-il ?

— A Dieu ne plaise ! nous n’en sommes encore qu’aux préliminaires. Ne brusquons rien. Vous pouvez cependant prendre avec vous son portrait ; puis, dès que vous jugerez le moment convenable pour l’arrivée du prince notre fils, mandez-le-moi.

Cette dernière recommandation termina l’entretien où Ernest-Auguste et l’électrice Sophie venaient de débattre le funeste projet dont l’exécution devait, quelques années plus tard, jeter le trouble et le deuil dans leur maison. Sa résolution une fois prise, la duchesse Sophie de Hanovre ; mettait un certain amour-propre, une certaine bravoure à l’exécuter à l’instant. Aussi serait-elle partie le soir même, si le duc ne lui eût fait observer qu’encore fallait-il que la cour de Celle et le chancelier de George-Guillaume fussent d’avance prévenus de sa visite. Ernest-Auguste la quitta donc pour aller préparer ses dépêches, et, s’étant retiré dans son appartement, passa une partie de la nuit à travailler avec M. de Groote, son ministre.

George-Guillaume ne tarda pas à recevoir avis de la prochaine arrivée de la duchesse Sophie à la cour de Celle, et il se hâta d’annoncer cette visite à Eléonore d’Olbreuse. Un nuage se répandit aussitôt sur le front de la comtesse. Dans sa position mal définie à la cour de Celle, Éléonore avait tant de fois essuyé les hauteurs et les dédains de la docte et altière princesse de Hanovre, que l’annonce seule de son arrivée suffit pour éveiller chez elle de fâcheux pressentimens. Cette fois pourtant la femme de George-Guillaume s’alarmait à tort. La duchesse Sophie arriva plus tôt qu’on ne l’attendait, et surprit son monde au milieu des préparatifs qu’on faisait pour la recevoir ; elle fut aimable, avenante, Familière, pleine d’à-propos, de grâce et de spirituelle bienveillance. Éléonore n’en revenait pas. Pour la première fois de sa vie, elle s’entendit appeler : ma belle-sœur, ce qui ne lui permit plus de conserver le moindre doute sur les projets qu’on devait nécessairement avoir en tête. George-Guillaume flaira aussi quelque intrigue ; seulement, l’avare étant chez lui plus encore aux aguets que le père, il crut qu’on n’en voulait qu’à sa bourse et se promit d’en serrer les cordons. Comme on pense, la duchesse n’eut garde d’oublier le vieux Bernstorff, et ce ne fut qu’après s’être préalablement assurée par des argumens irrésistibles du concours du madré diplomate qu’elle résolut d’aborder la question avec George-Guillaume. Sophie mit à développer sa thèse auprès du vieux duc beaucoup de chaleur, de conviction et d’entraînement. Conjurer un avenir chargé de procès et de guerres, écarter les haines de famille et les contestations sanglantes, fondre en une seule principauté deux duchés que toute autre combinaison enlèverait plus tard au pouvoir de la maison des Guelfes, n’y avait-il point là plus de motifs qu’il n’en fallait pour dominer de petites susceptibilités de naissance et de rang, susceptibilités mal justifiées d’ailleurs, puisque la gracieuse Éléonore d’Olbreuse avait, dès le premier jour, été la femme selon Dieu et selon l’église de George-Guillaume, qui depuis l’avait solennellement admise à partager tous ses droits souverains ? Les avantages que sa politique et les intérêts généraux de la maison des Guelfes devaient retirer d’une telle union ressortaient si clairement, qu’il ne vint pas à l’idée de George-Guillaume d’opposer à ce sujet la moindre objection au vœu de la duchesse. Malgré son peu de goût pour le prince héréditaire de Hanovre, dont il connaissait le caractère égoïste et hautain, l’espoir d’une couronne électorale pour sa fille l’attirait presque irrésistiblement vers ce mariage. Voir dans l’avenir Sophie-Dorothée électrice, quel triomphe ! et dire que la perspective, loin de s’arrêter là, s’ouvrait jusque sur le trône d’Angleterre ! La fille d’Eléonnre d’Olbreuse reine de la Grande-Bretagne ! un couple guelfe assis royalement sur l’un des plus puissans trônes de l’Europe ! il y avait en vérité dans une si glorieuse évocation de quoi confondre l’entendement d’un duc de Celle-Lünebourg. George-Guillaume sentit que la tête lui tournait et laissa passer le vertige ; puis bientôt, son esprit froid et pratique, sa méfiance du temps et des hommes, qui l’avaient, disait-il, toujours trompé, reprenant le dessus, il fit entendre le plus poliment du monde à son auguste sœur que toutes ces belles choses pouvaient bien n’être, hélas ! que des rêves. À ces hésitations du père de Sophie-Dorothée, la duchesse de Hanovre répondit par un indéfinissable sourire.

— Eh ! que diriez-vous, mon cher frère, si toute cette destinée que je vous déroule était écrite là-haut ? Croyez-vous à l’astronomie, monseigneur ?

— Mais je tiens pour impiété notoire de mettre en doute cette science, qui date de la création.

— Eh bien ! je ne vous ai pas dit une seule parole que les astres ne m’aient dictée, et toutes ces grandeurs sont dans la destinée de George, dans son horoscope.

À ce mot d’horoscope, George-Guillaume n’y tint plus, et se levant pour embrasser sa belle-sœur : — Puisque les décrets éternels l’ont résolu, s’écria-t-il, à quoi servirait de résister davantage ? Mieux vaut se soumettre et remercier de ses bienfaits la Providence. J’accepte donc comme un insigne honneur pour ma maison l’alliance que vous m’offrez, en foi de quoi je vous donne ma main : dixi[6] !

À peine avait-il lâché le mot sans appel, qu’un frisson parcourut ses membres et que son être devint la proie d’un de ces inexplicables pressentimens semblables, dans certaines crises de la vie, à ce que dans l’ordre physique sont ces explosions électriques qui changent par momens la température ; mais soudain, éprouvant comme un remords de sa faiblesse et se raffermissant pour ainsi dire contre lui-même : — C’est dit, ma sœur, vous pouvez compter que cette union s’accomplira, et puisse maintenant le ciel y donner sa bénédiction !

Éléonore ressentit un vif chagrin de la détermination prise à son insu par George-Guillaume. La royale belle-sœur eut fort à faire pour lever les scrupules de la pauvre mère, engagée dans la cause du prince de Wolfenbüttel ; mais Eléonore était femme et se laissa tenter par les séductions de l’ambition et de l’orgueil. Son imagination fut éblouie par l’éclat d’un diadème, son esprit n’osa se raidir contre l’ascendant d’une des plus intelligentes princesses de l’époque, et, subjuguée à son tour, elle promit d’amener Sophie-Dorothée à se soumettre.

La duchesse Sophie quitta la résidence des seigneurs de Celle-Lünebourg aussitôt après le déjeuner et partit pour Hanovre, heureuse et fière d’avoir en vingt-quatre heures conduit à bien une négociation de cette importance. Quelques jours après cette visite de l’électrice Sophie à sa cour, George-Guillaume était assis en conseil et travaillait assisté des barons de Bernstorff et de Groote, les chanceliers respectifs des deux couronnes ducales. Son excellence M. de Groote, premier ministre d’Ernest-Auguste, ayant accompagné à Celle la duchesse Sophie, était resté seul après le départ de sa gracieuse souveraine pour s’entendre avec qui de droit sur divers articles du contrat de mariage. On venait d’aborder le chapitre de la dot, et ce point délicat provoquait entre les membres du puissant congrès une controverse des plus vives, lorsque la porte du conseil s’ouvrit tout à coup devant Sophie-Dorothée, qui, sautant sur les genoux de George-Guillaume et lui passant autour du cou ses jolis bras : — Est-il vrai, mon bon père, soupira-t-elle d’une voix attendrie et câline, est-il donc possible que vous ayez fiancé votre fille sans même l’en prévenir ?

— Oui, mon enfant, à la condition que tu y consentirais.

— Ah ! vous avez daigné mettre une condition : cela est magnanime, savez-vous, mon cher père ! Eh bien ! sous le sceau de cette condition, je vous déclare ici très solennellement que je refuse et que jamais votre prince George n’aura ma main.

Cet acte de rébellion flagrante dépita George-Guillaume d’autant plus vivement qu’il se passait en présence de deux personnages diplomatiques vis-à-vis desquels le duc de Celle s’était porté garant de l’obéissance de sa fille. Aussi son altesse, piquée un peu et sentant qu’elle avait à soutenir cette réputation d’autocratie dont elle se montrait si jalouse, manifesta sa mauvaise humeur d’une façon décidément rébarbative.

— Vous oubliez, ma fille, que le premier devoir d’un enfant incapable d’aviser à ses propres intérêts est de se soumettre à la volonté de ses parens.

— Alors pourquoi dire vous-même que ces arrangemens n’existent qu’à la condition que j’y consentirai ? Ah ! de grâce, mon père, si vous aimez votre fille, si vous ne voulez pas qu’on vous l’égorge, par pitié, rompez cet affreux mariage !

— Ah çà ! es-tu folle, ou prendrais-tu par hasard mon neveu George pour un ogre ?

À ces mots, Sophie-Dorothée ouvrit un livre de contes d’enfans qu’elle avait à la main, et, montrant à George-Guillaume la vignette qui représentait Barbe-Bleue : (Comparez, bon père, cette figure avec le portrait du prince George[7], et dites si ce n’est point la même physionomie.

— Nigaude que vous êtes ! reprit le duc. El voilà toutes vos raisons pour vous révolter contre un mariage que les plus puissans intérêts nous commandent, contre un mariage écrit là-haut ! M’entendez-vous, mademoiselle ?

— Eh bien ! puisque vous croyez à ce que disent les étoiles, vous ne vous étonnerez pas que j’écoute mes pressentimens et mes songes. Or j’ai rêvé, il y a trois jours, que la Barbe-Bleue m’assassinait, et le spectre avait exactement la tournure du petit mari que vous me destinez.

— Assez d’enfantillages ! et si vous ne voulez pas que je me lâche tout de bon, taisez-vous.

— J’obéis, mon père : mais quant à vous, n’oubliez pas que j’entends disposer à ma convenance de mon cœur et de ma main.

La mutine espiègle, au moment de se retirer, venait de reprendre son volume de contes, lorsque ses yeux s’arrêtèrent sur les lignes suivantes inscrites en tête d’un parchemin : « Projet de contrat de mariage entre très haut, très noble et très puissant seigneur son altesse George-Louis de Brunswick-Lünebourg, prince héréditaire de Kalenberg-Hanovre, etc., etc., et très haute et très puissante dame Sophie-Dorothée, princesse de Brunswick-Lünebourg-Celle, héritière des comtés de Wilhelmsbourg, etc., etc. »

— La voilà donc cette fameuse raison d’état ! s’écria la pétulante enfant, dont une subite indignation enflamma les traits. C’est-à-dire qu’on me vend à cet homme, qu’on trafique de moi, héritière du comté de Wilbemsbourg qui vaut tant, de la terre de Thedinghausen qui rend tant ! Et la dot que j’apporte à votre maître, s’il vous plaît, monsieur de Groote, à quel chiffre s’élève-t-elle ?

Le négociateur circonspect de la maison de Hanovre cherchait son intonation la plus flûtée pour représenter à la princesse qu’il s’agissait d’un contrat et non point d’un trafic, et que le prince George, fils de son gracieux souverain, n’était en aucune façon l’ogre qu’elle imaginait ; mais l’intraitable jeune fille, incapable de se modérer, coupa net la parole au diplomate : -Épargnez vos excuses et vos flatteries, interrompit la princesse au comble de l’exaltation, et qu’il vous suffise de rapporter à votre prince héréditaire ma réponse que voilà.

Et Sophie-Dorothée lança contre la muraille le médaillon de George de Hanovre.

Il faut renoncer à décrire les transports furibonds que provoqua chez le duc de Celle une conduite si peu en harmonie avec la gravité de la situation et le caractère de la séance. — Coquine ! s’écria George-Guillaume en levant sa canne à pomme d’or, tu en feras tant, que je te mettrai au cachot pour quarante-huit heures avec une cruche d’eau et du pain noir !

Mais Sophie-Dorothée, sans reculer d’un pas devant cette formidable manifestation paternelle : — Il est dans votre pouvoir, monsieur, de me maltraiter, de m’emprisonner, de me torturer ; vous pouvez me traîner à l’autel par les cheveux, mais personne, je vous le jure, ne saura me contraindre à dire oui. — Et laissant le conseil dans le trouble et la stupéfaction, elle quitta l’appartement avec un air de suprême dignité.

— Quelle scène scandaleuse ! dit après un moment de silence le duc George-Guillaume en essuyant la sueur de son front. Vit-on jamais une pareille furie ? J’espère, mon cher Groote, que vous ne communiquerez rien de tout ceci à votre cour.

— Votre altesse peut s’en fier à mon silence, comme de mon côté j’ose compter qu’elle daignera prendre en considération les justes prétentions que je lui soumets. Si votre grâce ne l’a point oublié, nous en étions restés au comté de Hoya, dont il me semble qu’une partie…

— Prenez tout, monsieur, mais, au nom du ciel, terminons ; car pour peu qu’un nouvel incident survienne, m’est avis que la totalité de mes possessions y passera !

Moitié distraction, moitié souci et découragement, George-Guillaume se laissa ainsi arracher pièce à pièce une foule de concessions que deux heures plus tôt il eût refusées ; puis, les deux parties ayant enfin apposé leur paraphe au bas du document, le diplomate hanovrien ferma son portefeuille, salua et prit congé, s’applaudissant in petto de la victoire qu’il venait de remporter pour son maître. Le contrat rédigé, il restait à vaincre la résistance de Sophie-Dorothée. Le premier soin de George-Guillaume, une fois sa parole engagée au sujet du mariage, avait été de se débarrasser des deux prétendans, MM. de Wolfenbüttel et de Koenigsmark[8]. Tous deux avaient dû quitter la cour de Celle. On assurait cependant que ce dernier était resté dans la ville, et avait été vu rôdant aux alentours du château. Dès ce moment, des mesures d’excessive surveillance avaient été prises à l’égard de Sophie-Dorothée, qui ne sortait plus dans le jardin sans être accompagnée d’une grande-maîtresse et de deux suivantes, gardées à vue elles-mêmes par quatre laquais des mieux découplés.

Plusieurs semaines s’écoulèrent ainsi au milieu des scènes tragiques et des sanglots. Un jour enfin, l’impitoyable Bernstorff arriva dans le cabinet de George-Guillaume, tenant en main un message intercepté par sa police secrète. C’était une lettre adressée par Kœnigsmark à la princesse, lettre toute remplie d’amoureuses protestations, et qui se terminait par une proposition d’enlèvement.

— De mieux en mieux, fit le duc, le dénoûment me paraissait indiqué ; mais en attendant qu’il s’exécute, qu’on m’empoigne ce drôle et qu’on me le loge dans un des cachots de la tour.

— Le gaillard a bon pied, et le dépister n’est point chose si facile. D’ailleurs, en attentant à sa liberté, vous en faites un martyr, sur quoi la princesse s’exalte, et vous perdez toute chance de la ramener.

— C’est possible, mais que résoudre alors ?

— J’ai bien songé à un petit stratagème, reste à savoir si les scrupules de votre altesse lui permettront d’y recourir.

— Au diable les scrupules et les préambules ! Voyons.

— Supposons que Philippe de Koenigsmark écrivit à la jeune personne que, désespérant de jamais obtenir le consentement de ses illustres parens, il renonce à toute prétention ultérieure et la supplie d’agréer son adieu ?

— D’accord, mais comment amener Kœnigsmark à faire une telle démarche ? Crois-tu qu’à force d’argent ou de menaces on pourrait l’y contraindre ?

— Supposons maintenant que, de son côté, la princesse écrive audit jeune homme pour lui manifester son désir formel de se rendre au vœu de ses parens, exposant d’ailleurs que son choix, si elle eût été libre, se serait prononcé en faveur du prince Auguste, et qu’ainsi désormais il ne saurait y avoir d’espoir pour M. de Kœnigsmark : votre altesse n’estime-t-elle point que par ce double jeu on arriverait à refroidir sensiblement de part et d’autre cette malencontreuse passion ?

— Sans doute, mais comment diable réduire des amoureux de cette espèce à se congédier réciproquement ?

— Je n’en ai nulle idée, monseigneur, et c’est pourquoi je me suis dit qu’on pourrait au besoin exécuter la chose sans le concours des deux personnes en question.

— Quoi ! de fausses lettres ? Fi ! Bernstorff, c’est là un moyen ignoble, et si vous n’avez rien de mieux à me proposer…

— Très bien ! Puisque son altesse a de ces scrupules, je retire humblement ma motion.

George-Guillaume, pensif et soucieux, allait et venait dans la chambre. Tout à coup cependant il s’arrêta, et, d’un air qui jouait la distraction : — Ça, monsieur, reprit-il, s’entend donc à contrefaire les écritures ? Encore un joli talent que je ne lui soupçonnais pas ! Et lors même que tu saurais imiter leur griffonnage, crois-tu donc, pauvre fou, que ces jeunes gens s’y laisseraient prendre, et que ton vieux jargon diplomatique puisse avoir jamais rien à démêler avec les chansons de l’amour ?

— A Dieu ne plaise que j’entreprisse une si délicate besogne ! mais j’avisais que peut-être, au cas où la combinaison serait goûtée de votre altesse, certains moyens d’exécution ne me manqueraient pas.

— Et je vous prie, où les cherchiez-vous, ces moyens d’exécution ? J’espère que vous n’avez pas compté sur la duchesse Sophie ; quand on a du sang de Stuart dans les veines, on ne se risque pas dans de si misérables intrigues.

— Sans élever mes regards jusqu’à la duchesse, n’y a-t-il pas à la cour de Hanovre certaine dame…

— Vous voulez dire la comtesse de Platen ? Je la crois en effet capable de tout. Et maintenant soyons francs, mon cher Bernstorff, vous sentiriez-vous disposé à prendre sur votre conscience l’entière responsabilité de cette affaire ?

— Mon devoir de sujet, ma fidélité, mon zèle ardent pour les intérêts de votre maison souveraine ne m’ordonnent-ils pas…

— D’encourir les peines éternelles ? Dame ! c’est beaucoup faire, et j’entends que vous soyez bien prévenu d’avance. Je vous le répète donc, Bernstorff, pouvez-vous prendre sur vous la fabrication de ces lettres, et vous sentez-vous le courage d’en répondre devant Dieu ?

— Calculez, monseigneur, que le souverain juge examine plutôt l’intention que la forme, et que le but excuse le moyen.

— Quant à moi, tout répréhensible et coupable que cet acte me semble, je ne puis vous empêcher d’agir selon vos convictions, et j’ajoute qu’il eût peut-être mieux valu, en pareil cas, faire ce que votre propre mouvement vous dictait et ne point me venir demander conseil.

À quelques jours de là, un message de Koenigsmark arrivait à la princesse, laquelle à son tour se trouvait avoir écrit à la même heure la même lettre d’adieux à Koenigsmark. Pour l’imitation de l’écriture et le style c’était parfait, et les deux amans tombèrent dans le piège. Sur Philippe, la lettre produisit à l’instant l’effet qu’on souhaitait ; plus on ne le revit dans le voisinage de Celle. Sur la princesse, au contraire, l’impression fût tout autre, et cette déplorable épître, coïncidant avec la nouvelle du mariage du prince Auguste, détermina chez elle l’explosion d’une maladie inflammatoire qu’avaient dès longtemps préparée tant de secousses, d’ébranlemens et de combats infligés à son organisation délicate. Le mariage subit d’Auguste de Wolfenbüttel, dont elle était loin d’attribuer la cause unique au désespoir du jeune prince, ce ton d’ironie et de persiflage qui régnait dans la lettre de Koenigsmark, éveillèrent dans l’esprit de Sophie-Dorothée l’idée qu’on ne l’avait recherchée que pour ses biens, et cette atteinte portée à sa fierté native, aux plus tendres illusions de son cœur, détermina une crise qui mit ses jours en danger. La fièvre dura six semaines, puis commencèrent les périodes chanceuses de la convalescence. Pendant sa maladie, Sophie-Dorothée avait vu les angoisses de ses chers parens ; à mesure que son rétablissement avançait, elle assistait à leur joie renaissante. Insensiblement le repentir la prit ; elle se reprocha sa désobéissance ; et, s’accusant d’ingratitude, s’évertua de son mieux à lutter contre une répulsion plutôt instinctive, et dont elle ne se rendait pas autrement compte elle-même. Une fois résignée, l’aimable enfant fit son acte de soumission ; la mère en pleura (que ce fût de bonheur, on n’oserait le dire), tandis que le père, qui ne voyait dans cette alliance qu’un avenir glorieux pour sa race, en éprouva un véritable contentement, et manda sur l’heure à son neveu qu’il eût à se hâter d’accourir. On obtint de Sophie-Dorothée qu’elle écrivit à sa belle-mère une lettre de respectueuse déférence[9], et Bernstorff toucha pour ses bons offices une somme si énorme, que, l’ivresse du moment passée, son gracieux maître fut comme épouvanté d’avoir pu se laisser aller à une munificence tellement exorbitante.

Peu à peu Eléonore crut remarquer qu’un changement notable s’opérait dans le caractère de Sophie-Dorothée. À cette humeur inconsidérée d’autrefois, à ces espiègleries qui trop souvent trahissaient l’enfant chez la jeune fille, un tempérament plus posé, plus réfléchi succédait. Sophie-Dorothée avait en quelques semaines pris l’âge de raison ; mais hélas ! cette crainte et cet éloignement qu’elle ressentait à l’égard de son fiancé, il semblait que jamais rien ne les dût amoindrir, et lorsqu’on lui annonça la venue prochaine du prince George, la pauvre enfant s’évanouit.

Enfin le jour tant redouté arriva. Le prince George de Hanovre, présenté par le duc de Celle, son futur beau-père, salua d’abord Eléonore, puis, après quelques mots dont l’étiquette recommandait l’échange, il s’approcha de sa fiancée, qui, unie par une sorte de désespoir et dans son parti pris de se montrer gracieuse, fit de son côté trois ou quatre pas au-devant de lui. Mais seulement ses yeux, abaissés jusque-là, se levèrent ; mais, son regard rencontrant le masque impassible du prince, qu’un air de bienveillance étudiée lui rendait en ce moment plus désagréable, un frisson de terreur la saisit, et ses genoux fléchirent au point que, pour ne pas tomber, elle dut s’appuyer sur un meuble.

La maîtresse de George de Hanovre, cette Catherine de Meissenberg qui, devenue baronne de Busche, régnait alors en souveraine sur le cœur du futur époux de Sophie-Dorothée, avait, dans l’espoir de faire manquer une union que naturellement elle détestait, représenté d’avance au prince la fille du duc de Celle comme une espèce de cervelle éventée et de coquette perfide et dangereuse. Aussi ce que pouvait avoir d’étrange cette première entrevue n’étonna point beaucoup le prince George, qui se demanda seulement si c’était du malaise, de la sensibilité jouée, ou quelque coup de théâtre habilement mis en œuvre. Quoiqu’il en soit, la chose lui déplut. Cet homme, habitué à la stricte observation de la discipline militaire, ne pouvait souffrir qu’on s’écartât de la moindre règle établie par l’usage, et Sophie-Dorothée, en s’avançant vers lui, avait failli à la première loi des convenances. Cependant, malgré la fâcheuse impression qu’il ressentait, le prince offrit le bras à la jeune fille, et, l’ayant conduite jusqu’au prochain sopha, se tint debout, l’œil fixe et presque indifférent, tandis que la mère s’empressait autour de son enfant et cherchait en même temps à l’excuser, en mettant cette équivoque et soudaine pâmoison sur le compte d’une santé encore mal rétablie et d’un vertige fort explicable dans la circonstance.

Lorsque, cent douze ans plus tard, l’arrière-petit-neveu de George Ier et de Sophie-Dorothée. George IV, qui n’était encore que prince de Galles, eut sa première rencontre avec sa fiancée, autre princesse de Brunswick, la même scène, chose étrange, se renouvela. Egal début de deux drames qui se devaient aussi ressembler par le dénoûment !

Toutefois ce déplaisir ne fut qu’un éclair, et le prince George se mit à contempler un peu plus en détail celle qui devait, sinon posséder son cœur, du moins partager son trône et sa destinée. George de Hanovre, pareil en ceci à tous les libertins, appréciait infiniment chez ses maîtresses certaines qualités de bravura qu’il eût médiocrement goûtées chez sa femme. Tout ce qui lui était parvenu de l’humoristique originalité de la princesse de Celle, de sa verve moqueuse, de ses frivoles entraînemens d’esprit, l’avait quelque peu mis en défiance, et sur ce point l’examen attentif qu’il passa de Sophie-Dorothée fut à l’avantage de la jeune personne : les douloureuses épreuves du cœur avaient, non moins que les souffrances de la maladie, atténué en elle ces agrémens tout mondains qu’il redoutait. De son côté, Sophie-Dorothée, s’apercevant de la maladresse qu’elle avait faite en se voulant montrer trop empressée, étudia ses mouvemens, mesura ses réponses, et parut telle qu’il fallait être aux yeux d’un homme qui regardait une froideur guindée, une timidité même sotte, comme l’apanage d’une fille bien née, tandis que ses favorites, au contraire, ne lui semblaient jamais assez haut montées en arrogance, en effronterie et en impudeur.

Au bout de quelques jours de fréquentation assidue, George de Hanovre se fit à la jeune princesse. Malgré son goût prononcé pour les brunes, il découvrit bientôt dans la physionomie de sa fiancée des attraits qui ne laissaient pas d’avoir leur prix. Sans doute Sophie-Dorothée était rose et blonde, mais elle avait des yeux d’un noir de jais, et ces yeux s’éclairaient d’un si beau feu, lorsqu’elle dérogeait pour un moment au maintien de statue que ce Pygmalion de nouvelle espèce prétendait imposer à sa Galathée ! L’ogre finit par s’humaniser, et trouva qu’on pouvait, somme toute, s’accommoder d’une pareille femme quand la raison d’état vous ordonnait de l’épouser. Le mariage eut lieu le 21 novembre 1682. Le ciel était nébuleux et sinistre, la neige couvrait le sol : triste et froide journée, en harmonie avec le deuil de la pauvre âme qu’on traînait à l’autel ! Pendant la cérémonie, le courage de la jeune princesse, sa force de volonté, ne se démentirent pas. Puis vinrent les félicitations et les galas ; il fallut tenir tête à la joie des parens, aux propos complimenteurs, il fallut répondre à l’appel de l’orchestre et danser. Cœur brisé, lugubre fête ! On dit que, par intervalles, quand les fanfares se taisaient, on entendait le vent du nord gémir par les longs corridors du château, et la fiancée alors de pâlir et de frissonner sous sa couronne de diamans !

Encore quelques jours, quelques heures, et Sophie-Dorothée quittait ses parens, elle s’éloignait de ces paisibles lieux, paradis de son enfance, pour aller au milieu d’une famille étrangère, d’une cour bruyante et licencieuse, où nul ne la connaissait, où nul ne l’aimait, où l’attendait un destin plein de mystères et d’épouvante !

II

Cependant, de la résidence de Celle, où son mariage avec Sophie-Dorothée allait être célébré, le prince George avait envoyé à sa favorite l’ordre de s’éloigner de Hanovre ; mais la fière Catherine de Meissenberg s’était refusée à quitter la place, du moins jusqu’à l’arrivée du jeune couple, « très curieuse qu’elle était, disait-elle, de voir par ses propres yeux les charmes de son auguste rivale. »

La princesse Sophie-Dorothée se montra, dans la première réception qu’elle présida à la cour de Hanovre, d’une grâce parfaite et d’une irréprochable correction en matière d’étiquette. Il va sans dire que l’œil investigateur d’Elisabeth de Platen ne perdait pas un seul de ses mouvemens. Sophie-Dorothée accueillit de la plus charmante façon tous ceux qui lui furent présentés, adressant à celle-ci un mot aimable, à celui-là un sourire agréable et digne, mais quand vint le tour à Mme de Platen de lui faire sa révérence, la princesse fronça le sourcil, et son instinctive répugnance allait se trahir, lorsque, se rappelant les conseils de sa mère, elle prit sur elle d’étouffer sa première impression, et d’échanger avec l’arrogante favorite quelques paroles insignifiantes et froides.

Ernest-Auguste, qui n’avait considéré d’abord que les intérêts politiques attachés à cette alliance, ne tarda pas à se montrer fort sensible aux qualités que chacun découvrait chez sa bru. Il n’y eut donc à ces premiers momens que Mme de Platen de mécontente, et encore l’altière antagoniste de Sophie-Dorothée dut-elle étouffer des sentimens de malveillance et de dépit secret qui à cette heure n’auraient trouvé d’écho nulle part.

Peu après, la duchesse-mère vit avec plaisir sa belle-fille se montrer éprise d’un certain intérêt pour la science, qui était, après l’élévation de sa famille, ce que l’illustre dame avait en ce monde le plus à cœur. Le. prince George sentait de jour en jour grandir son attachement pour sa femme, et si, de son côté, Sophie-Dorothée ne pouvait dire qu’elle eût en lui trouvé l’idéal des rêves de sa jeunesse, il faut avouer que ses terreurs superstitieuses et son éloignement avaient fort diminué. La jeune épouse du fils d’Ernest-Auguste devint mère, un prince leur naquit d’abord, puis une princesse : le prince devait un jour être roi de la Grande-Bretagne ; la princesse devait mettre au monde le grand Frédéric. À mesure que Sophie-Dorothée gagnait davantage dans l’affection de son mari et les bonnes grâces de son beau-père, à mesure que sa position se consolidait à la cour, sa gaieté revenait, et l’aimable et spirituelle personne se retrouvait elle-même ; mais, hélas ! faut-il le dire ? avec la gaieté riante des premiers jours le bonheur ramenait aussi les enfantillages, l’étourderie, le besoin de plaire. Jusqu’alors, Elisabeth de Platen avait régné seule et sans partage ; la jeune princesse, une fois qu’elle eut pris pied, lui disputa fièrement le terrain. Quelles sourdes et menaçantes rivalités en résultèrent, on le devine. Sophie-Dorothée avait pour elle son rang et l’avenir ; mais la comtesse était de fait le véritable pouvoir du moment et la dispensatrice souveraine de tout emploi, de toute faveur.

Elisabeth de Platen avait alors trente-quatre ans, et sa beauté semblait toucher à son apogée, le soir surtout, alors que l’hermine et les diamans en rehaussaient l’opulente splendeur. Quoique ses formes et ses traits n’eussent rien à redouter encore de la lumière du soleil, chez elle on la voyait rechercher de préférence les demi-jours. Ce qui faisait dire aux mauvaises langues (Sophie-Dorothée était du nombre) que la favorite du duc de Hanovre avait le teint endommagé, » et ne réussissait à paraître belle qu’à l’aide du fard et de ces bains de lait qu’elle prenait chaque matin, et qui servaient ensuite au déjeuner des pauvres de la ville. Quoi qu’il en soit, Elisabeth de Meissenberg, à cette époque de sa vie, devait produire sur ceux qui l’approchaient une de ces attractions magnétiques auxquelles on ne résiste pas, même alors qu’on en déteste l’influence. Elle vous fascinait, comme l’abîme vous fascine. Pour arriver au but de ses desseins, pour assouvir ses féroces convoitises, satisfaire ses haines, exercer ses vengeances, ni la ruse, ni l’or, ni le crime ne lui coûtaient Ce que Shakspeare eût fait d’une pareille héroïne, qui oserait l’imaginer ? C’était une lady Macbeth brune, sans préjugés ni fantasmagorie, capable de toutes les fureurs, de tous les emportemens, de toutes les passions d’une reine des temps barbares, mais en même temps une vraie femme du XVIIIe siècle, et qui ne croyait pas aux revenans. Essayez de lui mettre aux mains le sang du roi Duncan, et vous verrez s’il lui arrive de se lever la nuit poursuivie par la tache maudite. Peut-être qu’au moyen âge cette infernale créature aurait été lady Macbeth ; au dernier siècle, elle fut la comtesse Platen, le pire des monstres, celui que le sang ne tache pas, et pour qui tout est dit quand une fois l’eau de rose et de jasmin a passé sur la souillure !

Et c’était avec une pareille femme que Sophie-Dorothée se plaçait dès le premier jour en antagonisme ouvert ! Avant que les rivalités amoureuses ne survinssent, Elisabeth détestait la princesse, et haine implacable, avouons-le, la princesse n’avait rien épargné de ce qui devait immanquablement la lui attirer. Sophie-Dorothée, en sa qualité de femme à la mode, de femme d’esprit, se croyait tout permis et ne ménageait personne autour d’elle. Tête éventée et frivole, un peu par coquetterie, beaucoup par inconséquence, elle égorgillait de la plus galante façon amis et ennemis. Qu’on pense si l’irritable comtesse était oubliée ! Ce n’était que des coups d’épingle, mais ils piquaient au cœur, et la Platen ne pardonnait pas. Elisabeth était plus belle, mais Sophie-Dorothée était plus jolie ; elle avait pour elle en outre la nouveauté, le rang, la jeunesse, et surtout cet aimable don de l’esprit, la plus irrésistible des séductions, et qui, en multipliant ses triomphes, préparait sa perte. C’est une vieille histoire, et qui se reproduit à chaque instant : en France, en Angleterre, en Allemagne, les exemples de ce genre abondent. Qu’il s’appelle Marie-Stuart, Henriette-Marie ou Marie-Antoinette, qu’il s’agisse de la reine d’Ecosse, de l’élégante femme de Charles Ier ou de l’aristocratique compagne de Louis XVI, partout vous retrouvez ce type charmant qui semblait revivre en Sophie-Dorothée. Cette princesse de tant d’esprit et d’agrément, ayant sur la lèvre le mot piquant à côté du sourire, dut impatienter dès le premier jour l’altière courtisane, habituée à régner par la luxure. Au fond, ce que vous retrouverez ici, c’est encore l’éternelle lutte du positif et de l’idéal, de l’élégance et de la brutalité, de la poésie et de la prose, en un mot et surtout de la grande dame et de la parvenue.

Il va sans dire qu’à dater de ce moment, il y eut deux cours à Hanovre, et que la comtesse redoubla d’efforts pour grouper autour d’elle le plus grand nombre d’attentifs et d’affidés. Outre ses appartemens au palais, Mme de Platen avait en ville un hôtel, véritable résidence de sultane. Là, tous les jours, il y avait, table ouverte, toutes les nuits, on dansait, on jouait, on soupait. Le duc aimait fort ces réunions, et comme il y venait souvent, c’était pour Elisabeth autant d’occasions de l’indisposer contre sa bru, et d’obtenir certaines menues grâces. Ce fut ainsi qu’elle négocia le rappel de sa sœur, Mme de Busche, qu’on avait éloignée. Elle espérait que le retour subit de l’ancienne maîtresse du prince George apporterait quelque trouble dans le jeune ménage, mais les charmes de Catherine de Meissenberg étaient désormais oubliés, et l’intrigue avant échoué, Mme de Platen essaya d’un autre expédient.

Parmi les demoiselles d’honneur de la duchesse de Hanovre, il y en avait une dont la ravissante beauté avait un moment préoccupé l’envieuse Elisabeth. Mlle Mélusine de Schulenbourg (Mélusine était bien le nom d’une pareille magicienne) avait des yeux bleus d’une indéfinissable langueur, un minois adorable, une taille de palmier et dix-neuf ans. Par quel singulier retour d’humeur, la comtesse de Platen changea-t-elle tout à coup ses façons d’agir envers cette jeune fille, et, d’impertinente qu’elle était, devint-elle aimable et gracieuse à son égard ? On apprit bientôt à la cour le secret d’une transformation si soudaine, et ce secret, c’était tout simplement que Mme de Platen avait des vues sur la séduisante Mélusine, et songeait à la donner pour maîtresse au prince George au lieu et place de la pauvre Catherine, définitivement répudiée. Attirer chez elle cette élégante et suave enfant, l’enivrer de dangereuses espérances, ce fut pour l’imperturbable matrone l’affaire de quelques semaines. Cette fois, du reste, la parole tentatrice tombait en bon terrain, et chez la rougissante néophyte, tous les désirs, toutes les vanités, tous les vices, étaient à fleur de peau. Ainsi catéchisée, la virginale créature attendit le moment favorable pour attaquer le cœur du prince.

Au retour d’une campagne qu’il venait de faire en Hongrie, George de Hanovre remarqua la belle enchanteresse. Mélusine aussitôt mit dehors toutes les coquetteries qu’elle tenait de la nature et tout ce qu’à l’école d’une Elisabeth de Platen elle avait pu apprendre d’artifices et de sortilèges, — si bien que ce prince débauché, déjà fatigué de sa femme, toujours malade depuis ses secondes couches, n’eut pas grand’peine à se laisser fasciner. George n’était point l’homme des tempéramens et des délicatesses ; lorsque sa passion l’entraînait, il s’y abandonnait avec fougue et rudesse, sans aucun respect des convenances, sans le moindre ménagement des susceptibilités que sa conduite allait blesser. Il afficha donc en public ses nouvelles amours, et l’on vit la timide colombe suivre au galop toutes les chasses et franchir les fossés et les haies avec l’intrépidité d’une guerrière.

Sophie-Dorothée fut bientôt au courant du nouveau scandale qui occupait la ville ; elle se plaignit amèrement à son beau-père. L’électeur de Hanovre ne professait pas une sensibilité bien délicate à l’endroit des doléances de famille ; cependant il aimait fort la paix domestique et se souciait peu d’avoir son gracieux frère sur les bras, ce qui n’eût point manqué d’advenir au cas où la petite, ainsi qu’il appelait sa bru, aurait été porter ses griefs en cour de Celle. Ernest-Auguste enjoignit donc sévèrement à son fils d’avoir des mœurs moins reprochables ; de son côté, l’électrice intervint, et leurs remontrances amenèrent une de ces situations douteuses qu’une apparence de tranquillité rend supportables.

Cette situation se prolongeait depuis quelques semaines, quand il fut question de l’arrivée prochaine à la cour de Hanovre d’un gentilhomme étranger qui venait de s’engager au service du prince électeur. Cet étranger n’était autre que le comte Philippe de Kœnigsmark, l’ancien prétendant à la main de Sophie-Dorothée. C’est à une réception du matin que se fit la présentation du nouveau colonel aux gardes. Toute la cour était réunie, quand on annonça le comte de Kœnigsmark. Philippe avait alors vingt-sept ans ; avec ses longs cheveux d’un noir d’ébène, son œil de feu, son teint légèrement bruni par les voyages, sa moustache retroussée, sa tournure à la Kœnigsmark, il tenait à la fois du grand seigneur et du mousquetaire. Son entrée fut un triomphe, et les femmes ne purent retenir un mouvement d’approbation à la vue de ce jeune et brillant cavalier si bien pris dans son justaucorps d’uniforme, si distingué dans ses manières, qu’on sentait que dans les boudoirs, comme sur les champs de bataille, il était fait pour soutenir la double gloire de son nom. Parmi les belles dames de la cour de Hanovre que les mérites de M. de Kœnigsmark impressionnèrent tout d’abord, il y en eut une dont l’admiration ne put se modérer. Elisabeth de Platon, qui s’était tant promis de ne point perdre des yeux sa rivale et d’observer sur le visage de Sophie-Dorothée l’émotion qu’y produirait l’arrivée de Kœnigsmark, Elisabeth oubliait la tâche qu’elle s’était imposée ; tantôt rougissante elle-même, tantôt pâle, elle ne songeait plus à surveiller les mouvemens de la princesse.

— Vous venez de Dresde, monsieur le comte ? dit Ernest-Auguste à Koenigsmark, et son altesse électorale vous distinguait fort, à ce qu’on m’assure.

— J’ai eu l’honneur en effet, monseigneur, d’approcher l’électeur de Saxe, mais c’est surtout avec son noble fils, le prince héréditaire Frédéric-Auguste, que je me fais gloire d’être lié.

— Vous l’avez accompagné dans ses nombreux voyages ? fit la comtesse de Platon en usant du droit qu’elle s’arrogeait habituellement de se mêler à la conversation, et dites-nous, monsieur, est-il vrai que ce prince possède une force physique si extraordinaire ? On prétend qu’il rompt un fer à cheval aussi facilement qu’on divise une pomme et peut d’un coup de poing assommer un bœuf ?

— Cette histoire n’a rien d’exagéré, madame, et j’ajouterai que dans notre famille on est capable de pareils exploits.

— Oui-da, monsieur, j’avais cru cependant jusqu’ici que les facultés de ce genre n’appartenaient qu’à la maison de Saxe, dit Elisabeth en dardant sur Philippe un de ces regards auxquels le sang de Kœnigsmark ne se méprit jamais.

Philippe s’inclina devant les altesses, salua respectueusement Sophie-Dorothée ; mais à travers la rapide révérence qu’il fit au prince George, Mme de Platen, qui déjà ne quittait plus sa proie, intercepta comme un éclair de haine. — Il parait, murmura l’infernale créature, que l’antique flamme a survécu !

Elisabeth de Platen n’était pourtant pas la seule dont la venue du comte de Kœnigsmark eût troublé le cœur. Il y avait à la cour de Hanovre une autre personne qui n’avait pu voir sans émotion le galant colonel aux gardes : c’était Sophie-Dorothée. La princesse, depuis son mariage, n’avait jamais rencontré aucun des deux premiers prétendans à sa main. Le prince de Wolfenbüttel s’était marié par désespoir, et par désespoir aussi Philippe de Kœnigsmark s’était précipité dans le tourbillon de l’existence. Lors donc qu’elle apprit l’arrivée du jeune comte. Sophie-Dorothée, bien qu’elle ne s’attendit point à trouver en lui un amoureux sentimental et rêveur, se crut cependant autorisée à chercher sur ses traits cette indélébile empreints d’une passion vainement combattue ; mais, hélas ! pauvre princesse, quel désappointement fut le sien ! et comme le Kœnigsmark qui se présentait aujourd’hui devant elle répondait peu au personnage de ses pensées ! C’était toujours cet œil noir plein de feu, ce noble front, ce visage charmant ; seulement cet œil avait désormais des regards dont une femme pouvait à peine sans rongeur soutenir l’éclat ; ce visage n’exprimait que l’ironie, et cette bouche amère et sarcastique avait oublié les doux sourires d’autrefois. À Chérubin succédait don Juan, au timide et gracieux page des jours de tendresse et d’illusions un roué cavalier, passé maître dans l’art des élégances et des galanteries, un homme du monde éprouvé, connaissant le fort et le faible et trouvant, en fin de compte, que la perte de l’innocence est une chose d’autant moins regrettable, que la perte des préjugés vous en dédommage outre mesure.

Philippe, à l’égard de la princesse, se montrait plein de respect et de réserve, affectant de se tenir à distance et ne parlant jamais de leurs anciennes relations que d’un air distrait et banal, comme on fait de ces souvenirs qui n’ont laissé aucune trace. Cette froideur, cette politesse, ce respect, mettaient Sophie-Dorothée au supplice, et, pour comble de misère et d’humiliation, la princesse voyait Kœnigsmark rechercher sous ses yeux la comtesse de Platen et porter à sa mortelle ennemie un encens que son amour-propre n’avait pas même la satisfaction d’avoir dédaigné, bientôt le caprice de la belle favorite pour le comte ne fut plus un secret pour personne. Seul de toute sa cour, Ernest-Auguste l’ignorait. Cependant, au gré de l’impatiente Elisabeth, les choses ne marchaient point assez vite. En vain elle redoublait de provocations et d’avances : on eût dit que son vainqueur, à l’exemple d’Annibal, ne savait ou ne voulait pas profiter de la victoire. D’inexpérience en pareil cas, un Kœnigsmark n’en pouvait guère être soupçonné ; il se cachait donc sous ces lenteurs irritantes, sous ces maussades temporisations, quelque motif secret Mme de Platen se l’imagina et crut un moment avoir dans la princesse une rivale préférée ; sa jalousie eut beau ouvrir les yeux, elle ne surprit rien. Qu’aurait-elle, en effet, pu surprendre ? Des larmes peut-être : mais Sophie-Dorothée pleurait en silence.

Par une belle journée de juillet, la cour s’était rendue au château de Linzbourg, pavillon de chasse au milieu des bois. On goûta sur l’herbe à l’ombre des châtaigniers, au frais murmure de la source voisine. Les hommes étaient déguisés en Tyrcis, les femmes en bergères (et dire qu’il y a des gens qui prétendent encore que Watteau n’a point copié la nature !) Après le repas, son altesse électorale, mise en belle humeur par une pointe de vin de Champagne, voulut donner les violons à ces dames. Bergers et bergères ne demandaient pas mieux. Tityre jeta sur la fougère son habit de taffetas, Amaryllis ne garda sur son sein qu’une rose, et la ritournelle d’aller son train ! Les yeux s’appellent et se répondent, les couples se forment. Mme de Platen s’empare de Koenigsmark et l’entraîne. — Un boléro, monsieur le comte ! — Tout à toi pour aujourd’hui, mon Espagnole ! chuchotte Philippe à l’oreille de la brûlante magicienne, dont le philtre vainqueur le fascine irrésistiblement cette fois. Elisabeth et Kœnigsmark dansent ensemble, tous deux se mesurant du regard, s’éteignant et s’entredévorant, sans qu’on puisse dire, — dans cette lutte du désir et de la convoitise, — lequel possède et lequel est possédé.

— Cette comtesse est un vrai démon, murmurait de sa place le vieux duc-électeur tout en continuant à boire. Une fois partie, rien ne l’arrête. Que d’ardeur dans ses mouvemens, de passion dans sa pantomime ! comme elle plie et se cambre ! quelle souplesse et quels muscles !

En ce moment, la tête de son altesse, fort alourdie par la chaleur du jour et les fumées du vin capiteux qu’elle avait pris en abondance, s’affaissa sur sa corpulente poitrine, et bientôt des ronflemens pareils à ceux d’un orgue annoncèrent à l’échanson d’Ernest-Augusto qu’il pouvait interrompre ses fonctions, monseigneur s’étant endormi du sommeil du juste. Heureux état de quiétude et d’oubli qui l’empêcha de voir Philippe et la comtesse quitter le bal et s’éclipser tendrement sous les arbres ! L’heure du berger avait sonné pour les amours d’Elisabeth et de M. de Kœnigsmark. Le lendemain même de la scène que nous venons de raconter, le duc Ernest-Auguste dut se rendre à la diète de Ratisbonne où l’appelait cette dignité électorale dont il avait encore à recevoir l’investiture. Naturellement la favorite s’arrangea de manière à laisser son illustre amant partir seul, et tandis que le royal Géronte trônait en sa gloire au milieu des princes de l’empire, sa folle maîtresse, multipliant dans Hanovre ses déportemens et ses fredaines, oubliait les heures au bras du vaillant Koenigsmark. De cette passion et de son délire. Sophie-Dorothée n’ignorait aucun détail, et, bien qu’elle ne témoignât au dehors que du mépris pour la cruelle injure faite à son amour-propre, la princesse souffrait intérieurement un mal atroce. Triste, ennuyée, languissante, ses nuits se passaient dans le chagrin et dans les larmes, et la pauvre Knesebeck, sa fidèle suivante, assistait seule à ces longs découragemens d’une âme qui s’abandonne et n’ose s’avouer, de peur d’en rougir, la vraie cause de ses douleurs.

Après une de ces insomnies fiévreuses, Sophie-Dorothée, accoudée au balcon de sa fenêtre, ses riches tresses blondes dénouées sur son peignoir de mousseline, respirait la fraîcheur du matin, et, songeant aux chers ombrages des jardins de Celle, promenait ses yeux sur les charmilles embaumées du parc de la résidence. Tout à coup des pas mystérieux glissent sur le sol ; un homme traverse l’allée et se dirige, un rouleau de papier à la main, vers le bosquet où la princesse et sa dame de compagnie vont s’asseoir tous les jours. Cet homme, c’est Philippe de Kœnigsmark. Les yeux de Sophie-Dorothée ne l’ont pas reconnu à travers les brumes de l’aube, mais son cœur ne s’y trompe pas. — Le traître ! murmura la princesse, oser profaner le dernier asile de mes chagrins ! Et ce papier, que peut-il contenir ? Sans doute un rendez-vous qu’il me demande, quelque extravagante protestation d’amour, car il en est fou de cette femme !… Oh ! pour cette fois, je le saurai !

Descendre au jardin, courir au bosquet, saisir le rouleau déposé là par Philippe, puis remonter chez elle et déchiffrer, haletante, le secret envoi, fut pour Sophie-Dorothée l’affaire de trois minutes. Le rouleau renfermait simplement des vers. Aucun nom d’ailleurs, aucune initiale pouvant mettre sur la trace de la personne à qui l’hommage était destiné. Le premier mouvement de la princesse fut de croire que ce bouquet poétique s’adressait à Mme de Platen, et pourtant, à mesure qu’elle y réfléchissait davantage, son esprit ou plutôt, hélas ! son faible cœur élevait certains doutes. Quelle pouvait donc être cette Sylvie énigmatique ? Rien dans ces vers ne l’indiquait. Pourquoi dès lors ne se serait-elle pas attribué le compliment ? — Qui disait que M. de Kœnigsmark. n’avait point passé la nuit dans les jardins, guettant le moment où la princesse apparaîtrait à sa fenêtre pour lui faire parvenir ce doux message ? lui se dirigeant vers le mystérieux bosquet, n’avait-il pas regardé du côté du balcon ? N’avait-il pas toussé à deux reprises pour appeler l’attention de celle qu’il n’avait peut-être jamais cessé d’aimer ?

Lorsque, neuf ans auparavant, Philippe de Kœnigsmark s’était vu congédié de la résidence des ducs de Brunswick-Lünebourg par le père de Sophie-Dorothée, son cœur avait cruellement saigné de cette double blessure faite à l’orgueil de sa race, à l’amour sincère et profond qu’il ressentait pour la jeune princesse. Même après avoir dû renoncer à toutes ces espérances du premier âge, longtemps le comte était resté fidèle au culte de cette passion, longtemps l’image de Sophie-Dorothée avait régné seule dans cette âme encore naïve et pleine de généreux sentimens. Ce fut plus tard, lorsqu’il se lia avec l’aimable et voluptueux Frédéric-Auguste[10], depuis électeur de Saxe et roi de Pologne, qu’il l’accompagna dans sa romanesque tournée en Europe, que Philippe perdit son caractère mélancolique, et que le vrai sang des Kœnigsmark reprit chez lui ses droits. Entre son frère Charles-Jean et le prince de Saxe, le Roméo de la cour de Celle était à bonne école. Il profita de l’exemple et se forma, disciple impétueux qui devait finir par dépasser ses maîtres en débauche. Pendant les huit ou neuf ans qui s’étaient écoulés entre ses adieux à la princesse et le moment où il la revit à Hanovre, Kœnigsmark avait mené l’existence d’un libertin et d’un aventurier, partageant ses jours entre les hasards de la guerre et les entreprises galantes. De retour de son odyssée, il avait appris à la cour de Dresde les infidélités conjugales de George de Hanovre et les mauvais traitemens que ce prince tyrannique et sa maîtresse faisaient subir à Sophie-Dorothée. Kœnigsmark, à cette époque, avait cessé d’aimer la princesse, mieux encore, il se sentait devenu indigne d’elle ; mais sa haine n’avait point pardonné, et cette haine en voulait à George, à la comtesse Platen, — à la comtesse surtout, instigatrice de ce fatal mariage et dont les criminelles manœuvres avaient poussé la belle Mélusine dans la couche adultère du prince électoral. Se venger à la fois de ces trois êtres détestés, dévoiler aux yeux de tous les infamies de la comtesse et forcer George à rompre avec Mélusine de Schulenbourg, tels étaient dès longtemps ses projets, lorsqu’une occasion s’offrit de les accomplir en entrant au service du duc-électeur de Hanovre : il la saisit.

Pour perdre à jamais Elisabeth dans la faveur d’Ernest-Auguste, le meilleur moyen selon Philippe était de se faire aimer d’elle. Nous avons vu comment cette ruse de guerre avait réussi au-delà de ses vœux. À cette passion extravagante de la favorite, il entrait dans les plans de Koenigsmark de ne répondre qu’à moitié et de manière à tenir sous sa domination l’altière courtisane, sans engager, lui, sa propre liberté : mais Philippe s’était imposé là une tâche au-dessus de ses forces. Kœnigsmark avait trop donné pendant ces derniers temps au délire des sens pour sortir vainqueur d’une lutte pareille : il succomba, et ses relations avec Mme de Platen changèrent complètement de nature. Lui-même en rougissait, car il n’ignorait plus ni les troubles ni la jalousie de la princesse, et cependant il hésitait toujours à mettre Sophie-Dorothée dans le secret de ses plans, éprouvant peut-être une maligne joie à la voir endurer à son tour les souffrances qu’il avait jadis ressenties par elle. Toutefois, lorsqu’il s’aperçut que les choses allaient trop loin, lorsque les confidences d’une amie dévoilée de Sophie-Dorothée, Mlle de Knesebeck, l’eurent instruit du martyre de la princesse, atteinte, hélas ! dans le seul sentiment qui restait à son cœur pour échapper à ses tortures domestiques, Kœnigsmark se ravisa tout à coup, et cette réaction soudaine amena la visite au bosquet et le poétique message sur le sens duquel Sophie-Dorothée ne s’était point si fort méprise.

Entre la princesse électorale et le comte de Kœnigsmark, une secrète intelligence s’établît dès lors peu à peu. Elisabeth de Platen s’en doutait ; néanmoins sa jalousie et son espionnage furent longtemps sans découvrir que son perfide amant avait des rendez-vous nocturnes avec Sophie-Dorothée. La bonne Mlle de Knesebck s’est expliquée dans ses mémoires sur la nature de ces visites du jeune colonel à la princesse, visites tout honnêtes à l’en croire et dans lesquelles rien de bien coupable ne se passait. « J’y assistais toujours, dit-elle. M. de Kœnigsmark nous racontait la plupart du temps ses voyages et ses aventures. Il avait l’esprit amusant, railleur, anecdotique. La princesse trouvait à l’entendre beaucoup d’agrément. Parfois la conversation roulait sur Mme de Platen. Aucun des ridicules de la belle comtesse n’était épargné ; on se moquait de sa folle passion pour l’aimable comte. De temps en temps aussi on se permettait de faire des gorges-chaudes sur le duc-électeur. » Sophie-Dorothée, dans ses confidences, présente les choses sous le même aspect. Le cœur de la charmante princesse se refuse à confesser qu’il ait jamais battu pour Kœnigsmark. Pourquoi faut-il que la faiblesse qu’on nie ait marqué sa trace en des correspondances que le temps a laissé subsister[11] ? Mutuelles protestations d’amour, sermens de fidélité, plaintes réciproques sur les ennuis de la séparation, sur la nécessité fâcheuse où l’on se trouve de s’entourer de mystère, projets de fuir ensemble, jalousies, récriminations, colères, bouderies et raccommodemens : tel est le motif général de ces lettres d’amour, motif varié sur tous les tons selon l’usage. S’il y a eu par exemple réception à la cour et si dans cette réception les deux amans n’ont pu échanger un mot, un regard d’intelligence ; si le bouillant Koenigsmark a vu sa princesse s’attarder le long des galeries au bras d’un damoiseau, comptez que la plume de Philippe ne s’endormira pas. De la part de la princesse, même jalousie, mêmes préoccupations des moindres mouvemens de son adorateur : « On ne parle ici que de vos plaisirs et des assemblées continuelles où vous brillez parfaitement. J’espère vous retrouver tendre et fidèle. Si cela n’est, je crois que j’en mourrai, car je vous avoue, que je vous aime à la folie. » On sent néanmoins dans tout ceci la supériorité de la femme sur l’homme. Ainsi, dans cet amour où le roué Kœnigsmark serait bien aise par instans de ne s’engager qu’avec une certaine mesure. Sophie-Dorothée apparaît résolue et vaillante, pleine d’abnégation et de fermeté : « Si vous croyez que la crainte de m’exposer et de perdre ma réputation m’empêche de vous voir, vous me faites une injustice bien cruelle. Il y a longtemps que je vous l’ai sacrifiée, et mon amour me donne plus de courage. Souvenez-vous de tout ce que je vous ai mandé là-dessus. Vous me désespérez par ce que vous me dites sur ce sujet. J’y trouve un air moqueur que je ne mérite point. Voici vos propres mots : « Puisque aucune espérance ne nous reste « de vivre jamais ensemble, pourquoi vouloir nous hasarder pour si « peu de chose, c’est-à-dire pour se voir vingt fois l’an ? » Voila une belle raison pour m’abandonner, moi, qui sacrifie rois et tout le monde ensemble pour être avec vous ! Soyez persuadé que tous les périls les plus terribles, et la mort même si je la voyais devant mes yeux, ne me feront jamais venir la pensée de m’éloigner de vous. Je peux sans chimère me flatter encore de passer un jour ma vie avec vous ; grand Dieu ! si je perdais cette espérance, le moyen de résister à tant de malheurs ? Il n’y a que cela qui me soutient. »

Quant à la nature des relations qui existèrent entre le comte Philippe-Christophe de Kœnigsmark et sa Léonisse[12], je crains bien qu’après avoir lu les billets qui suivent, il soit difficile de conserver quelques illusions.

De Philippe à Sophie-Dorothée.

« Demain au soir, à dix heures, je suis au rendez-vous. Le signal ordinaire nous fera connaître : je sifflerai de loin les Folies d’Espagne. »

Du même à la même.

« Vous m’avez imposé une loi qui me sera difficile à tenir, c’est d’être toute la journée sans vous voir ; mais puisque vous le voulez, il faut obéir. J’espère pourtant que vous me donnerez la permission de venir ce soir chez vous, ou je vous donne rendez-vous chez moi. Vous ne trouverez personne levé. Entrez-y hardiment, sans craindre rien. »

Du même à la même.

« Il faut que je vous confesse que j’ai fait un choix ici ; ce n’est d’une belle fille, mais d’un ours que j’ai dans ma chambre, et qui est nourri par moi dans la vue que si vous me manquez de foi, je lui avancerai mon sein pour en tirer le cœur. Je lui apprends ce métier avec des moutons et des veaux ; il ne s’y prend pas mal. »

Du même à la même.

Jeudi, deux heures après minait

« Votre procédé n’est guère obligeant, vous donnez des rendez-vous pour laisser mourir de froid ceux qui attendent. Sachez que j’ai été depuis onze heures et demie jusqu’à une heure à attendre dans les rues. Je ne sais que croire. Mais peux-je plus douter de votre inconstance, après en avoir éprouvé si fort ? Vous n’avez daigné à me regarder de tout le soir ; n’avez-vous pas évité exprès de jouer avec moi ? Vous voulez être débarrassée de moi : je serai le premier à m’éloigner de, vous. Adieu donc, je pars demain pour Hambourg ! »

De Sophie-Dorothée à Philippe.

« La confidente et moi ne faisons que parler des moyens de vous faire venir. Je vous écris toutes les difficultés que j’y trouve. Je le souhaite avec la dernière passion. »

De la même au même

« Il est quatre heures et je ne peux plus me flatter de vous voir aujourd’hui. Que je suis malheureuse ! Vous n’êtes pas content de moi. Je n’ai point dormi, j’ai un battement du cœur effroyable ! »

De la même

. « Si les comtes de Steinborst et de la Gardie sont encore où vous êtes et qu’ils aient dessein de venir, je vous conjure de venir avec eux, c’est un prétexte raisonnable. Quand vous serez ici, l’amour nous aidera, et nous trouverons quelque moyen de nous voir plus aisé. Vous seul m’êtes tout, mon ambition est bornée à vous plaire et à me conserver votre cœur : il me tient lieu de tous les empires… »

De la même

« Puisque les comtes sont partis, vous n’avez plus de prétexte pour venir ouvertement. Pour venir déguisé, je m’y oppose. La chose me paraît trop dangereuse, et c’est, tout comme vous le dites, pour ruiner nos affaires pour jamais. »

De la même.

« Je me moque de toute la terre, pourvu que nous nous aimions tous deux. Je vous le ferai connaître et je ne balancerai jamais à tout abandonner pour vous. Je me promène tous les soirs avec la confidente sous les arbres auprès de la maison. Je vous attendrai depuis dix heures jusqu’à deux. Vous savez le signal ordinaire, la palissade est toujours ouverte. N’oubliez pas que c’est vous qui devez donner le signal et que moi je vous attendrai sous les arbres. »

De Philippe à Sophie-Dorothée.

« En sortant de la palissade, j’ai vu deux hommes à six pas se promener ; je n’ai pas osé tourner la tête, ce qui m’a empêché de savoir qui cela a été[13]. »

À la première découverte que fit Mme de Platon des entrevues du comte et de la princesse, sa fureur ne se contint plus. Elle alla droit au duc-électeur et lui dit tout. Ernest-Auguste, qui n’aimait point les casse-tête domestiques, commença par prendre mollement le rapport de sa favorite. Ainsi provoquée, la jalouse Roxane doubla le nombre de ses espions, soudoya une des femmes de Sophie-Dorothée, et, quant à elle, acquit bientôt la certitude de la perfidie de Kœnigsmark et du crime de la princesse ; mais cette certitude, les preuves lui manquaient pour la faire partager à l’électeur, dont la nonchalante indifférence poussait à bout cette nature de Médée. Elisabeth en était à ce point de frénésie et de misère, lorsque le parjure revint tout à coup renouer sa chaîne. Kœnigsmark avoua une partie de sa faute, nia le reste, et ses embrassemens scellèrent la réconciliation. La fière comtesse était trop amoureuse et trop affolée pour croire sans réserve aux protestations de son amant. Plus elle idolâtrait cet homme, et plus elle tremblait de le perdre ; lui cependant l’enivrait de tendresse et de bonheur, la plaisantant sur ses doutes et sa méfiance, réfutant ses craintes chimériques, discutant ses soupçons. — Et qu’est-ce donc, lui disait-il alors, que ces prétendus rendez-vous avec la princesse que vous me reprochez ? Visiter une femme en présence de trois respectables dames de compagnie qui ne la quittent pas plus que son ombre, de son Turc Soliman, et dans le perpétuel va-et-vient des gens qui entrent et qui sortent, voilà-t-il pas, sur mon honneur, un bien grand crime ! et ne mérité-je point d’être pendu ? — Puisses-tu ne pas mentir, Philippe ! soupirait alors la pâle comtesse ; car si tu me trompais,… vois-tu,… malheur à toi !

Kœnigsmark savait, à n’en plus douter, que Mme de Platon était femme à tenir parole. Il s’agissait donc de lui en ôter les moyens. Fatigué d’ailleurs du rôle indigne qu’il jouait et désespérant de prolonger davantage l’erreur d’une maîtresse à ce point exigeante et vindicatives il résolut d’en finir par un coup d’éclat. — Il n’y a plus à reculer, pensait-il ; une minute maintenant peut tout perdre, et, si je ne la devance, je suis un homme mort ! Le cardinal de Richelieu avait, dit-on, élevé une panthère qui faisait autour de lui l’office d’une chatte apprivoisée. Un matin que sa panthère lui léchait la main, le cardinal sentit, à l’ardeur des caresses, qu’il allait être dévoré, et tua l’animal d’un coup de pistolet. Je ne tuerai pas cette femme, mais je la perdrai, et si bien, vive Dieu ! que la drôlesse ne s’en relèvera pas !

Le soir du jour où Philippe de Konigsmark eut cet aparté avec lui-même, la comtesse de Platen donnait le bal à toute la cour dans son hôtel. Vers minuit, au milieu du tourbillon de la fête, Elisabeth et son amant disparurent à peu près comme Zerline et don Juan dans le finale du second acte de l’opéra de Mozart. Personne n’avait remarqué leur absence, et les plaisirs suivaient leur cours. On dansait en ce moment une polka suédoise, mise à la mode par M. de Kœnigsmark, et dans laquelle figurait son altesse électorale la princesse Sophie-Dorothée, qui l’avait spécialement demandée. Dans cette polka, comme du reste dans plusieurs espèces de mazourkes, il est de règle que chaque danseur ou danseuse, se détachant à son tour, aille engager un des assistans, de sorte que la chaîne, agrandie peu à peu, finit par se composer d’autant de personnes qu’il y a d’invités. L’orchestre exécutait ses plus entraînantes fanfares ; le parfum des fleurs exotiques, mêlé à l’éclat des bougies, aux effluves magnétiques partout répandues, enivrait les sens d’une sorte de délire. Rieuse, bruyante, échevelée, la file des danseurs se déroulait de salons en salons, ramassant ici et là quelques retardataires aussitôt incorporés qu’aperçus.

— Nous sommes au complet, s’écria tout à coup la princesse, qui menait la joyeuse théorie en intrépide Oréade.

— Pardon, madame, répondirent plusieurs voix à la fois, la comtesse de Platen et M. de Koenigsmark nous manquent encore !

Et l’immense guirlande de dérouler ses anneaux à travers tous les méandres de l’hôtel. Ainsi fougueuse et bondissante, ainsi poussée par le souffle embrasé de l’orchestre et du plaisir, la folle bacchanale arrive jusqu’à la chambre à coucher de la comtesse, et, comme la porte n’en était fermée qu’au loquet, on l’ouvre ! — O pudeur ! Les femmes reculent de honte, les hommes se détournent pour ricaner ; quant à l’audacieux Kœnigsmark, son imperturbable effronterie ne se dément pas : il quitte le canapé, se lève, et s’écrie du plus grand sang-froid : — De l’eau de la reine de Hongrie pour Mme la comtesse qui s’évanouit !

Une demi-heure après, le colonel aux gardes était mandé chez le duc-électeur pour y répondre aux plaintes de Mme de Platen, qui l’accusait d’une entreprise violente tentée sur elle pendant le bal. Ernest-Auguste se laissa convaincre par sa favorite d’autant plus volontiers que, dans le cas contraire, il lui aurait fallu la renvoyer, et que monseigneur savait parfaitement qu’il ne pouvait se passer de cette femme. Dès le lendemain, le comte de Kœnigsmark annonça qu’il se rendait à Dresde pour assister à l’avènement au trône électoral du prince Auguste de Saxe, son meilleur ami. Du reste, le voyage ne devant pas se prolonger au-delà de quelques semaines, le colonel aux gardes n’emmena avec lui qu’une partie de ses équipages.

À Dresde, Kœnigsmark trouva son ancien compagnon de plaisirs occupé à la fois des funérailles de son frère, auquel il allait succéder, et de son propre couronnement. À peine délivré de ces premières tribulations du pouvoir souverain, Frédéric-Auguste fut tout entier à la joie de recevoir son ancien ami, auquel il donna un régiment avec le titre de général-major. Dès ce moment, on ne s’occupa que de plaisirs ; les petits soupers se multipliaient dans la résidence de Moritzbourg, et avec eux ces adorables médisances que M. de Kœnigsmark excellait à débiter : Mme de Platen par-ci, Mme de Platen par-là ; pas un trait ne manquait à la satire, pas un dard au sarcasme envenimé. Les passions de la sultane favorite, ses désordres, ses goûts, jusqu’à ses plus secrètes habitudes, servaient de texte à l’insolent causeur, dont la verve effrontée ne respectait ni l’alcôve de cette femme ni son cabinet de toilette. Insensé Kœnigsmark ! chacune des infamies que tu débites te sera payée en temps et lieu ! Encore, si jamais tu ne devais la revoir, cette créature sur laquelle tu secoues la honte et l’ignominie ; mais non, arrogance ou faiblesse, tu iras toi-même au-devant de sa vengeance. De toutes les chaînes de ce monde, il n’en est pas de plus vigoureuse, de plus solide, de plus irrévocable que celle de deux êtres liés ensemble par la perversité de leurs instincts : ils s’aiment dans la haine, ils se haïssent dans l’amour, et il faut que l’âcre volupté d’un si monstrueux sentiment soit bien irrésistible, pour qu’en dépit des efforts qu’ils font pour s’éviter, ils reviennent toujours à leur indissoluble hyménée, jusqu’à ce que l’un des deux étouffe l’autre dans un suprême embrassement.


III

Pendant ce temps, que se passait-il à Hanovre ? Un soir, l’électrice Sophie, accompagnée de sa belle-fille et de quelques dames, s’était rendue sur l’une des plates-formes du château pour y observer une éclipse de lune à l’aide d’un certain télescope de nouvelle espèce inventé par M. de Leibnitz. L’expérience astronomique terminée, on reconduisit jusqu’à son appartement son altesse électorale, et chacun, ayant pris congé, se retira. La princesse Sophie-Dorothée rentrait chez elle, s’appuyant sur le bras de Mlle de Knesebeck et précédée de Mme de Sassdorf, qui marchait en avant munie d’une lanterne. Arrivée à l’un de ces labyrinthes comme il s’en trouve à chaque pas dans le vaste et sinistre palais des électeurs de Hanovre, Mme de Sassdorf prit à droite au lieu de prendre à gauche, et la petite escorte suivit assez longtemps cette direction avant de s’apercevoir qu’elle faisait fausse route. Puis, comme on revenait sur ses pas, la maladroite éclaireuse, voulant regagner le temps perdu, alla donner contre un mur avec sa lanterne, laquelle se brisa du coup et s’éteignit. Force fut donc de chercher son chemin à travers d’immenses dédales, où seulement de loin en loin brillait la mèche opaque d’un quinquet. Les trois belles égarées erraient ainsi depuis vingt minutes, s’enfonçant de plus en plus en des allées froides et sinueuses, lorsqu’il leur sembla qu’elles foulaient le sol d’un corps de logis attenant au château, et que la princesse elle-même avouait ne point connaître. Après maintes divagations nouvelles, on finit cependant par se trouver nez à nez avec une porte, et comme la clé était à la serrure, la princesse dit à Mlle de Knesebeck d’entrer pour demander de la lumière. Voyant sa dame de compagnie hésiter et s’y prendre mal, Sophie-Dorothée mit bravement la main à la serrure, ouvrit et passa la première.

La princesse et ses suivantes se trouvèrent alors dans un riche appartement dont l’aspect solitaire et désert ne laissa point de les intriguer quelque peu. Deux chandelles de cire brûlaient sur un guéridon, et sur un coussin de brocart le Turc Soliman, valet de chambre du prince George, dormait les jambes croisées à l’orientale. Sophie-Dorothée commençait à s’étonner ; tout à coup, derrière la tapisserie, des vagissemens se firent entendre. La princesse allait soulever la portière ; mais Mlle de Knesebeck, qu’une terreur secrète agitait, supplia sa maîtresse de se retirer et de ne point chercher à pénétrer plus avant dans ce mystère.

— Quel enfantillage ! répondit la princesse, dont la curiosité et peut-être les soupçons s’étaient accrus. Puis, écartant la portière de tapisserie, elle entra. Le spectacle qui s’offrit à ses yeux était de nature à mériter en effet toute l’attention de Sophie-Dorothée. Une belle jeune femme était là couchée, son visage pâle accoudé sur un bras d’une délicatesse exquise et dont la blancheur eût défié l’ivoire ; à côté de son lit se dressait un berceau où reposait un gentil nourrisson. Entre le lit et le berceau, un homme était assis, tenant d’une main la main effilée de la jolie convalescente, et de l’autre balançant le poupon dans sa nacelle. O paternité ! ô suave et pudique tableau d’intérieur domestique ! Cet homme, c’était George de Hanovre, l’époux de Sophie-Dorothée ; cette femme, Mélusine de Schulenbourg, sa maîtresse ; cet enfant, le gage de leurs félicités adultères !

À cette vue, la colère, on l’imagine, monta au visage de la princesse ; l’épouse et la mère outragée se révoltaient cette fois. Elle, d’un naturel si doux, si clément, si facile, s’emporta jusqu’à perdre la raison ; son œil étincelait, son geste menaçait, sa voix éclatait en reproches, en récriminations, presque en invectives. D’abord George courba la tête, et le trouble de sa propre conscience l’empêcha de réagir contre l’orage ; mais lorsqu’il s’aperçut de la crise où l’exaspération de Sophie-Dorothée avait jeté sa favorite, lorsqu’il vit Mélusine tomber en syncope et ses joues se couvrir d’une pâleur mortelle, alors sa haine, jusque-là étouffée, se fit jour, et montrant le poing à sa femme : — Va-t-en, furie, s’écria-t-il ; sors à l’instant d’ici, malheureuse ! ta présence la tue ! Est-ce bien à toi de me venir reprocher un pareil crime ? Cette femme que tu viens assassiner jusque dans mes bras, eh bien ! oui, je l’aime, entends-tu ? et garde-toi de l’approcher, car s’il t’arrivait de toucher à un cheveu de sa tête, lâche vipère que tu es, tu mourrais de ma main.

La princesse était sortie de la chambre ; George, dont la fureur s’exaltait de plus en plus, la poursuivit jusque dans le corridor, et là une scène odieuse eut lieu. Cet homme brutal et féroce, saisissant aux cheveux sa femme, la maltraita indignement ; les plaintes de sa victime, la vue du sang qui ruisselait de ses tempes meurtries et déchirées contre le mur, semblaient redoubler l’acharnement du bourreau. Les deux dames qui accompagnaient la princesse, craignant que George ne tuât sa femme, appelèrent du secours. Les sombres voûtes du château retentirent de leurs lamentations, et ce fut seulement lorsque de toutes parts, attirés par le bruit, les domestiques arrivèrent avec des flambeaux, que ce monstre lâcha sa proie, et, la main encore souillée du sang de la mère de ses enfans, rentra morne et livide dans l’appartement de sa concubine.

La princesse était restée évanouie aux bras de ses femmes, qui la transportèrent inanimée chez elle et la mirent au lit. Une heure après, la fièvre se déclarait, et pendant toute la nuit l’infortunée, dans son délire, crut voir la Barbe-bleue !

Le lendemain, Sophie-Dorothée, s’étant levée, vint demander justice à son beau-père et à sa belle-mère des abominables traitemens de leur fils. L’électrice haussa les épaules, et, tout en promettant de reprocher à George sa vivacité, un peu brusque, tança vertement la princesse pour ses propos inconsidérés, puis tourna les talons et sortit.

— Je suis tout à fait de l’avis de ma femme, reprit l’électeur demeuré seul avec Sophie-Dorothée. Et il commença par adresser à la princesse outragée une paterne admonestation : puis, comme Sophie-Dorothée opposait à ces conseils les griefs légitimes de son honneur de femme et de princesse : — Bon ! poursuivit Ernest-Auguste d’un ton légèrement grivois, il y a tant de manières de se consoler des froideurs d’un mari ! Et vous-même, chère petite, voyons, en cherchant bien, n’avez-vous pas, à l’égard de mon George, quelque péché mignon sur la conscience ?

— Monseigneur, je ne vous comprends pas.

— Bagatelle ! ma fille, à Dieu ne plaise que je songe à vous en faire un crime ! Je trouve, quant à moi, la chose assez naturelle ; seulement un peu plus de mystère dans vos entrevues, de secret dans vos correspondances, c’est tout ce que je vous demande, car en principe la femme se doit garder du scandale. Aimez votre comte suédois tout à votre aise, je n’y vois point grand mal tant que mon fils pourra raisonnablement fermer les yeux sur cette histoire ; mais, si les choses vont trop loin, que vous dirai-je ? il faudra bien qu’il fasse comme les autres et qu’il se fâche !

C’était la première fois que Sophie-Dorothée entendait un pareil langage dans la bouche de l’électeur. Cette bonhomie cynique, ce ton aigre-doux, ce persiflage caressant, parurent à la princesse le comble de l’outrage. Elle essuya ses pleurs, et, ripostant par le mépris à d’indignes équivoques, parla de provoquer une enquête.

— Gardez-vous-en, petite hypocrite,gardez-vous-en bien, continua l’électeur de la même voix pateline et railleuse. Par bonheur, Kœnigsmark est absent ; mais il reviendra, je le rappellerai, car j’imagine que son éloignement ne sert qu’à favoriser la médisance. Ainsi profitez de mes conseils, et gouvernez plus sagement vos amourettes.

— Monseigneur, s’écria la princesse, je vois que je suis victime de la plus notre des calomnies ; mais j’en aurai justice, et maintenant il me faut des preuves !

— Des preuves ! vous en aurez, ma belle enfant ; rassurez-vous !

À ces mots, Ernest-Auguste tira d’un coffret un gant de femme, et, retournant la peau, fit voir à Sophie-Dorothée les initiales P. G. K. (Philippe-Christophe Koenigsmark) brodées à l’intérieur en perles et en cheveux. La princesse prit le gage accusateur, et, tandis qu’elle le contemplait d’un calme imperturbable et d’un air de dignité suprême que nous constatons sans oser croire qu’une semblable altitude puisse être jouée : — Eh bien ! ma fille, dit l’électeur, ce travail ? ces cheveux ? ces initiales ? Est-ce clair ? et nierez-vous encore ?

— Oui, monseigneur, et jusqu’à mon dernier souffle dévie, répliqua Sophie-Dorothée. Ces cheveux ressemblent aux miens, je l’avoue ; mais la sœur de Mme de Platen a, vous le savez, les mêmes cheveux que moi, et si vous cherchez au fond de cette lâche intrigue, vous y trouverez la main de la comtesse.

— Elisabeth vous en veut, j’en conviens, et le ciel me préserve d’ajouter foi à tous les bruits qu’elle colporte ! Mais ce gant tout pareil à ceux que George vous rapporta de Hollande et que vous reconnaissez pour vous avoir appartenu, ce gant qui se retrouve ensuite en la possession du comte, brodé à son chiffre avec vos cheveux, dites, comment expliquerez-vous cette énigme-là, je vous le demande ?

— Par une indigne trahison, monseigneur, par une de ces manœuvres du démon qui confondraient l’innocence d’un ange ; mais je jure ici devant Dieu…

— Ne jurez pas, madame, ne jurez pas, interrompit Ernest-Auguste, dont le masque de Silène prit soudain une expression tragique et menaçante. Je peux ignorer une faiblesse, pardonner une faute ; mais l’hypocrisie et le mensonge ne trouveront jamais grâce devant moi ! Allez, madame, j’en sais assez, et vous pas plus que les autres n’avez ici le droit de vous montrer sévère !

Insultée publiquement par son époux, repoussée par l’électeur et l’électrice, il ne restait à Sophie-Dorothée d’autre parti que la fuite. Quitter une cour où la vie lui était devenue impossible, retourner dans sa propre famille et chercher sous le toit de la résidence paternelle un asile contre la brutalité et les outrages auxquels elle se trouvait en butte à Hanovre, le soin de son salut ne lui dictait pas d’autre conseil. Elle s’y arrêta et partit pour Celle. Là aussi devait l’atteindre le bras fatal de son ennemie. Cette fuite nocturne de la princesse, quittant le palais électoral comme on s’échapperait d’une prison, ne saisit point Mme de Platen à l’improviste. D’avance la haineuse comtesse s’y attendait, et, dans la prévision de cet événement, elle avait mandé au ministre Bernstorff tout ce qu’il fallait faire pour empêcher le duc George-Guillaume d’accueillir sa fille. « Vous ne manquerez pas de présenter au duc de Celle les choses sous leur véritable point de vue, et de l’informer en détail de tous les méfaits de la princesse avant même qu’elle n’arrive. On laisse à votre sagesse éprouvée et à votre vieille expérience le soin de conduire cette affaire à l’avantage des deux cours. » Il va sans dire que la dépêche était accompagnée d’un riche cadeau, lequel devait naturellement ouvrir les yeux à l’avare diplomate sur le véritable point de vue.

Aussitôt ses instructions reçues, Bernstorff se mit à l’œuvre. Il rédigea, selon l’habitude du temps, un mémoire ex professo, volumineux document tout farci d’extraits de Grotius, dans lequel il faisait habilement ressortir les mille inconvéniens politiques qui résulteraient d’une intervention quelconque du duc de Celle en cette affaire. George-Guillaume trouva l’argumentation convaincante et pensa qu’il était à propos de sacrifier, quoi qu’il lui en coûtât, les sentimens paternels à l’intérêt de la situation. L’infortunée princesse reçut à son arrivée un accueil glacial, et, après deux jours de résidence à Celle, Sophie-Dorothée, en dépit de ses supplications, en dépit des larmes de sa mère, fut renvoyée à Hanovre. La cour était alors à Herrenhausen, maison de plaisance dans le voisinage de la capitale. Instruits du retour de leur belle-fille, l’électeur et l’électrice envoyèrent au-devant d’elle un messager d’honneur qui ne tarda pas à revenir, annonçant la prochaine arrivée de la princesse, dont il avait, à deux lieues de là, rencontré les équipages. À cette nouvelle, tout le monde se précipite aux fenêtres, et le prince George, consentant, sur les instances de sa mère, à se rapprocher amicalement de sa femme, descend au perron pour la recevoir ; mais la fière princesse n’écoute que la voix de son ressentiment : du fond de sa voiture, elle ordonne au cocher de passer outre et de se diriger sur Hanovre, au grand ébahissement de la cour et à la sourde irritation de la famille princière, dont cette insulte au moins gratuite rend l’animosité désormais irréconciliable.

Lorsqu’on revint à Hanovre, personne n’ouvrit la bouche à Sophie-Dorothée sur son escapade, non plus que sur le scandale qui l’avait amenée. Il y eut comme un voile de silence jeté d’un commun accord sur toute cette histoire. Les haines et les fureurs, à la veille d’éclater, couvaient dans l’ombre, les mauvaises passions suivaient leur marche ténébreuse. L’électeur, ulcéré par la récente injure de la princesse ; ne lui témoignait qu’un intérêt de convenance, et se contentait à son égard d’être poli. Quant à l’électrice, elle avait cessé complètement d’adresser la parole à sa bru ; le prince George mettait de côté toute retenue dans ses relations publiquement affichées avec Mlle de Schulenbourg, et la comtesse de Platen ne perdait pas une occasion de décocher sur sa victime ses traits empoisonnés, de l’accabler insolemment sous ses airs de triomphe.

Plus isolée, plus triste que jamais, abandonnée de tous, la princesse pensa pour la seconde fois à s’enfuir. C’était auprès du père de ce loyal Auguste de Wolfenbüttel, qui jadis avait disputé le cœur de Sophie-Dorothée a Kœnigsmark, — c’était auprès du duc Antoine-Ulric que l’épouse de George de Hanovre projetait de se réfugier. Elle voulait convaincre le duc de son innocence, lui dénoncer l’adultère de son mari, évoquer la cause devant un tribunal de famille composé de divers membres des trois cours apparentées (Hanovre, Brünswick-Lünebourg et Wolfenbüttel), et par cette procédure obtenir cassation de son mariage. Le divorce une fois prononcé, peut-être espérait-elle disposer de sa liberté reconquise en faveur de celui qu’elle aimait. Tout indique qu’elle eut un moment cette arrière-pensée. Quoi qu’il en soit, elle communiqua ce plan à Kœnigsmark, qui, sur ces entrefaites, était revenu de Dresde. Chose étrange, Kœnigsmark l’en dissuada, au moins jusqu’à nouvel ordre, mais la princesse n’abandonnait point si facilement un projet : Sophie-Dorothée redoubla d’instances auprès de Philippe, elle alla même jusqu’à lui reprocher son peu de chevalerie, et Kœnigsmark, dont on avait toujours raison avec un argument de cette espèce, Kœnigsmark consentit à tout. D’ailleurs, ce rôle de protecteur de l’innocence, de ravisseur d’une princesse persécutée, ne lui déplaisait pas, et, plus encore peut-être que son amour, le charme du romanesque l’entraînait dans cette aventure. Il fut convenu que Philippe, s’aidant d’une escorte dévouée, enlèverait la princesse et la conduirait a Wolfenbüttel, mais qu’avant de rien entreprendre, on attendrait la réponse du duc Antoine-Ulric aux ouvertures de Sophie-Dorothée. Jusque-là on devait se tenir sur ses gardes, et, pour déjouer les soupçons, éviter toute espèce de rendez-vous et d’entrevue.

L’électeur avait reçu froidement à son arrivée l’ancien colonel aux gardes, et lorsque celui-ci, nommé général-major au service de Saxe, avait demandé à rompre son engagement avec le Hanovre, Ernest-Auguste s’était empressé de lui accorder son congé. Cependant Koenigsmark ne quittait point la résidence, et chacun s’étonnait de le voir indéfiniment prolonger son séjour. Que voulaient dire ces éternels retards ? Plusieurs en cherchaient la cause dans les séductions de la comtesse de Platen, dont la flamme venait de se rallumer plus furieuse que jamais. Elisabeth n’avait pu revoir son brillant infidèle sans perdre de nouveau la tête. Cette femme, aussi faible, aussi lâche que perfide, chez qui l’ardeur de la luxure étouffait tout respect de soi-même et toute dignité, ne demandait qu’à pardonner. Elle eût oublié l’affreux outrage dont Kœnigsmark l’avait flétrie au bal devant toute la cour, elle eût oublié ces indignes propos de table tenus sur elle par son amant aux soupers de l’électeur de Saxe, elle eût oublié jusqu’aux coups de cravache, à une condition vingt fois offerte et vingt fois ironiquement repoussée par le hautain colonel. Lasse de voir ses avances méprisées, elle supplia, pleura, demanda grâce ; ses larmes furent baffouées, ses caresses dédaignées. Elle vint gratter à la porte, et la porte ne s’ouvrit pas. Tant d’affronts et d’ignominie eussent tué toute autre femme. Humiliée dans ses amours, Elisabeth se redressa dans sa haine, et de ce jour-là Kœnigsmark fut perdu.

Cependant la réponse du duc de Wolfenbüttel était arrivée, et elle était favorable. Antoine-Ulric, en prince gentilhomme épris du beau sexe et des muses, ne pouvait hésiter à embrasser la cause de l’innocence contre la tyrannie, surtout lorsque cette conduite magnanime lui fournissait l’occasion de jouer un malin tour à ses bons cousins de Hanovre et de Celle, qu’il ne chérissait pas outre mesure. Les choses en étaient à ce point, lorsqu’un samedi soir (1er juillet 1694) le comte de Kœnigsmark, rentrant chez lui, trouva sur sa table un billet contenant ces simples mots tracés à la hâte au crayon : « Ce soir, après dix heures, la princesse Sophie-Dorothée attendra le comte Koenigsmark. » Sans prendre le temps d’examiner l’écriture, sans se demander par qui ce mystérieux message avait pu être apporté là, sans réfléchir à la nuit pluvieuse et sombre, à l’heure avancée, aux embûches de la trahison, Koenigsmark, dont l’insouciance égalait la folle bravoure, rajusta sa toilette, changea son habit d’uniforme contre un vêtement de couleur foncée, prit son manteau et se rendit à l’appartement de la princesse. Mlle de Knesebeck, en le voyant arriver à cette heure, témoigna un grand étonnement, auquel Philippe répondit en montrant le billet qu’il venait de recevoir. Alors la dame de compagnie entra chez son altesse, qui, tout en reconnaissant que cette écriture n’était point la sienne, ordonna néanmoins qu’on introduisit le comte.

Cette lettre, faut-il le dire ? était l’œuvre infernale de la comtesse. Elisabeth avait imité la main de Sophie-Dorothée, puis confié son écrit aux soins d’un page de Kœnigsmark qu’elle avait gagné par son or, d’autres disent par ses caresses ! Ingénieuse en ses machinations, exacte en ses calculs, l’horrible femme guettait de l’œil l’événement. Informée de l’heure où le comte rentrerait, elle s’était postée sur une terrasse du château, et de là ses yeux de furie venaient, à travers le masque, de le voir s’acheminer vers l’appartement, de sa rivale. Lorsqu’elle jugea le moment opportun, Mme de Platen se rendit chez l’électeur, et lui dénonça le flagrant délit de haute trahison. Ernest-Auguste signa l’ordre d’arrêter le coupable ; puis, comme il hésitait à le donner, l’implacable favorite le lui arracha des mains. Aussitôt toutes les issues du palais furent occupées ; au dehors, de fortes patrouilles circulèrent avec injonction de s’emparer de quiconque tenterait de sortir, et, pour assurer l’entière exécution de ses desseins, la comtesse prit avec elle et sous son commandement spécial une escouade de cinq hommes résolus ayant à leur tête un sergent aux gardes, lesquels devaient arrêter la personne que Mme de Platen leur désignerait. Ainsi accompagnée, Elisabeth parcourut l’aile du château que la princesse Sophie-Dorothée habitait ; puis, après avoir fait sa ronde, après s’être bien assurée de chaque factionnaire, elle vint avec ses six lansquenets prendre position dans la salle des Chevaliers. Là de nouvelles instructions plus précises furent données, et les gardes s’établirent derrière une porte à gauche de l’immense cheminée gothique qu’on voit encore dans cette vaste et lugubre galerie. Tandis que le bivouac se formait, la sinistre comtesse préparait le punch à ses hommes !

Kœnigsmark se fit longtemps attendre ; la princesse et lui, que n’avaient-ils pas à se dire ! Ils causèrent de leurs projets d’avenir, de leur fuite prochaine et de mille choses encore, si bien que la convocation finit comme toujours par tourner à la plaisanterie, à l’anecdote, aux portraits. Jamais M. de Kœnigsmark n’avait été plus spirituel, jamais cet aimable diseur ne s’était trouvé en meilleure veine d’épigrammes et de bons mots. Le front épanoui, l’œil guilleret, le persiflage au bout des lèvres, ce fut surtout à peindre les fureurs amoureuses de la Platen qu’il excella. Cependant la comtesse agitée, frémissante, éperdue, attendait la sortie du comte. Son pâle visage éclairé des bleuâtres reflets du punch, dont les flammes mourantes s’éteignaient convulsivement, on l’eût prise pour quelque sorcière de Macbeth fabriquant l’œuvre sans nom. Par momens son impatience n’y tenait plus ; elle se levait, marchait à grands pas dans la galerie et renouvelait ses ordres aux spadassins, immobiles et la rapière nue derrière les faunes sculptés et les nymphes canéphores de la gigantesque cheminée.

L’horloge du château sonna deux heures. Du côté de l’appartement de la princesse, une porte s’ouvre discrètement et soudain se referme ; des pas sourds et mystérieux se font entendre le long des corridors déserts ; c’est Kœnigsmark qui cherche à tâtons une issue, et, trouvant toutes les portes verrouillées, se décide à prendre par la salle des Chevaliers pour de là se diriger vers une porte donnant sur les jardins, laquelle n’est jamais fermée. À l’approche du jeune comte, toute lumière s’est éteinte, et Mme de Platen se dérobe dans le corridor voisin. Un rayon de lune qui perce entre deux nuages éclaire seul les profondeurs de la galerie ; c’en est assez pour Kœnigsmark, qui connaît les êtres du château. Il avance ; mais au moment où il va pour passer devant la cheminée, quatre hommes lui sautent à la gorge.

« KŒNIGSMARK. — Au secours ! A l’aide ! trahison !

« LA COMTESSE DE PLATEN, entr’ouvrant la porte du corridor, pâle, les cheveux en désordre, un flambeau à la main. — Empêchez-le de tirer son épée, et vous, faites usage de vos armes ! Frappez ! Trois coups dans la poitrine, un à la tête ; bon ! maintenant visez au cœur. Ferme donc ! plus ferme ! Terrassez-moi ce misérable et lui liez les mains !

« KOENIGSMARK. - Tuez-moi ! mais épargnez la princesse ; la princesse est innocente !

« LA COMTESSE. — Laissez dire cet homme et suivez en tout point mes ordres. Mais terrassez-le donc, brutes ; qu’attendez-vous ?

« KOENISGMAR. — Tuez-moi ! Grâce pour elle !

« LA COMTESSE. — Que deux de vous se chargent de ses bras, deux autres de ses pieds, tandis que le cinquième et le sixième vont s’occuper de le garrotter ; mais auparavant, qu’on le bâillonne ! Serrez la corde davantage, encore, comme ça ! bien ! Nous le tenons !

« KOENIGSMARK. — Je meurs ! Grâce pour elle !

« LA COMTESSE. — Mais bâillonnez-le donc, imbéciles ! C’est fait ! Serrez les nœuds un peu plus fort et tâchez de l’emporter d’ici, (Les six hommes essaient de soulever leur victime ; mais à peine debout, Koenigsmark, dont le sang coule à flots, s’affaisse sur lui-même et retombe inanimé.) Étendons-le sur le parquet. Vite, ôtons-lui ce bâillon ; il étouffe ; ne voyez-vous donc pas qu’il étouffe ? (Bas à Koenigsmark tandis qu’elle lui ôte le mouchoir de la bouche et s’efforce d’étancher ses blessures). Allons, traître, dis la vérité : n’est-ce pas qu’elle s’est donnée à toi, cette femme ?

« KOENIGSMARK. — (il cherche à se soulever sur coude et rouvre ses yeux mourans.) Ah ! te voilà, monstre !

« LA COMTESSE. — Le temps presse ; voyons, plus de mensonges et me dis ce qu’il en est.

« KOENIGSMARK. — La princesse est innocente ! (il retombe évanoui.)

« LA COMTESSE (éperdue, l’œil hagard, et déchirant ses vêtemens pour bander les plaies de Koenigsmark.) Du vinaigre ! de l’eau ! Il va mourir…

« KOENIGSMARK. — (Il ouvre de nouveau les yeux, et apercevant la comtesse.) Malédiction sur toi, exécrable !… (Il va continuer, lorsque Elisabeth se redresse et lui met froidement le pied sur la bouche ; Koenigsmark expire.)


IV

Tel est le récit que Sophie-Dorothée présente elle-même de la mort du comte Philippe de Kœnigsmark, et cette version dramatisée de la princesse s’accorde avec les confessions recueillies plus tard par l’ecclésiastique Kramer de la bouche de Mme de Platen et de celle d’un certain Bussmann, un des sbires. Au dire de cet homme toutefois, Koenigsmark, se sentant assailli, recula d’un pas, mit l’épée à la main, et fit contre ses assassins une si vigoureuse et si fière défense, qu’il en blessa trois et vit son épée brisée en morceaux avant de recevoir le coup mortel. J’inclinerais volontiers vers cette donnée, elle me paraît plus vraisemblable et plus dans le caractère du héros ! Cette mort à la Bussy d’Amboise est au moins d’un Kœnigsmark, tandis que l’esprit répugne à se figurer ce lion garrotté d’avance et réduit à ne pouvoir marchander sa vie. Lorsque Philippe eut été frappé à mort, — toujours d’après le récit de ce Bussmann, — on le porta dans une chambre attenant à la salle des Chevaliers, et ce fut là que son regard avant de s’éteindre rencontra pour la dernière fois le visage de la comtesse, sur les traits de qui se peignait une abominable expression de triomphe. Kœnigsmark, au moment d’expirer, rassembla ses dernières forces pour maudire cette horrible femme ; mais le malheureux n’eut pas même cette satisfaction suprême, car, sitôt qu’il voulut parler, le pied d’Elisabeth de Platen se posa sur sa bouche sanglante et la fit taire pour jamais. Ainsi périt le dernier des Kœnigsmark.

Mme de Platen courut aussitôt chez l’électeur, à qui elle représenta la mort du comte comme une conséquence fatale de la résistance qu’il avait opposée à l’ordre d’arrestation ; mais cette raison même ne put excuser le crime aux yeux d’Ernest-Auguste, qui s’emporta violemment contre la favorite et l’accabla des plus amers reproches. Il y avait là en effet, si l’on y réfléchit, pour l’électeur de Hanovre, quelque chose de plus qu’une question de justice et d’humanité. Politiquement, et à ne considérer que les embarras qui devaient en résulter dans les rapports de l’électeur avec différens princes de l’Allemagne, ce meurtre n’était point seulement un crime, mais une faute. Une individualité telle que celle de Kœnigsmark ne disparaît pas de ce monde des cours sans occuper plus ou moins la rumeur publique. Philippe en outre était au service d’un souverain étranger, et l’électeur de Saxe pouvait à fort bon droit demander compte des jours du jeune général, son ami et son compagnon, nuitamment escamoté dans les oubliettes du palais de Hanovre ! Cependant, vis-à-vis du fait accompli, le mieux était de garder le silence, et, puisqu’on ne pouvait plus empêcher le crime, d’en effacer la trace à tous les yeux. Mme de Platen se chargea de ce soin. Sans froncer le sourcil, sans pâlir, cette infernale créature ramena les assassins autour du cadavre de son amant ; de la même main blanche et rose dont elle avait quelques heures auparavant préparé le breuvage destiné à porter l’ivresse dans le sein de ces bandits, elle épongea le sol, elle essuya le sang répandu, et, par ses ordres, le corps de l’infortuné Kœnigsmark, recouvert d’une couche de chaux, fut enseveli, les uns disent sous la pierre de la cheminée de la salle des Chevaliers, les autres dans une fosse creusée au fond du parc.

Pendant la nuit du crime, la princesse et Mlle de Knesebeck avaient bien entendu comme un cliquetis d’épées du côté de la salle des gardes ; mais, le bruit n’ayant duré qu’un moment, leur frayeur s’était presque aussitôt calmée, et la première crainte un peu sérieuse touchant le sort de Kœnigsmark leur vint quand elles aperçurent le lendemain, à une heure déjà avancée de la matinée, deux domestiques du jeune comte rôdant aux alentours du palais, comme s’ils eussent attendu quelqu’un. Sophie-Dorothée, émue et troublée, se perdait en conjectures ; elle apprit enfin que M. de Koenigsmark avait disparu et qu’on venait de s’emparer de tous ses papiers.

On devine quelle Némésis implacable dirigea les investigations. Profitant de toutes les facultés que donnaient à sa haine les pouvoirs discrétionnaires qu’elle avait arrachés à la faiblesse de l’électeur, Mme de Platen força les tiroirs, fouilla les cassettes et les armoires, et tandis qu’elle choisissait avec l’instinct de la vengeance tout ce qui pouvait appeler le soupçon sur la malheureuse victime qu’il lui restait encore à torturer, la fourbe créature avait soin d’anéantir, à mesure qu’elle les rencontrait, chacune de ses propres lettres à Kœnigsmark. Par une chance heureuse, rien de ce qu’on trouva n’était de nature à compromettre l’honneur de la princesse. La véritable correspondance, celle qui contient le secret de ces romanesques amours, ne devait être découverte qu’environ un siècle et demi plus tard. Philippe, en prévision des dangers qui le menaçaient, l’aurait, à ce qu’il paraît, confiée à sa sœur Aurore, laquelle à son tour la remit à une parente, Mlle de La Gardie. Les lettres saisies chez Kœnigsmark n’entachaient, donc aucunement les relations qui avaient existé entre lui et la princesse. Les seuls motifs que la malveillance y put exploiter (et elle ne négligea pas de s’en servir) étaient diverses récriminations amères dirigées contre le père de Sophie-Dorothée, le duc George-Guillaume de Celle-Lünebourg, éternelle dupe d’un ministre hypocrite et vénal, et qu’on représentait là sous des traits moins odieux encore que ridicules.

Armé de ces documens, le comte de Platen fut aussitôt dépêché à la cour de Celle, avec mission expresse d’amener une irréconciliable rupture entre le père et la fille. La négociation, grâce à l’énorme vanité du duc, réussit au gré de l’ambassadeur hanovrien. George-Guillaume avait à peine pris connaissance de ces lettres, où son auguste personnalité était, il faut le dire, fort irrévérencieusement baffouée, que tout l’amour qu’il avait ressenti pour cette fille unique, jadis l’objet de son adoration, se changea soudain en une véritable haine. Vainement la duchesse voulut intercéder, vainement l’orgueil d’Éléonore d’Olbreuse s’humilia devant le ministre de George-Guillaume, pour le supplier d’obtenir du duc son maître qu’il se rendit aux prières de Sophie-Dorothée, réclamant, assistance du milieu de ses bourreaux : le cauteleux, l’avare, le rusé Bernstorff déclina perfidement tout concours, et quant au père, il déclara, sur la foi des plus infâmes calomnies, que sa fille avait, par sa conduite, perdu ses derniers droits à l’affection comme à l’intérêt de sa famille, et qu’il l’abandonnait, sans rémission au sort qu’elle avait mérité.

Aussitôt le retour de M. de Platen, on instruisit à Hanovre le procès de la princesse électorale. Mlle de Knescbeck fut sévèrement entendue, et Sophie-Dorothée dut subir aussi un interrogatoire. À la nouvelle de la mort de Kœnigsmark, la princesse s’était écriée : « Noble Philippe ! mon brave, mon loyal ami ! cher confident de mes peines, mon seul soutien dans mes malheurs ! » Et dans ces exclamations trop vives échappées au désespoir de Sophie-Dorothée, dans ce tribut de sanglots payé au tendre compagnon de son enfance, l’accusation prétendait voir un irrécusable témoignage du crime. En l’absence du prince électoral, qui se trouvait à Berlin au moment de la catastrophe, ce fut le comte de Platen, grand-maréchal du palais, qui interrogea la princesse. Sur la question de savoir si elle avait formé le dessein de s’enfuir à Wolfenbüttel, Sophie-Dorothée répondit : « Oui, » sans la moindre contrainte ; mais quand on lui demanda de quelle nature avaient été ses rapports avec le comte de Kœnigsmark, sa fierté de femme et de princesse en ressentit un tel outrage, qu’elle se contenta de sourire dédaigneusement. Et comme son accusateur insistait, elle offrit simplement d’appeler Dieu en témoignage de son innocence et de communier devant tous à cet effet.

On dressa un autel dans l’appartement de la princesse ; on alluma les cierges, et là, en présence de ce que les deux cours de Hanovre et de Celle avaient de plus illustre, un service solennel fut célébré. Au moment de la communion, le prêtre qui officiait prit la parole, et sa voix grave et persuasive exhorta l’accusée à faire un dernier retour sur elle-même. Le prêtre avait à peine terminé son pieux avertissement, que Sophie-Dorothée, calme et recueillie, marchait à l’autel. Le sacrifice consommé, la princesse revint à sa place, et, se tournant vers M. de Platen, qui se tenait debout à sa gauche, le somma d’exiger de la comtesse sa femme qu’elle donnât de son innocence le même imposant témoignage. Devant ce suprême défi, Elisabeth recula, et divers prétextes de santé furent invoqués par elle pour ajourner la cérémonie, qui, en somme, n’eut jamais lieu.

La solennité de l’acte accompli par Sophie-Dorothée produisit sur l’esprit d’Ernest-Auguste une impression profonde. S’il n’abjura point tous ses soupçons, l’électeur trouva du moins la raison suffisante pour qu’on pût aviser à des moyens de réconciliation. Il proposa donc à sa bru d’oublier le passé et lui fit entrevoir à quelles conditions elle parviendrait à rentrer en grâce auprès de son époux. À ces ouvertures. Sophie-Dorothée répondit par le refus formel de jamais consentir à vivre avec un prince qui ne lui inspirait que de l’horreur, et demanda hautement le divorce. Un tribunal composé de neuf membres choisis entre les grands dignitaires des deux cours se rassembla pour prononcer sur la question. Comme on voulait surtout éviter de nouveaux scandales, et que le nom de Kœnigsmark ne devait pas être prononcé dans l’affaire, il fut d’abord assez difficile de trouver un motif capable de justifier un acte aussi grave. Enfin, après maintes hésitations, on s’arrêta d’un commun accord au projet de fuite à Wolfenbüttel, lequel constituait juridiquement un cas de désertion préméditée du toit conjugal. Le prince électoral, comme plaignant et partie lésée, eut seul le droit de se remarier. La sentence fut rendue le 28 décembre 1694 et communiquée sur-le-champ aux cours étrangères avec une note de l’électeur contenant les motifs du divorce. Pendant le procès, Sophie-Dorothée eut à se séparer de ses enfans (un fils et une fille âgés, celui-ci de dix ans, l’autre de huit) : tristes et suprêmes adieux, car la pauvre mère ne les devait plus revoir ! L’arrêt une fois prononcé, les deux cours statuèrent que la princesse prendrait désormais le titre de duchesse d’Ahlden, du nom d’une forteresse où il lui était enjoint de se retirer. Comme Marie Stuart, Sophie-Dorothée était prisonnière. Les rigueurs politiques affectaient alors d’appeler à leur aide les formes les plus courtoises et les plus cérémonieuses ; on cachait les chaînes sous des fleurs. Un revenu considérable fut alloué à la duchesse pour tenir son rang. Elle pouvait recevoir en visite qui bon lui semblerait et se promener librement en voiture. Il est vrai que le nom de chaque visiteur était scrupuleusement couché sur un registre qu’on avait soin d’envoyer tous les jours à la résidence de l’électeur à Hanovre. Quant aux promenades intra muros et extra, on n’y avait mis qu’une seule condition, la plus simple, — à savoir que la voiture serait toujours accompagnée d’une escorte de pandours chargés de caracoler aux portières le sabre nu.

George-Guillaume tint parole et ne revit jamais sa fille. On sait ce dont ce prince était capable en fait d’entêtement et ce que valait son imprescriptible dixi ! Heureusement ce sont là des sermens que les mères ne prononcent pas. La duchesse de Celle n’abandonna point Sophie-Dorothée. De temps en temps, l’infortunée captive voyait du haut de sa tour à créneaux arriver le carrosse de sa mère ; c’étaient alors quelques jours de fête dans la prison, peu à peu cependant les visites devinrent moins fréquentes, et alors entre la mère et la fille s’établit une correspondance, laquelle même avait déjà cessé depuis plusieurs années quand mourut Eléonore d’Olbreuse.

À l’époque où le prince-électoral de Hanovre, son époux, devint roi d’Angleterre sous le nom de George Ier, Sophie-Dorothée, après diverses tentatives d’évasion malheureuses, semblait avoir perdu tout espoir de recouvrer jamais sa liberté. George, soit que ses remords l’obsédassent, soit qu’il pensait qu’un rapprochement avec sa femme lui concilierait le cœur de ses sujets, George fit offrir à la duchesse d’Ahlden de revenir prendre à ses côtés sa place d’épouse et de reine ; mais la superbe Sophie-Dorothée, inflexible jusqu’à la fin dans son orgueil comme dans ses rancunes, refusa toute espèce d’accommodement. « Si j’ai commis, dit-elle, le crime dont il m’a jadis accusée, je suis indigne de sa couche, et si je suis innocente, c’est lui que je trouve indigne de moi. Mieux vaut rester où nous en sommes. »

1,’étude et les beaux-arts étaient venus avec le temps apporter quelque soulagement à ses misères, quelques heures de consolation à sa solitude. Elle aimait la musique et chantait en s’accompagnant du clavecin ; elle avait de plus ce goût des vers qui se montre si naturellement comme à la surface des plus agréables natures de ce siècle ; Sophie-Dorothée aimait volontiers à s’attendrir sur son propre martyre dans un style affecté jusqu’au pédantesque, et qui, dans sa forme ampoulée et majestueuse, rappelle assez certains mausolées où l’élégie en deuil arrondit avec une grâce étudiée ses beaux bras blancs chargés de l’urne des sanglots. Ce qu’il y avait au fond du funèbre et cher mausolée, c’était le souvenir du beau Kœnigsmark, ineffable souvenir embaumé dans la myrrhe et l’ambre, et qui ne contenait désormais pour elle qu’une douce et paisible mélancolie, tant l’amour s’épure à distance, tant les cendres du cœur ont d’exquises émanations pour qui sait les garder intactes !


H. BLAZE DE BURY.

  1. Die Herzogin von Ahlden, Stammutter der Königlichen Häuser Hannover und Preussen, Leipzig, 1852.
  2. Othon-Guillaume de Konigsmark. Engagé au service de la république en 1686, il reçut du doge Cornaro le commandemens supérieur de toutes les troupes vénitiennes contre les Turcs. Après avoir pris Corinthe et s’être rendu maître d’une partie de la Morée, l’intrépide Conismarco (Venise, en l’adoptant, avait traduit son nom) vint résolument mettre le siège devant Athènes, ce que jamais aucun des généraux de la république n’avait osé faire. Les Vénitiens établirent leur camp dans un bois d’oliviers voisin de la cité de Minerve ; les Turcs, de haut de leur imprenable citadelle, les contemplaient sans sourciller. Or cette citadelle, dont les Ottomans, après l’avoir convertie en mosquée, avaient fait un magasin de poudre, c’était tout simplement le Parthénon, alors encore intact et dans toute la splendeur primitive de sa beauté classique. Kœnigsmark n’entendait rien aux arts. Dans ce monument respecté par les âges, dans le Parthénon, il ne vit, lui, en sa qualité de soudard issu de la guerre de trente ans, qu’un magasin de poudre qu’il fallait au plus tôt faire sauter, et de la main de ce Suédois iconoclaste vint la bombe sacrilège sous laquelle s’écroula le divin temple. L’aïeul n’avait que brûlé Prague ; mettre en ruines le Parthénon, c’était mieux !
  3. Ces deux brillantes aventurières apparues un jour à l’horizon étaient, dit-on, les filles d’un certain comte de Meissenberg quelque peu ruiné et vagabond, lequel, dans ses nombreux voyages, commença par les vouloir offrir au roi Louis XIV. L’intrigue ayant été découverte et déjouée par Mme de Montespan, l’honorable roué prit, à ce qu’on assure, son vol du côté de l’Angleterre. Là, que se passa-t-il ? on l’ignore ; mais vraisemblablement le père et ses filles y trouvèrent, pour ruiner leurs projets de séduction, la duchesse de Portsmouth, de même qu’on avait rencontré en France la marquise de Montespan.
  4. Ernest-Auguste affectait d’appeler ainsi Éléonore d’Olbreuse, même longtemps après l’avoir reconnue pour femme légitime de son frère et partant pour belle-sœur.
  5. Élëonore d’Olbreuse, avant d’avoir pris la qualité de duchesse de Celle, portait le titre de comtesse de Harbourg.
  6. Ce dernier terme chez le duc George-Guillaume de Celle-Lünebourg équivalait à une formule sacramentelle ; il l’avait pris à l’université, et depuis ne cessa jamais de le prononcer dans les occasions importantes. Parole définitive, apocalyptique, suprême, ce dixi lui servait en quelque sorte à sceller tout acte irrévocable de sa volonté. Aussi se donnait-il bien garde de le prodiguer ; mais, s’il l’articulait une fois, tout était dit, et lui-même ne se reconnaissait plus le pouvoir de modifier son propre arrêt : dixi !
  7. Toute cette scène est historique ; on la trouve littéralement rapportée dans le docteur Palmblad, écrivain suédois d’une érudition anecdotique abondante, habile surtout à feuilleter les papiers de famille, et qui, dans son ouvrage dont huit volumes ont déjà paru, recueille, annote et publie indistinctement tout ce que les archives privées lui offrent de curieux et de nouveau sur son sujet.
  8. Cette mesure à l’égard du comte Philippe, qui] avait jusque-là fort ménagé à cause des immenses biens de sa famille ; et peut-être aussi à cause de certaines préférences que dès cette époque Sophie-Dorothée lui témoignait, conta d’autant moins au cœur de l’avare George-Guillaume, qu’il avait appris sur ces entrefaites, et toujours grâce aux soins de l’officieux Bernstorff, que les riches espérances de Philippe venaient d’être singulièrement diminuées par la fameuse commission de réduction instituée à Stockholm peu de temps après l’avènement de Charles XI. Cette commission, où siégeaient les principaux ennemis des Kœnigsmark, avait placé sous le séquestre la plus grande partie de leurs biens, et cette situation, déjà si fâcheuse, se compliquait d’un ruineux mariage que le maréchal Othon-Guillaume, dont Philippe, en sa qualité de neveu, avait jusqu’alors espéré hériter, venait de contracter avec la fille du chancelier de La Gardie, tombé en disgrâce.
  9. La lettre existe encore parmi les manuscrits du British Muséum.
  10. Le même dont nous avons ici raconté les amours avec la sœur de Kœnigsmark. Il y a à ce sujet une question de dates à discuter. Plusieurs historiens des galanteries de cette époque, entre autres le célèbre baron de Pœlnitz, dans ses Mémoires, semblent croire que ce fut seulement après la mort tragique de Philippe que prit naissance la liaison du prince de Saxe Frédéric-Auguste avec Aurore. Pour l’honneur de notre héros, volontiers nous le souhaiterions ; malheureusement la correspondance de Philippe ne permet pas le moindre doute à cet endroit, et prouve une fois de plus que si la beauté, la bravoure et certaines qualités brillantes de l’imagination étaient échues en dot aux Kœnigsmark, cette race fameuse ne se recommanda jamais beaucoup par sa délicatesse et sa moralité. Ma sœur qui a eu son altesse pour mari, écrit Philippe à Sophie-Dorothée en variant le thème avec un enjouement spirituel fort voisin du cynisme ; puis autre part : « Mon beau-frère (le comte de Lewenhaupt) aura aussi une affaire ; c’est que dans une débauche on doit avoir dit : Oh ! vraiment, quand on a pour belle-soeur la maîtresse d’un prince, l’on peut avoir bientôt des régimens. L’on nomme pour auteur de cette histoire le lieutenant-colonel Groot. On demandera une explication l’épée à la main. »
  11. La correspondance entre Sophie-Dorothèe et Kœnigsmark, récemment découverte par le docteur Palmblad, se trouve aujourd’hui dans les archives de la bibliothèque de La Gardie à Lœberod, en Suède, où la déposa vers 1810 une petite-nièce de la propre sœur de Philippe de Kœnigsmark, de cette comtesse de Lewenhaupt dont il a été question à propos de la comtesse Aurore. Mme de Lewenhaupt, en remettant à ses enfans ces lettres, longtemps conservées depuis au château d’Œfved, propriété héréditaire de la famille, leur avait dit que « C’était là un dépôt précieux et de conséquence, car ces lettres avaient coûté la vie à son frère et la libellé à la mère d’un roi. » Cette curieuse correspondance formerait à elle seule un gros volume. Les lettres de la princesse se distinguant par l’élégance de l’écriture et la correction de l’orthographe, luxe assez rare en ce temps, même en France, et dont on ne saurait trop tenir compte chez une étrangère. Il n’y a pas jusqu’à la physionomie du papier qui ne trahisse une personne de goût et recherchée en ses moindres habitudes. Celles de Koesnigsmark au contraire n’offrent la plupart du temps qu’un véritable grimoire ; l’écriture en est grossière, l’orthographe inimaginable. Quelques-unes portent encore le cachet de Philippe (un cœur avec cette devise italienne : Cosi fosse il vostro dentre il mio). Plusieurs ont sur l’enveloppe ces mots : À la confidente, et sur le second pli : Pour la personne connue. Au reste, aucune espèce de date, nulle indication du mois, du quantième, du lieu. Il ne faudrait rien moins que la patience d’un éplucheur de chartes pour débrouiller ce chaos chronologique. La chose cependant en vaudrait la peine, car une classification exacte, une traduction nette et claire de ces papiers, dont la plupart sont en chiffres, amèneraient, je n’en doute pas, mainte révélation intéressante pour l’histoire de cette époque.
  12. « Léonisse, c’est un nom que je veux vous donner ; c’est au charactère d’une femme incomparable, et si vous êtes curieuse de la savoir. Lisez le roman : Duc de Bourgogne, prince de Tarente. » (Lettre de Koenigsmark à Sophie-Dorothée.)
  13. On est tenté de se demander à quelle époque ces relations commencèrent, La question est des plus délicates ; mais ici nul moyen de rien préciser. Une seule de ces lettres porte en date 1687, et dans cette lettre le comte est déjà vis-à-vis de la princesse sur le pied d’une très intime liaison. Or, à cette époque, si la princesse qui plus tard devint la femme du roi Frédéric-Guillaume de Prusse, n’était point née (elle naquit le 16 mars 1687), le prince qui fut depuis George II avait déjà vu le jour, de sorte qu’on peut être rassuré sur la légitimité du sang qui règne en Angleterre : sang de Brunswick-Hanovre et non de Koenigsmark. On remarquera que dans toute cette correspondance il n’est pas une seule fois question de l’intrigue que Philippe eut avec Mme de Platen, et dont tant de crimes et de calamités résultèrent. Il est permis de supposer qu’au moment de sa visite domiciliaire chez Kœnigsmark, Elisabeth de Platen fit disparaître tout ce qui pouvait la concerner.