Le Dernier des Fédéralistes américains - Josiah Quincy

Le Dernier des Fédéralistes américains - Josiah Quincy
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 76 (p. 355-378).
LE DERNIER
DES
FÉDÉRALISTES AMÉRICAINS

JOSIAH QUINCY.

Life of Josiah Quincy, of Massachussetts, by his son Edmund Quincy, Boston 1867.

Il faut plonger dans les ténèbres de l’histoire, de la philologie, de l’ethnographie, pour retrouver les origines des sociétés européennes; il n’est pas besoin de chercher bien loin pour connaître celles de la société nouvelle qui s’est fondée aux États-Unis. On assiste là, comme à une grande expérience, à la formation, non pas seulement d’un peuple, mais, on peut le dire, d’une race humaine, car c’est bien une race qui se crée dans le nouveau continent. Traits physiques et caractères moraux y sont soumis à une véritable métamorphose; on y peut observer de quelle façon les sociétés se transforment dans un milieu nouveau, de quelle façon les principes, les idées, concourent aussi bien que les climats et les circonstances extérieures à pétrir l’argile humaine. Quand on regarde bien les États-Unis, on y découvre un génie tout nouveau, qui n’est ni le génie anglo-saxon ni le génie latin, mais qui a pris quelque chose et l’un et à l’autre, au premier son étroitesse, sa raideur, sa virilité, la manie juridique, la puissance d’aversion, l’application obstinée, au second l’amour des idées générales et des théories, le mépris des fictions, l’impatience du désir, je ne sais quoi d’agile, de vif et de prompt qui se porte en tout sens et que rien n’arrête. Restées soumises à la couronne, les colonies américaines seraient demeurées sans doute ce que nous voyons aujourd’hui les colonies australiennes, un grand pays sans grandeur, vivant d’une vie réflexe et non d’une vie propre, sans art, sans littérature, sans originalité, instrument de civilisation encore matériel et grossier. La révolte brisa les vieilles traditions; des provinces méprisées devinrent une nation, et les principes de la révolution française y tombèrent comme des semences nouvelles. Dès que la lutte commence, les partis cachent en réalité sous leurs noms de guerre des affinités, des tendances ou françaises ou anglaises. La lutte est vive surtout dans les états qui conservent encore le nom de « vieille Angleterre » et dans la Virginie, qui s’appelle orgueilleusement the old dominion. Au plus fort de la guerre contre l’Angleterre, il y a là des âmes qui conservent pour la patrie lointaine, que Hawthorne a si bien appelée the old home, des préférences inavouées, de secrètes tendresses, une admiration tacite. On n’arrache pas d’un coup les racines qui plongent au fond même de la conscience. Les imposans tableaux de l’histoire, les chefs-d’œuvre d’une riche littérature, les émotions et les traditions religieuses, tout cela ne disparaît point des souvenirs et des âmes au premier souffle comme une couche de poussière. Les fédéralistes conservent le dépôt du passé, ils en demeurent les représentans, ils restent Anglais en dépit d’eux-mêmes. Au milieu des brillans gentilshommes français, Washington reste un gentleman. La hauteur des fédéralistes repousse l’idéal philosophique des démocrates, leurs maximes étrangères, leurs doctrines généreuses, confiantes, trop vagues, trop flexibles, trop complaisantes. L’un d’eux, que nous retrouverons dans ce récit, se moque plaisamment du « lait d’ânesse » de la philanthropie. L’amour de la liberté domine chez les fédéralistes, chez les démocrates, l’amour de l’égalité. Les premiers ont le formalisme, le ton grondeur, le goût de l’impopularité des vieux partis; les seconds ont l’inconséquence et la grandeur des aspirations, la légèreté confiante, le cynisme aussi des partis nouveaux. L’instinct aristocratique, bien plus enraciné que l’instinct monarchique dans la race anglo-saxonne, n’a pas tout cédé du premier coup à la passion démocratique; il s’est longtemps défendu dans les solitudes virginiennes, dans les vieilles universités, dans les temples épiscopaliens, dans les tribunaux, et jusque dans les comptoirs des riches marchands du nord.

Washington et Jefferson resteront dans l’histoire comme les types vivans et immortels de ces deux génies hostiles d’où le temps et les événemens ont tiré lentement le génie américain moderne, singulier alliage d’audace et de prudence, d’illusion et de bon sens, de générosité et de calcul. Ces grandes figures sont connues, et il ne reste rien à y ajouter. Nous voudrions parler ici d’un autre Américain dont la renommée n’a guère franchi les bornes des États-Unis, mais qui a occupé dans son pays une place considérable. Josiah Quincy a été, on peut le dire, le dernier des fédéralistes. Sa longue carrière, qui commence avec la république américaine et s’étend jusqu’à l’année 1864, embrasse près d’un siècle. Il se trouva mêlé à trois générations d’hommes d’état, il prit une part souvent importante et toujours passionnée aux événemens qui ont préparé le développement grandiose des États-Unis. Il eut cette singulière fortune de survivre à son parti, et dans l’Amérique nouvelle resta un Américain de la vieille roche. C’est surtout à ce titre qu’il peut nous intéresser.

La vie de Josiah Quincy a été racontée avec esprit non moins qu’avec mesure par son fils, M. Edmund Quincy. L’ouvrage n’est point écrit sur le ton de cette admiration banale et sans critique qui est le défaut de presque toutes les biographies. Sans s’écarter un instant du respect qu’il doit à la mémoire paternelle, l’auteur laisse deviner qu’il n’a point accepté l’héritage de passions aujourd’hui surannées. Assurément l’esprit aristocratique et l’esprit démocratique, qui étaient le fonds et comme l’âme des premiers partis américaine, se disputent encore les générations actuelles. Les républicains et les démocrates de notre temps sont bien les descendans légitimes des fédéralistes et des partisans de Jefferson; mais des deux côtés que de changemens! Comme tout s’est transformé! Que de conflits oubliés et que de conflits nouveaux! M. Edmund Quincy, le fils du vieux fédéraliste, s’est enrôlé l’un des premiers dans la vaillante armée des abolitionistes. Il ne faut pas que les fils suivent aveuglément la route tracée par les pères. Dans les pays libres, la vie publique a de tels élans, l’on pourrait dire une telle intensité, que les tâches changent plus vite que les ouvriers. Josiah Quincy avait cependant vu naître et grandir les redoutables problèmes qui récemment n’ont pu être tranchés que par la guerre civile. C’est l’honneur de sa vie d’avoir toujours aperçu clairement et dénoncé courageusement les dangers de l’esclavage. Placé comme entre deux mondes et deux temps si différens, entre l’Amérique de Washington et celle de Lincoln, il vit se dérouler l’histoire entière des États-Unis; vaincu avec les fédéralistes, il applaudit au triomphe des abolitionistes, et vécut assez longtemps pour voir naître l’Union nouvelle.

En 1774, un jeune avocat de Boston, issu d’une famille anciennement établie dans la Nouvelle-Angleterre, partait pour Londres afin d’y rétablir sa santé ébranlée. Il voulait en même temps entrer en rapports avec ceux qui soutenaient dans le parlement anglais la cause des colonies. Il se lia bientôt avec les whigs les plus importans, et Franklin écrivait de lui en 1775 : « C’est grande pitié que sa vigueur physique ne soit point égale à la vigueur de son esprit. » Les confidences politiques qu’il reçut devaient être de nature assez grave, car il repartit précipitamment pour l’Amérique au cœur de l’hiver; sa maladie s’aggrava pendant la traversée, et le 16 avril 1775 il rendit le dernier soupir en vue même de la côte des États-Unis. Il répéta plusieurs fois au moment d’expirer qu’il mourrait content, s’il pouvait seulement causer une heure avec Adams ou Warren. Deux mois après, son ami Warren tombait à Bunker’ s-Hill. Son nom est resté associé à celui de Quincy, qui mourait à trente et un ans, victime moins illustre, mais aussi courageuse, d’un ardent patriotisme. Son père, le colonel Quincy, se retira pendant la guerre à Braintree, l’un de ces petits villages bâtis sur la côte rocheuse du Massachusetts. A tout moment, on attendait un débarquement des Anglais; pendant le siège de Boston, la famille du colonel Quincy se réfugia plus d’une fois dans la ferme des Adams, située un peu plus loin de la mer, au pied de Penn’s-Hill. La veuve de Josiah Quincy n’était pas restée à Braintree avec son beau-père, elle avait dès le commencement des troubles emmené son jeune enfant dans sa propre famille. La mort de son mari l’avait accablée de douleur, et avait donné à son patriotisme déjà ardent quelque chose de plus sévère, et, si l’on me permet le mot, de plus romain. Elle élevait durement ce petit enfant, en qui s’étaient pourtant concentrées toutes ses affections. A l’âge de trois ans, on le prenait dans son lit chaud, hiver comme été, et on le plongeait trois fois dans l’eau de la pompe. Mme Quincy employait tous les moyens pour endurcir le corps de son fils; elle cherchait en même temps à développer en son âme les sentimens héroïques. Elle lui représentait sans cesse la fin prématurée de son père, ce triste voyage, cette mort en face du port, et allumait ses jeunes colères contre l’Angleterre. Elle lui faisait répéter constamment dans les vers de Pope la scène touchante des adieux d’Andromaque et d’Hector.

A six ans, on l’envoie à l’académie d’Andover. Cet établissement avait été fondé par M. Phillips, le grand-père de Mme Quincy, et par d’autres personnes de sa famille. Les Phillips se faisaient un devoir d’y envoyer leurs enfans : d’ailleurs le petit Josiah, turbulent et tapageur, commençait à troubler le repos de son grand-père, vieillard sévère et sans complaisance pour les fantaisies d’un enfant. A Andover, le petit élève se trouva dès l’arrivée assis à côté d’un écolier de trente ans. Ce camarade singulier, nommé Cutts, avait été chirurgien dans l’armée; il avait coupé tant bien que mal nombre de bras et de jambes, mais il avait conscience de son ignorance, et s’était résigné à donner sa démission pour venir se mettre sur les bancs d’Andover, où il demeura deux ans. Le directeur de l’académie d’Andover était alors le révérend Eliphalet Pearson. La discipline était des plus sévères, et les enfans passaient la moitié du temps à apprendre par cœur la grammaire dite Cheever’s accidence, un livre dont ils ne comprenaient pas un mot. La répugnance de Quincy pour le latin, dont l’étude était rendue rebutante, ne cessa que quand il aborda César et Virgile. Il resta six années à Andover, logé chez le ministre de la paroisse, M. Jonathan French, un brave homme, ancien sergent pendant la guerre, dont la famille augmentait tous les ans. La tante Richards était le personnage important de la maison, c’était elle qui soignait les enfans, dont elle était adorée. La nourriture était simple; le ministre seul avait du pain blanc, car le pain noir, dont tout le monde se contentait à cause de la rareté du froment, le rendait malade et l’empêchait de prêcher. Les enfans emportaient leurs encriers aux deux services du dimanche, et étaient tenus de prendre des notes pendant les sermons : aussi le dimanche, où les jeux étaient défendus, était-il le jour le plus redouté de la semaine. La politique se mêlait à tous les amusemens : on avait établi en principe qu’un jouet qui ne porterait point les treize marques fédérales serait de bonne prise.

A quatorze ans, Quincy alla terminer ses études à l’université de Cambridge, près de Boston. Il y passa quatre années, occupé de grec, de latin, de rhétorique, de logique, de métaphysique et un peu de mathématiques. En 1790, il prit le titre de bachelier et se fixa chez sa mère, à Boston, pour étudier le droit. Son ami le plus intime était Dennie, qui s’établit comme avocat à Charlestown, dans le New-Hampshire. Dennie n’avait de goût que pour les lettres, et la visite de son premier client, qui le dérangea dans une lecture, lui causa une telle irritation qu’à partir de ce moment il prit l’habitude de fermer à clé la porte de son cabinet. On conçoit qu’il ne resta pas longtemps avocat; en 1800, il fondait à Philadelphie un recueil nommé le Portefeuille, où Quincy inséra des lettres satiriques fort piquantes sous le nom de « Climenole » (c’est le nom donné dans le Voyage de Gulliver à ceux qui ont mission de tirer les habitans de Laputa de leurs rêveries scientifiques); mais Quincy ne sacrifia pas longtemps aux grâces légères de la littérature, et la politique l’absorba bientôt tout entier. Il avait été reçu avocat dès 1793, et avait pris sa place au barreau de Boston. Cette ville célèbre n’avait alors que 18,000 habitans. Ses trois collines étaient encore semées de jardins. Le Common, ce beau parc que le temps a respecté, mais qu’entourent aujourd’hui des rues magnifiques, était encore un vrai terrain communal livré au libre pâturage. Cependant cette ville si paisible et si provinciale était déjà le centre de l’activité intellectuelle et le principal foyer politique de l’Union. L’ancienne sévérité puritaine s’était un peu adoucie. Le jeune avocat vit pourtant encore arrêter sur la scène, par ordre du gouverneur Hancock, de malheureux acteurs qui avaient osé ouvrir un théâtre; il contribua lui-même à faire rapporter la loi barbare qui interdisait toutes les représentations théâtrales.

La constitution des États-Unis venait d’être adoptée, la révolution française avait éclaté, et les partis américains, enflammés par les passions qui remplissaient alors le monde entier, commençaient à se diviser sur l’application des principes qui avaient transformé les deux continens. Personne assurément ne songeait en Amérique à nier la souveraineté populaire ; mais les politiques qui avaient le moins de confiance dans la sagesse du peuple et qui étaient le plus pénétrés des difficultés du gouvernement s’efforçaient d’organiser au sein d’une démocratie un système de forces semblables à celles qui se font équilibre dans l’antique constitution anglaise. Ils désiraient opposer aux passions de la multitude un pouvoir exécutif armé d’une puissante prérogative, à la souveraineté du nombre celle des états. Les démocrates au contraire, moins doctrinaires, plus affamés de grandeur nationale, plus confians dans le peuple, voulaient entraver le moins possible l’exercice de sa volonté. Ils craignaient que l’unité nouvelle ne fût compromise, si l’on accordait aux divers états des privilèges constitutionnels trop importans ou trop nombreux. Les premiers, sans l’avouer, gardaient pour idéal la constitution anglaise; les seconds, qui étaient non-seulement des ennemis, mais des contempteurs de l’Angleterre, embrassaient avec ardeur les idées de la révolution française. Par son éducation universitaire, par sa famille, par les idées qu’il avait contractées dans la société de Boston, en tout temps un peu aristocratique et intolérante, Quincy se trouva naturellement poussé du côté des fédéralistes. Il épousa leur cause avec la fougue raisonnée qui était dans son tempérament. Il fit le voyage de New-York pour lier connaissance avec Alexandre Hamilton, qui était alors l’âme du parti. La conversation, à la table d’Hamilton, tomba un soir sur Aaron Burr, son rival implacable. Quincy demanda si Burr était un homme de grand talent. « Non, répondit Hamilton, son esprit est brillant, mais sans profondeur, incapable de grandes vues ou d’un continuel effort; mais, ajouta-t-il en décrivant du doigt un cercle autour de sa tête, il a une ambition qui ne sera satisfaite que quand il aura mis sur son front un diadème. » Le mépris qu’Hamilton professait ouvertement pour Aaron Burr contribua sans doute à exaspérer ce dernier et à amener le duel fatal où le grand fédéraliste devait perdre la vie.

A Philadelphie, Quincy se mit en rapport avec le vice-président Adams; il y rencontra Talleyrand, alors en exil. L’ancien évêque d’Autun et le futur prince de Bénévent ne goûtait sans doute pas beaucoup la « cité des amis; » il disait en 1815 à une dame américaine qui lui rappelait les bals de Philadelphie : « Oui, les Américains sont un peuple hospitalier, un peuple magnanime, et ils sont destinés à être une grande nation, mais leur luxe est affreux! » — Il restait à Quincy à faire la connaissance du président Washington. Il lui fut présenté peu après. Le président à cette époque avait encore une façon de cour, et personne n’était admis en sa présence sans être amené par un membre du cabinet. Tous les quinze jours, Washington avait un lever; il recevait les visiteurs dans le costume où l’a représenté Stuart : habit à la française, jabot de dentelle, culotte et bas de soie; quand les invités l’avaient salué, ils se rangeaient en cercle dans le salon. Le président faisait le tour et causait un moment avec chaque personne. Voici la description que Quincy donne de l’illustre général: « Un peu raide, de manières étudiées, pas très à l’aise en face d’étrangers. Il avait la mine d’un gentilhomme campagnard peu habitué au mouvement du monde, parfaitement courtois, mais sans aisance dans les allures et la conversation, sans grâce dans les mouvemens et la démarche. »

La place de Quincy est désormais prise parmi les fédéralistes. Le traité de commerce conclu par Jay avec l’Angleterre, les imprudences du citoyen Adet, l’envoyé du directoire français, les insolentes prétentions de la marine anglaise, fournissaient d’amples élémens à la passion des partis. L’ardeur politique de Quincy est telle qu’elle ne lui laissait guère du temps pour sa profession ou pour le plaisir. On en aura la preuve par l’histoire de son mariage, qui montre bien au reste l’originalité de ce caractère entier, tout d’impulsion et pourtant singulièrement obstiné. Un soir, on le présente chez un de ses oncles à une jeune demoiselle de New-York, miss Morton, dont il n’avait jamais entendu parler. Agréable sans être belle, elle ne fit d’abord, c’est lui qui le confesse, aucune impression sur Quincy. Un de ses amis le consulte sur une affaire, et il se retire avec lui dans une pièce voisine. Là, tout en discutant, il entend chanter une romance de Burns. Il écoute, il est saisi par le timbre d’une voix jeune et touchante, il jette les papiers qu’on lui a donnés et retourne au salon. Miss Morton, car c’était elle, chante encore à plusieurs reprises. Il cause avec elle, cette fois avec intérêt, et apprend qu’elle va prochainement quitter Boston. Il la revoit tous les jours, prend au hasard quelques renseignemens sur son compte, et au bout d’une semaine ils sont secrètement fiancés; cinquante années de bonheur non interrompu sont la meilleure excuse qu’on puisse donner d’une telle précipitation. L’engagement, pour se servir du mot anglais, resta secret pendant deux ans, et ce fut seulement au bout de ce temps que Quincy le révéla à sa mère. Elle avait peut-être le droit d’être offensée de ce long silence; mais, bien qu’elle n’eût jamais vu miss Morton, elle ne mit aucune opposition au mariage, et reçut sa nouvelle fille dans sa maison. Le bonheur de Quincy fut bientôt cruellement interrompu : du même coup sa femme, qui était sur le point d’accoucher, et sa mère, tombèrent malades. Il allait du lit de la seconde à celui de la première, à qui le médecin lui avait interdit de laisser paraître aucune inquiétude. Mme Quincy la mère fut rapidement emportée par la maladie; ses funérailles se firent en cachette, et le malheureux fils dut continuer assez longtemps à paraître devant sa femme en poudre et sans porter des vêtemens de deuil.

La mort de celle qui, suivant ses expressions, avait été pour lui « mère et père, sœur et frère, une combinaison de toutes les affections humaines, » ne rejeta néanmoins qu’un instant Quincy dans l’obscurité de la vie privée. Les événemens l’en tirèrent violemment. Entre la France et l’Angleterre, les États-Unis étaient comme entre l’enclume et le marteau. Talleyrand, retourné en France, répétait au directoire que la république américaine pouvait être traitée avec aussi peu de cérémonie que Gênes ou que Venise; aussi le directoire ne lui épargnait-il aucune insulte. Irrité du triomphe des fédéralistes, qui avaient réussi à porter Adams à la présidence, le gouvernement français saisit et confisque les navires américains sous les moindres prétextes et accuse incessamment l’Union de violer la neutralité. Il ordonne qu’on traite comme pirates les matelots américains trouvés à bord des navires anglais, même s’ils déclarent qu’ils sont des victimes de la presse. Il oppose au commerce des États-Unis les entraves les plus gênantes, et rend la neutralité de plus en plus difficile et plus onéreuse. Le président Adams envoie à Paris Pinckney, Marshall et Gerry, pour essayer de s’entendre avec le directoire. Toutes les ouvertures sont repoussées, et bientôt les deux républiques sont à la veille d’en venir aux armes.

C’est au milieu de cette agitation que Quincy fut choisi par les fédéralistes comme candidat au congrès à l’élection du mois de novembre 1800. Il n’avait encore que vingt-huit ans. Il obtint la majorité à Boston; mais son adversaire triompha, grâce aux villages et aux petites villes du voisinage. La défaite des fédéralistes, dans la ville qui était leur principale citadelle, était causée par des dissensions intérieures. Le parti de Hamilton désirait ardemment la guerre avec la France par haine des excès de la révolution et par sympathie pour l’Angleterre. Adams, porté au pouvoir par ce parti, se considéra moins comme son instrument que comme un arbitre et comme le représentant de la nation. Il eut le courage si rare de résister à ses amis, il ne craignit pas de pousser aux dernières limites la condescendance envers le directoire, et il avait, à force de modération, arraché à M. de Talleyrand la promesse qu’un nouveau ministre envoyé à Paris y recevrait l’accueil dû à son rang. Les rapports diplomatiques allaient donc se renouer. Beaucoup de fédéralistes regardèrent le président de leur choix comme un traître, et de ce moment date la décomposition d’une école politique qui avait jusqu’alors gardé le pouvoir et joué le premier rôle. L’histoire ne saurait blâmer Adams d’avoir cherché par tous les moyens possibles à éviter la guerre avec une puissance qui naguère avait prêté aux États-Unis un si généreux concours et les avait aidés à conquérir l’indépendance. Il respectait encore la France, quand son gouvernement avait cessé d’être respectable. Sa modération préserva l’Amérique d’une lutte que rien n’aurait pu rendre glorieuse.

Ces divisions des fédéralistes préparèrent l’avènement des démocrates, qui triomphèrent en 1801 en portant Jefferson au fauteuil de la présidence. Quincy entra en 1804 dans le sénat de l’état de Massachusetts; il n’y resta que bien peu de temps, et la même année il fut nommé député au congrès. Au moment où Quincy en- trait dans la grande politique, son parti était en complet désarroi. Les fédéralistes n’avaient que 7 voix au sénat, y compris celle de John Quincy Adams, qui devait bientôt se retirer de la scène, et que 25 voix dans la chambre des représentans. La marée démocratique avait monté avec une rapidité inouie. Les partisans de Jefferson triomphaient des victoires de Napoléon, alors à l’apogée de la gloire, et que par une illusion étrange ils regardaient toujours comme le représentant de la révolution française. Celui-ci avait vendu en 1803 la Louisiane aux États-Unis, et par suite de cette acquisition la république américaine se trouvait presque en état d’hostilité avec l’Espagne, qui ne consentait pas à voir les Français disposer ainsi d’une possession qu’elle avait perdue depuis si peu de temps. Le commerce neutre avait enrichi les États-Unis jusqu’en 1805, la marine américaine avait transporté pendant la guerre tous les produits des colonies françaises, hollandaises, espagnoles; mais le gouvernement anglais voyait avec jalousie se développer cette marine rivale, et les cours de l’amirauté commençaient à exercer avec une provoquante rigueur les droits des belligérans. De tous côtés naissaient les périls, car la France et l’Espagne, en dépit des avantages que leur assurait la neutralité des États-Unis, inquiétaient son commerce, et ne résistaient pas toujours à la tentation de saisir, sous les prétextes les plus futiles, les riches navires qui couraient les mers sous le pavillon étoile.

Jefferson signala ces dangers dans son message de 1805 ; mais, fidèle aux doctrines de son parti, qui s’était toujours montré systématiquement hostile aux arméniens, il demanda seulement la permission de construire quelques canonnières pour la défense éventuelle des côtes et de mettre un peu d’ordre dans l’organisation de la milice. En dépit de leurs sympathies anglaises, les fédéralistes prirent dans les discussions des chambres une attitude plus martiale. Dès son arrivée à Washington, nous voyons Quincy critiquer dans sa correspondance la faiblesse de Jefferson. Ses lettres respirent une inimitié profonde contre ce grand homme, une sorte d’antipathie instinctive, fortifiée par la passion politique. Il écrivait en parlant de lui : « Aussitôt qu’il entra dans le cabinet de Washington en qualité de secrétaire d’état, Jefferson commença ses attaques insidieuses contre les chefs du parti fédéral, notamment contre Adams et Hamilton. Il traitait tous les fédéralistes de tories, d’ennemis de la république, de partisans anglais, et les accusait de vouloir changer le gouvernement fédéral en monarchie… Je suis venu à Washington abhorrant le caractère de Jefferson, Je refusai plusieurs invitations à la Maison-Blanche ; ces refus en même temps que ma conduite au congrès donnèrent à comprendre à M. Jefferson que je n’avais point le désir que ces invitations fussent renouvelées. »

L’humeur qui respire en ces lignes rapprocha Quincy de John Randolph, un tory virginien d’une singulière violence et d’un très grand talent, autant du moins que pouvait le permettre le mépris non affecté que ce dernier professait pour tout ce qui venait du nord et de la Nouvelle-Angleterre. Randolph respectait dans Quincy un orgueil aussi intraitable que le sien. Il avait coutume d’aller à la chambre en culottes et en bottes à revers, avec son habit de cheval et sa cravache. Son éloquence fantasque, aisée, passionnée, le rendait très redoutable ; mais il ne sut jamais se discipliner, et, n’ayant en vue que les intérêts de la Virginie, il ne devint jamais l’âme d’un grand parti national. Au moment où Quincy entrait à la chambre, Randolph y dirigeait une fraction de mécontens qui pensaient avoir à se plaindre de Jefferson. Il était ainsi l’allié des fédéralistes, qui, en raison de leur faiblesse, avaient été contraints de le reconnaître comme le chef de l’opposition. Jefferson, ennemi déclaré de la guerre, avait imaginé contre l’Angleterre un genre nouveau d’hostilités pacifiques : aux prétentions et aux brutalités de la Grande-Bretagne, il opposa un système d’inertie et de restrictions commerciales. Défense fut faite à la marine américaine d’entrer dans les ports de l’Angleterre et de transporter ses produits. Cette prohibition pouvait amener la guerre; aussi les fédéralistes demandèrent avec instance qu’on fît quelques armemens. Quincy prononça sur cette question son premier discours important le 15 avril 1806. Il parla au nom des populations de la Nouvelle-Angleterre, dont les côtes, semées de villes nombreuses, allaient être laissées sans défense; il dénonça l’égoïsme des députés du sud, qui, protégés dans les solitudes de l’intérieur, ne voulaient rien faire pour la protection des états du nord. L’hostilité entre les deux grandes sections de l’Union, cette hostilité que nous avons vue éclater récemment et qui couvait déjà en 1806, ne tirait pas alors sa raison nominale de l’esclavage; mais dès cette époque l’esclavage en était la cause, car il avait fait des états du sud des provinces purement agricoles, tandis que ceux du nord s’adonnaient au commerce et à l’industrie. De là étaient nés des intérêts différens, sinon hostiles. Il était impossible que la Nouvelle-Angleterre se résignât patiemment à un système politique qui tirait de son commerce tous les revenus de l’état et qui cependant refusait de défendre le commerce.

La session terminée, Quincy retourna dans sa petite terre du Massachussetts. Nous l’y trouvons occupé à étudier le droit des gens, plongé dans Grotius, Puffendorf, dans les Quœstiones juris publici du Hollandais Bynkershoek. Il ne se repose qu’en lisant le de Officîis de Cicéron. Les événemens prêtaient un intérêt nouveau aux arides études du droit international. La victoire de Trafalgar avait assuré la suprématie de l’Angleterre sur les mers, et sa conduite envers les neutres avait atteint les dernières limites de l’insolence et de l’injustice. Napoléon avait signé les fameux décrets de Berlin; il avait bloqué sur le papier les îles britanniques, et défendu à toutes les nations de commercer avec ses ennemis. Les États-Unis eux-mêmes n’avaient pas été soustraits par leur neutralité au système du blocus continental; toute marchandise anglaise, sous quelque pavillon qu’elle fût transportée, était déclarée de bonne prise. Peu après le gouvernement anglais répondit par les ordres du conseil, qui prohibaient tout commerce direct avec la France ou ses colonies, et imposait aux navires qui se livreraient à ce commerce l’obligation de toucher à un port anglais. À ces ordres, par lesquels l’Angleterre s’arrogeait le monopole commercial. Napoléon répondit par le décret de Milan, et déclara de bonne prise tout navire qui se soumettrait aux règles anglaises. Depuis le commencement de la guerre, la marine anglaise réclamait le droit de visiter les vaisseaux marchands sur toutes les mers et d’y arrêter tout matelot sujet du roi George. Durant le court ministère des whigs, en 1806, le commerce américain respira un moment : James Monroe et Pinckney conclurent avec lord Grenville un traité aux termes duquel le droit de visite ne devait être exercé que dans les cas où il y aurait une forte présomption de trouver des déserteurs anglais à bord des navires américains; mais Jefferson refusa de ratifier le traité conclu par ses envoyés, et dans cette circonstance critique il usa de la plénitude de sa prérogative, car il ne consulta ni le sénat, ni même son cabinet, et se mit seulement d’accord avec M. Madison, son secrétaire d’état. Nous ne pouvons le blâmer de cette conduite; reconnaître le droit de visite, comme l’entendait alors l’Angleterre, même sous une forme mitigée, n’était pas digne d’une grande nation. C’était livrer le commerce américain à l’arbitraire des capitaines anglais et se préparer ainsi de perpétuels embarras. Les fédéralistes et Quincy avec eux ne voulurent voir dans le veto de Jefferson qu’une marque de condescendance envers le souverain de la France : grands partisans en théorie de la prérogative présidentielle, ils accusèrent injustement le président d’excès de pouvoir et d’usurpation.

L’affaire dite du Chesapeake avait porté au comble l’exaspération du peuple américain. Au mois de juin 1805, l’amiral anglais Berkeley, commandant la station de l’Amérique du Nord, fatigué de voir déserter ses matelots, ordonna à tous les officiers de sa flotte de chercher le vaisseau américain Chesapeake, et de le visiter pour y reprendre les déserteurs anglais. Le capitaine Humphries, du Léopard, suivit le Chesapeake, qui se rendait à la station de la Méditerranée; il l’arrêta en pleine mer, et sur le refus du capitaine américain de se soumettre à la visite il fit tirer le canon. Trois hommes furent tués et huit blessés à bord du Chesapeake, où rien n’était préparé pour la défense et qui dut amener son pavillon. Le capitaine anglais arrêta quatre matelots, en pendit un et enrôla les trois autres dans son propre équipage, bien qu’ils fussent Américains. Le gouvernement anglais désavoua peu après l’amiral Berkeley, et offrit de rendre les trois matelots; mais la juste colère du peuple américain ne put être apaisée par ces vains témoignages d’un regret qu’il ne croyait pas sincère, et Jefferson ne fit qu’obéir au sentiment national en rejetant un traité qui reconnaissait le principe du droit de visite. Il est des circonstances où une nation doit mettre son honneur au-dessus des intérêts les plus pressans.

Une session extraordinaire fut ouverte en ces graves circonstances. Quincy devint le chef reconnu des fédéralistes au congrès. Jefferson persistait dans son système de restrictions commerciales. Convaincu que le commerce américain était plus nécessaire à l’Europe que celui d’Europe à l’Amérique, il avait, par le célèbre acte dit d’embargo, fermé les ports des États-Unis à toutes les marines et même aux vaisseaux américains. L’Amérique frappait son commerce de ses propres mains. Il ne déplaisait pas à Jefferson qu’elle essayât de s’isoler entièrement de l’Europe, de se suffire à elle-même, de développer ses vastes ressources, et d’opposer au tableau des folies de l’ambition et de la conquête le spectacle des vertus et des prospérités d’une république pacifique. Ce rêve, il est vrai, coûtait un peu cher aux états du nord : il ruinait le Maine et le Massachusetts. Malgré les efforts et l’éloquence de Quincy, la loi d’embargo fut votée ; il eut le chagrin en cette occasion de voir son ami John Quincy Adams se séparer au sénat du parti fédéraliste et donner son appui à l’administration. L’amertume de leur division politique n’aigrit point toutefois leurs sentimens réciproques. Quincy écrivait à sa femme : « Adams est mon ami autant qu’il l’a jamais été. Il a le droit d’avoir son opinion comme j’ai le droit d’avoir la mienne. Il se sépare de ses amis politiques et on l’accable d’injures. Ne nous joignons point à ces attaques. »

Les discours de Quincy sur les questions soulevées par la politique de Jefferson sont très remarquables. Ils ont une trame serrée, une puissante logique, un choix de mots et une noblesse qui ne vont cependant jamais jusqu’à la rhétorique. Il ne craint pas de dire au peuple américain ses vérités. « Nous ne sommes qu’une jeune nation. Toute notre existence nationale n’a été qu’une série non interrompue de prospérités. Les misères de la révolution n’étaient que les angoisses de l’enfantement. Craignons d’être étourdis par notre bonne fortune et d’attribuer nos succès à notre sagesse plutôt qu’au cours des événemens et à un entraînement de circonstances sur lesquels nous n’avions aucune influence. » Il n’avait pas de peine à démontrer combien l’isolement des États-Unis et la ruine de la marine américaine seraient choses fatales, combien une nation se trompait sur son importance relative quand elle croyait que son commerce ou son existence était d’une importance suprême pour l’univers. Il comparait plaisamment l’Amérique interrompant volontairement ses rapports avec le reste du monde à un individu qui croirait se venger de ses ennemis en cessant de parler. Toutes les fois qu’il plaidait pour le commerce, on voit qu’il pensait à ses braves marins du Massachusetts. Son éloquence prenait alors une certaine saveur âpre et familière ; il plaisantait agréablement sur les idylles des députés qui ne parlaient qu’agriculture, vie des champs, troupeaux, et allaient jusqu’à regretter que les États-Unis eussent des ports et des vaisseaux. Il parlait à ces Théocrites d’une nouvelle espèce de gens habitués à vivre sur la mer, à ne se soucier d’autres moutons que de ceux qui étaient tenus sur le pont d’un vaisseau pour être mangés, à ne regarder la terre que comme un refuge contre la tempête; mais en général son ironie était plutôt tragique. Tous ses discours ont un ton noble et grondeur; jamais la raison haute, la sagesse un peu raide et pédante des fédéralistes, n’avaient trouvé une plus complète expression.

Avant de s’ajourner, le congrès vota une loi qui autorisait le président à suspendre l’embargo, si la paix était conclue en Europe, ou si les puissances belligérantes donnaient des garanties sérieuses aux neutres. Ces espérances ne furent point réalisées, et les effets de l’embargo ne répondirent point à l’attente des démocrates. Cette mesure assura seulement le monopole de l’Angleterre, qui, depuis l’invasion de la péninsule par Napoléon, s’était emparée de tout le commerce de l’Espagne, du Portugal et de leurs colonies. Le ministère anglais avait refusé de retirer les ordres du conseil, et Canning avait donné à son refus la forme la plus hautaine et la plus blessante. Napoléon avait au contraire accueilli l’embargo avec faveur, et, pour faire mine de mieux se prêter aux intentions du gouvernement américain, il avait ordonné, le 17 avril 1808, par le décret de Bayonne, de saisir dans les ports français tous les vaisseaux américains qui pourraient s’y trouver, en dépit des remontrances de l’envoyé américain, le général Armstrong. On répondit à ses protestations que nul vaisseau américain n’avait dû prendre la mer après l’embargo, et que tous ceux qui portaient encore le pavillon américain étaient des navires anglais déguisés que le décret de Milan permettait de confisquer.

La guerre contre l’embargo continua pendant la session suivante. Les discours de Quincy soulevèrent une véritable rage dans le camp démocratique. Il montrait Jefferson entre l’Angleterre, qui défendait aux États-Unis de commercer avec la France, et la France, qui leur défendait de commercer avec l’Angleterre, obéissant à l’une et à l’autre interdiction et servant à la fois George et l’empereur. Dans la session précédente, un fédéraliste nommé Gardenier avait été provoqué en duel par un démocrate nommé Campbell et blessé très gravement. Quincy pouvait chaque jour s’attendre à quelque outrage, mais nulle crainte ne l’arrêtait. Il avait des audaces très heureuses : à un maître d’esclaves du sud qui lui reprochait de ne parler qu’au nom de gens qui faisaient « du bœuf et du porc, du beurre et du fromage, des pommes de terre et des choux, » il répondait qu’il en était plus fier que s’il représentait des producteurs de coton, de riz et de tabac, car « tout ce que produisent ceux que je représente, ils l’obtiennent par leur propre travail et à la sueur de leurs propres fronts. » Le mécontentement public causé par l’embargo amena bientôt des divisions dans le parti vainqueur. Ces dissensions tomant à propos d’un bill où l’on vota l’armement de cinq frégates de guerre, contrairement aux vœux de Jefferson. Le président s’était vu forcé à regret, pour satisfaire l’opinion, de demander au congrès l’autorisation d’enrôler 40,000 hommes de milice. On commençait à parler de l’invasion du Canada, d’une levée de 50,000 volontaires. Jefferson se décida enfin à retirer l’embargo, mais il le remplaça par un système mixte dit du non-intercourse qui ne libérait pas entièrement le commerce américain, mais le dégageait du moins des entraves les plus gênantes, surtout en ce qui concernait le cabotage.

Un incident fera bien ressortir le caractère de Quincy. Le général Benjamin Lincoln avait été nommé par Washington collecteur du port de Boston. Vieux et infirme, il offrit à Jefferson sa démission en 1806. Cette démission ne fut point acceptée; Jefferson voulait laisser passer deux ans afin de disposer de cette place en faveur du général Dearborn à l’expiration de sa carrière ministérielle. Quincy dénonça cette combinaison au congrès, accusa Jefferson de favoritisme, et réclama une enquête qui devait précéder une mise en accusation du président. Cette motion n’obtint qu’une voix, qui était la sienne propre; mais l’objet qu’il avait en vue fut atteint. La démission du général Lincoln fut acceptée, et on lui donna immédiatement un successeur. Des attaques aussi personnelles exaspéraient plus les démocrates que des discussions constitutionnelles. Dès cette époque au reste, la violence des passions politiques et l’insolence des gens du sud, qui se considéraient comme des maîtres à Washington, rendaient le séjour de la capitale peu agréable aux députés du nord. « Il est impossible, écrivait plus tard Quincy, d’imaginer dans quel isolement et dans quelle désolation d’esprit je passai ces deux années. » Loin de sa famille, séparé de tous les siens, il n’avait que quelques rares amis. La conversation tournait en tous lieux à la politique, aux débats des chambres, qu’il aurait voulu un instant oublier. Il n’y avait à Washington que des maîtres d’esclaves et des fonctionnaires. Les rapports de Quincy avec les amis de l’administration étaient polis, mais glacés. Les meneurs du parti démocrate étaient des hommes violens, de manières insolentes, arrogans, toujours prêts à l’insulte et aux provocations, planteurs habitués à être obéis sur un signe, orateurs de l’ouest à demi sauvages et sans culture, avocats de village habitués à la langue grossière des réunions électorales, gens prêts à tout, qui faisaient dire au fier Virginien Randolph : « Ces messieurs du nord croient pouvoir nous gouverner avec nos esclaves noirs, mais nous les gouvernerons avec leurs esclaves blancs. »

La substitution du non-intercourse à l’embargo avait été le dernier acte politique de l’administration de Jefferson. Le 4 mars 1809, James Madison lui succédait à la présidence. Tous les partis étaient mécontens du système restrictif : on était obligé de reconnaître qu’il avait fait plus de mal aux États-Unis qu’à la Grande-Bretagne ; mais comment réparer les désastres causés par l’embargo ? Comment résister à l’Angleterre sans armée, sans marine digne de ce nom ? On ne voyait d’autre moyen que l’invasion du Canada. Madison cependant n’encourageait point ce projet. Se tenir aussi près que possible de la politique de Jefferson demeura sa règle de conduite. De sa solitude de Monticello, le grand homme gouvernait encore. Il avait une foi inébranlable dans l’avenir de son pays. Il le voulait pacifique ; pour le moment, il suffisait de ne point offenser Bonaparte, qui semblait s’élever à l’empire universel. Il fallait opposer une inertie absolue aux prétentions de l’Angleterre, aussi puissante sur mer que l’empereur l’était sur terre. Malheureusement Madison, qui s’était fait l’exécuteur de cette politique de temporisation, était loin d’avoir sur le parti démocratique l’autorité presque sans limites dont avait joui Jefferson. Il laissait flotter les rênes que Jefferson avait tenues d’une main ferme. Les propositions les plus absurdes, comme il arrive dans les cas où le pouvoir exécutif n’exerce plus aucune initiative, étaient chaque jour discutées par le congrès, et Quincy n’y prenait plus qu’une part assez indifférente pour en démontrer à l’occasion l’inanité.

Par un point cependant, la session de 1810 à 1811 tient une place importante dans l’histoire du congrès américain. Pour la première fois il fut question de créer des états nouveaux non plus dans le territoire qui dépendait des États-Unis au moment de la signature du pacte fédéral, mais en dehors des limites du domaine national primitif. On eût sans doute bien surpris les fondateurs de l’Union, si on leur eût dit qu’on verrait un jour à Washington des représentans de l’Orégon et de la Californie avec ceux de la Virginie et du Massachusetts. Il n’est pas douteux que le rêve de leur ambition ne dépassait point les limites de la chaîne des Alleghanys et qu’ils ne prétendaient point à l’empire de tout le continent. En favorisant à une période postérieure la création incessante de nouveaux états, les démocrates eurent moins pour but de grandir la république que de fortifier l’institution de l’esclavage en lui ouvrant sans cesse de nouveaux espaces, en lui assurant une représentation de plus en plus nombreuse et prépondérante au sénat. On comprend aisément quelles durent être les angoisses et les colères des fédéralistes quand pour la première fois ils virent rompre l’équilibre politique entre le nord et le sud. L’admission de la Louisiane soulevait les plus graves questions constitutionnelles. Quincy, fidèle aux doctrines de son parti, défendit avec beaucoup d’énergie la théorie de la limitation du nombre des états. Il ne dépendait pas, selon lui, du caprice d’une assemblée d’altérer la nature du pacte fédéral en introduisant dans l’Union des associés nouveaux vivant en dehors des limites primitives des États-Unis. Cette faculté une fois admise, où s’arrêterait-on? Les États-Unis devaient-ils ressembler à un théâtre dont les décors pourraient être reculés indéfiniment? Il terminait son discours sur ce sujet par ces paroles menaçantes : « Je suis forcé de déclarer que, si cette loi est votée, les liens de cette Union seront virtuellement dénoués, que les états qui la composent seront affranchis de leurs obligations morales, que ce sera le droit de tous et le devoir de quelques-uns de se préparer à une séparation, amiable si c’est possible, violente s’il le faut. » Cette déclaration est demeurée célèbre, et elle a été souvent rappelée pendant la guerre civile. On a cherché à y reconnaître la doctrine de la sécession et l’affirmation des droits de souveraineté absolue des états. En réalité, Quincy voulait non pas la souveraineté, mais la limitation des états. Le souverain était bien à ses yeux l’être moral qui a nom les États-Unis, et les états ne rentraient dans leurs droits de souveraineté que si on leur imposait des obligations, des solidarités et des associations contraires à la constitution fédérale. Les événemens ont donné tort toutefois à la théorie de Quincy. Le peuple américain a prouvé qu’il avait la double volonté de créer à sa guise des états nouveaux et de retenir tous les états anciens et nouveaux, quels qu’en fussent le nombre, la latitude et la longitude, dans une puissante unité. Le parti démocratique a longtemps fait servir au seul profit de l’esclavage cette vague et insatiable ambition, naturelle pourtant et légitimée par les devoirs mêmes d’une civilisation expansive et sans entraves; mais les défenseurs de l’esclavage ont senti se tourner un jour contre eux l’effort de cette grandeur nationale qu’ils avaient tant contribué à enfler.

Une fraction guerrière et anti-britannique s’était formée dans le parti démocratique. Henry Clay, du Kentucky, en était le chef actif et remuant. Pour exercer plus d’influence, il avait quitté le sénat, et à la fin de 1811 il avait été porté à la présidence de la chambre des représentans. Les démocrates modérés, bien que nourrissant des sentimens très hostiles à l’Angleterre, reculaient encore devant l’idée de la guerre, et restaient attachés au système inauguré par Jefferson. L’embargo et le non-intercourse n’avaient pourtant arraché à l’Angleterre aucune concession, et avaient complètement ruiné le commerce américain. Les démocrates ardens, conduits par Clay et par Calhoun, n’avaient que des mépris mal déguisés pour les théories philanthropiques et pacifiques de Jefferson, et préparaient les esprits à la guerre. L’opinion publique les soutenait, et poussait lentement à la toute-puissance ce parti nouveau qui devait régner jusqu’à l’avènement du parti républicain. En face de ces nouveaux adversaires, jeunes, éloquens, pleins d’ardeur, serviteurs de l’administration, mais serviteurs hautains prêts à devenir des maîtres, l’embarras des fédéralistes était grand. La crainte de la guerre avec l’Angleterre les aveuglait au point de leur faire oublier leurs anciens principes. En tout temps, ils s’étaient fait gloire de demander une puissante marine militaire; maintenant que Clay et Calhoun parlaient de remettre la marine américaine en état, ils s’alarmaient de ces projets. Ils avaient fièrement demandé que la marine marchande pût s’armer et se défendre elle-même sur les mers; mais ils s’étaient singulièrement refroidis depuis que leurs adversaires avaient repris cette proposition. Il faut rendre à Quincy cette justice qu’en cette circonstance il resta fidèle aux idées qu’il avait maintes fois défendues au congrès contre les démocrates. Il encourut la disgrâce de quelques-uns de ses amis en votant pour l’augmentation de la marine fédérale et pour les lois qui permirent au président de lever des volontaires et de mettre en état tous les navires qui valaient la peine d’être réparés. Il écrivait alors que les fédéralistes, en abandonnant les vues de Washington, qui avait toujours voulu que son pays eût une protection suffisante, perdaient « leur caractère national. » Le 25 janvier 1812, Quincy, agissant cette fois de concert avec Calhoun, démontra au congrès la nécessité d’augmenter la marine de guerre et de se préparer à une lutte qui pouvait devenir nécessaire. Ce discours, animé d’un souffle large et patriotique, entraîna le congrès tout entier, et marqua pour Quincy le seul jour de vraie popularité qu’il eut jamais à Washington, Sa correspondance le montre à ce moment retenu par un sentiment d’honneur dans le parti des fédéralistes, mais dégoûté de leurs fautes, de leurs inconséquences et de leurs faiblesses. Quelques-uns de ses anciens amis se défiaient de lui. Il n’était plus assez Anglais à leur gré. Il avait toujours eu pour l’Angleterre une sympathie réelle; mais, disait-il, « les Anglais nous regardent comme une nation étrangère, nous devons les regarder de même. »

La guerre approchait. Clay était l’âme du parti belliqueux. Hardi, présomptueux, ambitieux, il avait encore l’éloquence rude et sans art des cours de comté du Kentucky, et n’avait pas encore cette pureté de langage et ces formes étudiées qu’il acquit plus tard au contact et dans la familiarité d’hommes cultivés. Son autorité n’en était pas moins dès lors bien établie, et personne n’eut une plus grande part aux luttes qui décidèrent la guerre en 1812 entre les États-Unis et l’Angleterre. Madison y résistait encore; il avait, à force d’obsessions, obtenu de ses ministres qu’on essaierait d’un nouvel embargo, limité à soixante jours, avant d’en venir aux dernières extrémités. Quincy, secrètement averti par Calhoun, dépêche immédiatement un envoyé à Boston pour y porter l’importante nouvelle. Les négocians de cette ville furent, grâce à son zèle, avertis avant ceux de Baltimore; ils se dépêchèrent de remplir leurs navires et de leur faire prendre la mer avant le terme fatal où les ports allaient être refermés. Malgré le service que Quincy rendit au commerce de Boston, les fédéralistes du Massachusetts, partisans de la paix à tout prix, blâmèrent vivement l’attitude que Quincy avait prise au congrès. Ils s’emportèrent contre leur député en reproches qui blessèrent profondément sa susceptibilité hautaine; ils l’accusèrent de sacrifier son parti et de pactiser secrètement avec l’administration. Quincy fut trop sensible à ces attaques, et c’est à ce moment qu’il prit la résolution de quitter le congrès et de renoncer aux affaires publiques. Cette abdication préméditée montre bien qu’il y avait chez lui un fonds de faiblesse sous des dehors si fermes et si vigoureux, car la position intermédiaire qu’il avait prise entre les démocrates et ses propres amis lui assurait une importance qui eût grandi, s’il avait eu plus de constance. Ennemi de la guerre, mais prêt à la faire pour l’honneur et l’indépendance des États-Unis, sans haine contre l’Angleterre, mais décidé à résister à d’injustes prétentions, il représentait à ce moment les véritables intérêts de son pays.

Quincy raconte comment la longue résistance de Madison fut enfin vaincue. Le président appartenait cœur et âme à la politique de Jefferson, et s’accrochait comme un naufragé à son système. Il croyait que la guerre lui ôterait toute chance de réélection; mais un comité de la chambre vint le trouver, et Henry Clay, parlant au nom de ses amis, lui déclara que, s’il se décidait à déclarer la guerre, le parti démocratique le choisirait pour son candidat à la prochaine élection présidentielle; s’il résistait aux vœux du parti, on serait obligé d’en chercher un autre. L’ambition de Madison triompha de ses principes. Il demanda cependant que l’initiative d’une déclaration belliqueuse partît du congrès; mais quelques jeunes députés à peine connus lui déclarèrent presque brutalement qu’il eût lui-même, et sous sa seule responsabilité, à conseiller la guerre au pays. Madison céda, et le marché fut conclu. Fidèle à la promesse qu’on lui avait arrachée, Madison envoya le 1er juin 1812 au congrès un message confidentiel où il recommandait une déclaration de guerre. Les deux chambres se hâtèrent de voter un bill qui autorisait le président à commencer les hostilités. Quincy fut chargé par l’opposition de rédiger une adresse où le parti fédéraliste exposait ses vues et ses sentimens en ces graves conjonctures. La confiance qu’on lui témoignait encore ne changea point la résolution qu’il avait prise de renoncer aux luttes politiques. Il s’était convaincu par un séjour prolongé à Washington que les états du sud, les états à esclaves, étaient omnipotens dans l’Union, que par leur alliance avec le parti démocratique du nord les députés du sud s’étaient assuré une influence non pas temporaire, mais permanente. Obligé de défendre les intérêts des états de la Nouvelle-Angleterre, il avait mieux que personne aperçu l’antagonisme qui se préparait entre la société du nord, commerçante, industrielle, et l’oligarchie du sud, qui ne songeait qu’à ses vastes plantations. Il recula devant des luttes et un labeur qu’il croyait stériles. Une opposition perpétuelle et sans espérances n’était point de son goût. Il avait perdu confiance dans son propre parti : plus les fédéralistes sentaient diminuer leurs chances de reprendre le pouvoir, plus leur discipline se relâchait. Des ambitions communes étouffent les germes de discorde au sein des partis; mais, quand toute espérance est perdue, ils se développent comme ces plantes qui trouvent un chemin à travers des pierres disjointes.

Quincy resta pourtant encore à Washington pendant la session de 1812 à 1813. Son parti était pris, il n’avait plus rien à ménager. Ses discours à cette époque respirent cette froide résolution qu’on puise dans le renoncement et une amertume où se concentraient toutes les colères qu’il avait accumulées pendant huit ans contre les insolens maîtres de Washington. Celui de ces discours qui eut le plus de retentissement avait trait à l’invasion alors projetée du Canada. Quincy affirma qu’en encourageant ces projets l’administration avait surtout en vue de créer une charge de lieutenant-général pour Monroe. Il dénonça l’invasion comme une folie cruelle et inutile, car elle n’obligerait point à la paix une nation aussi fière que l’Angleterre. Le parti démocratique ne cherchait, selon lui, dans des complications nouvelles qu’un moyen de perpétuer son ascendant. Il fit une revue de toute la politique de ses ennemis, et montra l’Union entière asservie aux ambitions et aux projets de l’oligarchie du sud. L’autorité politique était déjà concentrée dans les mains des Virginiens; il ne leur manquait plus que l’autorité militaire, de grands commandemens à distribuer, des armées à diriger. Des attaques aussi directes, aussi personnelles, poussèrent au comble la fureur des démocrates. Aussi ne lâcha-t-on pas contre lui la horde des orateurs de second ordre. Henri Clay lui-même, le président de la chambre, descendit dans la lice. Sa philippique dura trois jours entiers. Il voulait, dit-on, forcer Quincy à un duel. Il y a dans sa longue diatribe une éloquence presque sauvage. Il rappela la proposition que Quincy avait faite autrefois pour mettre Jefferson en jugement, proposition qui n’avait obtenu qu’une voix. Ce vote solitaire devait assurer à Quincy, à côté de l’immortalité glorieuse de Jefferson, une immortalité d’infamie, l’immortalité de Ravaillac et de Caïn. Il alla enfin jusqu’à dire: « Le député du Massachusetts souille la place qu’il occupe ici. » Quel langage! et celui qui le tient n’est pas un obscur représentant du parti démocratique, c’est un personnage considérable, le président même de l’assemblée. Quincy riposta en peu de mots empreints d’une froide dignité. « Je ne répondrai point à l’honorable président, qui, semble-t-il, n’a quitté sa place que pour faire ce qu’aucun autre membre de cette assemblée n’était désireux d’entreprendre ou capable d’exécuter. Je rougirais et pour moi-même et pour les honnêtes gens, les seuls dont j’ambitionne les applaudissemens, si je croyais une réponse nécessaire. Homme public, je n’ai jamais recherché, je ne désire aucune autre influence que celle qui s’attache à des principes bien définis, appuyés de faits bien connus ou bien démontrés. Celui qui réfute ces principes ou qui infirme ces faits à mon estime. Celui qui représente faussement les uns ou les autres à ma pitié ou mon mépris, suivant le degré d’imbécillité ou de corruption qui entre dans les motifs de cette fausse représentation... Pour les remarques personnelles qui peuvent tomber de la bouche de l’honorable président ou de toute autre bouche, je laisse à chacun toute liberté. Telle était ma réputation avant que Billingsgate[1] n’ouvrît ses écluses, telle elle restera quand l’odieux flot aura passé. »

Le soir du même jour, Quincy écrit à sa femme : « Pour ma sûreté personnelle, c’est la dernière chose dont je me préoccupe. Bleeker est venu me surprendre dans mon lit il y a une quinzaine pour me rapporter qu’il avait entendu dire à Georgetown que quelques amis du palais (il désigne ainsi les familiers de la Maison-Blanche) avaient l’intention de m’attaquer. Je me suis moqué de lui. » Quelque temps après, un démocrate obscur, nommé Grundy, député du Tennessee, accabla aussi Quincy d’invectives dans une discussion; mais la colère de Grundy n’était pas de même nature que celle de Clay, comme on en jugera par cet extrait d’une lettre de Quincy qui montre bien à quelle extrémité sont parfois réduits les politicians américains : « Pour Grundy, c’est un vrai jockey politique, et aussi bon enfant que malin. Il me dit hier: « Quincy, il me semblait que j’avais dit assez de mal de vous, mais il paraît que cela ne suffira pas. — Pourquoi? de quoi s’agit-il? Je n’ai plus envie de parler. — N’importe, il faut que je vous donne une nouvelle correction. — Pourquoi? — Je vais vous dire : il y a un diable d’individu qui se présente contre moi dans mon district, un vrai jacobin, bien pire que moi. Eh bien! sauf Tom Pickering, il n’y a pas un homme aux États-Unis aussi parfaitement détesté dans mon district que vous ne l’êtes. Il faut donc m’excuser. Par Dieu! il faut que je vous injurie ou je ne serai jamais réélu; mais je veux agir avec douceur. Je ne veux pas faire comme cet imbécile de Clay et frapper assez fort pour me faire du mal à moi-même. » M. Quincy n’avait que quarante et un ans quand il se retira, en 1813, de la vie publique, après huit années laborieuses, remplies d’émotions, de luttes et de travaux. Son parti avait toujours la majorité à Boston; sa retraite fut donc toute volontaire. Il choisit, il ne subit point la place de ces conseillers des nations qui ne siègent pas dans les conseils, mais qui font de distance en distance entendre dans la solitude une voix grave et désintéressée, voix de revenant ou de prophète.

Revenu dans le Massachusetts, Quincy ne cessa pas de se préoccuper des affaires publiques : peu de temps après son retour de Washington, il dénonçait avec vigueur les périls que l’esclavage faisait courir à l’Union et les privilèges que le sud s’était assurés par la représentation des noirs au congrès. Il montra les nouveaux états gouvernant les anciens, l’influence des émigrans l’emportant sur celle des natifs. Il avertissait le Massachusetts que ses souffrances et ses malheurs avaient une cause plus profonde que l’embargo et la guerre, que le retour de la paix n’y mettrait point fin. Jamais sa prospérité ne serait assurée tant qu’on permettrait au sud de découper sans cesse de nouveaux états sur la carte de l’Amérique et de régner en maître à Washington. Quincy, décidé à ne pas retourner au congrès, se fit nommer sénateur à Boston, et, après avoir exercé quelque temps cette fonction, il ne dédaigna pas de descendre de la chambre haute de son état dans la chambre des représentans. Son action politique y resta enfermée dans la discussion des affaires locales; mais dans une fédération, et l’on peut même dire dans tout pays libre, le patriotisme des hommes d’état ne cherche pas toujours la pleine lumière du centre politique, et reste sans effort dans la pénombre de la vie provinciale ou municipale. On peut regretter toutefois que Quincy ait été si modeste; il eût rendu sans doute de plus grands services à Washington qu’à Boston. Son entêtement et sa hauteur naturelle se fussent plies à la longue dans les luttes de la grande politique, et il eût gagné dans les combats quotidiens avec des adversaires dignes de lui cette tolérance, cette largeur, qui sont nécessaires à l’homme d’état. A Boston, il s’enfonça de plus en plus dans le mépris de ses adversaires, dans un mécontentement sans indulgence parce qu’il était sans espérance. Bientôt la politique locale même lui devint à charge, et il se retira enfin tout à fait des affaires politiques pour accepter en 1829 la présidence de l’université de Cambridge. Il convenait admirablement à cette fonction, et s’appliqua au gouvernement de quelques centaines d’étudians avec autant de sérieux et de conscience qu’il eût fait au gouvernement des États-Unis. Il eut des levers, comme s’il eût été à la Maison-Blanche. Il prononçait des adresses qui étaient lues dans toute l’Union et jusqu’en Angleterre, et ne dédaignait pas cependant les plus minces détails de l’administration universitaire. Il écrivait l’Histoire de Harvard College, il fondait une école de droit et l’observatoire devenu célèbre par les découvertes des Bond ; il ne résigna ses fonctions qu’en 1845, pour les abandonner à M. Everett, qui revenait d’Angleterre, où il avait été ministre des États-Unis.

Tant qu’il resta président de l’université, Quincy ne prit volontairement aucune part active à la politique de son pays, et s’abstint d’exprimer publiquement ses sentimens sur les graves événemens dont il apercevait la portée lointaine, sur l’annexion du Texas, sur la guerre avec le Mexique, sur les compromis de 1850, et particulièrement sur la loi des esclaves fugitifs. Il regardait tous ces excès du parti démocratique comme la conséquence logique de la conduite tenue en 1803 par Jefferson, quand pour la première fois il fut admis qu’un territoire nouveau pouvait être incorporé au domaine des États-Unis par un simple acte du congrès et sans le consentement préalable de la nation directement consultée. Le 2 juin 1854, jour où Boston livra Anthony Burns, un esclave fugitif, on lit dans son journal : « Quitté Boston d’aussi bonne heure que possible pour éviter le douloureux spectacle d’une créature humaine rendue à l’esclavage par la loi. Le sentiment public est si hostile à la mesure qu’une quantité de troupes et du canon chargé ont été jugés nécessaires pour la mettre à exécution. » Rentré dans la vie privée, et n’étant plus retenu par sa dignité académique, il ne perdit plus une occasion de protester contre les exigences croissantes du sud. Le jour où il apprend que M. Sumner a été attaqué lâchement par M. Brooks en plein sénat, il écrit : « Il est temps de crier sur les toits ce que tout homme digne de ce nom dit chez lui et éprouve dans son cœur. Par la corruption, par l’intrigue et l’artifice, en jouant avec les partis des états libres et en les opposant les uns aux autres, en flattant les vains, en achetant les lâches, les maîtres d’esclaves ont, dans l’espace de cinquante ans, usurpé tous les pouvoirs constitutionnels de l’Union ; ils se sont emparés du fauteuil présidentiel, des chambres du congrès, des cours de justice nationales, de l’armée ; ils n’ont laissé d’autre espoir à l’esprit de liberté que la liberté de la parole dans la législature et l’urne du scrutin. Et voilà que celle-ci est brisée dans le Kansas par les bandes des maîtres d’esclaves, et qu’une députation de maîtres d’esclaves essaie de tuer la première dans le sénat!... Mon cœur est trop plein. »

Depuis longtemps déjà, Quincy voyait approcher la crise redoutable qui devait précipiter les États-Unis dans la guerre civile. Il était si fatigué de la domination du sud, qu’il attendait le terrible événement avec une mâle résignation. — « Le sang coulera, » écrivait-il dans ses lettres familières. Après la nomination de Lincoln, à laquelle il applaudit sans réserve, et l’attaque du fort Sumter, il annonça que la guerre ne pourrait se terminer que par l’abolition de l’esclavage. Il vécut assez longtemps pour entrevoir la victoire de l’Union; il écrivait peu de temps avant sa mort à Lincoln : « Tout compromis est impossible. La paix sur toute autre base que l’émancipation serait la création de deux nations haineuses, toutes deux militaires, toutes deux nécessairement hostiles. Pouvons-nous laisser à la postérité un plus cruel héritage? » Il mourut le 30 juin 1864, âgé de quatre-vingt-douze ans, sans avoir rien perdu de ses facultés mentales, entouré de ses filles, aussi tranquillement qu’un enfant qui s’endort. Survivant d’un parti qui pendant une glorieuse période avait balancé la fortune des démocrates, mais qui depuis longtemps avait abdiqué, ce beau vieillard, hospitalier, patron des écrivains et des artistes, familier avec les littératures anciennes, attaché aux vieilles coutumes, représentait, au milieu d’une société agitée et traversée par des courans politiques aussi rapides que changeans, cette force conservatrice qui en Angleterre s’est incarnée dans quelques illustres tories. Ajoutez-y pourtant une certaine ardeur qui venait des souvenirs des temps révolutionnaires, de la lutte contre l’Angleterre en même temps que de la longue et sainte résistance à l’esclavage et aux maîtres d’esclaves. Sa vie offre plus d’un enseignement; elle montre que dans les démocraties modernes la vie publique est si intense qu’il n’est guère possible à un homme d’état, si sa carrière s’étend sur plusieurs générations, de rester obstinément attaché aux mêmes formules, du moins s’il veut conserver toute son autorité. Les besoins changeant sans cesse, il a lui-même besoin de changer. Quincy ne reconnaissait sans doute pas les fédéralistes dans les partis nouveaux qui montaient sur le théâtre politique, dans les free-soilers, dans les républicains; il ne triompha point avec ces derniers, et pourtant les républicains étaient les successeurs indirects de Washington et d’Adams. Il faut rester fidèle à un parti, mais les partis eux-mêmes doivent subir la nécessité du temps et des circonstances, se laisser sans cesse pénétrer par la sève des instincts et des volontés populaires; le parti de la liberté n’est jamais un vieux parti.


AUGUSTE LAUGEL.

  1. Billingsgate est le marché aux poissons de Londres : le mot s’emploie pour exprimer un langage bas et grossier.