Le Dernier des Attiques - Ménandre

Le dernier des Attiques - Ménandre
Maurice Croiset

Revue des Deux Mondes tome 50, 1909


LE DERNIER DES ATTIQUES

MÉNANDRE

On aurait pu se demander, il y a une dizaine d’années, s’il était raisonnable de parler encore de Ménandre. N’avait-on pas dit tout ce qu’il y avait à dire d’un poète dont aucune pièce ne subsistait ? Aujourd’hui, on se demanderait avec plus de raison s’il n’est pas trop tôt pour tenter une étude nouvelle sur l’homme et sur son œuvre à l’aide de ce qui en a été retrouvé. Évidemment, nous pouvons espérer, nous espérons bien que les découvertes récentes ne seront pas les dernières. Et, d’autre part, ces découvertes, quelle qu’en soit l’importance, n’éclairent encore qu’imparfaitement les parties les plus nécessaires d’une telle étude. Mais, après tout, n’est-ce pas la condition même de l’histoire littéraire que de se faire peu à peu sans s’achever jamais ? Et du moment qu’elle ne vise pas au définitif, pourquoi n’essaierait-elle pas de renouveler ses jugemens, à titre provisoire, chaque fois que l’occasion lui en est offerte par un accroissement notable de ses connaissances ?

Le théâtre de Ménandre, composé de plus de cent comédies, a été considéré unanimement par l’antiquité comme une des productions les plus exquises de la poésie attique. Il semble qu’Athènes, au moment où ses destinées historiques prenaient fin, ait comme recueilli et concentré en cet esprit charmant la plus fine essence de son génie et ce qu’il y avait de plus humain dans sa tradition. Nous le connaissions jusqu’à ces derniers temps par de nombreux témoignages, par des citations patiemment rassemblées de côté et d’autre et groupées sous le titre de Fragmens, enfin par les imitations des poètes latins, par celles de Térence surtout, puisque quatre de ses comédies, l’Andrienne, l’Eunuque, les Deux Frères et le Père qui se punit lui-même sont en grande partie des traductions de pièces originales de Ménandre. Depuis dix ans environ, la publication de plusieurs papyrus, successivement exhumés du sol de l’Egypte, nous a rendu des parties plus ou moins importantes d’autres pièces de lui qui étaient perdues. La plus considérable de ces trouvailles est celle qui a été faite en 1906, près de l’ancienne Aphroditopolis, par M. Gustave Lefebvre. Le papyrus découvert et publié par lui contenait, dans ses feuilles lacérées, les restes de quatre pièces, dont trois ont pu être reconstruites conjecturalement dans leurs grandes lignes, malgré des lacunes considérables[1]. Au total, nous possédons aujourd’hui, en dehors des simples fragmens, des parties plus ou moins étendues de six comédies de Ménandre. Ce sont : le Laboureur, le Flatteur, le Héros, l’Arbitrage, la Samienne, la Femme aux cheveux coupés. Ces textes ont été déjà critiqués, commentés, expliqués ; ils ont donné lieu à beaucoup de conjectures et à un travail philologique, des plus actifs, qui se continuera sans doute longtemps encore[2]. Intéressans en eux-mêmes, ils le sont au moins autant en ce qu’ils nous permettent de compléter et de préciser l’idée que nous avions déjà de Ménandre. C’est ce point de vue qui doit être ici le nôtre. Nous ne nous proposons ni de les analyser en détail, ni d’en tirer occasion pour refaire une étude complète du poète, mais simplement de montrer comment certaines parties de cette étude pourraient profiter de ces textes nouveaux.


I

Une des choses qui importent le plus, sans doute, à la connaissance d’un écrivain, c’est de déterminer et de distinguer ce qu’il a dû soit à ses prédécesseurs, soit à ses contemporains, et ce qu’il a reçu de sa propre nature ou s’est donné à lui-même. Cette distinction, en ce qui concerne Ménandre, demeurait fort incertaine avant les dernières découvertes. Elle est peut-être un peu plus claire aujourd’hui.

Athénien de race et de naissance, Ménandre, lorsqu’il débuta au théâtre, en 321 avant notre ère, y apportait, outre ses dons naturels, un héritage littéraire considérable, dont l’influence allait se faire sentir jusque dans les moindres détails de son œuvre. Il avait reçu très certainement l’éducation la plus complète et la plus soignée. Rien de ce qui était athénien ou même grec ne lui était étranger. Son théâtre dénote une connaissance, au moins superficielle, de la philosophie contemporaine ; il atteste également une pratique, peut-être assez familière, de la rhétorique et de ses préceptes. Rhétorique et philosophie, c’étaient alors les deux formes principales de toute haute culture intellectuelle et morale. Il était, en outre, initié aux secrets de l’art dramatique. Son oncle Alexis, poète comique de renom, fut, dit-on, son éducateur. Et, sans doute, il se fit son premier guide dans l’art où il devait exceller, non seulement en lui en faisant connaître la technique, mais en l’excitant à lire, ou même en lisant avec lui, les meilleures des pièces qui en constituaient alors le répertoire. La tragédie du siècle précédent n’eut qu’à se montrer à lui dans ses grandes représentations annuelles pour le séduire. C’était le temps où la gloire d’Euripide, désormais incontestée, s’imposait. Le jeune Ménandre conçut tout d’abord pour le grand poète tragique une admiration passionnée, qui ne devait subir aucune défaillance. On savait déjà par Quintilien qu’il l’avait pris constamment pour modèle[3]. Cette imitation se manifeste, pour ainsi dire, à chaque ligne des fragmens qui nous ont été rendus.

De cette littérature, qui fut son aliment, une grande partie a malheureusement disparu. Il n’est donc plus possible de noter avec précision bon nombre d’emprunts ou de souvenirs qui sont pourtant certains. Mais il y a une chose qui est plus intéressante encore que ne le seraient ces notations de détail. C’est la relation générale de cet Attique, contemporain des Diadoques, avec tout le passé de l’Atticisme ; et elle est si manifeste qu’on peut la définir en quelques mots.

Le talent de Ménandre, en tout ce qui n’est pas son originalité personnelle, fut comme le produit raffiné de la brillante élaboration qui avait amené peu à peu l’esprit athénien au plus haut degré d’intelligence et de souplesse. Depuis deux siècles, alors, Athènes était le lieu du monde où l’on pensait le plus. Il en était résulté, pour les Athéniens cultivés, une acuité et une promptitude d’observation, une justesse de coup d’œil, une facilité de comparaison, un sentiment net et vif des variétés et des nuances, en un mot, une expérience de la vie tout à fait exceptionnelle, et, avec cela, une faculté d’expression qui stimulait encore ces esprits avisés, tant elle se prêtait à l’analyse et à la dialectique spontanées. Le langage, assoupli par la conversation autant que par la littérature, excitait la pensée et l’induisait à ces distinctions fines qui éclairent la complexité des caractères et des actions. L’intuition et le raisonnement, également exercés et se complétant mutuellement, semblaient rivaliser pour offrir à une curiosité intelligente le moyen de scruter la nature humaine, en même temps que l’imagination s’était habituée à la concevoir sous des formes fictives et dramatiques, qui en isolaient certains aspects pour les rendre plus intéressans et plus saisissables.

Ces qualités étaient le fonds commun de la meilleure société athénienne à la fin du IVe siècle, mais elles s’individualisaient naturellement chez les esprits originaux en s’imprégnant de leur personnalité. C’est un vif plaisir que de les voir aujourd’hui se traduire, ou plutôt se ranimer, avec des traits particuliers, dans les conceptions de Ménandre, dans ces dialogues, dans ces discussions, dans ces plaidoyers, dont le texte original est de nouveau sous nos yeux et dans nos mains.

Ménandre paraît avoir été une nature d’oisif élégant et délicat, exempt de toute ambition dominante, assez accessible à la passion pour l’imaginer fortement et pour l’exprimer avec vérité, mais assez libre pour s’en détacher à propos et la bien juger à distance. Etranger aux haines et aux violences des partis, il dut vivre dans l’Athènes où Démétrius de Phalère régnait au nom du Macédonien Cassandre, non pas en débauché, comme il est représenté chez Phèdre dans quelques vers sans autorité, mais en homme qui arrangeait commodément son existence, riche, un peu indolent en dehors des heures qu’il donnait à la poésie, enclin au plaisir, mais sachant toutefois y garder l’activité de son esprit, qui fut très grande, et l’élégance naturelle de son goût. Son œuvre atteste l’intérêt qu’il ne cessa de prendre au spectacle de la vie : il écrivit une centaine de comédies en trente ans environ. On ne s’attache pas ainsi à la reproduire en des images multiples sans s’y complaire très vivement. Il l’aimait, comme tous les vrais observateurs, sous tous ses aspects et dans son infinie variété[4]. Qu’il mette en scène des paysans, des esclaves, des gens du peuple, des courtisanes, des campagnards, ou, au contraire, de riches personnages, comme son Gorgias dans le Laboureur, tout est pris sur le vif et traité avec un sentiment du vrai qui est frappant. On sent, au plaisir qu’il nous donne, celui qu’il a dû éprouver lui-même à regarder ses contemporains, quels qu’ils fussent, et quelle vive impression devait faire sur lui chaque trait de leurs mœurs, à mesure qu’ils lui passaient devant les yeux. Son observation était d’ailleurs rapide et son travail extrêmement facile : le nombre même de ses pièces en est le meilleur témoignage. Une sensibilité, plus fine que profonde, corrigeait heureusement ce que cette observation discursive aurait pu avoir d’un peu sec. Egalement éloigné de l’optimisme naïf et d’un pessimisme amer, il semble avoir été de ceux qui, sans se faire illusion sur l’humanité, restent cependant pénétrés d’une sympathie très largement humaine. Et ce qui accentue encore ce trait de sa nature, c’est la prédilection que nous révèle son théâtre pour la jeunesse et pour l’amour. Il est vrai que, mort à cinquante-deux ans, il échappa plus aisément au danger du désenchantement final. Mais nous n’avons pas à deviner, par une sorte de prévision rétrospective, ce qu’il aurait pu devenir s’il eût vieilli. Nous ne pouvons le juger que sous le bénéfice de sa destinée.

La vie qu’on menait alors dans Athènes était calme, en comparaison de celle qu’on y avait menée auparavant ; mais c’était le calme d’un peuple affairé, naturellement vif et agissant. Et, justement, cette agitation autour d’objets médiocres était une jolie matière de comédies, du moment que les poètes, s’adaptant aux mœurs nouvelles, avaient réduit les comédies à n’être plus que des tableaux de genre. La vie privée y offrait nécessairement en abondance des intrigues d’amour, des querelles de ménage, des brouilles ou des soupçons entre voisins, des difficultés entre pères et fils, des entreprises de jeunes gens servies par des complaisans de plusieurs sortes. Choses communes sans doute, mais dans lesquelles Athènes, on peut le croire, se distinguait encore en ce qu’on y déployait plus d’esprit là qu’ailleurs, et surtout en ce qu’on en faisait des récits plus piquans. Ces récits, Ménandre, par sa curiosité, par ses habitudes d’oisif, par ses fréquentations variées, dans le monde et dans le demi-monde, était plus à même que personne de les recueillir tout faits ou de les faire lui-même. Il avait certainement, au plus haut degré, ce don par excellence du poète dramatique qui consiste à se représenter les hommes en action, à imaginer leurs sentimens et leur langage selon leurs situations et leurs conditions[5]. Son vif esprit fut encore aiguisé par l’excitation d’une société élégante ou l’on causait beaucoup. Et le commerce qu’il entretint avec des femmes capricieuses et spirituelles lui fit connaître certains aspects de sensibilité mobile et légère, de fantaisie, d’humeur, certains mélanges de calcul et de spontanéité, surtout une délicieuse abondance de contradictions qu’il dut goûter en connaisseur. Tout cela, peut-être, était peu fait pour le pousser vers ces réflexions fortes et pénétrantes qui atteignent, derrière le spectacle amusant de la vie, les vérités très hautes ou très profondes. Sa nature même n’y était guère prédisposée. Mais son imagination créatrice eut du moins à sa disposition, dans ce milieu, une information morale très étendue et très variée. Essayons de caractériser à grands traits l’usage qu’elle en fit.


II

Ce n’était pas la mode à Athènes, vers la fin du IVe siècle avant notre ère, de transporter sur la scène des « tranches de vie. » Toute pièce de théâtre était alors conçue, selon la formule qu’Aristote venait d’énoncer dans sa Poétique, comme quelque chose de complet en soi, ayant un commencement, un milieu et une fin. En d’autres termes, on y voulait une action bien définie, résultant de données antérieures plus ou moins complexes, et aboutissant, à travers une ou deux péripéties, à un dénouement.

Certains types d’actions ainsi conçues s’étaient constitués peu à peu et tendaient à s’imposer, non sans quelque inconvénient. Ni tragédie, ni comédie ne pouvait guère passer pour bien faite sans un éclaircissement final, appelé par les théoriciens « reconnaissance ; » et, par conséquent, elle devait prendre pour point de départ une méprise, un malentendu, une dissimulation, un fait ignoré ou tenu secret. Les tragédies qu’on jugeait les plus belles étaient celles que les maîtres du Ve siècle avaient construites d’après ce principe. L’Œdipe-roi de Sophocle en demeurait comme le modèle incomparable. L’Iphigénie en Tauride, le Kresphonte, l’Antiope d’Euripide, et beaucoup d’autres chefs-d’œuvre du même poète, toujours admirés et applaudis, l’avaient popularisé. L’application, il est vrai, en était plus difficile à la comédie qu’à la tragédie. Celle-ci, vivant de légendes lointaines, s’affranchissait plus librement des vraisemblances ordinaires. Avec des dieux et des héros pour personnages, tout semblait possible ou même naturel. La comédie, au contraire, était attachée à la réalité contemporaine. Comme elle se faisait même un mérite de s’en rapprocher alors de plus en plus, elle semblait par-là s’engager à ne mettre sur la scène que des événemens de la vie courante. Or les drames domestiques fondés sur des méprises et des reconnaissances ne devaient pas être beaucoup plus ordinaires alors, à Athènes, qu’ils ne le sont chez nous. Mais le public athénien n’y regardait pas de trop près. Sous l’influence de la tradition, il paraît avoir préféré le plaisir qu’il tirait de ces combinaisons amusantes et ingénieuses à celui d’une vraisemblance plus scrupuleuse. Aucun de ses poètes n’osa le contrarier à cet égard. Ménandre fit comme les autres.

L’action, dans ses pièces, est presque toujours censée se passer en Grèce, de préférence même à Athènes ou dans les environs. Les personnages qui y prennent part sont tout semblables aux spectateurs qui les regardaient jouer leur rôle : ce sont des Grecs de la fin du IVe siècle, de toute condition et de tout âge. Résolument, et par le fond même de son invention dramatique, il se plaçait ainsi en pleine réalité contemporaine. Mais, non moins résolument, il acceptait d’encadrer cette réalité dans les conventions traditionnelles. Et s’il accommode ces conventions à son goût naturel de vérité, c’est toujours avec le moins d’effort possible, d’une manière aisée et simple. Sans doute, il aimait mieux consentir à une certaine banalité dans les données premières que de recourir, pour la dissimuler, à des inventions compliquées. Il nous met donc, pour débuter, en présence d’une situation troublée, issue de faits antérieurs dont l’invention n’a rien de très neuf. Ces faits, en général, nous sont exposés presque aussitôt, soit dans un prologue proprement dit, soit en quelques scènes vivement dialoguées et complétées par un récit qui s’adresse tout simplement au public. Ce récit peut être fait par un des personnages de la pièce ; il peut l’être aussi par un être irréel, dieu ou figure allégorique, créé tout exprès. Une fantaisie franche, à la fois traditionnelle et osée, caractérise ainsi dès l’abord cet art souple, très ennemi de la contrainte, qui n’a ni peur ni souci des invraisemblances nécessaires, assuré qu’il est d’ailleurs de les sauver par l’esprit et la bonne grâce. La cause du trouble dont on nous rend témoin est ordinairement une séduction ou un acte de violence, dont les conséquences, dissimulées le plus possible, finissent par se révéler. Nouveau-nés abandonnés et recueillis par hasard, puis rendus à leurs parens, substitutions d’enfans, aventures presque légendaires, tels sont les thèmes communs, où nous reconnaissons immédiatement l’influence de la tragédie[6]. Pour les transporter dans la comédie, Ménandre, comme tous les poètes ses contemporains, se contente de les expliquer par l’invention facile de quelques circonstances appropriées. Il suffisait à son public qu’elles ne parussent pas impossibles pour qu’il les acceptât sans difficulté.

A vrai dire, si l’on était tellement indulgent pour ces données premières, ce n’était pas seulement par habitude ; c’était aussi parce qu’elles n’étaient pas la pièce elle-même ; celle-ci, on le savait bien, ne commençait vraiment qu’après l’exposé qui en était fait d’abord. La tâche propre du poète consistait, non pas à les inventer, mais à en tirer un drame varié, à la fois émouvant et amusant, et, par-dessus tout, animé.

Et justement, c’est là d’abord, dans cette constitution intime du drame comique qu’éclate le mérite de Ménandre. Parlant des données que nous venons de caractériser, il se jette immédiatement en pleine réalité et n’en sort plus. Il excelle à faire saillir, en traits brefs, précis, intéressans, le caractère d’une situation et à en découvrir, pour ainsi dire, le contenu. Il nous la fait voir et juger tout de suite avec une clarté vive, une netteté de contours, une franchise de dessin qui est tout attique. Presque toujours, cette situation est émouvante et sérieuse par un côté, comique par un autre. Elle nous met en présence d’une inquiétude, d’une peine, d’un souci, d’une difficulté morale, auxquels nous prenons part spontanément ; elle nous montre des personnages avec lesquels nous sympathisons, au moins partiellement. Mais elle nous laisse entrevoir que cette difficulté tient au fond à peu de chose, qu’elle est liée à un malentendu, et qu’il suffira d’une explication pour la dissiper. Nous savons qu’il n’en résultera rien de grave pour personne. Et, dès lors, nous pouvons nous amuser franchement des incidens qui surgissent, des ridicules ou des maladresses auxquels ils donnent l’occasion de se produire, en un mot de tout le détail d’invention plaisante et de tout le développement des caractères qui nous est offert de scène en scène.

La délicatesse de l’art de Ménandre et ce qu’on pourrait appeler sa finesse exquise de pondération se montrent tout particulièrement dans l’adresse, instinctive en apparence, avec laquelle ces deux élémens, l’un sérieux et touchant, l’autre amusant, sont associés l’un à l’autre dans toute l’action et habilement équilibrés. La pièce intitulée la Femme aux cheveux coupés a pour sujet une brouille entre deux amans, Polémon et Glycère. Une méprise excite la jalousie de Polémon et le pousse à un acte de brutalité qui a pour conséquence la fuite de Glycère ; c’est le point de départ de l’action : les voilà séparés. Or tous deux intéressent le spectateur, lui par la sincérité de son amour, elle par l’outrage injuste qu’elle a subi, par la révolte de sa conscience et le sentiment de sa dignité. Nous apprenons d’ailleurs presque aussitôt, par un récit de la Méprise personnifiée, que Glycère a été abandonnée dès sa naissance avec son frère et que la violence de Polémon à son égard aura pour résultat de lui faire retrouver bientôt ce frère et ses parens. Nous pouvons donc être tranquilles pour elle, et nous goûtons comme il convient les remords de Polémon, sa colère contre lui-même, son embarras, ses maladresses naïves, le mélange de violence et de gaucherie, de confiance en soi et de docilité, qui le caractérisent D’autre part, la méprise initiale se développe en une seconde action mêlée à la première. Le prétendu rival, dont la vue a mis en fureur le pauvre garçon, n’est autre que le propre frère de Glycère ; ce frère, qu’elle connaît comme tel, ignore, lui, ce qu’ils sont l’un à l’autre ; et il l’aime, la prenant pour une étrangère. Ce quiproquo déroule ses conséquences en des scènes fort amusantes pour le spectateur qui sait tout, mais fort troublantes pour les personnages. A la fin, tout se débrouille : on se reconnaît ; et ce qui nous reste de ces scènes de reconnaissance laisse très bien sentir encore ce qui pouvait se mêler d’émotion sincère à une comédie qui n’était rien moins que « larmoyante. »

Dans l’Arbitrage, deux jeunes époux, Charisios et Pamphilé, sont séparés l’un de l’autre, malgré la plus sincère affection, par une méprise d’un autre genre. Pamphilé, peu après son mariage, a mis secrètement au monde un enfant, qu’elle a fait exposer. Ils ignorent l’un et l’autre que cet enfant est à eux deux, étant né d’une violence nocturne, qui ne leur a pas permis de se voir mutuellement. Charisios, informé, par une dénonciation d’esclave, de l’accouchement clandestin de sa femme, fait tout ce qu’il peut pour se détacher d’elle ; et, de son côté, le père de Pamphilé, Smikrinès, très préoccupé de la dot de sa fille et des dangers qu’elle court depuis que son gendre se dissipe, travaille par tous les moyens, en avare et en vilain personnage qu’il est, à rompre le mariage. Ici encore, nous savons fort bien d’avance que ces deux desseins concordans n’aboutiront pas. Et nous avons grand plaisir à voir l’éclaircissement final se préparer et se développer peu à peu, au moyen d’incidens imprévus, qui nous font passer sous les yeux des personnages divers, caractérisés d’une façon aussi ingénieuse qu’amusante. Mais ce qui nous intéresse surtout, ce sont les sentimens de Charisios et de Pamphilé, que le poète sait nous montrer, tantôt indirectement, par les propos de ceux qui nous parlent d’eux, tantôt en les faisant passer eux-mêmes au premier plan. C’est ainsi que, dans cette comédie très animée et enjouée, comme dans la précédente, se déroule un drame de sentiment, qui est à la fois délicat, émouvant, et, dans quelques parties, atteint à une véritable beauté morale.

Ces deux exemples suffisent, surtout si on les rapproche des comédies de Térence mentionnées plus haut, à mettre en lumière ce qui est l’esprit même de la comédie de Ménandre. Peu difficile sur les données premières et peu soucieuse de les renouveler, elle s’applique instinctivement et elle réussit toujours à en dégager un drame vraiment humain. Très riche en inventions de détail, qui sont toujours amusantes par quelque endroit et surtout par l’abondance des traits caractéristiques qu’elle emprunte directement à la vie, elle les groupe autour d’un fait central, délicatement choisi, qui est proprement l’histoire anecdotique d’un sentiment. Et c’est le développement de ce sentiment qui en fait le charme et l’unité. Il nous faudrait posséder une pièce entière, sans lacunes, pour être tout à fait en état d’étudier cette unité, comme elle demanderait à l’être. Actuellement, les questions relatives à la construction du drame, à la relation de ses parties, au nombre et à la liaison des péripéties, à la progression générale de l’intérêt, sont encore à l’étude ; et les solutions qu’on en pourrait proposer demeurent trop conjecturales pour qu’il y ait lieu de les exposer ici. Mais, comme on le voit, au-dessus de ces détails, le caractère essentiel et dominant apparaît maintenant assez clairement.

Ayant ainsi rencontré dans la vie elle-même la source du meilleur comique, de celui qui jaillit tout à côté du sérieux et qui se mêle au sentiment le plus sincère, Ménandre s’est trouvé bien plus en état que les autres poètes ses contemporains de s’affranchir du comique artificiel. Il y avait alors au théâtre un certain nombre de rôles convenus dont la fonction propre était de faire rire le public : tels le parasite, le cuisinier, le fanfaron, l’esclave facétieux. Les Athéniens n’auraient pas admis qu’on les en privât tout à fait. Ils tenaient à leurs habitudes, en matière d’amusemens comme en beaucoup d’autres choses. Mais il semble bien, aujourd’hui, que si Ménandre n’a pas osé exclure cette catégorie de personnages, il a restreint sensiblement leur importance. Nous ne les voyons pas, dans ce que nous lisons de lui, occuper à eux seuls de longues scènes, comme ils le font trop souvent chez Plaute par exemple, ni s’étendre en dialogues épisodiques où des jeux de mots et des calembredaines font oublier l’action. Ils sont chez lui plus discrets et moins envahissans. Presque tout ce qu’ils font et même ce qu’ils disent se rapporte aux situations où ils sont mêlés et contribue à les caractériser. Il n’est pas sûr d’ailleurs que le public athénien du IVe siècle ait apprécié ce mérite comme nous l’apprécions nous-mêmes. On sait que Ménandre ne remporta qu’un petit nombre de victoires dans les concours dramatiques : le peuple lui préférait Philémon. Sa supériorité ne fut unanimement reconnue qu’après sa mort. La raison de ce fait qui nous étonne pourrait bien être qu’on lui reprochait précisément ce dont nous le louons aujourd’hui.


III

Il ne faudrait pas croire, cependant, que son art fût timide et, en somme, plus fin que divertissant. César, comme on sait, ne voulait reconnaître en Térence, quelque admiration qu’il eût pour lui, qu’un demi-Ménandre (o dimidiate Menander) et il exprimait, dans une épigramme célèbre, le regret que ses imitations charmantes eussent laissé perdre en partie la force créatrice de l’original. Nous commençons à mieux comprendre les raisons de ce jugement.

Rien de plus frappant, en effet, dans les pièces dont nous entrevoyons la contexture, que l’abondance et la variété de l’invention, jointe à une franchise hardie qui aime les contrastes, qui dessine fortement les reliefs des caractères, qui fait ressortir les ridicules et qui crée partout de la vie et du mouvement. Une comédie de Ménandre n’est pas du tout une simple série de dialogues finement nuancés où se refléteraient des sentimens toujours tempérés. C’est une action très vive, souvent passionnée, une lutte de volontés, avec des reviremens et des surprises, mais dont l’âpreté s’enveloppe pour ainsi dire et s’atténue dans la riche diversité des détails et dans la variété gracieuse de la forme.

Le cadre en est constitué par la division en actes. Entre ces actes, les papyrus mentionnent la présence et l’intervention d’un chœur. Comme ce chœur ne figure que là, on a pu se demander s’il ne se composait pas simplement de musiciens ou de chanteurs qui remplissaient par des intermèdes musicaux la durée des entr’actes. Mais divers passages, mieux étudiés, ne permettent plus guère de douter que, dans certains cas au moins, ce chœur ne représentât une bande joyeuse, un cortège aviné qui venait chanter et danser en l’absence des acteurs[7]. Etrangers à l’action, ces danseurs y mêlaient néanmoins un élément de gaieté turbulente, peut-être aussi de mimique amusante et expansive, dont il faut tenir compte pour apprécier l’effet total de la représentation.

A travers les actes eux-mêmes, se mouvaient avec liberté les créations du poète. L’indépendance des scènes, dans la succession logique et dramatique qui les unit, est souvent frappante. Bien qu’elles se tiennent entre elles et se rattachent nettement au plan général, chacune a presque toujours sa valeur propre. Il n’y en a point d’insignifiantes. En donnant directement au public les explications nécessaires, ainsi que nous l’avons remarqué plus haut, le poète s’affranchissait de certaines exigences gênantes qui l’auraient obligé à charger son drame d’entretiens peu animés. Il se débarrassait des difficultés qui auraient entravé son génie, et il lui assurait ainsi un jeu plus franc et plus vif.

Le dialogue, chez lui, n’a pas, il est vrai, et ne pouvait avoir, en raison de la différence des genres, la fantaisie étincelante de celui d’Aristophane. Il ne recherche, bien entendu, ni les mots à effet, ni les drôleries bouffonnes, ni les surprises qui font éclater le rire. Il procède bien plutôt de celui d’Euripide. Mais il s’en distingue naturellement par l’enjouement et la familiarité. Il évite d’en imiter de trop près la condensation subtile et l’acuité ; il a, comme le genre comique l’exige, quelque chose de plus libre et de plus détendu. Ce qu’il en a gardé, c’est la finesse, l’agilité, la jolie adaptation des réponses aux questions, la souplesse élégante et délicate. Ces qualités se concilient avec un air de simplicité et quelquefois de négligence, une sorte de laisser aller apparent, auquel il ne faut pas se laisser tromper. On s’aperçoit vite, en y regardant de près, qu’il y a beaucoup d’art dans ce naturel.

Le mouvement, il est vrai, n’en est jamais réglé par les habitudes de symétrie que la tragédie avait toujours conservées. Chacun dit tour à tour ce qui convient à son rôle, à son humeur, à son dessein, à la circonstance présente. Nous n’y rencontrons pas de ces échanges de pensée, en quelque sorte rythmés, où l’attaque et la riposte se succèdent en courtes phrases également mesurées, comme cela se voyait si souvent dans la tragédie. Ici, rien ne semble déterminé à l’avance. Tout dépend de celui qui parle, comme dans la vie ordinaire. Mais cette liberté, le poète ne la livre pas au hasard. Bien qu’il n’use dans le dialogue que de deux sortes de vers appropriés à l’excitation plus ou moins vive des sentimens, chaque scène n’en est pas moins assujettie à un plan qui comporte bien des différences entre les parties. Quelques morceaux de la Samienne, tels que l’interrogatoire de Parménon, l’expulsion de Chrysis, l’explication entre Déméas et Nikératos, nous montrent avec quel art Ménandre a su, dans un entretien entre deux personnages, créer des péripéties, pousser la passion au paroxysme ou l’apaiser, précipiter ou ralentir le mouvement, donner libre carrière à la violence ou la faire tourner court ingénieusement.

Les discussions en forme tiennent dans son théâtre une place importante. Elles s’étaient fait admettre dans le drame grec, tragique ou comique, dès le temps des débuts de Sophocle et de Cratinos. Le conflit des argumens contraires était une des joies du public athénien. En cela encore, Euripide fut le maître de Ménandre ; mais, comme toujours aussi, le disciple sut se distinguer du maître et renouveler son art en l’imitant. Quintilien recommandait aux futurs avocats d’étudier les discours d’argumentation, véritables plaidoyers, qui n’étaient pas rares dans ses comédies. Il aurait bien fait peut-être de les prévenir en même temps que ce n’étaient pas des discours d’avocats. Car le mérite original de Ménandre, en ce genre, c’est d’avoir su éviter de paraître raisonner en son propre nom par la bouche de ses personnages. Le hasard nous a rendu précisément une de ces scènes en son entier, et sans doute une des meilleures. Nous avons, dans l’Arbitrage, deux plaidoyers contradictoires, prononcés devant un arbitre par deux esclaves rustiques, l’un pâtre, l’autre charbonnier. Ceux-ci se disputent à propos d’un petit enfant abandonné, que le pâtre a recueilli d’abord, puis cédé au charbonnier, mais en retenant par devers lui quelques menus objets trouvés au même lieu. La scène est aujourd’hui bien connue. L’idée, comme on l’a vu plus haut, en est empruntée directement à une tragédie d’Euripide, malheureusement perdue. La comparaison du modèle et de l’imitation n’est donc plus possible. Malgré cela, l’originalité de Ménandre ne semble pas pouvoir être mise sérieusement en doute. Outre que le ton général est absolument différent de celui de la tragédie, nous trouvons précisément ici, au plus haut degré, ce souci, trop souvent étranger à Euripide, de ne rien faire dire aux personnages qu’ils n’auraient pu dire en réalité, ou du moins rien qui n’ait l’air d’avoir pu être dit par eux. Car, à vrai dire, le poète nous dupe incontestablement. Ses paysans, si nous y regardons de près, raisonnent avec une netteté, une rectitude, une adresse, et même un savoir-faire, qui supposent des esprits fort exercés. Seulement, chez Ménandre, ce savoir-faire prend, grâce à un tour de main qui lui est propre, un air de naïveté. Les raisons alléguées sont si simples en elles-mêmes, si conformes à l’état d’esprit du plaideur, qu’elles semblent avoir dû s’offrir à lui spontanément. Et la façon de les présenter contribue encore plus à l’illusion. La marche des idées a, chez nos deux discoureurs, quelque chose de primitif et d’inexpérimenté ; ils ne jouent pas avec le raisonnement, ils semblent plutôt lui obéir ; leur logique est courte et passionnée : nul art de ménager les effets ; dès qu’ils tiennent un argument, on dirait qu’ils ont hâte d’en faire usage, de peur de l’oublier ; ils n’analysent pas les idées, ils ne les détaillent pas, ils s’en servent comme d’un bloc qu’ils assènent sur la tête de leur adversaire. A moins toutefois que l’imagination ne les entraîne, ce qui est le cas du bon charbonnier, lorsqu’il rêve de l’avenir de l’enfant ; mais ce rêve, en ses longueurs mêmes, n’est-il pas une forme charmante de la naïveté ?

Les récits forment un troisième élément très important de toute comédie de Ménandre. Très souvent, ces récits sont des monologues. Car le monologue paraît avoir été alors en grande faveur. Mais il faut bien comprendre que le monologue, chez Ménandre, n’est jamais un morceau de rhétorique. Les personnages qui, dans ses pièces, parlent tout seuls, ne dissertent pas, ils n’exposent pas de théories et ne font pas de beaux discours. Quelquefois, ils nous font assister à un débat intérieur où des sentimens contraires sont aux prises ; et alors le monologue est en quelque sorte un dialogue passionné de l’homme avec lui-même ; ou, selon les cas, une discussion amusante entre ses intérêts et ses calculs. Plus ordinairement, celui qui occupe seul la scène raconte ce que le public a besoin de savoir, et il le raconte au public lui-même. Cette manière de faire, si éloignée de nos usages, paraît avoir été fort goûtée des Athéniens, et il faut reconnaître qu’en lisant Ménandre, on ne peut se défendre de donner raison aux Athéniens, Rien de plus vivant, de plus spirituel, de plus gracieux même quelquefois que cette sorte de causerie familière qui associe les spectateurs à l’action et qui en fait en certains cas comme les confidens de tel ou tel personnage.

Dans cet art du récit, comme en presque tout le reste, c’est encore d’Euripide que procède Ménandre. Il a appris de lui à développer un thème narratif, à le varier par d’ingénieux détails sans fatiguer l’attention, à ménager l’intérêt, à mettre de l’esprit et de l’émotion dans les moindres choses, et aussi à détacher en vigueur, quand il le faut, certains traits décisifs. Cet art que son maître appliquait aux sujets héroïques, il l’applique, lui, avec non moins d’aisance, aux faits qui sont la matière de la comédie. Des exposés de faits, en apparence assez ingrats, prennent ainsi chez lui vie et couleur. Il nous fera raconter par un personnage allégorique, la Méprise, ce que nous devons connaître de la vie antérieure de Glycère et de son frère Moschion pour comprendre la pièce citée plus haut. Ce sont choses passées, plus ou moins lointaines, en dehors de l’action. Il les anime sans avoir l’air de s’y appliquer. D’un trait précis et rapide, il nous montre la bonne vieille qui a recueilli les deux enfans, sa tendresse pour Glycère, dont elle a fait sa fille, ses soucis touchans, ses précautions à l’approche de la mort qu’elle sent venir ; tout cela en peu de mots, très simplement, sans le moindre apprêt, sans rien qui dénote une préoccupation littéraire. Et voilà ce passé qui revit devant nous : il nous intéresse en lui-même et par son rapport avec le présent. Dans la Samienne, autre récit monologué, qui est également une explication, mais qui est de plus un tableau de mœurs. Ce récit nous est fait par Déméas, un vieillard amoureux, acoquiné avec une certaine Samienne, qu’il a un jour recueillie chez lui et qui y est restée. Cette femme l’a fait consentir à élever un enfant dont elle lui a fait croire qu’il était le père. Et Déméas nous raconte comment, au milieu des préparatifs qu’il faisait pour le mariage de son fils, il a conçu le soupçon qu’elle le trompait. Rien de plus naturel, — ni de plus ingénieux pourtant, — que le mélange de psychologie et de pittoresque familier dont ce récit est fait. Nous voyons la maison en mouvement, le maître affairé, les serviteurs qui vont et viennent, l’enfant mis de côté et pleurant ; nous entendons les interpellations qui se croisent, les propos des servantes qui bavardent ; nous nous amusons des incidens qui ouvrent l’esprit de Déméas. Ses réflexions s’enchaînent fort logiquement tandis que les choses semblent aller au hasard. On ne peut faire plus spirituellement de l’ordre avec du désordre. Dans l’Arbitrage, c’est encore un récit adressé au public, un monologue d’esclave, qui nous fait connaître d’abord les remords de Charisios. Celui-ci vient de comprendre la faute qu’il a commise et ses conséquences, il a surpris en même temps une conversation qui lui a révélé les nobles sentimens de sa femme, si durement traitée par lui. Ce qu’il dit et ce qu’il fait, nous l’apprenons par ce monologue de son esclave. C’est un accès de repentir qui touche au désespoir, un véritable orage dans une âme généreuse et passionnée. Et cet orage serait effrayant, si celui qui le décrit ne nous amusait par la peur qu’il en ressent ; il fallait beaucoup d’adresse pour assortir et fondre ensemble ces deux tons si contraires. Le récit est comique par celui qui le fait ; il est tragique par la matière dont il est fait. La tragédie y est forte, bien que la comédie y prédomine comme il convient.


IV

Tout cet art, comme on le voit, est fait essentiellement d’un sens vif et profond de la vérité. Il n’est donc pas étonnant qu’en dernière analyse l’excellence de la comédie de Ménandre soit due surtout à la représentation des mœurs et des sentimens.

De la variété très riche et passablement confuse de la vie athénienne, la comédie, dans les deux premiers tiers du IVe siècle, avait réussi à dégager un certain nombre de types. C’est du moins ce que l’histoire littéraire croit démêler en étudiant les débris qui nous en restent. Types professionnels, tels que ceux qui ont été mentionnés plus haut ; types sociaux, déterminés par le rang, la fortune, la manière de vivre ; types naturels, résultant de l’âge et du sexe, des relations ordinaires entre membres d’un même groupe, ou encore de certaines situations que le cours de la vie ramène plus ou moins fréquemment ; enfin, types mélangés, où ces divers élémens étaient associés. Mais, autant que nous pouvons en juger, aucun des poètes renommés de cette période, ni Antiphane, ni Anaxandride, ni Alexis, n’avait réussi à créer des personnages fortement caractérisés par quelques-uns de ces traits, originaux et individuels, qui sauvent de l’oubli une création théâtrale. Ménandre n’eut pas la prétention de rompre violemment, à cet égard, avec la tradition. Il conserva ou parut conserver les types dramatiques créés par ses prédécesseurs. Les usages mêmes du théâtre lui en faisaient une loi, s’il est vrai que le masque et le costume s’étaient adaptés peu à peu à ces catégories convenues et en assuraient la permanence, au moins extérieure. Mais, dans ces catégories, il sut créer des êtres vraiment individuels.

Cette individualité des personnages de Ménandre, nous voyons assez bien maintenant en quoi elle consistait.

On a rapproché quelquefois, par hypothèse, les Caractères de Théophraste des créations de la comédie nouvelle, telles qu’on se les représentait. Cette hypothèse est aujourd’hui insoutenable. Le « caractère, » conçu à la manière de Théophraste, est proprement un trait unique, qualité, travers ou vice, qui peut être énoncé en une définition précise, et qui se manifeste pratiquement en une série d’actes ou de propos appartenant à une même « espèce » et propres à illustrer cette définition. Un homme, dans la réalité, peut réunir en lui-même plusieurs caractères de ce genre : il peut associer la superstition à l’avarice, l’orgueil à la brutalité ; inversement, aucun homme ne réalise jamais un caractère en son entier. Les descriptions composées par le philosophe, bien que faites d’observation, sont donc, en tant que séries et groupemens, quelque chose d’artificiel et d’abstrait. Ce sont, pour ainsi dire, des modèles d’analyse morale, par lesquels on peut apprendre à discerner certaines liaisons naturelles, à établir des rapprochemens et des distinctions, utiles à la connaissance de l’homme. Mais cela n’a rien de commun avec les fictions vivantes d’un Ménandre.

Celui-ci conçoit, non des définitions, mais des hommes, c’est-à-dire des êtres complexes, changeans, pleins de contradictions. Il ne procède pas par un groupement méthodique, mais par intuition et par synthèse créatrice. Les caractères pour lui n’ont rien d’abstrait. Ils naissent de volontés faibles ou fortes, le plus souvent inégales, plus ou moins développées selon l’âge et les conditions de la vie, et accompagnées de tout un cortège d’idées, d’impressions, d’impulsions et de sentimens, nullement uniformes, qui en déterminent les manières d’être habituelles. Ce qui fait l’individualité dramatique de ses personnages, c’est qu’en présence d’une situation donnée, ils laissent voir tout ce qu’ils sont. Ils apportent dans l’action où ils se mêlent tout ce qu’il y a en eux de caractéristique et de vraiment intéressant. Et, naturellement, chacun d’eux prend ainsi une certaine unité, car il découvre alors les traits essentiels de sa nature. Mais il n’est pas nécessaire que tel ou tel de ces traits ait un relief exceptionnel ni une sorte de prédominance absolue, enveloppant l’être moral tout entier, ni qu’il paraisse enraciné dans l’âme à tout jamais, comme la misanthropie chez Alceste ou l’avarice chez Harpagon. Cela peut se produire parfois, mais cela n’est ni ordinaire dans la vie ni indispensable au théâtre. L’individualité dramatique peut résulter d’une disposition passagère, qui rassemble momentanément des élémens de vie morale ordinairement isolés ou latens et qui les tire de leur demi-obscurité naturelle. Il en est souvent ainsi chez Ménandre, et c’est une des choses par où son théâtre ressemble à la vie.

Ceci est particulièrement sensible dans la manière dont il s’est servi de l’amour. On savait de tout temps quelle importance ce sentiment avait prise dans la comédie nouvelle et spécialement chez lui. On se rappelait ce qu’Ovide avait dit dans un vers souvent cité :


Fabula jucundi nulla est sine amore Menandri.


Les nouveaux fragmens ont naturellement confirmé ce témoignage. Mais ce qu’ils nous apprennent ou nous font mieux voir, c’est la relation de l’amour dans ses pièces avec les caractères des personnages. Dans un théâtre comme celui de Molière, où les caractères sont très fortement accusés, et surtout dans celles de ses pièces où ils le sont le plus, l’amour intervient généralement comme une cause de perturbation, qui met l’homme en contradiction avec lui-même et par-là fait ressortir plus fortement l’habitude morale qui le caractérise. Tel est son rôle chez Alceste, chez Harpagon, chez Tartuffe. Dans cette conception, l’amour est postérieur en date au caractère, et, moralement, il lui est subordonné, même quand il le domine. C’est le contraire qui semble avoir eu lieu en général chez Ménandre.

Représentons-nous le Polémon de la Femme aux cheveux coupés ou le Charisios de l’Arbitrage, avant qu’ils fussent troublés par la passion. Qu’étaient-ils alors ? des personnages quelconques, sans individualité bien marquée. Polémon est un soldat de fortune, brave garçon au fond, mais emporté, rude et capable d’un mouvement brutal ; il n’y avait rien là qui le distinguât de la plupart des hommes de même profession. Pour qu’il prît une individualité dramatique, il a fallu qu’il aimât Glycère. C’est cet amour qui, en s’emparant des autres instincts de sa nature, et en les mettant en action, les développe et les unit de manière à constituer un caractère. C’est lui, en effet, qui suggère au personnage une volonté précise et la rend assez forte pour lutter soit contre certaines dispositions divergentes, soit contre l’embarras résultant des circonstances. Dans la scène où il prend conseil du vieux Patæcos, cela éclate avec force en un passage où se laisse voir toute son agitation intime :


Non, par Déméter, non, je ne sais plus que dire ; ou plutôt, je n’ai plus qu’à me pendre. Glycère m’a donc abandonné ! Oui, elle m’a abandonné, ma Glycère. Ah ! Patæcos, si tu voulais ! Tu étais familier avec elle, tu lui as parlé souvent. Eh bien, va la trouver, cause avec elle, négocie en mon nom, je t’en supplie.


Un sentiment profond a transformé l’homme qui tient ce langage. Ce sentiment, sous forme de jalousie, a été cause de sa brutalité ; maintenant, sous forme de regret, il réveille en lui ce qu’il y a de meilleur, il l’occupe tout entier, il tend sa volonté et son intelligence vers un but unique ; et, ainsi, il donne à cette nature, ordinairement médiocre, une intensité de vie et une valeur morale peut-être passagères, mais en tout cas mesurées à la durée de l’action. Il en est de même de Charisios dans l’Arbitrage. Lui est un jeune Athénien bien élevé, qui a fait sa philosophie et se pique de vivre selon ses principes. S’il n’était que cela, il ne nous intéresserait guère. Mais, lorsque l’action nous révèle qu’il aime profondément, et malgré lui, la femme dont un malentendu l’a séparé, il cesse de ressembler à tout le monde. Sous ses hésitations, sous ses résolutions momentanément contraires à sa véritable volonté, nous sentons celle-ci se chercher, faire son œuvre secrète, dégager et concentrer peu à peu les forces pures et bienfaisantes. En un mot, le caractère se fait sous nos yeux et il se fait par l’amour.

Bien entendu, il n’y a pas lieu de croire que l’amour ait toujours tenu ce rôle dans le théâtre de Ménandre. Ce serait attribuer trop de grave méthode au charmant poète que de lui prêter un dessein si constant. S’il a su, lorsqu’il l’a jugé bon, créer, au moyen de l’amour, des individualités dramatiques, il lui a plu, souvent aussi, de se jouer avec grâce dans les variations infinies et légères que ce sentiment comporte. Le jeune Moschion de la Samienne ne semble pas devoir être pris trop au sérieux, bien qu’il aime sincèrement. L’amour le rend intéressant sans doute et lui inspire quelques jolis propos. Il ne lui donne pas une personnalité. Les emprunts que Térence a faits à Ménandre nous donnent à penser qu’il en était souvent ainsi chez celui-ci. Il n’aurait pas été le peintre fidèle de la vie, s’il l’avait faite plus profondément passionnée ou plus riche en volontés fortes qu’elle ne l’est effectivement.

Si d’autres pièces de Ménandre nous sont rendues encore, le moment viendra où l’on pourra passer en revue les personnages qu’il avait créés, les étudier en eux-mêmes et dans leurs rapports avec la société contemporaine. Pour le moment, nous ne possédons, de cette galerie si riche et si variée, qu’un petit nombre de spécimens incomplets et dépareillés. Il serait donc prématuré de vouloir les classer et les étudier par groupes. Il faut s’en tenir, à cet égard, aux observations, nécessairement un peu superficielles, qui ont été énoncées depuis longtemps. On nous dispensera de les répéter ici.


V

Une chose, au contraire, qu’il importe de signaler encore, parce que nous commençons à être en état d’en mieux juger, c’est l’appropriation de la langue et du style à la variété des personnages. Le langage de Ménandre a un caractère scénique très prononcé, en ce qu’il vise avant tout au naturel et à l’imitation de la réalité. Il se garde soigneusement de tout ce qui trahirait l’application de l’écrivain ou une visée littéraire. Tout en s’exprimant en vers et en termes corrects, ses personnages ont l’air de parler comme on parlait couramment à Athènes. Évidemment, il y a là, de même que nous l’avons observé déjà à propos de leurs raisonnemens, une part d’illusion. Mais on ne peut nier que l’illusion n’existe, et il n’est pas sans intérêt de chercher à voir comment elle est produite.

Elle tient à la fois au choix des mots, au tour des phrases, à la liaison et au groupement des idées.

Le vocabulaire de Ménandre est emprunté à un parler moyen et familier. Il exclut, d’une part, sauf de rares exceptions, les termes d’argot, les locutions trop grossières, et toujours la vulgarité gauche et sans grâce ; il exclut aussi, d’autre part, les expressions ou poétiques ou abstraites ou trop spéciales, hormis en quelques passages d’un caractère particulier. Le fonds dont il se sert communément est celui du langage courant, mais sous la réserve d’un certain choix et d’une sorte d’épuration. Il a d’ailleurs le goût des termes propres, il évite la périphrase et la métaphore, il nomme les choses par leur nom. Un vocabulaire ainsi constitué est éminemment clair et naturel. C’est sa qualité essentielle et c’est peut-être aussi son défaut. On pourrait y désirer, au moins ça et là, quelque chose de plus personnel, des tons plus chauds, plus de hardiesse, des locutions ou des termes plus savoureux. Nous avons affaire à un atticisme un peu dépouillé. C’est un vin très pur, qui a gardé sa finesse, mais qui s’est légèrement décoloré. Ce langage, par-là même, est un peu celui de tout le monde. Il représente, d’une manière générale, celui qui devait être parlé alors à Athènes par quiconque n’était ni barbare ni incurablement grossier. Mais il ne faudrait pas, cependant, en exagérer l’uniformité. Les meilleurs connaisseurs, dans l’antiquité, y distinguaient bien des nuances qui ne nous échappent pas non plus[8]. L’homme emporté aura chez lui des mots âpres et durs, injurieux ou même bas, dont il ne se servirait pas, s’il était maître de lui. Certains caractères insociables se distingueront par la brutalité habituelle de l’expression ; le langage d’un Smikrinès sera rude et malsonnant ; celui des esclaves conversant entre eux comportera même, çà et là, certaines crudités vives ; ils auront des expressions à eux, d’une familiarité plus négligée, et qu’un homme bien élevé, un Charisios par exemple, n’emploierait pas. Ainsi, bien qu’assez restreint en somme, ce vocabulaire est loin d’être monotone ; il se prête, par l’effet d’un savoir-faire achevé, à faire sentir bien des diversités. Plus tard, au temps de l’Empire, il devait même donner matière, à cause de cela, à la critique des grammairiens puristes ; car ceux-ci, ne reconnaissant pour véritablement attique que ce qu’ils lisaient chez les meilleurs auteurs, étaient scandalisés de tous les emprunts que ce poète de la vie familière avait faits à la langue parlée. Il n’en est pas moins vrai que, comparé à celui d’Aristophane par exemple, il nous paraît à nous d’une qualité moins originale et d’une étoffe moins riche. Mais, à coup sûr, et probablement pour cette raison même, il était bien plus près de la réalité moyenne que le poète se proposait de mettre en scène.

De même que le choix des mots, la construction de la phrase et la liaison des idées visent avant tout, chez Ménandre, à l’imitation de la vie. Il n’admet pas qu’un personnage au théâtre parle comme un livre. Il veut que la phrase ait l’air de naître spontanément avec l’idée, il veut qu’elle s’arrête ou s’étende avec elle, qu’elle ne paraisse jamais ni préparée d’avance ni arrangée et composée par réflexion. D’un autre côté, comme elle fait partie d’une œuvre d’art, elle n’a pas le droit d’être incorrecte, ni même, autant que dans la réalité, indécise d’abord et obscure, sauf à se corriger et à s’éclaircir peu à peu. La perfection, en cette matière, — et Ménandre est bien près de la réaliser, — c’est donc de réduire l’art, pour ainsi dire, au minimum. On ne noierait peut-être pas, dans tout ce que nous possédons de lui aujourd’hui, un seul de ces morceaux oratoires qui semblent comme des discours insérés dans le drame. Nous les appelons, avec une nuance très juste de critique, des « tirades. » Il y en a, il est vrai, chez des auteurs dramatiques renommés, qui font grand effet et qui enlèvent les applaudissemens ; mais la tirade, en soi, n’en est pas moins contraire à l’esprit même du drame. Peut-on dire que Ménandre l’a évitée ? en réalité, elle paraît plutôt lui avoir été naturellement étrangère. Ce qui la caractérise essentiellement, c’est l’amplification logique, qui fait progresser l’idée et qui la pousse toujours plus loin, jusqu’au trait final où elle se condense et se résume avec toute sa force et tout son éclat. Voilà justement ce qu’on ne trouve jamais chez Ménandre. Non seulement le développement ordonné y est fort rare, mais l’allure même de la phrase y est aussi peu réglée que possible. Elle a souvent une certaine mollesse de contours, une sorte de laisser aller et de négligence voulue, qui ne l’empêche jamais d’être claire, mais qui reproduit à s’y méprendre le mouvement naturel île la pensée. Elle sera courte, si le personnage n’a que peu de chose à dire. Elle s’allongera, lorsqu’il cherchera à s’expliquer, mais elle s’allongera en s’organisant le moins possible Jamais elle n’aura l’air d’un instrument d’analyse forgé dans l’école. Usant de la langue la plus riche en particules de liaison, Ménandre est sans doute l’écrivain qui s’en passe le plus souvent. Bien entendu, ce n’est pas qu’il jette les idées au hasard, mais c’est qu’il les laisse se suivre, comme si elles naissaient peu à peu, et qu’il se met en quelque sorte au pas d’une pensée plus ou moins rudimentaire, dont il suit la marche, sauf à la redresser furtivement.

On pourrait penser, il est vrai, que l’abondance des sentences qu’on a extraites de ses œuvres s’accorde mal avec ces observations. Etait-il naturel que tant de jolies choses fussent si bien dites dans la conversation ? Mais, justement, nous comprenons mieux ce qu’il faut penser de ces sentences depuis que nous en lisons un assez grand nombre dans leur contexte. Là, ces pensées générales, resserrées en formules spirituelles ou touchantes, parfois si profondes et si largement humaines, se montrent sous un aspect relatif et particulier qui en change sensiblement le caractère. Elles perdent ce qu’elles avaient, étant isolées, de didactique et de doctrinaire. Elles sont amenées si naturellement par le mouvement des idées auxquelles elles tiennent qu’elles semblent nécessaires là où elles sont. Bien loin que le morceau dont elles font partie paraisse jamais composé pour elles, ce sont elles au contraire qui sont subordonnées à ce morceau et qui semblent n’avoir de raison d’être que par lui. Jamais elles ne s’en détachent comme des phrases à effet. Même lorsqu’elles se trouvent dans la bouche de gens très simples, personne ne peut avoir l’impression qu’elles n’y soient pas à leur place. Elles y tiennent lieu souvent d’un raisonnement qu’ils seraient incapables de faire. N’est-il pas vrai que l’homme peu exercé à penser a souvent plus de facilité à énoncer l’idée générale qui le préoccupe qu’à la détailler en argumens ou à en développer le contenu par l’analyse ? Et d’ailleurs, ce mode de réflexion convenait sans doute particulièrement à un peuple de sagesse traditionnelle, dont l’éducation se faisait à entendre les vers des poètes moralistes et qui s’était ainsi habitué à rapporter les choses de la vie à des préceptes généraux. Chez lui et pour lui, les nouvelles formules de l’expérience ne devaient-elles pas surgir d’elles-mêmes avec les occasions, à l’imitation des anciennes ?


VI

On voit à peu près, par cette étude partielle et sommaire, ce que nous pouvons savoir aujourd’hui de Ménandre et ce que nous devons nous résigner à en ignorer, à moins de découvertes nouvelles.

La structure de ses pièces et la façon dont il conduisait une intrigue sont choses à propos desquelles la critique peut maintenant raisonner et discuter en s’appuyant sur un certain nombre de faits significatifs et sur des indices intéressans. Mais, quoi qu’elle fasse, ces faits et ces indices sont probablement encore insuffisans pour lui permettre d’arriver à des conclusions tout à fuit certaines. La part des hypothèses reste là considérable.

Au contraire, pour ce qui touche à la matière de ses comédies, aux élémens dramatiques dont elles se composaient, à la façon dont il a observé la vie, représenté les mœurs, conçu et mis en scène ses personnages, nous sommes dès à présent largement renseignés. À coup sûr, là aussi, les découvertes à venir, s’il s’en produit encore, nous apporteront bien des lumières nouvelles. Elles nous feront saisir de mieux en mieux les rapports de cette comédie si représentative avec la société du temps. Nous verrons plus sûrement jusqu’où s’est étendu le champ d’observation du poète et jusqu’où son regard a pénétré. Des comédies telles que le Superstitieux ou l’Ennemi des femmes, si nous les possédions, nous révéleraient peut-être une satire dépassant en réflexion ou en portée celle dont témoigne ce que nous lisons aujourd’hui. Peut-être, au contraire, attesteraient-elles définitivement que la finesse de son esprit s’est toujours jouée de préférence dans l’observation de ce qui était le plus visible en fait de mœurs et de sentimens. Ce que nous aurions à leur demander surtout, au cas où il deviendrait possible de les classer chronologiquement avec quelque certitude, ce serait de nous mieux instruire sur l’évolution de son art et de sa pensée ; car, aujourd’hui, elle nous échappe encore presque complètement. Enfin, si ces découvertes se complétaient par d’autres, malheureusement bien moins probables, qui nous rendraient quelques pièces des rivaux de Ménandre ou de ses imitateurs, nous aurions des moyens de comparaison singulièrement utiles, qui donneraient aux jugemens de la critique bien plus d’ampleur et de fermeté. Mais, en somme, si désirables que soient ces accroissemens de connaissance, il ne semble pas qu’ils puissent modifier en rien d’essentiel l’idée que nous pouvons dès à présent nous faire du génie du poète.

Ménandre a réuni en lui la plupart des qualités qui ont fait le charme et la force du génie athénien, mais non pas toutes au même degré. Parmi ces qualités, les unes tendaient à la création originale, les autres à l’observation intuitive ou méthodique. Il a eu, des premières, tout ce qu’il fallait pour donner à ses pièces de la vie, de la variété, de la force même, et par là, il a réussi à constituer, sous l’influence d’Euripide, une dernière forme de drame très distinguée et dont l’influence a été féconde. Malgré tout, c’est la faculté d’observer et de reproduire ce qu’il voyait qui semble avoir prédominé en lui. Il y a plus d’imitation directe de la vie, dans son théâtre, que de création puissante. Il a peint ses contemporains tels qu’il les voyait, et il les a bien vus. En les peignant ainsi, il a eu le grand mérite d’atteindre souvent le fond humain qui n’est limité ni dans l’espace ni dans le temps. Mais il ne semble pas qu’il y ait fait de découvertes inattendues et profondes, comme en avaient fait les grands Attiques avant lui dans tous les domaines du sentiment et de la pensée. Et voilà pourquoi il nous apparaît surtout comme un héritier, avec ce privilège toutefois qu’étant venu recueillir l’héritage au moment qui en a précédé la dispersion, il est le dernier qui on ait eu l’entière jouissance et qui s’en soit fait honneur complètement.


MAURICE CROISET.


  1. Fragmens d’un manuscrit de Ménandre, découverts et publiés par M. Gustave Lefebvre, inspecteur en chef du service des Antiquités de l’Egypte ; Le Caire, 1907.
  2. Ce n’est pas ici le lieu de donner une bibliographie, même sommaire, de ce travail, auquel ont pris part les hellénistes les plus connus de tous les pays d’Europe et ceux des États-Unis. Contentons-nous de signaler l’édition annotée des quatre pièces du manuscrit du Caire, due à un savant hollandais, M. J. van Leeuwen, La Haye, 1908 ; l’édition purement critique (et non mise dans le commerce) des six pièces ci-dessus énumérées par M. Carl Robert, l’éminent professeur de l’Université de Halle, Halle, 1908 ; et enfin, qu’il me soit permis de renvoyer le lecteur français à l’édition de l’Arbitrage, accompagnée d’une traduction française, que l’Association pour l’Encouragement des Études grecques a fait publier, d’abord dans la Revue des Études grecques (t. XXI, juillet-octobre 1908), et, ensuite, en une brochure de 98 pages à la librairie E. Leroux, Paris, 1908.
  3. Institution oratoire, X, d, 69 : Hunc et admiratus maxime est, ut sæpe testatur, et seculus, quanquam in opère diverso, Menander.
  4. Quintilien, pass. cité : Omnem vitae imaginem expressit.
  5. Aulu-Gelle, III, 16, 3 : Humanarum opinionum vel peritissimus.
  6. L’une des pièces retrouvées, l’Arbitrage, met très vivement en lumière cette influence directe de la tragédie sur la comédie. L’histoire de l’enfant exposé, qui y tient une si grande place, est empruntée à l’Alopé d’Euripide, et Ménandre y a pris l’invention essentielle d’une des meilleures scènes de sa pièce.
  7. Ce point a été surtout élucidé par les études de A. Kœrte, F. Léo, E. Bethe.
  8. Cette variété dans l’uniformité a été bien notée, en particulier, par Plutarque dans sa Comparaison d’Aristophane et de Ménandre, § 2.