Le Dernier connétable de France - Le duc de Lesdiguières
François de Bonne naquit le 1er avril 1543, à Saint-Bonnet en Champsaur, dans une petite vallée du Dauphiné. Son père avait fait les guerres d’Italie sous François Ier ; sa mère, Françoise de Castellane, était d’une bonne maison de Provence. Son secrétaire et biographe Louis Vidal[1] raconte que tout enfant il faisait déjà le capitaine parmi ceux de son village, les armant de bâtons et formant entre eux des partis. Il fit ses études à Avignon, mais il y prenait plus de plaisir au tambour de la garnison qu’à la cloche du collège.
Sa famille avait épousé les idées de la réforme, sous l’influence sans doute d’un de ses membres, Guillaume Farel, né à Gap, qui avait habité Genève et Neuchâtel, et qui était venu jeter en Dauphiné les semences de la nouvelle foi. L’éloquence de Farel avait entraîné jusqu’à des prêtres, notamment l’évêque de Gap, Gabriel de Clermont, et le prévôt du chapitre, Jacques Rambaud de Furmayer. La dame de Bonne était pauvre et quand son fils fut âgé de dix-neuf ans, il abandonna ses études de droit et se résolut à embrasser la profession des armes; il fut admis dans la compagnie d’ordonnance de M. de Gordes[2], lieutenant de roi dans la province, en qualité de simple archer, et encore d’archer couplé avec Abel de Loras, gentilhomme dauphinois, par quoi l’on entendait qu’il ne recevait que la moitié d’une paie.
Les guerres civiles allaient lui ouvrir une plus vaste carrière; l’un des chefs du parti protestant dans le Dauphiné était le fameux Montbrun; celui-ci avait parmi ses officiers Anthoine Rambaud, vulgairement appelé le capitaine Furmayer, qui enrôla François de Bonne et le fit enseigne-colonel de son régiment, et un peu après guidon de sa compagnie de gendarmes. Bonne se fit un grand renom de vaillance et d’audace dans les actions où il fut mêlé; la paix signée, il se maria avec Claudine de Béranger, d’une bonne famille du Dauphiné.
Quand les troubles recommencèrent, les protestans de Champsaur, toujours en querelle avec les catholiques de Gap, prirent Lesdiguières pour chef. (On ne l’appelait plus que M. de Lesdiguières ou plutôt des Diguières, du nom d’une petite terre qui appartenait à sa mère.) Le prince de Condé ayant convoqué ses partisans en Guienne, Montbrun y mena ceux du Dauphiné, et présenta Lesdiguières au roi de Navarre, aux princes et aux seigneurs réformés. Après la bataille de Moncontour (1569), Montbrun réunit les siens et les ramena dans le Dauphiné. A son retour, Lesdiguières travailla à se rendre maître des montagnes du pays de Cap et se fit un réduit à peu près imprenable dans l’étroite vallée de Champsaur et dans le château de Corps.
Il se rendit à Paris pour les cérémonies du mariage du roi de Navarre, dont il fut très bien accueilli, mais sa bonne fortune l’empêcha d’y rester jusqu’à la Saint-Barthélémy. Son biographe raconte qu’il rencontra un jour en revenant du Louvre son ancien précepteur, qui lui dit qu’il savait de bon lieu qu’on tendait un piège aux protestans, et lui conseilla de s’éloigner. Lesdiguières crut d’abord que c’était une vision du bonhomme, mais quelques circonstances le mirent en garde, et il confia ses soupçons au roi de Navarre. Il apprit à ce moment que sa femme était très malade, et s’en retourna en Dauphiné, où bientôt il apprit la mort de l’amiral et le massacre qui suivit. Au printemps, les protestans prirent les armes, et Lesdiguières recommença la petite guerre des châteaux, pris et repris, toujours payant de sa personne, à la fois audacieux et rusé, aussi bon pour la charge que pour l’embuscade. La prise et la mort de Montbrun le portèrent au premier rang ; les gens du Haut-Dauphiné le reconnurent pour chef, et leur choix fut ratifié par le maréchal Damville, qui lui envoya les provisions de la charge de capitaine-général des protestans du Dauphiné. Ceux du Bas-Dauphiné voulaient refuser de le reconnaître, mais le prince de Condé, qui revenait d’Allemagne, leur ordonna de le faire, et le roi de Navarre appuya de son côté le choix de Lesdiguières.
Après la paix de Poitiers (1579), la reine mère, étant venue à Grenoble, essaya de rattacher le brave Lesdiguières à son parti, en lui faisant offrir un commandement dans la province, avec le titre de lieutenant du roi au Bas-Dauphiné. Lesdiguières refusa pour ne pas devenir suspect au roi de Navarre et pour conserver les châteaux qu’il occupait et qu’il eût été obligé de rendre. Il chercha des prétextes pour ne pas aller voir la reine à Grenoble, craignant peut-être d’y être arrêté. Il se tenait sur ses gardes en temps de paix, comme en temps de guerre. Il était déjà devenu un si gros personnage qu’un fils lui étant ne en avril 1580, le duc de Savoie et le roi de Navarre désirèrent d’en être le parrain, et l’enfant reçut un nom de chacun d’eux.
On a quelque peine à comprendre aujourd’hui le rôle d’un Lesdiguières, qui écrivait au maréchal de Bellegarde : « Je ne suis que gentilhomme, et l’un des moindres de cette province en temps de paix, » et qui néanmoins n’obéissait plus aux ordres de son souverain, qui occupait encore la ville de Gap, qu’il avait surprise, deux ans auparavant, par une belle matinée de janvier. Il pensait comme Montbrun, qui répondait à ceux qui lui reprochaient d’avoir pillé les bagages du roi: « La guerre et le jeu rendent les hommes égaux. » Il tirait sa force non-seulement de son courage, mais de l’appui des églises; s’il conservait les places qu’il tenait, c’était, disait-il, pour veiller à l’exécution fidèle des édits et des traités de paix.
La reine Catherine n’avait rien obtenu à Grenoble, et se retira à Montluel en Bresse. Elle fit un moment promettre aux chefs des deux partis de vivre bien ensemble, mais la suspension d’armes fut repoussée par Lesdiguières et par d’autres, et le duc de Mayenne fut contraint d’entrer dans le Dauphiné avec une forte armée. La plupart des chefs protestans du Bas-Dauphiné s’étaient séparés de Lesdiguières, à qui ils refusaient d’obéir; on les nommait les désunis. Ils facilitèrent la tâche de Mayenne, qui prit à leur sollicitation Château-Double, Beauvoir et la Mure. Lesdiguières tenta de vains efforts pour faire le secours de ces places, surtout de la dernière, une des clés du Haut-Dauphiné. La paix établie, aux applaudissemens des deux partis, Mayenne entra à Cap et se retira ensuite à Grenoble ; il avait conçu l’espérance de ramener tout à fait Lesdiguières au parti de la cour, l’invita à venir le visiter et le reçut avec de grands honneurs ; mais, au bout de quelque temps, Lesdiguières, ne se sentant pas en sûreté à Grenoble, reprit le chemin du Dauphiné. La paix dura trois mois, et, pendant ce temps, il régla les affaires de son parti et fortifia les places que le dernier édit leur avait conservées. Il travailla à se concilier les désunis, et quand le roi de Navarre, en 1584, appela à Montauban les principaux chefs de son parti, Lesdiguières put y parler au nom de toutes les églises du Dauphiné. On délibéra s’il fallait recommencer la guerre. On coupa des écus d’or, dont chacun emportait une moitié, et il fut convenu que, quand le roi enverrait l’autre moitié, on prendrait les armes.
Quand Lesdiguières reçut l’écu coupé, il ne perdit pas un moment et se jeta sur Chorges, une ville du Gapençais, tenue par les ligueurs, et emporta cette place de force, puis il partit pour le Montélimar, qu’il emporta d’assaut, et revint mettre le siège devant Embrun ; il prit la citadelle et la place de vive force. Ses soldats s’y livrèrent à de grands excès et pillèrent le trésor de la cathédrale ; tous les titres de propriété des églises, prieurés et communautés, furent partagés entre les seigneurs réformés des environs. Le peuple crut voir longtemps, sur le parvis de la cathédrale, les traces des fers du cheval de Lesdiguières.
Maugiron avait succédé comme lieutenant-général au gouvernement du Dauphiné à Gordes (celui qui avait refusé de faire exécuter les ordres donnés au lendemain de la Saint-Barthélemy). Les protestans du Dauphiné se souvenaient que c’était lui qui avait massacré, dans la nuit de la Saint-Barthélemy, les protestans au faubourg Saint-Germain. Lesdiguières essaya pourtant de le séduire et négocia avec lui ; il demandait la reconnaissance des droits éventuels du roi de Navarre à la couronne de France, la liberté de conscience et la conservation des places occupées des deux parts, jusqu’à une paix générale. Henri III écrivit à Maugiron pour lui interdire toute suspension d’armes. « J’ay moien encor de protéger et défendre mes subgets sans Lesdiguières et ses inventions. » (Lettre du 25 décembre 1587)[3].
La ligue jetait les serviteurs du roi dans de grands embarras; de tous côtés on concluait des traités séparés, et la fidélité devenait indécise. La Valette[4] et son frère d’Epernon avaient assiégé Chorges avec 15,000 hommes, mais n’avaient pu reprendre cette place; ils avaient fini par traiter avec Lesdiguières. Les conditions furent que les assiégés sortiraient avec les honneurs de la guerre, que la place serait démantelée, mais que les habitans auraient la liberté de conscience. Peu après, Lesdiguières fit un traité avec le gouverneur catholique de Romans, menacé par les partisans de la ligue ; il s’accommoda aussi avec ceux de Grenoble pour une trêve réduite à la ville et aux lieux voisins. Les ligueurs accusaient ouvertement La Valette d’être d’intelligence avec les protestans. Châtillon arriva en Dauphiné avec 2,000 hommes, pour joindre la grande armée que Condé faisait venir d’Allemagne. Lesdiguières le reçut sur les bords du Rhône et le conduisit par des passages difficiles en Savoie, et La Valette, au dire de d’Aubigné, ne fit rien pour empêcher le passage de Châtillon.
Gap était une pierre d’achoppement pour toutes les entreprises de Lesdiguières : la ville est au pied d’un coteau nommé Puymore; il l’investit, s’en empara et y fit rapidement construire un fort; il réussit à l’achever heureusement, malgré les continuelles sorties de la ville. La Valette chercha inutilement à lui reprendre Puymore et se retira. Les Gapençais, abandonnés de tous, furent contraints de conclure, le 14 juillet 1588, une trêve de six mois, qui fut, de fait, prolongée pendant treize mois. Pendant ce temps, des négociations furent entamées avec La Valette. Lesdiguières représenta à ce dernier qu’en s’unissant avec la ligue, le roi avait comme abandonné son état, qu’il ne restait plus à chacun qu’à prendre ses sûretés ; unis, ils auraient la Provence et le Dauphiné à leur dévotion; séparés, ils détruiraient leur propre fortune et affermiraient celle de la maison des Guise, qui conspirait la perte du royaume et des princes du sang, et livrait la France aux Espagnols. La Valette se laissa convaincre, et une ligue particulière fut conclue, le 14 août 1588. Lesdiguières se trouva ainsi entièrement couvert et délivré du côté de la Provence,
La ligue avait plusieurs généraux : le duc de Nevers, le duc de Nemours, le duc de Mayenne[5] ; ce dernier fut envoyé contre le Dauphiné. Il arriva à Lyon avec 10,000 hommes de pied et 1,000 chevaux, mais il ne bougea de cette ville. Lesdiguières, qui l’attendait, fortifia le Bourg-d’Oisans ; Maugiron vint en faire le siège, et après un temps le fit capituler. Le duc de Savoie, voulant profiter des désordres de la France, mit la main sur Castel-Dauphin, qui fut peu après repris par La Valette et par Lesdiguières. Le duc tenta alors de s’acquérir l’amitié de Lesdiguières; il lui envoya un de ses secrétaires, et chercha à lui persuader de rechercher son avantage dans les divisions de la France et de s’entendre avec lui. Lesdiguières ne se laissa pas ébranler. Il demeura toute sa vie, aux époques les plus troublées de sa longue carrière, un serviteur obstiné de la France. La mort du roi Henri III creusa plus profondément l’abîme entre les partis qui étaient en lutte. Ornano[6], lieutenant-général en Dauphiné, qui voyait que la querelle religieuse devenait une querelle d’état, fit sa ligue avec Lesdiguières, qui, jusque-là, avait été son ennemi ; ils se promirent de s’entre-secourir l’un l’autre contre ceux qui contestaient les droits à la couronne du roi de Navarre, légitime successeur d’Henri III. Du même coup, Lesdiguières fit la paix avec la ville de Gap, faisant comprendre aux habitans que la guerre de religion avait cessé ; il descendit de Puymore et fit son entrée dans la ville.
Grenoble était tenu par d’Albigny, qui y commandait pour la ligue, s’y était rendu tout-puissant et en avait fait chasser Ornano. Lesdiguières essaya d’abord de négocier avec d’Albigny, et alla jusqu’à lui offrir la main de sa fille contre Grenoble. Ses avances repoussées, il ouvrit les hostilités, s’empara de quelques petits forts autour de la ville et en commença l’investissement. Le parlement, désireux de la paix, lui fit alors des ouvertures ; mais les négociations furent traversées par d’Albigny et par l’archevêque d’Embrun, soutenus par le duc de Savoie. Lesdiguières fut même obligé d’interrompre le siège et d’accorder une suspension d’armes à la ville. Il joignit d’abord ses forces à celles de La Valette, et, en moins de six semaines, reprit sur les ligueurs nombre de petites places en Provence ; puis, revenant en Dauphiné, il tourna ses armes contre le duc de Savoie en même temps que contre la ligue ; il réduisit la ville et le château de Briançon, et s’assura ainsi de l’ancien passage des armées françaises allant en Italie. Il réduisit également le fort d’Exilles, près des sources de la Doire, et se donna ainsi une clé du Piémont. Rappelé un moment en Provence par La Valette au secours de Saint-Maximin assiégé par les ligueurs, assistés par le comte de Martinengo, il revient à temps pour infliger une défaite aux troupes du duc. Il écrit au roi : « Avecq si peu que j’ay qui n’est pas quatre cens chevaulx et deux mil hommes de pied, je ne puis faire aultre chose que le fascher sur la frontière et rompre ses entreprises. » Charles-Emmanuel avait perdu son temps avec Lesdiguières ; il avait en vain offert de nouer avec lui des liens de parenté en mariant la fille de Lesdiguières (pourvu qu’elle se fît catholique) à don Amédée, son frère naturel (Archives de Turin) ; il avait espéré un moment trouver de l’appui auprès de lui pour faire valoir ses prétentions sur le Dauphiné ; mais il l’avait trouvé intraitable. Lesdiguières projetait de prendre l’offensive du côté de Chambéry, de Montmélian et du Mont-Cenis, mais il voulut avant toute chose s’assurer de Grenoble. Il recommença le siège de cette ville et entra en pourparlers avec quelques habitans qui lui promirent de lui livrer une des portes. Il se glissa en effet, le 24 novembre, dans le faubourg Saint-Laurent; mais d’Albigny l’empêcha d’aller plus loin ; l’hiver venu, celui-ci, désespérant d’être secouru, consentit à traiter. Le parlement, la ville et le gouverneur nommèrent des députés qui préparèrent, le 22 décembre, les articles d’une capitulation. Le vainqueur usa de la plus grande modération envers les habitans, envers le parlement et envers l’archevêque d’Embrun, bien que ce dernier fût un de ses ennemis déclarés et l’un des soutiens les plus ardens de la ligue. Les états, assemblés à Grenoble, reconnurent solennellement Henri IV comme roi de France; le parlement fit de même, bien qu’un mois avant il eût rendu un arrêt déclarant qu’il ne reconnaîtrait jamais qu’un roi catholique et voulant extirper l’hérésie.
Lesdiguières dépêcha au roi un de ses secrétaires, Saint-Julien, pour lui annoncer la soumission de Grenoble et lui en demander le gouvernement qui lui avait été promis. Le roi reçut l’envoyé à Saint-Denis dans son conseil; le surintendant des finances d’O s’étonna que Lesdiguières, n’étant pas catholique, osât demander un gouvernement de cette importance. Biron fit valoir les grands services rendus par Lesdiguières, et, comme le roi restait rêveur et muet, Saint-Julien dit : « Messieurs, vostre response inespérée m’a fait oublier un mot ; c’est que, puisque vous ne trouvez pas bon de donner à mon maître le gouvernement de Grenoble, vous avisiez aussi aux moyens de le luy oter. » Henri IV ne se fâcha point de tant de hardiesse et décida sur l’heure que la demande de Lesdiguières serait accordée.
Le comte Martinengo, général du duc de Savoie, rentra en Provence au printemps de 1591; Lesdiguières y fut appelé par La Valette; il attaqua l’ennemi, le 15 avril, à Esparron et remporta la victoire. Rappelé un moment en Dauphiné par l’entrée du duc de Nemours dans cette province, il revint encore en Provence et alla chercher l’armée qu’y amenait don Amédée, frère naturel du duc, et Olivarès, capitaine espagnol, qui ravageaient déjà toute la vallée du Grésivaudan, La bataille eut lieu près de Morestel à Poncharra. Lesdiguières infligea une défaite signalée aux troupes ducales, plus nombreuses pourtant que les siennes; il obtint cette brillante victoire à la vue de la maison de Bayard.
Nemours avait encore une fois profité de l’absence de Lesdiguières ; il s’était jeté sur le Viennois, et s’était emparé de Vienne, de Saint-Marcelin, sans que d’Ornano pût l’arrêter. Mais ces succès furent éphémères, et il se retira bientôt en Savoie, laissant seulement des garnisons dans Vienne, aux Échelles et dans Mirebel. Le roi de France entreprit alors de faire un grand effort contre le duc de Savoie, et résolut de l’attaquer dans ses propres états. Il commit à Lesdiguières le soin de commander cette expédition. Celui-ci assembla ses forces dans la vallée d’Oulx, les partagea en deux corps, dont l’un prit le chemin de Pignerol et l’autre celui de Suze. Il s’empara des vallées de la Pérouse, de Saint-Martin, de Lucerne, avec les tours, forts et châteaux qui s’y trouvaient. Il fit investir le Vigan et allait l’attaquer, lorsqu’à la demande des consuls, il consentit à se retirer, quand il fut lui-même attaqué par les Piémontais. Il força leurs barricades et leur tua 700 hommes. Deux passages étaient assurés aux Français, qui se trouvaient au-dessous de Pignerol dans la plaine et au Vigan, où ils se retranchèrent fortement et amenèrent quelques canons. À ce moment, Lesdiguières demande qu’on lui vienne en aide et qu’on lui donne le moyen de poursuivre ses succès ; il écrit au roi que le duc de Savoie le recherche et veut traiter avec lui ; on lui écrit d’attendre les secours des petits princes d’Italie et de Venise ; pour ce qui est de traiter directement avec le duc : « Toute l’Italie a les yeux sur vous, et si, après avoir si bien commencé, vous faisiez cette faute, vous seriez le plus perdu des hommes de réputation qui lût jamais. »
Le duc de Savoie voulait seulement amuser Lesdiguières par un simulacre de négociations ; celui-ci n’avait que des moyens insuffisans, on le laissait manquer d’hommes et d’argent. Profitant de ce qu’il partait pour conférer à Beaucaire avec le duc d’Epernon et avec Ornano, le duc de Savoie rentra dans la plupart des places que Lesdiguières avait prises les années précédentes. Il attaqua d’abord Mirandol et l’emporta de force, puis Lucerne, qui est sur les passages du Dauphiné en Piémont ; il se tourna contre Cavours et en assiégea le château : « À la vérité, Sire, écrivait Lesdiguières au roi, ce château est l’une des places fortes de la chrétienté ; je le tiens imprenable ; il n’y manque ni soldats, ni vivres, ni pouldres, ni canons, mais je crains le défaut d’une seule chose, c’est de l’eau. » Il se plaint, se lamente ; il a entrepris cette guerre allègrement, mais on le laisse manquer de tout ; si on ne lui donne des moyens suffisans : « non-seulement le Piedmont se perd, mais le Dauphiné court fortune après, sur lequel sans doute tombera tout l’orage. » Une trêve fut conclue toutefois, le 31 août, avec le duc de Savoie; et la conclusion de cette trêve mit un terme au siège de Cavours, dont les défenseurs étaient réduits à la dernière extrémité. En vertu de cette trêve, les deux armées se retirèrent dans leurs garnisons. Lesdiguières avait plus d’une raison pour interrompre les hostilités: l’état de la Provence l’inquiétait, comme il inquiétait le roi; le duc d’Épernon, qui était devenu gouverneur de cette province après la mort de La Valette, son frère, y avait mécontenté toute la noblesse ; le roi écrivit à tous les gouverneurs un billet ainsi conçu : « Faites ce que M. de Lesdiguières vous dira ou vous enverra dire, et croyez que je ne perdrai point le souvenir de ce service. » Une haine profonde séparait Lesdiguières et d’Épernon, qui était soutenu par le connétable de Montmorency, son parent. Lesdiguières entra en Provence avec une armée ; d’Épernon lui écrivait dans ces termes : « j’ai recongneu que ce n’est point le service du roy qui vous a porté dans mon gouvernement et avec une armée, comme si c’estoit un païs de conqueste plein de Sarrazins. Nous sommes tous François, serviteurs du roy;.. que si c’est à moi à qui vous en voulez, c’est à vous à qui j’en veux ; mais je ne voudrois pas que l’innocent en souffrist, oins que ce fust de vous à moy, avec une épée, à pied ou à cheval. » On reconnaît à ce langage ce que d’Aubigné appelle « la piaffe » de d’Épernon.
Le connétable de Montmorency envoya M. de La Fère en Provence pour travailler à un accommodement ; mais Lesdiguières passa la Durance auprès d’Orgon, en vue de l’armée d’Épernon et, après une escarmouche, il allait s’acheminer sur Aix, quand le connétable lui envoya l’ordre de ne point bouger d’Orgon et l’assurance que d’Épernon se soumettrait à tous les ordres du roi ; le fort d’Aix ayant été remis aux mains de La Fère, Lesdiguières se rendit dans cette ville, réussit à enlever ce fort par ruse à La Fère et le fit raser. La Fère alla se plaindre du procédé de Lesdiguières à d’Épernon, qui le jeta en prison, comme ayant abandonné le poste qui lui avait été confié. A peine hors de prison, il alla porter ses plaintes au connétable de Montmorency, qui le mit en prison comme traître. Outré de ces injustices, il envoya un défi à Lesdiguières, mais le roi fit défense à tous deux de se battre en duel.
Le duc de Savoie, dès la fin de la trêve, avait mis le siège devant Briqueras. Lesdiguières réunit des troupes de secours, passa les montagnes et se jeta en Piémont pour secourir les assiégés. Il ne put empêcher cette place, qui était serrée de très près, de capituler le 23 octobre 1594. Lesdiguières, qui n’avait que fort peu de monde, fut contraint de se retirer : il s’irritait contre d’Épernon qui lui rendait toute action difficile, s’emparait de ses maisons et excitait tout le monde contre lui ; il ne recevait ni argent ni renforts ; les vallées du Piémont se remirent l’une après l’autre sous l’obéissance du duc de Savoie. La prise de Briqueras irrita fortement Lesdiguières ; il se vengea en allant assiéger le fort d’Exilles au cœur de l’hiver. Le duc de Savoie amena un secours, mais il ne put emporter les lignes françaises et fut repoussé avec de grandes pertes. Exilles dut capituler, après un siège d’un mois, entrepris dans les neiges et les glaces. Après cet exploit, Lesdiguières ravitailla Cavours et retourna en Provence, où les affaires étaient toujours embrouillées. Le duc d’Épernon menaçant Salon, qui allait se rendre, il alla jeter un secours dans cette ville, à la barbe de d’Épernon, qu’il attendit un moment dans la Crau, mais qui ne vint pas l’attaquer.
Il fallait empêcher Cavours de suivre le sort de Briqueras : Lesdiguières passa la Durance à gué, à la vue du duc, et, arrivé à Briançon, il apprit que le duc de Savoie était logé en personne devant Cavours, dont le gouverneur commençait à traiter. Il alla droit, avec 1,800 hommes de pied et 600 maîtres, chercher le duc, qui avait 8,000 hommes de pied et 1,200 chevaux. Il lui offrit vainement la bataille, mais ne put le forcer dans ses lignes ni empêcher la capitulation. Sa retraite fut difficile ; le duc le suivit avec toutes ses forces : il espérait prendre en personne celui qu’il appelait le renard du Dauphiné ; mais il n’y réussit point, et Lesdiguières lui échappa. Il reprit le chemin du Dauphiné, très irrité contre le connétable de Montmorency, qui ne lui avait donné aucun secours, ni d’hommes ni d’argent, et qui l’avait empêché de tirer des troupes du Languedoc ; il avait constamment dans ses lettres montré que les vallées du Piémont seraient perdues si on l’abandonnait. Mais il n’était pas d’humeur à jamais abandonner la partie, et il résolut de chasser les troupes du duc du Viennois ; il alla mettre le siège devant Mirebel, château que d’Albigny avait bien fortifié, et le fit capituler le 13 juillet. Avec Ornano, il reprit ensuite les Echelles. Une trêve fut peu après conclue avec le duc de Savoie, qui permit à Lesdiguières d’aller à Lyon pour voir le roi. Il s’y rendit avec Créqui, son gendre, et une grande suite de gentilshommes. « Comme il entrait dans la ville, dit Vidal, par la porte du Rhône, il rencontra inopinément en Bellecour, place prochaine de là, le roy qui courait la bague, et qui, le reconnaissant d’abord (quoy qu’il y eut quinze ans que Lesdiguières ne l’avait veu), picque droit à luy avec un visage tout plein de joye et la lance baissée : « Ha ! vieil huguenot, luy dit-il de bonne grâce, vous en mourrez. » Lesdiguières ayant aussitost mis pied à terre pour lui faire la révérence : « Vous soyez le très bien venu, reprit-il, vous estes celuy de tous mes serviteurs que j’avois le plus envie de voir. » Le roi prit soin de ménager un accommodement entre Lesdiguières et le connétable, qui s’étaient brouillés à cause du duc d’Épernon. Il importait au roi de pacifier la Provence, où les factions toujours en lutte ouvraient la porte à l’étranger. Il en donna le gouvernement au duc de Guise; la lieutenance-générale fut laissée à Lesdiguières, avec la promesse de la ville de Sisteron pour son établissement. Les troupes de d’Épernon tenaient encore cette place, mais Lesdiguières s’en empara et réduisit par degrés toute la Provence à l’obéissance. D’Epernon lui-même fit sa paix avec le roi, par l’entremise du connétable. Il fut confirmé dans toutes ses dignités ; son fils eut la survivance des gouvernemens d’Angoumois, de Saintonge, du Périgord et du Limousin, qui lui fut attribuée en compensation de la Provence.
Lesdiguières, laissant cette province pacifiée, put se rendre en cour afin de recevoir les instructions du roi pour une nouvelle campagne contre le duc de Savoie. Dès son retour, il commença ses préparatifs. Le prétexte de la nouvelle guerre était une querelle de droit féodal, qui depuis longtemps divisait les deux pays el qui était relative au marquisat de Saluées. Le duc de Savoie, inquiet, essaya de corrompre le maréchal d’Ornano, qui exerçait la lieutenance en Dauphiné en même temps que Lesdiguières, et en était devenu le rival ; mais le maréchal resta sourd à ces ouvertures. Lesdiguières projetait de se jeter en Savoie par la Maurienne et de s’emparer du Mont-Cenis et du petit Saint-Bernard. Il feignit de vouloir suivre le val d’Oisans pour passer le mont Genèvre, mais se jeta de côté par le col de Vaujany, qui sépare la Savoie du Dauphiné, et mena son armée à Saint Jean-de-Maurienne. Il y arriva le 23 juin ; les jours suivans, il s’empara de toute la Maurienne et chassa don Sancho de Salinas jusqu’au Mont-Cenis. Celui-ci, sans même s’arrêter à Suse, se retira jusqu’à la plaine de Turin. Lesdiguières enleva le château de Saint-Michel et le mit en bon état de défense, puis se dirigea sur Aiguebelle. Après avoir pris cette place, il attaqua les troupes du duc aux environs de Montmélian et eut l’avantage dans plusieurs escarmouches et dans un combat où le duc de Savoie fit donner toutes ses forces. Celui-ci fit retraite vers la vallée du Grésivaudan et se consola de ses mauvais succès en allant bâtir un fort sur les terres du roi ; entreprise inutile, puisqu’à une demi-lieue de là, il avait déjà son château de Montmélian. Lesdiguières, qui logeait au château de Bayard, voyant construire ce fort (que le duc avait nommé fort de Saint-Barthélémy, l’ayant commencé le jour de la fête de ce saint, pour le rendre plus désagréable aux huguenots), disait: « Laissez-les faire, je le prendrai, quand ils l’auront achevé. » Il fit dire au roi, alors occupé au siège d’Amiens, qu’il le prendrait sans canon, sans siège et sans qu’il en coûtât un écu. Après avoir achevé son fort, le duc rentra dans ses états.
Dès le milieu du mois de février 1598, quand les neiges couvraient encore tous les passages, le duc de Savoie quitta Chambéry avec 7,000 hommes de pied, 1,000 chevaux et du canon, et alla camper devant Aiguebelle. Créqui entra en Savoie pour lui faire obstacle, mais il ne put empêcher le duc de prendre la place, et il tomba dans une embuscade qui lui fut tendue; il fut contraint de se rendre avec plusieurs autres, et fut conduit au château de Turin. Lesdiguières eut sa revanche ; il partit en grand secret de Grenoble, se porta devant le fort Saint-Barthélémy, et le prit d’assaut avec de simples échelles et des pétards, sans tirer un coup de canon, comme il avait promis de le faire. Cet exploit du « renard du Dauphiné » fit beaucoup de bruit en son temps.
Henri IV eut quelque peine à résoudre le maréchal d’Ornano à quitter la charge de lieutenant-général en Dauphiné ; il l’envoya en Guyenne, et donna cette charge à Lesdiguières, qui fut reçu par le parlement et fit son entrée à Grenoble avec une grande solennité, peu de temps après la prise du fort Saint-Barthélémy. La paix de Vervins fut conclue peu après, et le duc de Savoie s’y trouvant compris, Lesdiguières put s’appliquer au gouvernement de sa province et au soin de ses maisons. Il se rendit à la cour pendant l’année 1599, en même temps que le duc de Savoie; l’année suivante, le roi lui-même vint à Lyon, Lesdiguières alla l’y trouver et conféra avec lui sur les affaires du marquisat de Saluces, qui traînaient en longueur. Henri IV lui commanda de se saisir de Montmélian, pendant qu’il investirait lui-même Chambéry et que Biron irait saisir Bourg en Bresse, Ces trois opérations réussirent à merveille ; Lesdiguières eut le rôle le plus difficile, mais il fit capituler Montmélian, et cette courte guerre se termina par un traité très avantageux à la France et par l’échange du pays de Bresse contre le marquisat de Saluces. Le roi reprit le chemin de Lyon pour y accomplir son mariage avec Marie de Médicis.
La paix de Savoie porta très haut la réputation de Lesdiguières ; les souverains lui envoyaient des complimens, Genève le traitait presque en souverain ; trente ans passés sous le harnois ne l’avaient pas empêché de soigner ses affaires particulières. Il avait déjà de grandes possessions en Dauphiné ; il acheta la baronnie de Coppet, sur le lac Léman, aux seigneurs de Berne ; il acquit en Languedoc la vicomte de Villemur. Il tenait les clés des Alpes, et pouvait être pour le duc de Savoie ou un allié mile ou un ennemi dangereux. Il ne se laissa entraîner ni dans la rébellion de Biron, ni même dans les intrigues du duc de Bouillon, son coreligionnaire. Quand celui-ci commença à devenir inquiétant, le roi donna à Lesdiguières des instructions très précises pour maintenir dans le devoir la turbulente noblesse protestante du Dauphiné (1602). Lesdiguières s’employa aussi à terminer un vieux différend entre le prince d’Orange et ses sujets réformés ; cette querelle, peu importante en elle-même, prit quelque importance parce que Blacons, le gouverneur d’Orange, était soutenu par la noblesse protestante de la province. Lesdiguières le mit à la raison et remit la ville sous l’obéissance du prince d’Orange. Il montrait déjà qu’il n’était nullement disposé à suivre les réformes partout où ils voudraient le conduire. Il n’en est pas moins certain qu’il fut sur le point d’être disgracié en 1604 ; Henri IV commençait-il à s’inquiéter de l’autorité absolue qu’il prenait dans sa province, de ses rapports intimes avec les seigneurs protestans ? « M. des Diguières m’a assuré qu’il n’a receu ni la lettre de M. de Bouillon et qu’il n’a aucune communication avec luy ; que sy quelqu’un laquay s’est vanté de luy en porter, il désirerait que l’on les eust prise, car la vérité est telle que couvertement ny autrement il n’a part avec ledict sieur de Bouillon[7]. » Malgré ces protestations, le roi se défiait du « renard du Dauphiné ; » mais rien ne vint justifier ses soupçons, et la faveur de Lesdiguières ne souffrit qu’une courte éclipse. Il fit donner à son gendre Créqui la survivance de sa charge (Créqui prêta serment, le 27 mai 1600, à Fontainebleau), et obtint pour sa petite-fille Françoise de Créqui la main du marquis de Rosny, fils du duc de Sully.
Henri IV avait choisi Lesdiguières comme un des principaux instrumens de ce qui a été appelé son « grand dessein. » Lui en confia-t-il tout le détail ? Qui peut le savoir aujourd’hui ? Est-il vrai, comme le raconte Deageant, que Lesdiguières conseilla au roi d’aller en Espagne « frapper la beste au cœur ? » qu’il conseillait également de faire un roi de Lombardie ? Il est certain qu’Henri IV voulait occuper la maison d’Autriche en Italie, qu’il avait besoin de l’appui du duc de Savoie et avait résolu de l’intéresser à son parti, en donnant sa fille aînée au prince de Piémont. Lesdiguières fut chargé des premières ouvertures sur ce sujet. Il envoya aussi l’un de ses officiers dans le duché de Milan pour en reconnaître les places. Après la mort d’Ornano, il fut mandé par le roi pour recevoir le bâton de maréchal de France ; il fut reçu à Fontainebleau et alla prêter serment au parlement de Paris. Quand il prit congé du roi pour s’en retourner en Dauphiné, celui-ci, comme frappé d’un pressentiment, lui montra ses enfans, en lui disant qu’ils auraient bientôt besoin de ses bons serviteurs. Le maréchal répondit que le roi les verrait grandis et bien élevés. « Non, fit le roi, assurez-vous que vous vivrez plus moi. » Lesdiguières, en effet, ne devait plus le revoir; moins d’un an après, Henri IV tombait sous le poignard de Ravaillac.
Henri IV était assez fort pour frapper au besoin un serviteur douteux ou infidèle; après lui, la France entrait dans une longue et hasardeuse minorité. Lesdiguières se trouva plus puissant que jamais, comblé d’honneurs et de biens, déjà sexagénaire, mais encore robuste, actif, redouté de ses amis comme de ses ennemis, des protestans comme des catholiques, courtisé par tous. Sa vie privée n’était pas édifiante ; sa femme, toujours malade, était retirée dans sa maison de Puymore, et il avait depuis plusieurs années déjà une maîtresse, nommée Marie Vignon, femme d’un marchand de soie, Enemond Matel, séparée de son mari et retirée chez son père à une maison des champs où il allait la voir[8]. Après la mort de Mme de Lesdiguières, le maréchal fit venir Marie Vignon à Grenoble, et lui donna une maison et des gens. On essaya en vain de rompre ce commerce : bientôt il donna à cette femme un appartement dans son propre logis, la fit nommer dame de Moyranc, du nom d’une de ses terres, et l’emmena publiquement avec lui dans ses voyages. Les protestans surtout souffraient beaucoup du scandale de sa vie, mais Lesdiguières était leur protecteur attitré ; rien ne s’agitait dans les assemblées protestantes sans qu’on lui demandât son avis; nulle part l’édit de Nantes n’avait été mieux exécuté que dans sa province. La noblesse du Dauphiné le prenait pour arbitre, il en recevait les secrets ; il avait une autorité sans bornes ; il ne subissait le joug ni du parlement ni des états. Il mettait ses créatures dans toutes les charges, et en exigeait une obéissance aveugle. Il était véritablement roi dans sa province.
Le parti protestant ne garda pas longtemps la paisible possession des droits que lui avait assurés Henri IV. Lesdiguières prit sa place parmi les défenseurs attitrés des églises; il écrivait, le 7 mai 1611, à M. Du Plessis qu’il consacrerait tout ce qu’il avait de vie et de moyens « pour l’affermissement de la condition de nos églises, afin de rendre à ceux qui nous suivent la liberté et la vraie religion bien assurées, estant le seul but où je vis ; » il protestait en même temps de sa fidélité au service du roi. Il reçut le brevet de duc et pair, et quand l’assemblée générale des églises se réunit à Saumur, il y dépêcha Bellujon, qui travailla à la tenir dans les limites du devoir. L’assemblée avait prié la reine de ne point exiger la nomination des députés-généraux avant qu’elle n’eût répondu à ses cahiers. Lesdiguières et Bouillon l’amenèrent, contrairement à l’avis de Sully, à ne pas insister sur ce point, et la nomination fut faite. Aussitôt qu’elle fut connue à la cour, on se hâta de proroger l’assemblée, sans répondre à ses cahiers. Lesdiguières, qui avait prêché l’obéissance, fut néanmoins très irrité de cette résolution. Il eut bientôt d’autres sujets de mécontentement : la politique d’Henri IV était partout abandonnée, et tout était sacrifié à l’alliance espagnole ; il n’était plus question de donner au fils du duc de Savoie la sœur de Louis XIII, ni de donner pour femme à Louis XIII une fille de ce duc ; on engageait ce dernier à renoncer à toutes ses prétentions sur le pays de Vaud, et on lui faisait comprendre qu’il n’avait rien à attendre de la France dans ses démêlés avec les Espagnols. Lesdiguières se rendit à Suze pour faire connaître ces résolutions au duc de Savoie.
Faut-il voir un effet de ce mécontentement dans un acte d’union conclu, au mois d’août 1612, entre « MM. Lesdiguières, de Rohan et Duplessis-Mornay[9]? » Dans cet acte, ils s’engagent à « donner au bien commun des églises leurs intérêts particuliers. » On y voit Lesdiguières faisant un pas vers ceux qui avaient à l’assemblée de Saumur donné les avis les plus énergiques. La cour chercha sans doute à calmer son irritation en lui expédiant (après la mort du comte de Soissons) les provisions qui lui donnaient l’administration générale du Dauphiné. Jusque-là, il n’avait été que lieutenant de gouverneur, et-la justice n’avait pas été rendue en son nom ; il lui fallait aussi l’agrément du gouverneur pour une foule d’actes même peu importans.
Au commencement de 1614, le prince de Condé se retira de la cour avec d’autres seigneurs mécontens de la faveur de Concini. La reine prit la peine d’écrire à Lesdiguières une lettre où elle justifiait ses actes. Elle lui dépêcha Bellujon, et Lesdiguières envoya celui-ci à Sedan, où se trouvaient les princes, Condé, Nevers, Mayenne, Longueville, Vendôme, chez le duc de Bouillon. Il exhorta le prince de Condé à faire sa soumission, et protesta qu’il resterait lui-même dans son devoir. Bellujon travailla à amener un rapprochement avec la cour, et la conférence de Soissons mit fin à ces premiers troubles. Ici vient se placer un singulier épisode de la vie de Lesdiguières. Un colonel Alard, au service du duc de Savoie, vint demander au maréchal la permission de lever un régiment dans le Dauphiné. (Son maître, après avoir eu des démêlés avec le duc de Mantoue, était sur le point de faire la guerre aux Espagnols.) Pendant qu’Alard était à Grenoble, il fit tuer, la nuit, dans un guet-apens, Enemond Matel, le mari de la dame de Moyranc, la maîtresse du maréchal[10]. Le parlement fit mettre le colonel en prison, comme complice de l’assassinat; le bruit public l’accusait d’avoir cherché à gagner les faveurs de la dame de Moyranc, en la débarrassant de son mari. Le maréchal fit mettre le colonel Alard en liberté, et le parlement, s’en étant ému, lui envoya une députation. Lesdiguières se plaignit de la violation qui avait été faite du droit des gens en la personne d’un agent du duc de Savoie, d’un prince allié de la France. Il consentit pourtant à ce que le colonel rentrât en prison, à la condition qu’il fût remis presque aussitôt en liberté. (Alard se brouilla plus tard avec le duc de Savoie et se sauva chez les Espagnols; il fut tué à Milan, par un jeune garçon, de deux coups de couteau.) La dame de Moyranc, qu’un assassinat avait fait veuve, put aspirer à devenir la femme légitime de Lesdiguières; nous verrons plus loin qu’elle n’eut pas trop longtemps à attendre.
Quand la cour parla de se rendre à Bayonne pour les mariages espagnols, Lesdiguières prétexta des affaires de Savoie pour demeurer en Dauphiné; il ne se lia étroitement avec personne, et quand l’assemblée des églises vint se réunir à Grenoble, il lui donna des conseils de modération ; il osa lui dire que, si les protestans commençaient la guerre civile, ils se rendraient a odieux à toute la France. » Condé essaya en vain de l’entraîner, il se montra inébranlable. L’assemblée se sentit bientôt gênée par ses conseils, et résolut de quitter Grenoble sous prétexte de quelques maladies contagieuses qui régnaient dans la ville ; il tenta en vain de l’y retenir; les membres de l’assemblée, sans la permission du roi, prirent le parti de se rendre à Nîmes. Il n’avait rien obtenu de ceux dont il disait : « Il est à craindre qu’en voulant faire les mauvois, comme font ceux qui disent qu’on ne donne rien que par crainte à la cour et essayant s’affermir par des boutades de feu de paille, on ne se trouve enferré en une guerre non preveue et impourvue, dont les inconvéniens sont aussi grands qu’irritables. »
Il jugeait avec raison qu’il n’était plus temps d’empêcher les mariages espagnols, que la reine trouverait moyen de contenter M. le prince, et que les églises paieraient pour les grands. Il répondait à Condé, qui l’exhortait à venir faire campagne avec lui, qu’il ne voulait pas aller « au précipice. » Il écrivait à MM. de La Rochelle : « Mes amis, la mémoire des roys est grande pour se souvenir du passé… Soit rebelle qui voudra au roy, mais soyez-lui fidelles ;.. batte la campagne qui voudra pour ruiner ses sujets, mais tenez-vous chez vous[11], »
L’assemblée, rendue à Nîmes, eut ordre du roi de se transporter à Montpellier, mais se refusa à le faire et se rendit plus tard, sans permission, à La Rochelle. Lesdiguières resta pourtant en rapport avec l’assemblée, et continua à lui envoyer des avis qui n’étaient ni demandés ni suivis.
Pendant l’année 1614, Lesdiguières alla visiter le duc de Savoie à Turin, et y fut magnifiquement accueilli. On fit démolir pour lui la porte de Suze, qui était toujours restée murée depuis l’arrivée de l’infante d’Espagne, la femme de Charles-Emmanuel. Il promit de tenir la main à l’accomplissement du traité conclu à Asti, et de secourir le Piémont, si besoin était, contre les entreprises du gouverneur de Milan. À son retour, feignant de craindre une invasion espagnole du côté de la Bresse, il fit des levées pour le service du duc de Savoie à Embrun et à Gap, tout en ayant l’air de rester neutre. Il avait pris très à cœur les intérêts du duc et les défendait chaudement contre la cour, qui penchait toujours pour les Espagnols. La lutte était bien inégale entre ces derniers et le duc, et Lesdiguières était bien inspiré quand il montrait dans ses lettres l’importance pour la France de la conservation des états du prince qui tenait les clés des Alpes sur le Dauphiné. Il ne craignit pas, au risque d’être désavoué, de passer les monts pour « essayer de mettre ledict duc un petit peu plus au large qu’il n’est à présent[12].» À la reine mère, il écrivait : « Voyant que le mal empire et que je n’ai aucune réponse de Leurs Majestés, je me suis résolu de passer les monts sans craindre la rigueur de ceste saison, pour empêcher, comme j’espère, la continuation des progrès dudict gouverneur (de Milan). »
Lesdiguières, il faut l’avouer, agissait plutôt en prince souverain qu’en gouverneur du Languedoc et simple serviteur du roi. On lui dépêcha des courriers pour lui mander qu’on ne pouvait approuver qu’il passât les Alpes pour aller en Piémont et pour le prier de s’en revenir en Dauphiné. Il répondait au roi : « j’ay toujours creu que Votre Majesté avait un intérêt notable à la conservation de la maison de Savoie (16 décembre 1616). » Parlant du traité d’Asti : « Vous avez voulu que j’y fusse nommé et que je promisse, comme j’ai faict, à ce prince (le duc de Savoie), advenant qu’après qu’il l’aurait de bonne foi observé, ledict gouverneur (de Milan) n’y satisfict, j’irais à son secours avec vos forces pour l’y contraindre. » Tout en demandant pardon de la licence qu’il prenait pour le voyage du Piémont, il insistait pour le faire et priait le roi de l’avoir pour agréable.
La cour n’était pas en mesure de se montrer bien sévère envers Lesdiguières, car, au moment même où il s’apprêtait à combattre à côté du duc de Savoie, il était sollicité par les princes rebelles, qui étaient réunis à Mézières, le duc de Nevers, le duc de Vendôme et le duc de Bouillon. L’Espagne le sollicitait également ; pendant qu’il était à sa maison de Vizille, un gentilhomme bourguignon demanda à le voir et il lui offrit, de la part du roi d’Espagne, des subsides avec lesquels il pourrait entretenir une forte armée pour prendre la Savoie, dont on lui promettait l’investiture, à la condition qu’il laissât le Piémont aux Espagnols. Le maréchal, très surpris, répondit que l’offre d’une couronne ne lui ferait rien faire de contraire à son devoir et à son honneur, et fit reconduire l’émissaire hors du château. Malgré les défenses du roi, les remontrances du parlement de Grenoble, le maréchal terminait ses préparatifs : il se mit en route le 19 décembre, « et comme sa résolution, dit Vidal, estoit de faire un grand effort pour mettre d’abord les Espagnols à la raison, il avait rempli ses troupes de quantité de vieux capitaines et de soldats dont il pouvait s’asseurer; sa compagnie de gens d’armes, pleine d’un grand nombre de noblesse et de braves hommes, la plupart capables de commander, estoit particulièrement en si bon estat, avec ses deux compagnies d’arquebusiers à cheval, de cent hommes chacune, qu’on les pouvait appeller ses deux bras. » Il arriva à Turin le 3 janvier 1617, et, joignant ses troupes à celles du duc, il fit reculer les forces espagnoles et les réduisit à la défensive.
Le roi envoya Créqui en Italie pour en ramener le maréchal. Celui-ci quitta Turin le 6 avril; revenu à Grenoble, il maria la seconde fille de Créqui au marquis de Villeroy, fils aîné d’Halincourt, et prit le parti de se marier lui-même avec celle qui, depuis bien des années, était sa compagne. Elle lui avait donné deux filles ; l’une était mariée au marquis de Montbrun; il cherchait pour l’autre, qui était sa favorite, une grande alliance, et voulut d’abord effacer la tache de sa naissance. Celle qu’il faisait appeler, du nom d’une de ses terres, la marquise de Tréfort l’avait accompagné en Piémont, où le duc de Savoie l’avait traitée avec une grande faveur, jusqu’à lui laisser espérer le mariage d’un de ses enfans avec cette fille non encore mariée[13]. La marquise, femme ambitieuse et rusée, avait tiré un grand parti des hommages des ducs de Savoie; le maréchal était ébranlé : il avait été un moment sur le point de célébrer son propre mariage à Turin. Il en avait été détourné par un de ses amis, Frère, premier président au parlement de Dauphiné. Revenu en France, il consulta l’archevêque d’Embrun; enfin, le 16 juillet, il épousa la marquise, et l’archevêque célébra le mariage. Les églises protestantes, qui depuis longtemps censuraient le scandale de sa vie, le blâmèrent encore pour avoir célébré son mariage conformément aux rites catholiques. Quand le jeune marquis de Villeroy vint lui faire ses complimens : « Mon ami, lui dit Lesdiguières, vous vous êtes marié à dix-huit ans et moi à soixante-cinq. N’en parlons plus : il faut une fois dans sa vie faire une folie. »
Les Espagnols avaient profité du retour du maréchal en France pour reprendre l’offensive; ils mirent le siège devant Asti et Verceil; cette fois, le roi donna secrètement ordre au maréchal d’aller au secours de Verceil, mais sans engager le nom du roi de France. Il se mit en chemin le 17 juillet et apprit à Veillane la capitulation de Verceil. Le duc de Savoie, désespéré, alla au-devant du maréchal; il fut résolu avec l’ambassadeur de France et celui de Venise qu’on entamerait des négociations avec les Espagnols, ce qui donna le temps au roi de France de faire passer une armée en Italie, qui fut mise sous les ordres de Lesdiguières. Avec les forces du duc, le maréchal eut 10,000 hommes de pied et 2,000 chevaux; défense lui avait été faite de chercher le roi d’Espagne dans ses états et de faire paraître les enseignes de France ; ses troupes ne devaient pas être distinguées de celles du duc. Un grand nombre de gentilshommes français servaient comme simples volontaires.
L’armée espagnole se mit en retraite : en six jours, le maréchal se rendit maître de cinq petites places, et l’on fit une suspension d’armes. On redoutait toujours à la cour que le maréchal ne poussât les choses à l’extrémité et n’engageât le roi de France à la rupture avec le roi d’Espagne. Lesdiguières écrivait à Villeroy qu’il n’avait dans son armée que douze compagnies du roi : « Je vous ay escrit les exploits qui se sont fets, qui ne sont pas petits, et qui ont mis un tel effroi par toute la Lombardie que tout fuit et abandonne. J’y ay assisté comme personne privée. » (13 septembre.) On avait peur de lui; n’avait-il pas osé parler de reconquérir le duché de Milan pour la France, dans ses lettres à Villeroy, et de reprendre le grand dessein d’Henri IV? Il promettait au roi de France l’appui des Vénitiens, montrait les Pays-Bas, les princes protestans, le roi de la Grande-Bretagne, prêts à l’aider ouvertement ou tacitement. On était sourd à ce langage et on le pressait de revenir. Il partit de Turin le 15 octobre et s’en revint à Grenoble. Il avait sauvé le duc de Savoie d’une ruine complète, mais il n’avait pu exécuter les entreprises qu’il avait méditées pour la gloire de la France et pour sa propre gloire.
Le roi de France demandait avec insistance le licenciement des troupes du duc de Savoie, et Lesdiguières était contraint, pour l’y amener, de lui promettre, en cas où il serait attaqué, les secours de la France, sans être bien persuadé que ces promesses seraient tenues. Il se plaint sans cesse de la mauvaise foi des Espagnols, et nous le voyons à ce moment prendre avec passion le parti du duc, insister pour que Verceil lui soit remis. Cette ville ne fut rendue par les Espagnols qu’au milieu de l’année 1618. Lesdiguières travailla activement à reprendre les desseins d’Henri IV sur la maison de Savoie; il la montrait placée entre la France et l’Espagne, et en position de rendre à l’une ou à l’autre les plus grands services. Il fut l’un des principaux instrumens d’un mariage qui se fit (le 15 janvier 1619) entre le prince de Piémont et Madame Chrétienne, sœur de Louis XIII. Quand la princesse retourna en Piémont avec Victor-Amédée, son mari, elle fut reçue avec de grands honneurs par le maréchal, qui l’accompagna jusqu’à Chambéry.
Il faut retourner un peu en arrière et parler des premiers mouvemens des églises réformées. Depuis longtemps, Lesdiguières était en correspondance avec Duplessis-Mornay au sujet des affaires du Béarn; il conseillait de « fuir la voix extrême » et prêchait toujours la patience ; sa fortune avait grandi dans les mouvemens des guerres civiles, mais son humeur était naturellement despotique. Quand la reine mère, en 1619, s’était retirée à Angoulême avec l’aide du duc d’Épernon, elle avait tenté d’ébranler sa fidélité et de l’attacher à son parti; il avait répondu de manière à ne lui laisser aucun espoir, et il disait à d’Épernon : « Quant à moy, qui n’ay jamais eu d’autre but que son service (celui de la reine mère), ny de plus proches intérests que les siens, je suis résolu de me tenir au gros de l’arbre, quoy qu’il arrive, et de ne m’esloigner point, pour quelque respect que ce soit, des termes de mon devoir[14]. » Le « gros de l’arbre, » c’était l’autorité royale.
Une fidélité si constante donnait bien quelques droits au maréchal; il ne pouvait pas se séparer des églises protestantes, et il travaillait, d’une part, à les tenir dans le devoir; de l’autre, à obtenir justice pour elles. Son langage devint particulièrement pressant au moment où s’entama l’affaire du Béarn. Une ordonnance royale du 25 juin 1617 avait rétabli le culte catholique dans cette province et ordonné la restitution aux catholiques des biens ecclésiastiques qui leur avaient été enlevés. Le budget des églises protestantes n’avait plus d’autre garantie que le revenu royal, et ces églises étaient mises ainsi sous la dépendance du roi. De plus, on parlait d’enlever aux protestans du Béarn leurs places de sûreté, et l’on n’organisait point les chambres de l’édit, depuis longtemps promises.
Les églises firent une assemblée à Orthez et la transférèrent à La Rochelle (le 18 janvier 1619); enfin, une assemblée fut convoquée par brevet, à Loudun, le 25 janvier 1619 ; avant sa réunion, Lesdiguières avait exposé au roi, dans une lettre écrite le 23 août, les griefs de ses coreligionnaires; il y demandait le remplacement, comme gouverneur de Lectoure, de Fontrailles, qui s’était fait catholique, l’entrée au parlement de Paris de deux conseillers protestans, la prolongation des places de sûreté pour quatre ans, la permission pour les députés du Béarn d’exposer leurs griefs au roi.
Il arriva à Loudun ce qui arrivait dans toutes les assemblées ; la cour demandait qu’on nommât simplement deux députés-généraux et que l’assemblée fût ensuite dissoute : l’assemblée résistait, faisait des cahiers, attendait une réponse qui jamais ne venait. Cette fois, Lesdiguières, Duplessis-Mornay et d’autres se firent forts, si la cour ne faisait pas de réponse dans les six mois, de faire convoquer une nouvelle assemblée. Le maréchal se rendit à Paris, et, usant de toute son influence, il obtint la promesse que Lectoure serait remis à un gouverneur protestant, que deux conseillers protestans seraient reçus au parlement de Paris, que le brevet des places de sûreté serait accordé pour quatre ans de plus ; enfin, que les députés du Béarn seraient ouïs dans les sept mois, M. le prince et le duc de Luynes engagèrent leur parole sur tous ces points, le duc de Lesdiguières et le duc de Chatillon s’engagèrent, en retour, à obtenir la séparation de l’assemblée après la nomination des députés-généraux[15]. L’assemblée obéit aux ordres du roi et se sépara le 18 mars. Pendant son séjour à Paris, Lesdiguières avait prêté le serment de duc et pair. Le prince de Condé avait été en personne le chercher pour le mener au parlement et l’avait ramené à son logis. Le duc de Luynes rechercha son alliance, et un mariage fut arrangé entre Anne du Roure, la nièce du favori, et Canaples, le second fils de Créqui. On remarqua, dans les fêtes qui furent données en cette circonstance, que, dans un festin donné chez le duc de Luynes, le duc de Montbazon, beau-père de ce dernier, ne voulut jamais s’asseoir au-dessus de Lesdiguières.
Une seule dignité manquait à Lesdiguières : l’ancien archer de M. de Gordes était devenu maréchal de France, duc et pair du royaume; la charge de connétable était le dernier objet de son ambition. Mais le roi pouvait-il, voudrait-il la donner à l’un de ses sujets qui n’était point catholique? On connaissait bien à la cour l’orgueilleuse faiblesse du maréchal, et l’on ne désespérait pas de l’amener à une abjuration. Deageant, premier président de la chambre des comptes de Grenoble, fut chargé de montrer l’amorce.
A son dire, Lesdiguières la saisit avec avidité ; il promit tout ce qu’on voulut, se montra prêt à rendre les places de sûreté dont il était gouverneur, à ne plus nommer que des catholiques aux emplois dont il disposait. On modéra ce zèle, car on avait encore besoin de son influence sur les églises. L’assemblée, que nous avons laissée à Loudun, allait se transporter à La Rochelle, sans attendre la permission du roi : Lesdiguières et Châtillon s’étaient fait forts d’avoir une réponse à ses cahiers dans le terme de six mois : les six mois étaient écoulés et aucune réponse n’était venue. Lesdiguières s’aboucha avec le duc de Rohan et avec Châtillon pour empêcher les mouvemens des protestans et exhorta l’assemblée de La Rochelle à se séparer. Louis XIII partit pour le Béarn pour faire exécuter ses édits. Il ne rencontra aucune résistance armée, et, parti le 7 juillet, il était de retour à Paris le 9 novembre. Lesdiguières écrivait, le 26 novembre, à Duplessis-Mornay : « Le fait de Béarn a passé, comme vous sçavez, en quoy il y a plus à dire qu’à escrire. Ces gens-là portent la peine de leur faute pour n’avoir creu vostre conseil et celuy de leurs autres amis; Dieu remédiera à tout. » Peu de temps après, il lui écrit encore : « La deffîance se void d’un costé et le courroux de l’autre. Je suis de vostre avis, qu’il faut que quelqu’un se mettra entre deux, et veux bien estre celuy-là; non pour nostre justification envers le roy, qui est offensé, mais pour le rendre flexible à oublier l’offense et à recevoir les très-humbles requestes et remonstrances de ses serviteurs, qui n’ont point pensé à vouloir heurter son auctorité. » (3 janvier 1621.)
L’assemblée, à ce moment, se formait à La Rochelle. Lesdiguières empêcha le Dauphiné d’y envoyer aucun député ; il écrivait à l’assemblée (1er février) pour en presser la séparation : « Il ne sera point besoing que je vous envoie personne, aussy bien ne le puis-je faire, comme vous estes assemblez sans permission du roy ; non que je me veuille départir de vostre main, j’y veulx demeurer ferme et servir à l’église de Dieu en la profession de nostre religion, jusque au dernier soupir de ma vie. »
À ce moment même, Deageant travaillait à la conversion de Lesdiguières et disputait devant lui de la prédestination et de la communion avec un professeur du collège de Dye, nommé le Visconte, « subtil philosophe, Italien de nation, qui avait été catholique, mais qui pour lors était de la religion du duc[16]. » — « Le duc, au dire de son secrétaire, fut très ébranlé par les argumens de Deageant, et, d’une autre part, il était très pressé « par la duchesse, qui avait eu commandement du roy d’ayder à l’avancement de cette affaire, car elle était considérable à la cour, à cause du grand crédit qu’elle avoit auprès de luy. Il résolut sa conversion, mais il voulut qu’elle fût secrète pour trois principales raisons : l’une, afin qu’il eût moyen, avant sa déclaration, de s’assurer des places qu’il tenait, ce qu’il prétendait faire en appelant tous les gouverneurs auprès de luy pour leur lier les mains et pour les empescher de résister à sa volonté, l’autre afin d’obvier aux importunitez qui luy seroient faites sur ce sujet par ceux de sa religion, tant dedans que dehors l’estat, le troisième afin qu’il pût mieux disposer toutes choses pour ce regard, au consentement de Sa Majesté et à l’avantage de son service. » Là-dessus, Deageant lui donna parole, de la part du roi, que la connétablie serait rétablie en sa faveur sitôt qu’il se serait déclaré catholique.
Le secret ne fut pas si bien gardé qu’il n’en transpira quelque chose, et Luynes projeta de garder pour lui-même l’épée de connétable. Il envoya en Dauphiné un de ses agens, le marquis de Bressieux, pour essayer de faire renoncer Lesdiguières au projet dont Deageant lui avait parlé et pour obtenir qu’il se contentât de l’emploi de maréchal de camp général. On comprend la colère de Lesdiguières : il dissimula pourtant et avertit Deageant. Luynes lui envoya plus tard Bullion, pour l’amener à renoncer à la connétablie, le maréchal mit encore Deageant dans le secret; il le trouva dans sa chambre à Vizille et se répandit en plaintes amères : il n’était pas homme à être traité ainsi; il croyait, sans vanité, mériter ce qu’on lui avait promis. Il contenait un million d’hommes, qui pourraient allumer un feu qu’aucun favori ne pourrait éteindre. Deageant plaida la puissance du favori, la faiblesse du jeune roi et conseilla la patience. Lesdiguières se décida à ruser encore, renvoya Bullion avec de bonnes paroles et partit pour la cour. Le roi, qui ignorait les pratiques de Luynes, songeait encore à faire Lesdiguières connétable ; mais celui-ci, voyant le favori tout-puissant et craignant les effets de sa haine, engagea lui-même le roi à donner l’épée de connétable au duc de Luynes. Des avis secrets lui faisaient craindre d’être mis à la Bastille. Les églises affectaient déjà de le considérer comme prisonnier à la cour, et l’assemblée de La Rochelle n’écoutait plus les conseils qu’il envoyait. Il rappelait tout ce qu’il avait fait à Loudun, conseillait à l’assemblée d’écouter M. de Rohan, M. de La Trémoille, de ne pas contrevenir la première aux édits. L’assemblée soutenait qu’elle avait le droit de se réunir : elle se souvenait bien de ce qu’avait fait Lesdiguières à Loudun, où il avait donné sa parole au nom même du roi que, si les cahiers ne recevaient pas de réponse dans six mois, elle pourrait se réunir de nouveau de plein droit. La parole royale suffisait. Lesdiguières répondait que jamais le roi ne consentirait à négocier ni à traiter avec l’assemblée; il prendrait plutôt les armes contre des sujets rebelles. Le roi partit, en effet, le 1er mai 1621 ; Lesdiguières suivit l’armée, otage et prisonnier plutôt que général ; à Amboise, il eut une conversation avec Louis XIII, à la suite de laquelle il écrit à messieurs de l’assemblée : « Le roy s’y achemine vers vous, mais sans surcroît seulement d’un simple soldat; il n’a que sa suitte ordinaire... Considérez que si Sa Majesté avait dessein de vous visiter les forces en la main, il auroit faict levée d’une forte et puissante armée pour franchir et passer partout où il luy plairoit ; car c’est une maxime véritable que rien n’est impossible au roy pour le gouvernement de son estat, puisqu’il est l’image de Dieu, et qu’il est estably du ciel et soustenu de la main souveraine pour régir, retenir et manier ceux de son obeyssance... Voyons comme depuis la mort du grand Henry, d’heureuse mémoire, nos privilèges nous ont esté entretenus; nous avons esté maintenus, et je diray plus, nos faveurs ont esté de beaucoup augmentées. Plus on a, dit-on, plus on veut avoir... C’est un crime irrémissible que n’obeyr pas à son prince... Je voy tout le monde animé contre vous et jusques aux enfans publier que vous estes les auteurs du mal qui se prépare. »
Quand on approcha de Saumur, on demanda à Lesdiguières de s’entremettre avec le gouverneur Duplessis-Mornay pour le disposer à se retirer dans sa maison de la Forest pendant le séjour de sa majesté; après le départ du roi, le gouverneur rentrerait dans la ville. Le nouveau connétable et Lesdiguières en donnent leur parole. Mais quand le roi arriva, il se logea dans le château et en donna la garde au comte de Sault; et, lorsqu’il fut parti, on ne permit pas à Duplessis d’y rentrer. Lesdiguières se plaignit inutilement à Luynes de ce manque de parole : on promit à Duplessis de lui restituer son gouvernement au bout de trois mois, mais cette promesse ne fut pas tenue ; à Niort, Lesdiguières apprit la nouvelle de la mort de sa petite-fille, la comtesse de Sault[17] ; il en éprouva une grande douleur, toute la cour alla le visiter, et le roi lui-même alla lui offrir des consolations. Lesdiguières dut prendre le commandement de l’armée au siège de Saint-Jean-d’Angély ; mais ce commandement était presque nominal ; le père Arnoux, confesseur du roi, dit à un prélat qui vint lui rendre visite : « Nous le tenons, le renard ; il ne nous échappera pas. » Lesdiguières assista à la prise de Sainte-Foy. de Bergerac, de Clérac. Quand il fut question de mettre le siège devant Montauban, il s’excusa d’en dire son sentiment; mais, le roi le pressant, il conseilla de bloquer simplement la ville, montrant la place très forte, bien munie, la saison avancée, et craignant qu’une attaque ouverte ne pût réussir. Luynes fit résoudre le siège, et Lesdiguières demanda la permission de se retirer, pour prendre un peu de repos, dans sa vicomte de Villemur, entre Toulouse et Montauban. Quand le siège fut résolu, il retourna au camp devant Montauban ; mais, voyant que le nouveau connétable donnait tous les ordres et ne voulait point de conseil dans le commandement, il prit simplement le soin d’un quartier avec le prince de Joinville et le maréchal de Saint-Géran.
Pendant son absence, les protestans du Dauphiné avaient pris les armes ; l’assemblée de La Rochelle leur avait donné comme lieutenant-général Montbrun : les chefs dauphinois représentaient Lesdiguières comme prisonnier et prétendaient agir avec son assentiment. Au mois de novembre, il était encore devant Montauban; il jouissait secrètement de la déconvenue de Luynes, il critiquait les opérations du siège, qui dut enfin être levé. Un moment, Luynes songea à le faire arrêter ; il lui reprochait d’encourager les rebelles dauphinois, il le savait en correspondance avec le duc de Savoie ; mais, sur le conseil de Deageant, il le laissa retourner en Dauphiné. A peine arrivé, le maréchal promit une amnistie complète à ceux qui déposeraient les armes et tous les mouvemens de la province furent promptement apaisés.
Lesdiguières avait conçu l’espérance de dicter les conditions de la paix et entra en négociations avec le duc de Rohan. Il passa en Languedoc pour réduire le Pouzin et Bays, et envoya le président du Gros à Montpellier. Rohan fit bon accueil à cet envoyé, ce dont le parti populaire prit de l’ombrage. Quelques fanatiques pénétrèrent dans la maison du président du Cros, le percèrent de coups et le tuèrent sur place. Le duc de Rohan éprouva un mortel regret d’un si grand crime et fit un rigoureux exemple des coupables. Cependant Lesdiguières pressait vivement le siège du Pouzin et repoussait un secours de 500 hommes que le duc de Rohan avait envoyés à Blacons, lieutenant-général en Vivarais. Trois assauts furent repoussés; mais Rohan, voyant la ville perdue, renoua la négociation commencée par du Gros. Son agent, M. des Isles-Maisons, trouva Lesdiguières à Loriol, et put assister à un des assauts livrés au Pouzin. Il portait des instructions qui lui prescrivaient de dire à Lesdiguières que M. de Rohan avait les pouvoirs de l’assemblée de La Rochelle pour faire la paix, que les conditions de la paix seraient l’observation de l’édit de Nantes, la continuation des places de sûreté et l’oubli du passé. Lesdiguières lui répondit que l’assemblée de La Rochelle avait été fatale aux églises, et plaignit fortement le duc de Rohan de servir la cause de gens sans raison. M. des Isles put communiquer avec les assiégés, et, après une trêve de quelques heures, la ville capitula aux conditions les plus honorables. Le Pouzin, Bays, conservèrent des gouverneurs protestans. Il fut convenu que Lesdiguières rendrait le Pouzin si l’on ne pouvait faire une paix générale.
Lesdiguières et Rohan signèrent des articles de paix au commencement d’avril. Dans un mémoire que le premier envoyait peu après au duc de Savoie, nous trouvons ces mots : « Pour l’entreveue de M. de Rohan et de nous, elle est faitte fort franchement, estant demeurez très bons amys et de bonne intelligence, ayant recogneu en luy un très grand désir de la paix, et, quoy qu’on die, très bon serviteur du roy... Le Roy veut que les nouvelles fortifications soyent rasées, excepté La Rochelle et Montauban; l’église consent qu’elles soient rasées, excepté Sainte-Foy, Gastres, Nismes, Montpellier et Uzès, où elles accordent le razement d’un bastillon en chascune ; mais je croy que le roy se contentera qu’on en raze deux tours; assemblées deffendues sans permission du roy, à peyne de crime de leze majesté ; les sinodes et les coloques se tiendront, suivant l’édict, en présence d’un magistrat royal[18]. »
Les députés chargés de porter au roi les articles de la paix ne le trouvèrent plus à Paris; Rohan raconte dans ses Mémoires que les partisans de la guerre avaient emmené Louis XIII à Orléans. Lesdiguières, au reste, n’était plus aussi pressé de conclure la paix. Luynes était mort le 14 décembre 1621 ; ses débiles mains n’avaient tenu qu’un instant l’épée de connétable. Le favori avait voulu avoir Lesdiguières comme témoin de ses triomphes et comme complice de ses rigueurs contre les protestans; mais Lesdiguières était bien vengé : son roi avait dû tourner le dos à Montauban, Luynes avait souffert avant de mourir les mépris de celui qui l’avait élevé si haut; le vieux serviteur d’Henri IV voyait de nouveau tous les yeux se tourner vers lui, ceux des catholiques comme ceux des protestans. Il veut cette fois se faire prier; dans son « instruction à M. de Créqui s’en allant vers le roi, sur son abjuration et son élévation à la charge de connétable de France[19], il écrit : « Quant à ce que Sa Majesté a daigné de me vouloir honnorer de la charge de conestable de France, je suplie très humblement Sa Majesté de considérer mon âge, mon infirmité à cause de ma surdité, et aussi de mon incapacité en une charge si pezante et de tel pois... Si par-dessus ces remontrances, Sa Majesté persiste en cette résolution, je recognois très bien qu’en l’état où sont ces affaires que nul ne peut exercer cette charge qu’il ne face profétion de la religion catholique romaine, chose très dure à moy qui ay toute ma vie fet profession de la religion prétendue réformée[20]. Considérera Sa Majesté, s’il luy plet, que je la puis servir envers ceulx de la religion demeurant en Testât que je serés, et au contrère je pers la créance que je puis avoir envers eux, outre le regret qui m’en demeure. Si par-dessus toutes ces remontrances Sa Majesté persiste, pour luy tesmoigner que je vous céder à toutes ses volontés, je suplie très humblement Sa Majesté de se contanter que pour luy pleire et obéhir je l’acompagnerai à la messe et vespres, les entandrei avec lui, me désisterai de fère ailleurs l’exercice de ma religion, atandant que Dieu et le temps y pourvoie par sa sainte grâce. »
Quelques jours après, il écrit au roi : «Cette charge de connestable est la seconde colonne de Testât sur laquelle est suspendue la grandeur de votre règne ; le titre n’est pas seulement pour orner le frontispice d’un livre ny les provisions les archifs d’un cabinet, les soins à quoy cet honneur oblige veullent un homme antier, séparé des appréhentions de la retraicte, une force vigoureuse et gaillarde et les sens esloignés de la descrépitude. » Il hésite encore, ou feint d’hésiter; il craint de plier sous le faix d’une si grande faveur : il conseille au roi de chercher ailleurs. Il avait, en fait, pris son parti et craignait seulement de montrer trop de hâte ; il était informé de tout ce qui se passait en cour ; il savait qu’on avait résolu le siège de Montpellier, et que les conseillers violens du roi disaient qu’il fallait s’assurer à tout prix de Lesdiguières, ou bien aller le chercher en Dauphiné et s’emparer de sa personne, ou bien le faire connétable. On ne négociait plus que pour avoir l’abjuration. On envoya à Lesdiguières Bullion, conseiller d’état, qui le trouva à Grenoble, mettant sur pied de nouvelles troupes ; le maréchal de Créqui arriva ensuite avec les lettres de la charge de connétable et la commission de lui donner le collier de l’ordre des chevaliers du Saint-Esprit. L’archevêque d’Embrun se rendit aussi à Grenoble : enfin Lesdiguières reçut le parlement, et le président, parlant au duc, lui dit : « Monsieur, je vous ai déjà fait entendre plusieurs fois comme le roy vous veux faire connaître, pourveu que vous soyez catholique : vous m’avez promis de me faire sçavoir votre intention; c’est ce que j’attends à cette heure, en présence de messieurs du parlement, qui ont été priés d’être témoins de votre réponse. » Elle fut ainsi : « Monsieur, j’ai toujours été très obéissant aux commandemens du roi ; je suis catholique et en estat de faire tout ce qui luy plaist ; » et se tournant vers la cour de parlement et vers la noblesse qui l’environnait: « Messieurs, dit-il, allons à la messe[21]. » Il se rendit en grande procession à l’église, où l’attendait l’archevêque ; le lendemain, le connétable fut fait chevalier du Saint-Esprit et reçut la sainte communion. Il se rendit ensuite à Vizille et fit consacrer au culte catholique un temple qu’il avait fait bâtir autrefois pour le culte réformé,
Henri de Rohan, qui était à ce moment en correspondance avec Lesdiguières, lui écrivit de Montpellier qu’il était disposé à le rencontrer dans une nouvelle entrevue, et promit d’y apporter un esprit très pacifique. Il ajoutait : « j’ay aussi appris, Monsieur, que le roy vous avait honoré de la charge de conestable de France, dont je vous félicite, bien fasché néantmoins que vos longs et grands services ne vous l’ayent peu acquérir sans gehenner vostre conscience[22]. » Ces simples mots venant d’un tel homme émurent sans doute le vieux connétable plus que les doléances des ministres et les factums écrits à l’occasion de son abjuration.
Louis XIII s’approcha de Lunel, quand il résolut de faire le siège de Montpellier, et Lesdiguières alla le trouver à La Verune, entre Lunel et Nîmes, où il prêta le serment de sa charge. Il espérait toujours traiter de la paix avec Rohan, et s’aboucha avec lui à Saint-Privat. A la suite de cette entrevue, Rohan entra dans Montpellier, mais il ne put décider les habitans à accepter les articles dont il était porteur. Les négociations furent interrompues et le siège commença. Lesdiguières demanda au roi la permission de retourner en Dauphiné pour lever des troupes qu’il enverrait par le Rhône. Il retourna plus tard au camp et reprit le traité avec le duc de Rohan. Cette fois, ce dernier réussit à convaincre ceux de Montpellier, et la paix générale fut conclue.
Après l’établissement de la paix générale, le roi se rendit de Montpellier à Avignon et à Grenoble. Il y fut reçu par le connétable et lui fit l’honneur d’aller voir sa maison de Vizille, où il fut magnifiquement traité. Lesdiguières accompagna le roi à Paris; il y fut pourvu du gouvernement de Picardie et en inspecta les places. Il mit sur le tapis l’affaire des Grisons et de la Valteline, conseilla une ligue avec Venise et le duc de Savoie, et quitta la cour pour aller préparer avec ce prince la guerre de Gènes. Pendant son séjour à Paris, il avait conseillé au cardinal de Richelieu d’employer en Italie le duc de Rohan et son frère Soubise. La guerre résolue, il assembla en Bresse une armée de 15,000 hommes de pied et de 9,000 chevaux; mais on donna une grande partie de ces troupes au marquis de Cœuvres (depuis maréchal d’Estrées), pour tenir en échec Tilly, et il ne resta au connétable que 6,000 hommes de pied et 500 chevaux. Il passa les Alpes au cœur de l’hiver et rejoignit à Turin le duc de Savoie, qui avait 12,000 hommes et de l’artillerie.
La campagne de Gênes ne fut point heureuse : Lesdiguières en attribua l’insuccès à la jalousie du duc, qui contrecarra tous ses desseins. Le connétable voulait aller du côté de Savone et prendre dans ce port sa base d’opérations. Le duc préféra s’attaquer aux places du Montferrat, qui sont sur la frontière du Milanais. La ville et le château de Gavy furent d’abord emportés (22 avril 1625) ; mais les Espagnols, sous le duc de Feria, investirent et prirent Acqui, et l’armée qui s’acheminait sur Savone dut battre en retraite. Gavy fut repris, et les Espagnols allèrent mettre le siège devant Verrue : le connétable les força de lever le siège, et, après un brillant combat, les mit en pleine retraite. Le duc de Savoie voulait les suivre dans le Milanais, mais Lesdiguières avait l’ordre exprès de n’y pas entrer; il quitta l’armée et se retira en Dauphiné.
En arrivant à la Mure, où était l’une de ses terres, il apprit que Brizons s’était saisi du Pouzin et avait joint ses armes à celles des mécontens du Vivarais. Brizons traita avec le connétable, moyennant la somme de 26,000 livres et le brevet de maréchal de camp, le rasement du château et de la citadelle, et quelques autres conditions. Ce traité fut accepté par Richelieu, qui dit à ce propos que « M. de Lesdiguières avait fait action de M. de Lesdiguières. »
Pendant les derniers temps de son séjour en Italie, le connétable était d’assez méchante humeur. Les obstacles qu’il avait traversés dans l’entreprise de Gênes, la subordination au duc de Savoie, l’avaient fort mécontenté. Une force secrète le ramenait à la cause des protestans, qu’il avait abandonnée. Le 24 décembre 1625, il écrivait de Turin au roi pour le détourner d’accabler La Rochelle ; tout en blâmant « l’obstination de ce peuple débauché,» il ose dire : « Je vous donne cecy pour une vérité plus certaine que la lumière, que si Vostre Majesté laisse naistre du trouble dans son estat, elle donne la partie gaignée aux Espagnols et leur ouvre le dernier chemin à la monarchie universelle. » Il condamne la rébellion des Rochellois, mais il conseille d’user de prudence « et de pratiquer cette adresse si nécessaire qui semble faire partie des fonctions de la royauté... Tout ce qu’on peut dire pour desguiser la sincérité de mes intentions et tous les artifices des mauvais esprits qui me veulent rendre inutile ne sçauroient m’empescher de vous dire mes sentimens comme j’y suis obligé, et je ne feindray point de protester pour la décharge de ma conscience que vous conseiller en ce temps-c’y de porter vos armes à La Rochelle et faire un enbrasement qui deviendra bientôt général, ce n’est nullement vous servir. » Il conseille donc d’ajourner la lutte contre les Rochellois, et « peut-être cependant recognoistront-ils leur debvoir, et outre qu’ayant faict glorieusement vos affaires en Italie, vous pourrez triompher à la fois de deux ennemys ensemble, des intestins et des estrangers[23]. »
Lesdiguières était dans les mêmes sentimens quand il se hâtait de traiter avec Brizons, en faisant à ce partisan de grands avantages ; il était si pressé de le désarmer qu’il avança de ses propres deniers la somme d’argent qui lui était promise dans le traité. Il était tout aux affaires d’Italie et songeait à entrer encore en campagne, quand la maladie vint le surprendre à Valence. Il y fut pris de la fièvre, le 21 août 1626; il vit venir la mort avec beaucoup de calme et donna encore des ordres pour le logement de l’armée d’Italie peu d’heures avant de rendre le dernier soupir. Son corps fut porté à Grenoble et ensuite dans le tombeau qu’il avait fait depuis longtemps préparer. Il avait atteint l’âge de quatre-vingt-huit ans, et avait conservé jusqu’au bout sa force et son intelligence.
Lesdiguières reste dans l’histoire comme une des figures originales de ce XVIe siècle, si fécond en caractères singuliers; non pas, certes, une des plus nobles ni des plus grandes, mais une de celles qui sont marquées des traits les plus vigoureux. C’est le soldat de fortune, qui, ne devant rien à la naissance et à la richesse, s’élève par degrés dans les troubles civils par sa valeur et sa ténacité, qui conquiert pied à pied une province, s’y établit, y règne et fait sentir à tous le prix de son alliance ; aussi redouté de ses alliés que de ses ennemis ; morigénant sans cesse les églises protestantes qu’il finit par trahir; retenu dans l’obéissance à la couronne autant par ses intérêts que par le devoir; guidé aussi par une clairvoyance inouïe qui lui montra de tout temps, aux heures les plus sombres de la guerre civile, le triomphe définitif de la monarchie nationale. Tenant les clés des Alpes, familier avec tous les cols et toutes les vallées, il comprit avant d’autres, avant Richelieu, avant Mazarin, le rôle que la nature donnait aux ducs de Savoie, et il aurait voulu en faire les sentinelles et l’avant-garde de la France contre la puissance espagnole. Placé aux extrémités du royaume, il surveillait toutes les affaires d’Italie, avait un œil sur Genève, un autre sur la Valteline et les Grisons ; il servait la France en se fortifiant lui-même dans son Dauphiné, où il avait fini par être une façon de roi, on pourrait dire de tyran. On trouve dans sa vaste correspondance des ordres qui montrent jusqu’à quels détails allait cette tyrannie; il défend un jour, par exemple, aux habitans d’un village d’acheter d’autre vin que celui de ses vignes. Sa rapacité était extrême et avait toujours été en grandissant ; les confiscations, les guerres lui avaient donné, pendant plus d’un demi-siècle, les moyens d’accumuler une immense fortune : il avait une quantité de maisons qu’il ornait et embellissait sans cesse. Son ambition, qui n’avait pas plus de limites que son avarice, le conduisit à l’abjuration et, avant l’abjuration, à une longue dissimulation avec les églises. Il en était resté l’un des protecteurs et des conseillers attitrés, quand il songeait depuis longtemps à les quitter. Il faudrait une forte dose de naïveté pour croire que son abjuration fût une conversion : ses lettres au roi ne laissent planer aucun doute sur ce point ; mais Lesdiguières n’avait pas pour « sauter le fossé » les raisons d’Henri IV. Il ne pouvait se flatter que son abjuration était nécessaire à la paix du royaume; elle contrista simplement les églises protestantes, sans réjouir beaucoup les catholiques. Leduc de Bouillon, comme lui placé à l’extrémité du royaume, ayant comme lui la triste expérience que donnent les guerres civiles, avait souvent conseillé aux églises la modération et la patience ; mais il n’avait pas ôté toute valeur à ses conseils en trompant et enfin en quittant ceux à qui il les donnait. On crut généralement qu’en achetant si cher l’épée de connétable, Lesdiguières céda aux importunités de celle qui était devenue sa femme ; Marie Vignon écrivit au pape dès le lendemain de l’abjuration: elle se savait méprisée et détestée des ministres protestans. La femme de Matel, du marchand de soie de Grenoble, débarrassée de son mari par un crime, avait étonné le Dauphiné par le scandale et l’audace de sa fortune : la reine mère la ménageait, le duc de Savoie lui faisait sa cour; elle avait pris sur l’esprit du vieux connétable un empire sans bornes ; elle avait fait alliance avec les Créqui, et fait épouser à Charles de Créqui, après qu’il eut perdu sa femme, la fille légitime du connétable, Françoise, la fille illégitime. Elle avait marié sa seconde fille Catherine à François de Créqui[24]. Femme avide autant qu’artificieuse, elle avait encouragé l’avarice du vieillard, son âpreté envers ses débiteurs: il avait pris de toutes mains, profité des guerres de religion pour s’attribuer les revenus des biens ecclésiastiques. Nous le voyons, déjà connétable, se défendre dans sa correspondance contre ceux qui l’accusaient de garder des montres de l’armée. Il avait le duché de Champsaur avec ses vingt paroisses, nombre de seigneuries dans le Dauphiné, Coppet en Suisse, Treffort, Pont-de-Veyle, Châtillon en Bresse, Pont-d’Ain en Bugey, Villemur en Languedoc, Seyne en Provence. Il fit bâtir ses maisons par les vassaux de l’évêque de Gap, dont il avait pris les fiefs. Les paysans croyaient qu’il avait un pacte avec le diable, et on raconta longtemps dans les chaumières que toutes les femmes du Champsaur avaient perdu leurs cheveux à force de porter des pierres sur la tête, pendant qu’on bâtissait son château.
Lesdiguières mourut tout entier ; il ne fonda point une race, et perdit, jeune encore, son seul fils. Il travailla du moins pour la France. Sa fidélité à Henri IV couvre beaucoup de ses fautes: fidélité égoïste, si l’on veut, mais entière, absolue, si grande qu’elle survécut, pour ainsi dire, à Henri IV, et le retint encore dans le devoir pendant les années troublées et honteuses de la minorité de Louis XIII. Confident des grands desseins d’Henri IV, Lesdiguières ne les oublia jamais ; ce n’était pas seulement un soldat, c’était aussi un politique.
AUGUSTE LAUGEL.
- ↑ Histoire de la vie du connétable de Lesdiguières, par Louis Vidal, secrétaire dudit connétable ; Paris, chez Pierre Rocolet, 1638.
- ↑ Bertrand Raymbaud de Simiane.
- ↑ Archives municipales de Briançon.
- ↑ Bernard de Nogaret de La Valette, gouverneur de Provence et amiral de France, né en 1553, tué en 1592, au siège de Roquebrune.
- ↑ Charles de Lorraine, duc de Mayenne (du Maine, du Mayne), grand-amiral et lieutenant-général du royaume, fils de François, duc de Guise, né en 1554, mort en 1611.
- ↑ Le colonel Alphonse Ornano, colonel des Corses, lieutenant-général en Dauphiné.
- ↑ Lettre du président de Saint-Jullien au roi, 12 septembre 1604.
- ↑ Des lettres patentes, données en 1810 par Henri IV, autorisent Françoise et Catherine de Bonne, filles adultérines de Lesdiguières, à succéder au nom, aux armes et à 100,000 livres des biens de leur père. Ces lettres sont signées : Henri, — par le roi-dauphin.
- ↑ Actes et Correspondance, t. II, p. 32.
- ↑ Le lieu où fut assassiné Matel garda longtemps le nom de « malanot » (la mauvaise nuit).
- ↑ 28 décembre 1615. (Actes et Correspondance, t. II, p. 93.)
- ↑ Actes et Correspondance, t. II, p. 108. (Lettre au roi du 14 novembre 1616.)
- ↑ Marie de Médicis écrivait, le 12 juillet 1615, à Lesdiguières : « j’ai aussi esté bien advertie de la particulière affection que la marquise de Treffort porte à ce qui est de mon service et contentement, dont je lui sçay très bon gré et m’en ressouviendray. Et parce que je voy qu’elle se règle en cela principalement en ce qu’elle reconnoist être de votre inclination, je vous ay voulu tesmoigner par celle cy le particulier ressentiment que j’en ay. » Tout le monde, on le voit, ménageait la favorite, comme le prouve cette lettre, que nous trouvions récemment dans les manuscrits Colbert. (Bibl. nat., 500 Colbert, V. 39, p. 304.)
- ↑ Lettre d’avril 1619, t. II, p. 245.
- ↑ Lettre à l’assemblée de Leudun, signée Lesdiguières et Chastillon. de 17 mars. (Actes et Correspondance, t. II. p. 271.)
- ↑ Vidal, p. 354.
- ↑ Catherine de Bonne était la tante de son mari ; le comte de Sault était fils de Charles de Créqui et de Madeleine de Bonne (fille de Lesdiguières et de Claudine de Béranger). Il restait encore au maréchal une fille.
- ↑ Actes et Correspondance, t. II, p. 356.
- ↑ Actes et Correspondance, t. II, p. 363.
- ↑ Depuis quelque temps déjà, Lesdiguières se servait de ces termes « prétendus formés, » auxquels les protestans faisaient objection.
- ↑ Vidal, p. 384.
- ↑ Bibliothèque de l’Institut, manuscrit Godefroy, vol. 269, p. 97, copie.
- ↑ Actes et Correspondance, t. II, p. 430.
- ↑ En 1640, les Créqui, pour empêcher Françoise, comme héritière de sa sœur et de son père, d’élever des droits sur l’immense fortune du connétable, et pour faire passer toute cette fortune dans les mains du fils que Charles de Créqui avait eu de son premier mariage avec Madeleine, la fille légitime, obtinrent des lettres patentes qui déclaraient Françoise et Catherine de Bonne inhabiles à succéder, comme filles nées en double adultère. La connétable de Lesdiguières mourut en 1635.