Le Dernier Rendez-vous (RDDM)

LE
DERNIER RENDEZ-VOUS.


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Vers le milieu de l’automne, par un de ces temps pacifiques du mois de septembre où le ciel brille d’une sérénité particulière aux derniers beaux jours de l’année, un jeune homme qui paraissait avoir trente ans quittait, à la station de Sèvres, le convoi du chemin de fer se dirigeant sur Versailles, et prenait la route qui mène à Ville-d’Avray. Il était accompagné d’une femme dont la demi-toilette du matin indiquait une personne habituée aux élégances de la vie parisienne. À peine étaient-ils sortis du débarcadère et avaient-ils fait quelques pas sur la route, — la femme releva vivement le voile qu’elle avait tenu baissé pendant le trajet du chemin de fer. Avec, un mouvement de vivacité qui semblait trahir un sentiment de curiosité long-temps contenue, son compagnon se pencha vers elle, et pendant un instant la regarda sans rien dire ; mais cependant que de paroles dans ce rapide regard, et quelles paroles ! En se voyant examinée ainsi et d’aussi près, la femme ne put s’empêcher de tressaillir ; une nuance d’inquiétude parut et disparut sur son visage, où un gai sourire effaça bientôt toute trace de l’émotion passagère qu’elle n’avait pu contenir. Elle paraissait avoir le même âge que son cavalier, un an ou deux de moins peut-être ; elle n’était ni belle ni même jolie, mais ses traits irréguliers étaient pleins de sympathie, mais ses yeux couleur de la mer, et d’où jaillissait un éclat à la fois pur et tendre, répandaient sur sa figure un charme vague, rempli d’une séduction indéfinissable ; elle semblait enfin appartenir à une certaine nature de femmes dont la fréquentation peut ne pas inspirer de fantaisie, mais pour lesquelles on n’éprouve jamais moins qu’une passion profonde. Deux ou trois rides imperceptibles traversaient son front, dont la blancheur mate ressortait encore dans l’encadrement de sa chevelure noire et luisante. Depuis quelques instans, à cette pâleur, qui n’était point le hâle blafard d’une mélancolie de convention, ni d’une santé délicate, se mêlait peu à peu un coloris rosé qui semblait indiquer une transpiration de bien-être intérieur, et donnait à son visage une animation charmante.

Ils allaient ainsi tous deux par un beau chemin sous de grands arbres émus par la brise ; derrière eux et devant eux, partout la verdure ; ici des jardins, là des champs, plus loin les bois où le jaune automne commençait à jeter ses teintes fauves ; — sur leur tête, un beau ciel où l’été brûlait sa dernière fournée ; sous leurs pieds, l’herbe verte encore où leurs pas se moulaient à peine, tant leur démarche était légère, lui pressé d’arriver sans doute, elle pressée de le suivre. Certes, celui-là qui les eût ainsi rencontrés au bras l’un de l’autre aurait pu leur dire : D’où venez-vous ? mais il n’eût point songé à leur demander où ils allaient, car il aurait pu le deviner rien qu’au sillage amoureux que laissait leur passage. Cependant ils marchaient presque sans causer, échangeant à peine à de rares intervalles quelques mots indifférens qui n’avaient aucun rapport avec leur situation commune, parlant ainsi moins pour parler que pour entendre le son de leur voix et se prouver à eux-mêmes qu’ils étaient bien ensemble et que leur réunion n’était point un rêve.

Au bout de vingt minutes, ils étaient arrivés à l’extrémité du village de Ville-d’Avray et s’arrêtaient devant la porte d’un restaurant, où ils entrèrent. Le jeune homme demanda qu’on leur fît préparer à déjeuner. Le maître de cet endroit, demi-auberge, demi-cabaret, habitué à recevoir des couples citadins, leur offrit un cabinet ; mais elle et lui, d’un mouvement commun, répondirent en souriant qu’ils préféraient rester au grand air et qu’on les servît dans le jardin.

Quelques instans après, ils étaient assis en face l’un de l’autre, auprès d’une table rustique. Leur couvert avait été dressé sous un berceau de vigne folle, ayant vue sur les étangs de Ville-d’Avray, dont les eaux servaient de miroir aux collines boisées qui les entourent. Un groupe d’enfans jouaient sur les bords de l’étang. Les uns essayaient de mettre à flot une barque échouée au rivage ; les autres, ayant surpris les lignes oubliées par un pêcheur, luttaient entre eux à qui le premier jetterait l’hameçon, et pour une ablette qui venait mordre par hasard, c’était un chorus à fatiguer les échos. À cette rumeur enfantine venait se joindre, de la berge opposée, le battement du lavoir sonore, où la chronique du village fredonnait son cancan quotidien. Tout ce paysage charmant exposé dans un cadre lumineux, les figures rustiques et les bruits familiers qui l’animaient, furent pour celle et celui qui venaient de s’asseoir sous les pampres sauvages un spectacle dont la contemplation fit naître au même instant dans le cœur de l’un et de l’autre un émoi commun, une pensée commune. Ils se la communiquèrent par un simple échange de regards, auquel ils ajoutèrent une rapide pression de main, comme si cette mâle caresse de l’amitié leur semblait plus puissante qu’une tendre parole pour exprimer la joie qu’ils éprouvaient l’un et l’autre à se voir tous les deux en si parfait accord.

Ce fut alors qu’une servante apporta le déjeuner.

C’était, à vrai dire, un assez frugal repas, improvisé à la fortune d’une maigre cuisine dont les fourneaux ne flambaient guère que le dimanche. Néanmoins le jeune homme se mit à manger sans façon, invitant sa compagne à l’imiter, ce qu’elle fit de bonne grâce, mordant bellement et à belles dents au pain bis, et buvant, sans trop faire la grimace, le petit vin de pays qui moussait dans son verre. Le commencement du déjeuner fut encore à demi silencieux. Cependant dans leur silence même, et jusque dans l’attitude réservée qu’ils conservaient en face l’un de l’autre, on sentait palpiter le désir égal qu’ils avaient de rompre ce silence, et leurs moindres gestes trahissaient cette préoccupation. Il y eut un moment où, le pied de la jeune femme ayant involontairement effleuré sous la table celui de son voisin, elle sentit la vibration soudaine que ce léger contact venait d’imprimer à tout son être, et, la seconde après, leurs mains s’étant rencontrées en prenant un fruit dans une assiette, ce fut elle à son tour qui tressaillit comme sous un choc électrique.

Tout à coup le jeune homme, désignant la table où ils se trouvaient assis, lui dit en souriant :

— Cette place m’est heureuse. Il y a environ un mois, j’ai fait ici même un dîner champêtre ravissant.

— En tête-à-tête ? demanda sa compagne.

— Non, répondit-il simplement. J’étais avec plusieurs de mes amis. Nous nous sommes trouvés si bien sous ce berceau, que nous avons manqué le dernier départ du chemin de fer, et force nous a été de retourner à Paris à pied.

— Quel grave motif avait donc pu vous attarder ainsi ?

— Une causerie intime qui s’est engagée après le dîner. Nous étions là quatre ou cinq camarades, tous entrés à la même époque dans la carrière difficile où chacun de nous devait heureusement réussir, ayant suivi pendant long-temps le même chemin, liés par une commune solidarité d’espérances et de peines, si fraternellement unis qu’il est telle année où nous ne sommes pas restés une heure sans nous voir. Puis peu à peu la nécessité, les exigences d’intérêt, ce refroidissement progressif qui est pour ainsi dire une loi de physique morale à laquelle les affections de l’homme sont soumises, nous avaient éloignés les uns des autres. — Je prends par ici, et moi par là, avait-on dit le jour où l’égoïsme nous avait appris sa brève devise : Chacun de son côté. Pendant sept ou huit ans, nous avions donc vécu isolés les uns des autres. On se rencontrait bien quelquefois ; mais dans ces rencontres rapides on n’échangeait guère qu’un serrement de main, quelques paroles à peine, encore moins à propos de soi qu’à propos des autres, et dans le métier que nous faisions tous alors, quand deux amis parlent d’un troisième, c’est bien souvent le duo de la médisance et de l’envie. Au reste, pas un mot du passé. On s’occupe bien d’hier, quand demain est à la porte avec le surlendemain sur les épaules ! On se quittait sur un bref adieu. — Bonjour, porte-toi bien, je suis pressé. — Et moi donc ! — Et les talons tournés, on n’était déjà plus que deux indifférens, ne pensant plus l’un à l’autre. Le dimanche en question, à la suite d’une solennité artistique qui nous avait tous réunis, nous vînmes dans cette campagne passer le reste de la journée, et, comme je vous le disais, c’est ici même, à cette table où nous voilà, que nous avons si bien dîné, tous unis et de bonne humeur comme au temps où nous dînions si mal.

Rien ne pousse à la franchise comme ces petits vins francs nés sur les coteaux modestes, ajouta le jeune homme en montrant son verre, resté à demi plein devant lui. La causerie devint bientôt entre nous plus animée, plus familière et plus franche ; aussi peu à peu tous les convives se trouvèrent-ils à un niveau de quiétude égale ; tous les visages respiraient la même cordialité indulgente, tous les esprits se trouvaient également disposés à l’oubli des petits incidens qui avaient pu refroidir notre amitié, et tous les cœurs, à l’unisson, murmuraient intérieurement le vieux refrain : Bonheur de se revoir ! Ce fut alors qu’on vint à parler du passé, de ce passé dont nous étions déjà séparés par sept ou huit calendriers jaunis. Au premier appel, les souvenirs s’éveillèrent en foule. T’en souviens-tu ? c’était le mot qui commençait toutes les phrases, la parole enchantée qui volait de bouche en bouche, faisant les fronts, tour à tour sourians ou pensifs. Au milieu de l’enthousiasme ému qui nous avait gagnés, passaient et repassaient tous nos jours d’autrefois. — C’est moi, disait celui-ci, qui suis le gai dimanche des belles saisons, vert en avril, jaune en septembre. — C’est moi, disait l’autre, qui vous entraînais aux guinguettes, où se cambrent les tailles fines, où frétillent les pieds furtifs : vous souvient-il, ô Richelieu du petit bonnet, ô don Juan des robes d’indienne ? — Et puis c’étaient nos jours d’épreuve, de patience et de courage, qui nous répétaient à celui-ci comme à celui-là : — Nous sommes le malheur sans haine et l’obscurité sans envie. — Nous sommes le pain gagné durement, la pauvreté gaie, insoucieuse et libre, le gros sou des petites bourses, dont votre industrie savait faire un lingot. — Nous sommes la paresse et la rêverie des nuits d’été. — Nous sommes le travail des nuits d’hiver autour de l’âtre mort. — Nous sommes les plus beaux feuillets de votre vie. — Vous souvenez-vous ?T’en souviens-tu ? À ce rappel du passé se mêlaient le rire expansif, l’exclamation joyeuse, le malicieux propos à la pointe émoussée, et quelquefois aussi la note attendrie, certains mots dits de certaine façon, avec tel geste ou tel accent, qu’on hésite à dire, qu’on hésite à taire et qu’on dit cependant, de ces mots que les roués du paradoxe, chez qui l’esprit s’est changé en venin, ne peuvent pas entendre sans une larme discrète pleurée derrière une main qui fait semblant de gratter le front, — honnête petite larme qui lave tant de choses, mais qu’on n’ose pas laisser voir ! — Ah ! disait-on à chaque nouvelle apparition du passé, c’était le bon temps celui-là ! On n’avait rien, mais on partageait tout ! Tous nos plaisirs d’aujourd’hui ne feraient pas la monnaie d’une de nos joies d’autrefois ! Toutes nos peines de ce temps-là n’égaleraient pas un des soucis d’aujourd’hui ! — Je recommencerais bien notre ancienne vie, disait l’un. — Pour un jour, reprenait l’autre. — Non, ce n’est pas assez ; pour un mois. — Oh ! ce serait trop long ! répondait tout le monde. Puis tout à coup la causerie devenait triste. À ce banquet improvisé, toutes les places n’étaient point occupées, et ceux-là dont les noms nous vinrent sur les lèvres étaient partis pour l’absence éternelle. Alors, comme les soldats à la fin d’une bataille, on se mit à compter ses morts. Celui-ci avait été tué dans la pleine sève de ses vingt ans. Il avait brusquement quitté la vie, comme on s’en va d’un endroit où l’on est mal, sans plaintes pourtant, mais aussi sans regrets. Celui-là s’était réveillé un matin sur le lit des pauvres, entre les prières d’un ange de charité qu’il appelait « ma sœur » et un prêtre à cheveux blancs qui le nommait « mon fils, » en lui mettant Dieu sur les lèvres. Le troisième avait été frappé tout ruisselant des sueurs du travail et penché encore sur son œuvre inachevée. Comme on lui fermait les yeux, la Providence, que l’ingratitude des hommes a rendue insoucieuse et lente, accourait lui apporter ce qu’il avait si long-temps demandé, le pain du jour. — Vous venez bien tard, avait dit le moribond, et, désignant ses amis assemblés à son chevet, il ajouta : — Partagez ma part à ceux qui restent.

— Pauvre ami ! interrompit la jeune femme, vous aussi, vous avez bien souffert.

— Mes amis et moi nous fûmes durement éprouvés, il est vrai, mais nous avons traversé ce temps d’épreuve sans qu’une voix parmi nous s’élevât pour accuser la destinée : nous savions que le désespoir est un mal contagieux, et dans les plus pénibles traverses, si quelqu’un se laissait abattre, il cachait sa faiblesse pour qu’elle ne gagnât point les autres. La mort même, en frappant nos plus chers, n’avait pu arracher un sauve qui peut à ceux qui restaient, et quand notre douleur en deuil pouvait répéter comme les trappistes « Frères, il faut mourir, » notre résignation active se remettait à la vie en répétant au contraire : « Frères, il faut espérer. »

— Cependant, continua le jeune homme en reprenant son récit, le triste hommage que nous venions de rendre à ceux qui n’étaient plus ne fut, pour ainsi dire, qu’une courte parenthèse, que l’on se hâta de fermer. Les fantômes fraternels évoqués un moment par nos souvenirs disparurent comme des ombres légères, et passant d’un extrême à l’autre, après avoir parlé des morts, on se mit à parler de l’amour. On se rappela les robes blanches et les robes roses, les cheveux noirs et les cheveux blonds : chacun prit plaisir à faire revivre dans sa pensée les figures tour à tour folâtres ou tendres des favorites fidèles ou des volages qui jadis avaient peuplé le harem de sa jeunesse. — Ah ! ma petite chambre, d’où je voyais les moulins de Montmartre et les yeux d’Eugénie, disait l’un ; vous souvenez-vous d’Eugénie ? — Et Pauline ? et Clara ? — Étions-nous fous ! étaient-elles folles ! Parmi tous ces noms de femmes, qui dans un temps éloigné avaient appris et peut-être désappris l’amour à la plupart d’entre nous, un des convives mêla tout à coup votre nom. — Et toi, Olivier, me demanda-t-il, as-tu revu Marie ? — À cette question tous les regards se tournèrent alternativement vers moi et vers l’un de nos compagnons dont l’attitude embarrassée dénotait assez l’impression vive et pénible qui venait de s’éveiller en lui.

Je vous ai dit que tous mes anciens camarades se trouvaient réunis à ce dîner, reprit après un court silence le jeune homme qui portait le nom d’Olivier ; je n’ai pas besoin de vous dire comment s’appelait celui qui avait pâli, en même temps que moi, en entendant parler de celle que l’on nommait Marie.

— Oh ! mon ami, interrompit la jeune femme en baissant les yeux, était-il bien utile de ne pas oublier ce détail ? et pourquoi jeter dans notre entrevue fugitive un souvenir qui me force à baisser les yeux devant vous et à retirer ma main de la vôtre, où elle était si bien ? ajouta Marie en essayant faiblement de dégager sa main de celle d’Olivier.

— Pardonnez-moi, reprit vivement celui-ci, et ne voyez pas une indélicatesse dans une chose que je ne pouvais passer sous silence pour arriver à ce qui me reste à vous apprendre. Comme je vous le disais donc, notre groupe, jusqu’alors si joyeux, devint embarrassé, silencieux ; une même inquiétude se lisait sur tous les visages ; on sentait de part et d’autre qu’un anneau venait de se briser dans la chaîne ressoudée de notre amitié renaissante, car votre nom, tombé au milieu de notre causerie jusque-là si expansive et si cordiale, rappelait à la mémoire de tous les assistans la seule action mauvaise qui eût été commise par l’un de nous dans un temps où nous ne comprenions pas encore que la méchanceté pût être pardonnée, même à l’esprit… L’auteur de cette trahison…

— Oh ! vous n’êtes pas généreux, Olivier, interrompit brusquement Marie, et cette persistance à parler de ce qu’il vous serait si facile de taire me punit cruellement d’avoir consenti à vous revoir.

— Encore une fois, Marie, ne donnez pas à mes paroles un sens qu’elles n’ont point. Dans cette trahison, je l’ai su depuis, vous fûtes moins la complice d’Urbain que sa victime. Jadis j’ai souffert, et bien souffert en effet ; mais si j’ai pleuré comme un enfant, si j’ai voulu mourir, ce ne fut pas seulement parce que mon premier amour et ma première amitié avaient été trahis l’un et l’autre, et l’un par l’autre : c’était aussi parce que vous étiez perdue pour moi, et parce que mon ami ne me pardonnait point d’avoir eu quelque chose à lui pardonner.

Voyant l’état de gêne où sa malencontreuse question avait jeté tout le monde, celui qui me l’avait adressée tenta de faire oublier l’incident que votre nom avait rappelé dans toutes les mémoires. Comprenant sa pensée dès les premiers mots, tous les convives s’y associèrent ; mais, si habile qu’elle fût, la transition avait été trop prompte. On parlait bien d’autres choses, mais chacun, tout bas, songeait à celle dont on avait voulu éviter de parler. Urbain et moi étions les seuls qui eussent gardé le silence. Lui se tenait debout contre cet arbre que voici et en taillait l’écorce avec son couteau pour se donner une attitude indifférente ; moi, j’étais assis à cette même place où vous êtes, n’écoutant pas ce qui se disait autour de moi, ma tête dans l’une de mes mains, et de l’autre faisant des efforts pour comprimer les battemens de mon cœur, dont la première blessure venait de se rouvrir subitement. Mes amis, voyant l’isolement volontaire dans lequel nous étions l’un et l’autre, devinant à l’air de notre visage la pensée secrète qui nous faisait rechercher cette solitude, essayèrent de nous rallier à la conversation commune. L’un d’eux, s’étant levé, fit le tour de la table, et, après avoir rempli tous les verres, proposa de boire à notre réunion de ce jour et à une prochaine. — À la mémoire du passé, au bonheur de l’avenir ! dit un des convives en donnant le signal du toast. — Au souvenir des bons jours et à l’oubli des mauvais ! ajouta un autre.

Ne pouvant nous dispenser de faire comme tout le monde, car tous les regards étaient fixés sur nous, Urbain et moi nous avions pris nos verres ; mais nous hésitions encore à les rapprocher, lui sans doute retenu par l’amour-propre, et moi par une franchise qui répugnait à témoigner publiquement un sentiment contre lequel je sentais protester une vieille rancune subitement revenue. Cependant Urbain se décida le premier, et, s’étant avancé de mon côté, il approcha son verre du mien. — À l’oubli ! Olivier, murmura-t-il de façon à n’être presque entendu que de moi. — Au souvenir ! lui répondis-je sur le même ton, en choquant faiblement mon verre contre le sien. — Et maintenant que les querelles sont noyées, reprit un de nos amis, buvons le coup de l’étrier, car il faut songer à partir.

On but une dernière fois et l’on se mit en route ; mais, comme je vous l’ai dit, nous nous étions attardés, et, lorsque nous arrivâmes au chemin de fer, le dernier convoi venait de quitter la gare. Il fallait donc retourner à pied. On en prit gaiement son parti. Minuit sonnait comme nous entrions, par la porte de Ville-d’Avray, dans le parc de Saint-Cloud. C’étaient donc plus de deux lieues à faire ; mais la nuit était magnifique et le chemin si beau ! — Vous le connaissez, Marie ? interrompit Olivier en regardant la jeune femme, qui inclina la tête. — Je n’entrai pas sans émotion dans ce beau parc, car ce n’était pas la première fois que je le traversais à cette heure tranquille. J’y avais été amené par vous il y a dix ans ; plus tard, ce fut moi qui en amenai d’autres. Par les belles nuits d’été pareilles à celle qui nous éclairait alors, souvent je m’étais promené sous ces grandes allées bordées de futaies, et je n’étais pas seul , ô Marie ! Ce fut d’abord avec une pauvre fille endormie maintenant dans la terre, où elle fut ensevelie un jour que je n’étais pas là. Elle s’appelait Lucile, et semblait vivre du bonheur qu’elle me donnait. Quand elle mourut, son souvenir alla rejoindre le vôtre, qui ne m’avait jamais quitté, et tous deux vécurent fraternellement dans mon âme. Plus tard encore, sous ces mêmes allées parcourues avec vous et avec Lucile, sur ces mêmes gazons foulés par vos pieds, je marchais encore du pas lent de l’amour qui rêve ou qui doute, tenant à mon bras ma Juliette pensive, dont la bouche disait toujours oui quand le cœur ne disait jamais rien, et qui regardait avec indifférence trembler dans les feuillages le doux clair de lune des rendez-vous de Roméo. Celle-là fut de toutes mes maîtresses celle à qui j’ai dit le plus souvent que je l’aimais, moins pour la persuader que pour me le faire croire à moi-même et revêtir du nom sacré de l’amour un sentiment qui n’était sans doute que la monstrueuse alliance d’une habitude égoïste et d’un désir grossier.

— Ô mon ami, interrompit Marie en secouant la tête, pourquoi donc alors tremblez-vous en parlant de cette femme, et pourquoi vos regards, qui errent vaguement autour de vous, semblent-ils appeler son image ? Vous l’avez amenée ici peut-être, et il n’y a pas long-temps. À cette place où vous m’avez fait asseoir, elle était assise, plus près de vous que vous ne l’êtes de moi. Le temps était beau, l’air tiède, le ciel bleu. Ces feuilles, qui commencent à jaunir, étaient vertes alors ; c’était peut-être un de ces beaux jours de printemps qui sont l’espérance de la belle saison, comme celui-ci en est le regret. Vous êtes venu sous ce berceau avec votre amie, n’est-ce pas ? Ne dites pas non. Ces lieux ont l’air de vous connaître, de même qu’ils vous paraissent familiers. À cette branche, où vous avez en arrivant suspendu mon châle, vous avez ce jour-là suspendu le châle de votre maîtresse. Elle est venue ici, ne dites pas non. Tout à l’heure, en buvant, vos lèvres paraissaient chercher sur les bords du verre la place où elle avait mis les siennes. Parlez, Olivier, chaque parole que vous ne dites pas retombe en larmes sur votre cœur. Ô mon ami, parlez sans crainte de me blesser, sans offenser votre amour, sans cruauté pour vous-même ou pour celle qui fut votre amie. Vous l’aimiez cette femme, et non pas seulement par habitude ou par désir, comme vous voulez inutilement vous le persuader, non pas seulement à telle heure ou à telle autre, mais à toute heure et toujours, tant que vous l’avez connue. Pour mille choses que j’ignore, mais que je devine, pour le son de sa voix, pour la couleur de ses cheveux, pour la vivacité ou la douceur de son regard, pour certains mots qu’elle savait dire comme d’autres femmes ne vous les auraient pas dits, elle vous fut chère, et bien chère. Ô mon ami, ne dites pas non, car vous l’avez aimée. Votre amertume est pleine de tendresse, et son nom, quand il y vient, vous laisse encore un miel sur les lèvres. Elle aussi vous aima, croyez-le-bien, qu’elle s’en défende ou qu’elle l’avoue. Son cœur n’était point muet, comme vous le disiez ; mais c’est peut-être vous qui ne l’écoutiez pas lorsqu’il vous parlait. Elle vous a aimé, soyez-en sûr, moins que vous, cela se peut, ou autrement ; elle vous a aimé, et peut-être même à cause du mal qu’elle vous faisait.

— Eh bien ! soit, répondit Olivier, je l’ai aimée ; mais ce ne fut pas de cet amour sain et salutaire qui fait le cœur content et l’esprit heureux, qui rend bons ceux qui sont mauvais et meilleurs ceux qui sont bons. Ce fut un de ces amours mal venus, qui devait mal finir ; commencé de sang-froid, au hasard, par coquetterie d’un côté, par désœuvrement de l’autre ; continué dans une lutte perpétuelle entre le mensonge et le soupçon ; dix fois rompu par fatigue, dix fois renoué pour échapper à la solitude : passion triste, misérable et inutile, qui use le cœur, qui le vide, qui le sèche, qui gâte le passé, qui corrompt l’avenir ; amour funeste, qui ne laisse que des débris, et parmi lesquels plus tard on rechercherait vainement un de ces doux souvenirs qui sont comme les fleurs des ruines…

Bien que cette femme, reprit Olivier, ait été la dernière avec laquelle je fusse venu dans ce pays, ce n’était point à elle que je songeais en traversant le parc de Saint-Cloud. Depuis l’instant où votre nom avait été prononcé dans le dîner, toutes mes pensées étaient frappées à votre effigie, et, comme en moi-même, autour de moi tout me parlait de vous. Mes amis marchaient devant, chantant en chœur une vieille ronde, qui jadis avait été pour nous une espèce de chant du travail. Je me tenais à quelque distance derrière eux, content que l’on ne songeât pas à me distraire d’un isolement peuplé de souvenirs qui portaient vos couleurs. Tout à coup je me sentis frapper sur l’épaule, et, ayant levé la tête, je vis Urbain à mon côté. « J’ai à te parler, me dit-il en m’arrêtant. — Soit, répondis-je ; mais ne pouvons-nous causer en marchant ? — Oui, fit Urbain ; cependant tenons-nous à distance, je ne veux pas qu’on nous entende. Tu m’en veux toujours, me dit-il, tu m’en veux encore, n’est-ce pas, Olivier ? Je l’ai bien vu tout à l’heure, quand cet imbécile a parlé de Marie.

— Pourquoi, répondis-je à Urbain, viens-tu à ton tour me rappeler ce nom ?

— Parce que ce nom nous rappelle à tous les deux un événement qui nous a rendus bien malheureux l’un et l’autre.

— À qui la faute ?

— À moi seul, à moi seul ! s’écria Urbain avec vivacité. Depuis cette époque, reprit-il, tant de jours se sont écoulés, tant d’événemens aussi ! Nous avions l’un et l’autre, et chacun de son côté, tellement battu et rebattu la vie ! Je ne croyais pas que tu pusses songer encore à une chose que j’avais, pour mon compte, si complètement oubliée. Je me suis aperçu du contraire tout à l’heure, quand j’ai vu toute ta rancune te monter dans les yeux. C’est pourquoi j’ai voulu te parler. Écoute-moi donc : il faut que cette affaire-là soit vidée.

— Que peux-tu m’apprendre que je ne sache depuis long-temps ? Si tu pouvais te justifier, ne l’aurais-tu pas fait il y a dix ans ? Tout à l’heure, c’est vrai, une vieille blessure s’est rouverte dans mon cœur : c’était la première, et elle fut longue à guérir. J’avais devant les yeux celui qui me l’avait faite, et quelque chose en moi a pu tressaillir. Tu t’en es aperçu, je ne le nie pas ; mais à présent je n’y songe plus.

— Tu ne fais que cela depuis que nous sommes en route ; écoute-moi donc, reprit Urbain : non, tu n’as pas tout su il y a dix ans. Je ne veux pas me justifier aujourd’hui, je veux m’accuser au contraire : tout dire, quoi qu’il en puisse résulter de douloureux pour l’un et l’autre ; rouvrir cette blessure dont tu parlais tout à l’heure, ou peut-être aussi la fermer à jamais guérie, et, quand j’aurai tout dit, te tendre la main et attendre la tienne, voilà ce que je veux.

Ce préambule, comme vous le pensez bien, avait au plus haut point excité ma curiosité. — Parle donc vite, dis-je à Urbain. Il passa son bras sous le mien, et commença ainsi sa révélation :

— Je ne sais pas si tu te souviens encore comment tu aimais Marie il y a dix ans ; mais, moi, je me le rappelle, et je ne pense pas que les amours qui lui ont succédé aient jamais approché de celui-là. Cette femme était devenue ta pensée unique ; parler d’elle à tous, partout et toujours, ton unique préoccupation. Ton esprit savait trouver des ruses inouies pour qu’on t’offrît le prétexte d’ouvrir ton cœur. Dans les propos et les actes les plus indifférens de la vie, ta passion émanait de toi comme ces parfums qui s’échappent du vase qui les renferme. Ce bonheur dura dix-huit mois. À cette époque, l’existence déjà si dure pour nous se faisait pour toi pleine de caresses et te ménageait comme une mère tendre qui protège son enfant débile. Ah ! dans ce temps-là, que de malheureux ton bonheur a dû faire, ô prodigue, qui, voyant ta part de félicité si grosse, la dépensais de si bon cœur, sans même avoir le chagrin de penser qu’elle était peut-être grossie de la part des autres ! Quand arriva le jour du malheur, ce fut à moi que tu songeas. Entre tous tes amis qui pouvaient, aussi bien que moi, te rendre le service que réclamait la circonstance, ce fut moi que tu choisis, et, quoi que j’aie pu dire et faire pour te détourner de ton choix, tu t’obstinas à le maintenir. Si alors j’ai cédé à tes sollicitations, ce fut moins pour t’obliger que pour t’empêcher de mettre en doute mon dévouement. En consentant à recevoir Marie et à la cacher chez moi, je me soumettais à une rude épreuve, et la catastrophe qui devait terminer ta liaison avec elle n’était pas la seule que j’eusse prévue.

Le jour où elle passa pour la première fois le seuil de ma porte, j’étais plus ému et plus inquiet que toi-même en voyant s’asseoir à mon foyer cette femme dont tu me parlais depuis si long-temps. La nature de mon émotion et de mon inquiétude, je la reconnus bien vite. Rappelle-toi, Olivier, rappelle-toi qu’aussitôt après vous avoir installés dans ma chambre, je me retirai sur-le-champ, malgré vos instances communes pour me retenir près de vous. C’est qu’il me paraissait impossible que le trouble où j’étais pût vous échapper. Je fus tellement indigné de ce qui se passait alors en moi, que j’allai en toute hâte me confesser à deux ou trois de nos amis. Ils me répondirent que je me faisais injure à moi-même et firent tous leurs efforts pour me calmer. Quoi qu’ils eussent dit cependant, et malgré le mépris dont ma conscience me châtiait déjà, j’éprouvais une singulière douleur à songer que tu étais mon ami. Ah ! l’affreuse nuit que j’ai passée, battant le pavé des rues blanches de neige, obsédé par un instinct de jalousie insensée qui me ramena deux ou trois fois sous les fenêtres de la chambre où je t’avais laissé avec ta maîtresse ! — Qu’a-t-il donc fait pour être heureux ? me disais-je en regardant briller la lumière qui sans doute éclairait votre veillée d’amour. Et cette monstrueuse parole de l’envie : Pourquoi lui plutôt que moi ? était la pensée d’achoppement où mon esprit se heurtait sans cesse. À cette heure même où je me rappelle tout ce que j’ai souffert durant cette mortelle nuit, je ne songe pas à me justifier. L’envie est un vice hideux entre tous, et celui qui en est atteint doit être détesté et tenu à l’écart à l’égal d’un lépreux. C’est, de toutes les mauvaises passions, celle qu’on a le droit de condamner sans lui permettre de se défendre, et celui qui absout un envieux ou qui le plaint seulement fait descendre l’indulgence ou la pitié au rang du sacrilège. Et cependant, si honteux et si méprisable qu’il soit, ce vice porte sa punition avec lui-même, car il constate aux propres yeux de celui qui en est atteint l’infériorité de sa nature ; il le force, à part lui, aux aveux les plus humilians ; il flagelle sa vanité, souille tous ses désirs, l’oblige à se mépriser, presque à se craindre, et lui inspire sa propre haine, encore plus violente peut-être que la haine qu’il a pour les autres.

Ah ! tout à l’heure, continua Urbain avec un accent plein d’amertume, autour de cette table que nous venons de quitter les uns et les autres, en choquant joyeusement vos verres, vous vous rappeliez le temps disparu, et vous disiez avec un regret commun : C’était le bon temps ! Cependant votre existence d’aujourd’hui n’est pas comparable à celle d’autrefois ; mais la mauvaise fortune, quand on ne la voit plus que de bien loin et derrière soi, c’est comme la maîtresse que l’on a quittée à cause de ses défauts et dont on ne se rappelle plus que les qualités dès qu’elle est absente. Seul parmi vous, convive taciturne, si tu l’as remarqué, j’ai gardé le silence. Que pouvais-je regretter en effet, moi qui suis venu au monde dans le berceau des orphelins, moi dont le vent des grandes routes a séché les premières larmes, quand je pendais chétif aux mamelles sans lait d’une femme inféconde qui ne m’avait adopté que pour faire de son nourrisson un titre de plus à la pitié des passans ? Un peu plus tard, dans l’âge de l’ignorance et de l’insouciance, ma destinée toujours marâtre apprenait à mon enfance toujours errante combien il fallait de gouttes de sueur pour se pétrir une bouchée de pain. Parvenu à l’adolescence, j’avais du moins, si l’on m’interrogeait sur ma famille, le triste et légitime orgueil de pouvoir répondre en montrant mes deux mains : Voici mon père et voici ma mère. Cependant, au milieu de l’abandon et de la misère auxquels je paraissais voué nativement, je n’avais jamais laissé passer un jour sans remercier Dieu de m’avoir mis sur la terre. Jamais de ma bouche n’était sortie une parole qui eût le son d’une plainte, jamais le bonheur d’autrui n’avait offensé mes yeux ; le spectacle de la joie des autres étant pour moi la preuve visible que le bonheur existait réellement ici-bas, je m’en faisais au contraire une consolation et un encouragement. Chrétien comme les primitifs auditeurs de l’Évangile, j’espérais et j’attendais la part de joie qui m’était due et promise, et je ne supposais pas que la résignation humaine, épuisée par de trop longs délais, fût jamais en droit de protester la promesse divine. À l’époque où j’atteignis l’âge viril, aucun des sentimens élevés, aucune des vertus qui font de l’homme une créature supérieure ne me faisait défaut. Toutes mes aspirations avaient les ailes de l’enthousiasme et tendaient vers un pôle unique, qui était l’amour du bien et la recherche du beau. J’avais été porté vers l’art par la rêverie, qui est la compagne des solitaires, et je m’étais fait artiste parce qu’en voyant les œuvres du génie, l’art m’avait paru une puissance donnée à l’homme pour glorifier dans des œuvres durables les grands spectacles que lui offrent la nature, les belles actions auxquelles il assiste, et les nobles passions qu’il éprouve. À dix-huit ans, la corruption de l’esprit moderne avait laissé toutes mes croyances immaculées. Je niais le mal avec l’assurance d’un stoïcien qui nie la douleur, et jamais cœur plus riche d’illusions ne s’offrit en holocauste à l’expérience. Telle avait été ma vie quand je vous ai connus, toi et nos autres amis. Ah ! ce jour où nos pas devaient se rencontrer dans le même chemin, c’est peut-être de toute ma vie le seul vers lequel je puisse remonter sans que ma pensée en revienne plus triste. On l’a démolie, cette pauvre baraque ouverte aux vents où nous avons rompu le pain du premier repas fraternel, où nous avons bu le vin fraudé qui tache en bleu. Le jour où l’on a jeté bas cette maison hospitalière, je passais devant par hasard, et, comme j’y passais, un ouvrier armé d’une pioche s’apprêtait à desceller le banc de pierre sur lequel nous étions restés assis pendant toute la soirée qui avait suivi notre première rencontre. Le temps était le même que ce jour-là. Dans un ciel pareil, des nuages d’une même forme couraient à l’horizon, au fond duquel le paysage, éclairé pareillement, reproduisait le même effet de lignes et de lumière qu’ensemble nous avions remarqué. Je me suis senti défaillir en voyant menacée de ruine cette pauvre pierre restée dans mes souvenirs sacrée comme un autel. J’ai abordé l’ouvrier et je lui ai offert de l’argent, s’il voulait me laisser asseoir sur ce banc pendant quelques instans et m’y laisser seul. Il me regarda d’un air ahuri, me crut fou, prit mon argent et s’en fut avec ses compagnons le boire au cabaret voisin, où je les entendis rire de mon aventure.

Pendant qu’ils riaient, j’étais assis sur le banc. Au bout d’une demi-heure, quand je me levai pour partir, j’avais le visage humide. Ah ! ces larmes que j’ai versées, c’étaient les dernières qui filtraient d’une source tarie, hélas ! à jamais, j’en suis sûr, car j’en ai ri depuis, et il n’y a pas long-temps. À dater du jour où nous nous sommes sentis, sur une grande route et sans nous connaître, attirés l’un vers l’autre, nous ne nous sommes guère quittés pendant trois ans. Il nous sembla que nos idées étaient comme des sœurs isolées qui se cherchaient depuis long-temps. Pour moi, qui n’avais jamais eu avec personne aucune intimité, c’était la première fois de ma vie que je causais : jusque-là j’avais parlé, échangeant des mots auxquels on en répondait d’autres ; avec toi du moins, j’échangeai des pensées. L’amitié que j’avais pour toi n’était pas seulement un lien formé par l’habitude, une affection basée sur une conformité de goûts ; pour moi, orphelin, c’était un sentiment qui me révélait l’amour de la famille, et le même sang eût coulé dans nos veines que tu n’aurais pas été plus mon frère. Tes amis ne tardèrent pas à devenir les miens, mais tu restas le préféré de mes sympathies. Que de longues promenades faites ensemble à travers champs ! que de douces causeries le soir dans l’atelier, où les vœux de tous se groupaient si fraternellement autour du désir de chacun ! Naïfs Argonautes, comme nous étions bien du même accord à tourner vers le même but la proue de nos navires, et comme il soufflait doux dans leurs mâts pavoisés, le vent de l’espérance ! Ah ! que de fois l’aurore nous a-t-elle ainsi surpris dans l’attitude des rêveurs heureux, ivres de leurs rêves, un pied dans les cendres et l’autre dans l’avenir ! Cependant, au milieu de vous, que devint la vie pour moi ? Rappelle-toi, Olivier, quelle fut mon existence en ce temps-là. Sur moi, chétif, inconnu, misérable, la fatalité semblait s’acharner, comme si j’eusse été un colosse ; humble roseau, elle me faisait les honneurs de la tempête. Mes espérances les plus modestes rencontraient des montagnes d’obstacles : sur les routes les plus unies, pour me faire trébucher, le grain de sable devenait caillou. J’avais beau me débattre, relever mon courage défaillant et le ranimer à la lutte : c’étaient autant d’efforts inutiles qui me laissaient plus fatigué ; la vie était pour moi comme une de ces échelles enchantées des féeries, dont les échelons s’abaissent au niveau du sol au fur et à mesure qu’on les franchit : je me retrouvais toujours au même point. Si j’avais des amis, des cœurs qui pour le mien s’ouvraient à toute heure, des mains loyales toujours tendues aux miennes, des dévouemens qui eussent répondu pour moi par la parole aussi bien que par l’action, cette amitié même, tu le sais, Olivier, peu à peu elle devint pénible pour moi ; toutes les fois que l’un de vous essayait de paralyser ma mauvaise chance, en se mettant entre elle et moi, son bon vouloir demeurait stérile. Ainsi que mes actions, mes paroles prenaient un sens opposé à celui que voulait leur donner ma pensée. Si, dans une conversation, je me trouvais hasarder une remarque qui différât de l’avis commun, il existait, sans que je le connusse, un motif qui faisait supposer une intention malveillante dans une réflexion faite naïvement et sans arrière-pensée. Si, au contraire, je me livrais, avec l’exaltation habituelle de mon caractère, à la louange de quelqu’un ou de quelque chose, une raison également inconnue incriminait ma louange en lui donnant une couleur de servilité ou d’intérêt. Partout et toujours les circonstances les plus ordinaires, les plus insignifiantes en apparence, formaient comme un inextricable lacis dans les mailles duquel ma volonté trébuchait incessamment. Enfin, sur le pont d’un vaisseau, par un jour de tempête, j’eusse infailliblement été de ceux que la superstition des matelots effrayés accuse d’attirer le sort malin, et qu’ils précipitent dans la mer pour apaiser l’orage.

Toi, qui m’as connu alors, tu sais que ce n’étaient point là des chimères comme il en peut naître d’un esprit chagrin. L’hypocondrie est la maladie des natures défiantes, c’est une espèce de levain originel qui dispose certains hommes à une hostilité préventive, et les pousse à se croire redoutés parce qu’ils se sentent redoutables. Mais moi qui n’en voulais pas à la vie, pourquoi étais-je mis violemment hors la loi humaine ? De quel crime inconnu, commis par ma race, étais-je appelé à subir le châtiment ? Ce fut dans la dernière année de notre intimité que commencèrent à se développer en moi les symptômes d’une tristesse sauvage pleine d’irritations, de troubles et d’angoisses. Mon caractère égal, habitué dès ma naissance à se soumettre aux ironies de ma destinée, comme un esclave qui obéit machinalement aux caprices de son despote, devenait de jour en jour rétif et hargneux. Les plus mesquines contrariétés faisaient éclater mes plaintes. Moi, dont l’esprit conciliant me faisait quelquefois accuser de faiblesse, j’étais devenu enclin à la contradiction. Dans les discussions les plus pacifiques sur des sujets qui m’étaient indifférens, j’avais des répliques hostiles. J’avançais volontairement les argumens les plus absurdes, les propositions les plus choquantes, et je les défendais avec une passion âpre, une témérité offensive. Je trouvais une satisfaction coupable à éveiller ces demi-querelles dont la conclusion laisse toujours l’amour-propre froissé, sinon blessé, par quelque épigramme démouchetée, et quelque chose en moi tressaillait d’aise quand j’avais trouvé le défaut de la cuirasse chez l’un de mes contradicteurs. Le soir, quand j’étais rentré chez moi, je me livrais de préférence à la lecture des écrivains dont les œuvres étaient de nature à endolorir mes plaies intérieures. Inhabile à formuler ma plainte, j’aimais à emplir ma bouche avec les imprécations trouvées toutes faites dans les livres où le génie souffrant a déposé son fiel. Que de fois, comme Manfred, penché sur l’abîme, j’ai écouté avec une joie sauvage retentir dans l’âme de Byron les lamentations du désespoir moderne ! J’inoculais ainsi à mes doutes naissans les poisons des sarcasmes les plus navrés qui soient échappés à l’incrédulité et à l’orgueil des hommes ; je peuplais ma mémoire d’axiomes empruntés aux philosophies et aux pamphlets les plus audacieux du scepticisme, et, nain ridicule, j’en armais ma fronde anonyme pour lapider les idoles qui repoussaient mon adoration. Elle devait porter ses fruits, cette éducation du mal, et le terrain était préparé pour que le grain de la mauvaise parole y germât promptement.

Le changement qui s’était opéré en moi ne tarda pas à être remarqué de mes camarades. Ils me gourmandèrent doucement d’abord ; mais moi, jusque-là si accessible aux conseils, je repoussai les leurs. Quand l’un d’eux me réprimandait, bien que ce fût avec toutes sortes de réserves discrètes, je me sentais humilié de son blâme par la raison même que je savais le mériter. Mes amis me laissèrent dès-lors, et cependant ne me firent pas plus mauvais accueil ; mais je devinai bien que leur amitié pour moi s’était refroidie. Il en résulta que je recherchai plus souvent la solitude. J’avais tort : la solitude est la mauvaise conseillère de ceux qui souffrent ou qui pensent souffrir ; elle envenima mon mal ; je m’enivrais de mon amertume ; je bondissais dans ma chambre comme un prisonnier dans son cachot ; des bouffées de haine me montaient au cerveau, et il y avait des instans où je souhaitais la puissance de nuire.

Un dimanche d’été, un de ces gais dimanches parisiens qui emplissent les rues d’une animation joyeuse, j’étais seul accoudé à ma fenêtre, regardant les passans aller au plaisir. Cette vue vint encore rembrunir l’ennui dans lequel j’étais plongé. Tout à coup j’entendis sur mon carré un éclat de rire enfantin : c’était une petite fille du voisinage qui s’amusait avec un lapin en plâtre dont un poids intérieur faisait incessamment osciller la tête. L’innocente joie de cette enfant m’agaça. — Qui t’a donné cela ? lui demandai-je en m’emparant de son jouet qu’elle me laissa prendre non sans inquiétude. — C’est maman, monsieur, parce que j’ai été bien sage, me répondit-elle. — Et où est ta maman ? — Elle est sortie et m’a donné un lapin pour m’amuser en l’attendant. Elle était charmante, cette petite fille. Greuze eût aimé la suspendre au jupon rayé d’une bonne mère villageoise dans un tableau domestique. En la regardant, je me rappelai mon enfance sevrée de jeux et une idée affreuse traversa mon esprit. Comme l’enfant tendait ses petites mains pour ressaisir son jouet, je le laissai brusquement tomber sur le carreau. Le lapin de plâtre se brisa en éclats. La petite fille ne poussa pas un cri et ne fit pas un geste, seulement ses bras s’abattirent le long de son corps et s’y collèrent comme pétrifiés.

Jamais l’affliction ne se révéla plus silencieusement sur une figure vivante. Elle resta pendant quelques secondes immobile, morne, la tête penchée, les yeux fixes, mais cependant secs. Chose épouvantable à dire, un instant j’ai tremblé qu’elle ne pleurât point : c’était son premier chagrin peut-être, et les larmes ne savaient pas encore le chemin pour arriver à ses yeux. Elles arrivèrent brusquement, et bientôt son visage en fut couvert. En les voyant couler, je me fis horreur à moi-même. L’assassin qui attend sa victime, la nuit, au coin d’une rue, ne me paraissait pas plus criminel que moi, qui m’étais fait volontairement le bourreau de cette joie enfantine. J’aurais voulu payer chacune de ces larmes d’une goutte de mon sang. Je pris la petite fille dans mes bras, je l’embrassai cent fois, je lui prodiguai toutes les caresses imaginables, en lui disant tout ce qu’on peut dire pour consoler ; mais elle sanglotait plus fort, et entrecoupait ses sanglots en répétant : Oh ! mon Dieu ! oh ! mon Dieu ! Plainte ou action de grace, cet appel, qui est au bout de toute espérance ou de toute misère humaine, me faisait frémir dans la bouche de cette enfant. L’accent avec lequel ce mot s’échappait de sa désolation étonnée semblait exprimer un reproche : — Ah ! mon Dieu ! voulait-elle dire peut-être dans son petit raisonnement, pourquoi me retirez-vous ma joie, puisque je l’avais méritée par mon obéissance, et que me dira ma mère en voyant brisé le joujou qu’elle m’avait donné pour me récompenser ? Elle me battra ou punira, bien sûr. Ah ! mon Dieu ! vous n’êtes pas juste.

— Ah ! misérable que j’étais ! dans le cœur d’un enfant qui matin et soir joignait ses mains pieuses pour sa prière innocente, j’avais fait naître le sentiment du juste et de l’injuste ! Un premier doute avait terni la blancheur de son ame ; pendant une minute, son ange gardien avait baissé la tête, et Satan s’était réjoui. Craignant que ses cris n’attirassent les voisins, je l’entraînai dans ma chambre.

— Pauvre enfant ! lui dis-je, pardonne-moi, je suis un malheureux qui souffre et qui ai voulu voir souffrir. Ton âge et ta faiblesse ne m’ont point arrêté dans ma lâche action. Ton plaisir bruyant troublait mon ennui solitaire ; j’ai voulu noyer ta gaieté dans tes larmes, et je me suis abattu sur toi, comme la bête de proie qui fond sur le petit oiseau.

La petite ne me comprenait guère sans doute, mais elle ouvrait de grands yeux étonnés en m’écoutant, et regardait avec tristesse les débris de son lapin, qu’elle avait ramassés dans son tablier.

— Tu es fâchée après moi ? lui demandai-je.

— Non, monsieur, me répondit-elle.

— Tu l’aimais bien, ton joujou ?

— Ah ! oui, monsieur, je n’en ai pas d’autres.

— Eh bien ! avec quoi t’amuseras-tu à présent ?

— Je ne m’amuserai plus. Et maman, qu’est-ce qu’elle va dire ? ajouta-t-elle avec une inquiétude qui fit de nouveau couler ses larmes.

— Rassure-toi et ne pleure plus, tu ne seras pas grondée et tu ne seras plus triste. Attends-moi un moment en regardant ces images, lui dis-je en ouvrant ma porte ; je reviens tout de suite.

Elle me laissa sortir sans me rien dire. J’allai chez un marchand de jouets du voisinage, où je vidai ma bourse, ce qui ne fut pas long. Quand je remontai chez moi, l’enfant fit un bond en me voyant rentrer avec une poupée et un ménage que j’étalai devant ses yeux ravis : c’était plus qu’elle eût jamais osé désirer. — Ah ! mon Dieu ! ce fut encore le cri qui sortit le premier de sa bouche.

— Je ne dînerai pas aujourd’hui, mais tu joueras, cher ange, lui dis-je en l’embrassant. Elle resta un moment toute rêveuse, comme si elle cherchait les mots pour me remercier ; mais, ne trouvant rien à dire, elle sauta sur mes genoux et m’embrassa de toutes ses forces, en m’appelant son ami. — Et maintenant, lui dis-je, il ne faut plus avoir peur de moi, et, quand tu seras bien contente, viens rire à ma porte.

Pendant une semaine, elle me tint fidèlement parole, et me venait voir deux ou trois fois chaque jour. Je me sentais redevenir meilleur au contact de cette innocence ; mais un matin la petite entra chez moi tristement pour me dire adieu : c’était l’époque du terme, et ses parens quittaient la maison. Où allaient-ils ? Je crus comprendre, dans ses discours, que c’était hors Paris. Comme elle me parlait en fouillant sur ma table, je remarquai qu’elle regardait, avec encore plus d’envie que de coutume, un objet qui déjà avait paru éveiller son désir : c’était un scapulaire, comme les religieuses en portaient jadis. Il m’avait, dans mon enfance, été donné par un vieux prêtre, et contenait une parcelle des os du saint, mon patron. — Puisque nous allons nous quitter, dis-je à la petite, je vais te laisser cela, pour que tu te souviennes de moi ; mais ce n’est pas un joujou, entends-tu bien ? c’est une relique qui porte bonheur à celui qui la possède ; on le dit du moins. Quand tu prieras Dieu, tu la prendras dans tes mains et tu le prieras pour celui qui te l’aura donnée : il en a besoin.

Elle secoua gravement la tête en signe d’assentiment et de promesse, et coula le scapulaire dans sa poitrine.

— Et toi, lui demandai-je en souriant, ne me donneras-tu pas aussi quelque chose pour que je puisse me souvenir de toi ?

Elle ne sembla point surprise de ma demande ; mais, après avoir paru réfléchir, elle me quitta brusquement en me faisant signe qu’elle allait revenir. Elle revint en effet un moment après, tenant quelque chose caché sous son tablier. — Voulez-vous cela ? me dit-elle en mettant dans ma main une petite couronne en feuilles de papier argenté ; c’est la couronne du prix que l’on m’a donné à mon école. Je vous aurais bien apporté le livre aussi, mais maman l’a serré pour me le donner à lire quand je serai grande.

Et, tout en parlant ainsi, elle me forçait par amusement à poser sur ma tête sa petite couronne. Quand je l’embrassai pour la dernière fois, un pressentiment sinistre me dit que je ne la reverrais plus ; l’enfant, de son côté, paraissait plus soucieuse de cette séparation qu’on ne l’est ordinairement à son âge. Il y eut même une certaine gravité enfantine dans sa manière de me dire adieu : on eût dit qu’elle comprenait tout ce qu’il y avait de hasardeux dans cette parole toujours triste.

Mes pressentimens ne s’étaient point trompés. Six mois après, dans la cour des Messageries, je rencontrai sa mère. Elle me reconnut, et ma vue parut l’émouvoir. — Et ma petite amie ? lui demandai-je.

— Ah ! monsieur, me répondit-elle, nous l’avons perdue, voilà bien peu de temps. Durant sa maladie, elle a souvent parlé de vous, et, avant de mourir, elle a demandé à jouer encore une fois avec la poupée que vous lui aviez donnée un jour.

— Qui sait, me demandai-je alors avec amertume, qui sait ce que serait devenu mon souvenir dans le cœur de cette pauvre enfant, qui devait être une femme ? Elle m’eût aimé peut-être, et c’est pourquoi Dieu me l’a prise.

Le soir, quand je fus rentré chez moi, j’enveloppai d’un morceau de crêpe la couronne en papier d’argent, et, si triste qu’il m’apparût sous ce voile de deuil, parmi tous les souvenirs de ma vie, celui-là du moins est resté long-temps comme le plus chaste et le plus doux. Cet événement ayant redoublé ma misanthropie, je commençai à me livrer à la paresse et à la débauche. Je passais des soirées tout entières au fond des obscurs cabarets du voisinage, seul avec mon souci, accoudé devant un pot de faïence, plein jusqu’au bord d’un breuvage terrible. Les pauvres gens qui m’entouraient et venaient, comme moi sans doute, demander l’oubli de leurs maux à ces poisons que le bas prix met à la portée de l’indigence, je les ai vus souvent sortir encore plus désolés qu’à leur entrée, et murmurant tout bas les paroles qui sont le mot d’ordre de la haine. Ainsi que les monstres nés d’une conjuration magique, plus d’une action impie, dont le récit épouvante et que la raison ne peut expliquer, est sortie d’un de ces verres grossiers où l’ivresse verse un abrutissement farouche.

Au milieu de cette existence où chaque jour amenait en moi une dégradation nouvelle, le sentiment de l’art s’était profondément altéré. Le sens créateur, peu à peu engourdi dans l’oisiveté, avait été remplacé par le sens critique. Devant une œuvre qui excitait l’admiration, la première chose que j’aperçusse était son défaut. L’enthousiasme aussi s’éteignait : j’accablais de mes railleries ceux qui possédaient encore cette belle vertu, qui peut quelquefois vous rendre la dupe de vous-même, mais qui du moins ne dupe jamais les autres. Ce fut à peu près vers cette époque que mes relations devinrent plus rares avec les amis qui composaient notre petite société. Tu restas le seul avec qui je conservai quelque intimité ; mais cependant, toi qui me disais tout, il y avait déjà bien des choses que je ne te disais plus. Comment aurais-je osé te dire, par exemple, que les confidences que tu me faisais de ton bonheur avaient fini par me le faire désirer, et que, sans m’en être aperçu d’abord, il arriva un moment où mon cœur avait pris l’empreinte de ton amour ? Toi, tu ne t’apercevais de rien, ni du mouvement jaloux que je m’efforçais de réprimer quand tu me faisais le récit d’une entrevue plus tendre avec ta maîtresse, ni de ma joie mal dissimulée quand tu m’apprenais une brouille passagère entre vous, un rendez-vous manqué, une lettre restée sans réponse, ou n’importe lequel de ces incidens puérils qui alimentent la tendresse en l’irritant. Tu ne voyais rien, tu ne comprenais rien. Chacune de tes confidences était comme un clou que tu m’enfonçais dans le cœur pour y accrocher le portrait de ta maîtresse, et aucun pressentiment ne troublait ta confiance. Tu me disais naïvement : — Ah ! si tu connaissais Marie, tu l’aimerais aussi ! Si tu savais comme elle est belle, comme elle est bonne, comme nous nous aimons ! et que c’est une belle chose que deux êtres unis comme nous le sommes ! — En me parlant ainsi, tu prenais mes mains dans tes mains, chaudes encore de la pression des siennes, et tu m’inoculais pour ainsi dire cette fièvre de plaisir dont tu frémissais encore après avoir quitté Marie, comme une cloche qui vibre après qu’elle a sonné ; tu secouais dans l’humidité de ma chambre malsaine les parfums du mouchoir que tu lui avais dérobé, et, si je demeurais silencieux témoin de tes transports, tu accusais mon silence, et, comme un écho complaisant, tu m’obligeais à répercuter ta joie. Ô puissance de l’égoïsme ! pendant que ton enthousiasme faisait ainsi la roue devant ma tristesse, n’as-tu donc jamais songé que c’était peut-être chose cruelle, après tout, de parler si haut et toujours de ton bonheur et de ton amour dans cette mansarde sombre et au pied de ce lit solitaire ? Que de fois me suis-je demandé à moi-même en songeant à toi : Est-il niais ou méchant ? n’y a-t-il pas dans l’amitié qu’il me témoigne un peu d’ostentation et du désir d’être envié ? Le riche le plus charitable est-il vraiment celui qui, sortant la nuit d’un bal éblouissant, jette fastueusement sa bourse aux affamés qui battent la semelle sur un sol gelé ? N’a-t-il pas plus de pitié, le puissant qui, faisant l’aumône en secret, dérobe, en sortant de la fête, son opulent habit sous un humble manteau, afin que sa magnificence n’offense point les yeux de la pauvreté ? — Malgré moi, je te comparais à ce premier riche, et plus d’une fois j’ai puisé dans cette méchante pensée une aigreur dont tu cherchais vainement la cause.

Que te dirai-je de plus à présent que tu n’aies déjà deviné sans doute ? J’aimai Marie. Ce fut une passion singulière et fantasque, plus vaine que l’ombre d’une fumée, mais enfin c’était une passion, et pour qui n’a rien, peu devient tout. Tu m’avais souvent fait le portrait de ta maîtresse ; chose étrange, il ne ressemblait aucunement à celui que je m’en faisais moi-même. Un jour, j’allai vous épier dans un lieu où vous vous étiez donné rendez-vous. Je ne pus voir Marie que de loin et pendant un seul moment ; mais cet examen, si rapide qu’il fût, avait donné raison à l’image que je m’étais créée de cette femme, devenue si promptement le pôle de toutes mes pensées. Ah ! désormais je ne vécus plus seul absolument, car j’avais une figure à faire passer dans mes rêves, non point une chimère née de mon imagination, mais un corps vivant dans lequel battait un cœur que j’entendais, hélas ! battre dans le cœur d’un autre. Depuis le jour où j’avais vu Marie, il ne s’en passait point un seul où je ne l’évoquasse dans ma solitude. Comme je l’asseyais avec complaisance sur ma meilleure chaise ! comme je lui demandais doucement pardon de la recevoir en aussi triste lieu ! combien j’étais heureux alors de m’étendre à ses pieds dans une attitude d’adoration, prenant dans la mienne sa main qu’elle me laissait prendre, la faisant docile à toutes mes fantaisies ! Ah ! folies belles, folies innocentes ! Soudain le bruit d’un pas qui sonnait dans l’escalier faisait disparaître l’apparition adorée, c’était toi qui montais. — Je viens de quitter Marie, me disais-tu en entrant ; et moi aussi tu venais de me la faire quitter. Tu me répétais comme de coutume ce qu’elle t’avait dit ce jour-là, et moi je ne pouvais répéter ce que je lui avais fait me dire.

Alors je commençai à comprendre cet impérieux besoin que les amans ont de parler de leur amour, moi, que le mien étouffait. J’allais dans les champs, où je passais des journées entières. Je marchais sans direction arrêtée, de ce pas rapide des insensés heureux, prenant la création pour confidente de ma joie, jetant le nom chéri au vent qui passait et le chargeant d’être le courrier qui redit mes aveux à celle qui portait ce nom. Il y a dans le bois beaucoup d’arbres qui savent tous mes secrets de ce temps, et le pied des passans a foulé bien des brins d’herbe qui furent jadis mes amis. Un jour, j’étais même parvenu à force de ruse à te faire emporter, pour le remettre à Marie comme venant de ma part, un bouquet que j’avais cueilli dans l’une des promenades faites en compagnie de son fantôme. Cette folie dura quatre ou cinq mois, et j’y trouvais une douceur réelle, un charme bienveillant qui pacifiait les révoltes de mon caractère.

Un matin, je te vis entrer chez moi la figure bouleversée. Marie, ayant laissé surprendre une de tes lettres par son mari, s’était, sur ton avis, dans la crainte des mauvais traitemens, laissé entraîner à fuir la maison conjugale. — Marie court un danger ; je l’enlève, me dis-tu, et j’ai besoin de ta chambre pour la cacher. — Que dire ? que faire ? Ce que j’ai dit et ce que j’ai fait : me retirer et vous laisser seuls.

Et maintenant, Olivier, imagine ce que j’ai dû souffrir en réalité durant la nuit que j’ai passée sous ta fenêtre, moi aimant déjà ta maîtresse que tu amenais chez moi, et jaloux de toi qui venais te réfugier avec elle sous la clé de mon hospitalité. Ah ! si mon rôle devint horrible dans cette affaire, il avait commencé par être bien douloureux du moins. Jusqu’alors je n’avais été que malheureux et fou. Comment je devins coupable et jusqu’à quel point je le suis, c’est ce qu’il me reste à te dire. T’ayant cédé ma chambre, j’avais été obligé de prendre un logement dans un hôtel. Je m’y installai sur-le-champ, bien décidé à ne pas remettre les pieds chez moi tant que Marie y serait encore. Le lendemain de son arrivée, qui frappe à ma porte ? C’était toi ! Que me voulais-tu ? Rappelle-toi, Olivier, ce que tu vins me demander. Ne pouvant rester auprès de Marie pendant toute la journée à cause des occupations qui te retenaient dans la maison de ton père, tu venais me prier d’aller tenir compagnie à ta maîtresse durant les heures où tu serais absent. Forcée par la prudence à demeurer cachée, tu craignais qu’elle ne trouvât l’ennui dans l’isolement, et tu avais songé à moi pour la distraire. Ah ! quand tu me fis cette étrange proposition, mon secret a failli m’échapper ; un instant il est monté à mes lèvres. À quoi a tenu le silence que j’ai gardé cependant ? À quelques mots que tu m’as dits à propos de la mission que tu venais me confier : ce n’était sans doute qu’une plaisanterie innocente, comme il est permis d’en faire entre amis. Je suis sûr qu’elle n’avait dans ta pensée aucune intention ironique ; mais, dans la disposition hostile où mon esprit se trouvait alors, je m’efforçai à y démêler un sens confus, une allusion. Il me parut que tu avais deviné le secret que j’aurais voulu taire à moi-même, et que tu te faisais un jeu de la situation où je me trouvais, par ton fait, placé vis-à-vis de toi. Je m’imaginai n’être à tes yeux qu’un objet d’étude, qu’une machine à expérience : instruit de ma passion pour Marie, tu la mettais aux prises avec mon amitié pour toi, et, dans l’attitude d’un joueur qui attend le résultat d’un pari, tu me paraissais attendre le résultat de cette lutte. Il y eut presque de la joie dans la douleur que j’éprouvai en accueillant cette pensée, car elle me venait justifier l’instinct de haine qui depuis quelque temps déjà me faisait hésiter à te serrer la main. À compter de ce moment, je ne te considérai plus que comme un rival. Persuadé que tu avais connu mon amour pour Marie avant de l’amener chez moi, mon amour-propre s’irrita du singulier personnage que le tien voulait me faire jouer. J’allai même jusqu’à supposer que c’était chose convenue entre vous deux, et que Marie, instruite par toi de mes sentimens pour elle, avait accepté un rôle dans cette odieuse comédie. Ce fut sous le coup de ces impressions que j’acceptai la clé de cette chambre, où j’avais juré de ne point rentrer tant qu’elle serait habitée.

Tu peux imaginer à quel monologue je me livrais intérieurement. Insensé ! me disais-je, on a fait sonner à ton oreille les mots d’amitié et de dévouement, et tu t’es laissé prendre, comme un niais, aux manœuvres d’une hypocrisie doucereuse. Tu te faisais un remords d’aimer une femme aimée par ton ami, tu t’accusais de ton amour comme d’un crime, tu t’efforçais de l’étouffer dans ton cœur, dût ton cœur se briser ; mais, si discrète que fût ta passion, on l’a devinée, et, au lieu de la ménager, voici qu’on l’excite, voici qu’on essaie de l’alimenter, on veut en faire une distraction. Quand le Seigneur lui-même, craignant peut-être de faiblir, a répondu au diable, qui lui offrait la puissance de la terre : Vous ne tenterez pas votre Dieu, — un homme qui se dit l’ami d’un autre expose celui-ci à la tentation ; il soumet volontairement le sentiment le plus fragile de l’humanité au choc de la passion la plus formidable que l’on y connaisse. Et pourquoi ? Uniquement pour satisfaire son amour-propre. Par quel autre motif pouvais-je expliquer en effet l’épreuve que j’allais subir en me rapprochant de la femme que nous aimions tous les deux, et que je me mis alors à aimer avec une fureur augmentée de toute la haine que m’inspirait son amour pour toi ?

Cette épreuve, si douloureuse pour moi néanmoins, de quelque façon qu’elle dût se résoudre, ne devais-tu pas y trouver un motif à te glorifier toi-même ? Si j’avais dit à ta maîtresse un seul mot d’un amour que son intimité ne pouvait qu’accroître, elle m’eût repoussé sans doute avec indignation ; mais toi, moins indigné qu’elle-même, tu m’aurais pardonné mon aveu à cause du dédain avec lequel il aurait été accueilli. Si, au contraire, je devais continuer à souffrir en silence, ton orgueil eût encore trouvé son compte dans une rivalité muette, et cet amour, qui était la source de tes joies, te serait devenu plus cher, quand tu te serais bien convaincu qu’il était la source de mes larmes.

Dans la première visite que je fis à Marie, je dus cependant renoncer à l’idée qu’elle était ta complice : elle me remercia avec effusion de mon hospitalité, et, dès les premiers mots, pour rompre tout embarras, elle s’efforça de me mettre avec elle sur le pied d’une familiarité cordiale. — Grace à votre complaisance, si en étant chez vous je me trouve chez moi, me dit-elle sans accentuer l’intention que pouvait avoir cette espèce de jeu de mots, n’oubliez pas, monsieur, que vous êtes toujours chez vous. — Nous causâmes, moi assis à quelque distance de la chaise où elle travaillait à une broderie. Elle me parla avec modestie de votre liaison, de ton amitié. — Il vous aime beaucoup, et je serais moi-même une ingrate, si je ne m’associais pas à la reconnaissance d’Olivier, dit-elle en me tendant la main. — Elle savait, par ce que tu lui en avais dit, une partie de mon histoire ; elle m’invita à avoir confiance en un meilleur avenir ; elle me fit la leçon à propos de mon oisiveté, et me dit des paroles qui témoignaient un intérêt véritable. Comme je me plaignais de ma solitude, faisant un peu, je le confesse, la pose à l’élégie, elle s’offrit à être mon amie : je la regardai avec attention pendant qu’elle parlait ainsi, je craignais un piége ; mais elle me faisait cette offre avec un abandon qui ne permettait aucune équivoque.

Elle causait avec un grand charme d’expression, pensant bien ce qu’elle voulait dire, et le disant mieux. Elle parlait avec une certaine abondance, qui n’était point seulement du bavardage féminin ; son esprit n’était point non plus l’écho des livres ou des conversations, il lui venait naturellement sans qu’elle parût s’en douter, car elle ne faisait ni geste ni pause formant parenthèse aux remarques ingénieuses de son discours, comme font les personnes pour qui le langage est un art. Elle me parut jeune, toute jeune, presque enfantine ; elle t’aimait alors comme tu ne fus jamais et comme tu ne seras plus aimé ; bien qu’elle fût de ton âge, sa tendresse avait de ces délicatesses maternelles qui distinguent les sœurs de charité. Chaque fois que je prononçais ton nom, elle rougissait légèrement, passait une main sur son front pour cacher sa rougeur, et posait l’autre sur sa poitrine agitée. Elle te jugeait bien ce que tu étais alors et ce que tu es resté toujours : un être tendre, faible, timide, et cependant volontaire, amoureux parce que tu étais jeune, vaniteux parce que tu étais poète ; au fond de tout cela quelques vertus réelles, l’enthousiasme, par exemple, et l’ébauche de tous les défauts. Elle m’interrogea sur ton talent, et me montra des vers que tu lui avais adressés.

— Ils me font plaisir, me dit-elle, sans doute parce qu’ils sont faits pour moi, et parce qu’ils sont faits par lui. Je ne m’y connais guère ; mais, si vous les trouviez mauvais, il ne faudrait pas me le dire, ajouta-t-elle en souriant d’un sourire qui semblait quêter néanmoins une approbation. — Je lui répondis aussi franchement que je l’aurais fait à toi-même. — Ce sont là, lui dis-je, des vers de premier amour et de première jeunesse, un bégaiement confus qui dit tout ce qu’on veut lui faire dire. Il se peut qu’Olivier ait pleuré en les écrivant ; mais un jour viendra où ces vers le feront sourire : ce jour-là peut-être sera-t-il devenu poète ; aujourd’hui ce n’est encore qu’un enfant qui rêve, cherchant à deviner la vie, comme on peut deviner la mer à l’embouchure d’un fleuve, ne sachant rien, et parlant de tout avec l’assurance fanfaronne des ignorans, parlant même du malheur, un peu comme les Juifs de leur Messie qu’ils attendent toujours, mais surtout parlant de lui quand il est auprès de vous, et parlant de vous lorsqu’il est avec d’autres.

— Oh ! vous le connaissez bien, répondit Marie, c’est un enfant ; un rien l’attriste, un rien le réjouit. Je fais la tempête dans son cœur avec un pli de mon front, et le beau temps avec un sourire ; mais je l’aime bien, allez, monsieur, et je l’aimerai tant qu’il voudra.

— Pensez-vous l’aimer toujours ? lui demandai-je. Ma question la fit tressaillir ; elle me regarda avec inquiétude.

— Je suis son premier amour, me dit-elle.

— C’est justement ce mot de premier amour qui exclut l’espérance d’amour unique.

— Vous avez raison, fit Marie ; mais du moins n’est-ce pas moi qui l’abandonnerai la première.

Ayant ainsi parlé de toi, je l’entretins ensuite de sa situation présente. Elle me parut fort peu tourmentée. Son plus grand chagrin était causé par la réclusion complète à laquelle tu la condamnais. Elle ne jugeait point toutes ces précautions utiles.

Je passai ainsi auprès d’elle quatre heures délicieuses, m’enivrant de l’entendre et de la voir, content d’effleurer un pli de sa robe, heureux d’amener un sourire sur ses lèvres par le récit de quelque bouffonnerie d’atelier. Cette entrevue ne fut troublée par aucune mauvaise pensée, j’avais oublié même les suppositions que j’avais d’abord faites à propos de toi, et quand tu vins me rejoindre le soir, tu me trouvas calme auprès de ta maîtresse, sans que j’eusse besoin de me composer un maintien.

Cela dura pendant trois semaines. J’arrivais chez Marie à l’heure où tu la quittais, j’y passais la journée, dessinant pendant qu’elle brodait ; nous vivions comme deux camarades ; cependant je l’aimais chaque jour davantage. Pour ne pas me trahir, c’était une lutte continuelle que j’avais à subir avec moi-même, et pourtant, durant ces trois semaines, elle n’eut jamais l’occasion de soupçonner qu’une passion violente se débattait sous ma réserve apparente. Un soir, l’heure à laquelle tu rentrais de coutume étant passée depuis long-temps, Marie, inquiète de ne pas te voir arriver, me pria d’aller m’informer chez ton père du motif qui pouvait te retenir. À la moitié du chemin, je crus te reconnaître dans la rue. Tu n’étais pas seul ; une femme t’accompagnait. Je ne m’étais pas trompé, c’était bien toi, et, bien que je fusse passé presque à ton côté, tu ne m’aperçus pas, tant tu paraissais occupé de ta compagnie. Je vous suivis de loin pendant quelques minutes, et je vous vis monter dans une voiture de place ; il était alors près de minuit. Je n’avais pas besoin d’en savoir davantage ; je connaissais l’emploi de ta soirée et des heures qui allaient suivre. En d’autres temps, je n’eusse attaché qu’une médiocre importance à cette infidélité, qui pouvait n’être qu’une fantaisie, mais le moment me parut mal choisi pour satisfaire un caprice. J’allai retrouver Marie, je lui racontai une histoire pour justifier ton absence, et, comme un instinct de jalousie se révélait dans la difficulté qu’elle paraissait éprouver à se convaincre, je dus redoubler mes efforts pour la rassurer, et je plaidai ta cause aussi chaleureusement que si c’eût été la mienne propre.

Le lendemain, de grand matin, je courus chez ton père pour te prévenir de l’excuse que j’avais donnée à ton absence de la veille. J’appris là qu’on ne savait pas ce que tu étais devenu depuis une semaine, que tu avais cessé de prendre tes repas à la maison, et que depuis long-temps, d’ailleurs, tu n’y rentrais plus coucher. Ce dernier renseignement ne m’apprenait rien de nouveau ; mais ton absence quotidienne n’étant plus expliquée par une nécessité, où passais-tu le temps que je tenais compagnie à ta maîtresse ? que faisais-tu lorsque tu nous quittais le matin sous le prétexte d’aller travailler ? Dans ces huit derniers jours surtout, j’avais remarqué en toi une préoccupation peu ordinaire ; tu quittais Marie plus tôt chaque matin, et chaque soir tu revenais auprès d’elle un peu plus tard. Tu n’avais plus, comme dans les premiers jours, ce besoin de solitude qui te faisait trouver tant d’ingénieux prétextes pour m’engager à vous laisser seuls ; si je tardais parfois à m’en aller, tu me retenais même quelquefois jusqu’à des heures avancées dans la nuit, et, si mal habile que je pusse être aux façons de l’amour, j’avais reconnu dans les tiennes des indices qui trahissaient un commencement de satiété.

Ce n’était pas seulement un caprice qui la veille t’avait retenu au dehors ; ce que je venais d’apprendre constituait une infidélité en règle. Je m’en retournai avec l’intention bien arrêtée d’en instruire Marie ; mais, arrivé à ma porte, je fus ébranlé par mille incertitudes, et puis ce rôle de dénonciateur me semblait odieux. Bref, je me condamnai au silence, espérant que ton inconstance deviendrait peut-être sérieuse, et me réservant alors d’agir au cas d’une rupture définitive entre ta maîtresse et toi. À tout hasard, j’attendis ton retour en me promenant devant la maison.

Lorsque tu revins, je n’eus pas même besoin de te questionner : tu m’instruisis le premier de l’intrigue banale dans laquelle tu t’étais engagé par suite d’un défi où ton amour-propre s’était trouvé intéressé. Tu accueillis assez maladroitement les observations que je hasardai, et, quand je te parlai de l’inquiétude où ton absence avait jeté Marie, tu affectas à propos d’elle un ton dégagé qui me sembla d’autant plus cruel, que ton indifférence paraissait sincère ; tu me traitas même de niais et de puritain. — Mais, interrompis-je, si au contraire c’était Marie qui eût pour un jour, ou pour une heure seulement, oublié ton nom pour apprendre celui d’un autre, ne deviendrais-tu pas à ton tour un peu puritain ou extrêmement niais ? — Bien qu’elle fût faite sur le ton de la plaisanterie, je remarquai que cette supposition avait suffi pour te faire pâlir.

— Cela est différent, me répondis-tu. Si parfois il m’arrive de faire ce qu’on appelle la cour à une de ces femmes pour qui la résistance est une fatigue, c’est une pure galanterie : quelques madrigaux entre deux quadrilles, un bouquet à la fin du bal, et, avant qu’un tour de cadran soit achevé, ma fantaisie sera passée, sans que rien puisse me la rappeler. Il n’en est pas de même de la trahison d’une femme. Quand cette femme n’est pas une coquette ou une misérable, sa faiblesse ne peut naître que de la violence même de son amour pour un autre que moi. Si elle cède à cet autre sans cesser de m’appartenir, c’est véritablement alors qu’elle me trompe, non pas moi seulement, mais mon rival. Si au contraire ma maîtresse me quitte avant de lui céder, elle ne commet pas une trahison : elle est fidèle à son amour nouveau, qui ne se souvient plus de l’ancien. En pareil cas, l’amant quitté n’est pas trahi, et doit, s’il est sage, brûler les lettres et le portrait de son amie, en jeter les cendres au vent, et dire : J’ai rêvé.

— Dans le cas où Marie te quitterait ou te tromperait, que ferais-tu, toi ? ai-je alors répliqué.

— Elle et moi, nous sommes en dehors de semblables suppositions, m’as-tu répondu avec un accent de sécurité superbe. J’aime Marie de tout mon cœur, et elle m’adore.

— Mais un autre aussi peut l’aimer autant que toi, et elle peut l’adorer de même.

— Je suis sûr d’elle et sûr de moi.

— Cela est possible ; cependant la vie est longue, vous êtes bien jeunes tous les deux, et elles sont bien courtes ces éternités de fantaisie que les amans appellent toujours ! Qui sait ?… ai-je ajouté gravement, voulant te pousser à bout.

— Que signifient tes paroles ? pourquoi ce point d’interrogation suspendu là comme une menace ? Que veut dire ton qui sait ? — Que sais-tu donc toi-même ?

— Rien de plus que ceci : je suis jeune, Marie est belle, et tu nous laisses bien souvent seuls.

— Quoi ! tant de paroles pour si peu ! me répondis-tu avec un grand éclat de rire, et tu ajoutas en me frappant sur l’épaule : — Tu es mon ami, Urbain, et, de tous mes amis, tu es le dernier qui me causerait de l’inquiétude, si j’en pouvais avoir. Et maintenant allons rejoindre Marie. Je suis curieux de voir comment tu t’y prendrais pour lui faire la cour.

Ce que tu as oublié sans doute, c’est l’extrême dédain qui accompagnait ces paroles déjà dédaigneuses ; c’est ce regard qui tombait d’en haut en filtrant, pour ainsi dire, à travers tes paupières clignées ; c’était, sur ta lèvre, un sourire dans lequel on devinait une ironie aiguisée en pointe de flèche ; c’était le son de ta voix, je ne sais plus quel geste qui semblait jeter le gant du défi, toute ton attitude enfin pleine de provocation. Pourtant ce ne fut pas tout encore. Rappelle-toi, Olivier, la scène qui a suivi notre entretien dans la rue, quand nous eûmes rejoint Marie. Tout entière à la joie de te revoir, elle avait eu à peine le temps de t’embrasser, que tu te livras, à propos d’elle et de moi, à la plaisanterie la plus cruelle. Comme elle te faisait doucement quelques reproches à propos de ton absence, et dans ses paroles laissant, peut-être involontairement, percer une pointe de jalousie : — Eh mais, lui as-tu répondu en nous regardant tous les deux, n’aurais-je donc pas moi-même le droit d’être jaloux ? Urbain me le disait tout à l’heure : tu es belle, il est jeune, et je vous laisse souvent seuls.

Marie sourit vaguement, n’ayant d’abord compris dans ces paroles qu’une puérilité de conversation ; mais tu continuas sur un ton demi-sérieux : — En supposant que je ne te fusse point fidèle, tu aurais sous la main un consolateur tout trouvé, et qui peut-être a déjà des raisons pour espérer qu’il ne serait pas mal accueilli.

Malgré les signes visibles de mon impatience, malgré l’embarras qui se peignait sur le visage de ta maîtresse, tu semblais prendre plaisir à prolonger cette situation, doublement pénible pour moi, puisqu’elle me couvrait de confusion devant la femme que j’aimais. Tu t’appliquais même à tourner les choses de telle façon, qu’il y eut un moment où Marie, prise à ton piége, put supposer que j’avais éveillé ton inquiétude par des confidences dans lesquelles j’avais interprété d’une manière blessante pour elle l’amicale familiarité qu’elle me témoignait dans nos tête-à-tête quotidiens. Quand il lui vint cette pensée, je la devinai bien vite à l’air de sa figure, au coup d’œil qu’elle me lança, au rapide mouvement qu’elle fit pour me retirer sa main, dont j’avais voulu m’emparer en tâchant de lui faire comprendre combien j’étais désolé de ta méchante façon de t’amuser à mes dépens : on eût dit véritablement que, malgré ta sécurité apparente, tu avais voulu, par mesure de précaution, indisposer Marie contre moi. Tu n’avais su que trop bien réussir ; je devinai sur-le-champ que je lui étais devenu odieux, et j’avais deviné juste.

Un instant j’eus l’idée de rompre brutalement la glace, d’avouer devant toi mon amour à Marie, de l’instruire du véritable emploi de la nuit où tu l’avais laissée seule, et de me retirer, laissant faire le dépit que lui causerait cette révélation ; mais je réfléchis qu’il était trop tard. Prévenue contre moi, Marie ne m’aurait pas cru, et eût méprisé mes paroles comme une honteuse calomnie. — Quoi ! me disais-je intérieurement, c’est ainsi qu’on me traite ? c’est ainsi que l’on me parle ? Moi qui pourrais accuser, je ne puis pas même me défendre ! mon amitié et mon dévouement sont méconnus à ce point ! Cet amour qui est pour moi une idolâtrie, on en fait un jouet ! C’est en vain que je me tue à le contenir ; on viole sans ménagement mon silence douloureux. Je me consolais de ma souffrance par la pensée qu’elle était respectée comme doit l’être tout ce qui est sincère, et au lieu du respect, au lieu de la pitié même, on me raille ! C’est de la reconnaissance que l’on me doit, et c’est avec le mépris que l’on me paie ! Ah ! mon Dieu, c’est trop fort, oui , trop fort pour moi !

Nous nous séparâmes froidement après cette scène déplorable. J’essayai encore une fois de prendre la main de Marie, mais elle n’eut point l’air de me comprendre et demeura immobile. Je lui dis adieu comme j’avais l’habitude de le faire en nous quittant le soir ; elle ne me répondit pas. Et toi, Olivier, pendant ce temps-là, que faisais-tu ? Toi, Olivier, tu riais en nous regardant tous les deux. Il aurait suffi d’un seul mot de toi pour que Marie renonçât aux préventions que tu lui avais fait injustement concevoir à mon égard, pour que sa main ne se fût point refusée à toucher la mienne en signe de bonne union. Son regard bienveillant m’aurait suivi jusqu’au seuil, elle m’eût appelé mon ami, et je serais resté le tien. Tu ne l’as pas voulu, et tu m’as laissé partir. J’ai marché tout droit devant moi ; je suis entré dans un cabaret… Ce que je fis du reste de ma soirée et de ma nuit, je ne le sus que le lendemain matin, en me réveillant dans ma chambre. Au pied du lit où j’étais couché tout habillé, Marie sanglotait, demi-morte et demi-nue. N’ayant pas conscience de ce qui s’était passé, j’allais lui demander l’explication de ma présence chez elle à une heure si matinale que c’était presque encore la nuit. Marie me regarda avec stupeur, se couvrit le visage de ses mains, et murmura quelques mots noyés dans les larmes, qui me firent cependant comprendre que j’avais commis un crime. Comment avais-je pu faire ? quelle fatalité m’y avait poussé ? C’est ce que je découvris un peu plus tard. La veille, au lieu de passer la nuit avec ta maîtresse, tu l’avais quittée à onze heures. Au lieu de rentrer à ma nouvelle demeure, une inexplicable fatalité mêlée à un reste d’habitude m’avait ramené à la porte de l’ancienne. J’avais sur moi une double clé de la chambre que je t’avais prêtée. J’étais fou. Je suis entré chez moi sans même savoir où j’étais. Marie était plus belle encore dans son sommeil, et nous étions seuls. Voilà ce qui s’est passé il y a dix ans ; comme je te disais en commençant ce récit, Marie a été ma victime, rien de plus.

Plusieurs motifs ont à cette époque contribué à ce que tu ignorasses les événemens de cette nuit. Marie, à qui j’avais raconté la longue préface de souffrances dont le dénoûment, bien qu’il fût étranger à ma volonté, devait me faire haïr d’elle, me prit presque en pitié, si elle ne me pardonna pas. Non-seulement elle me promit le silence, mais encore elle me fit jurer que je me tairais moi-même.

— Et maintenant, me dit-elle quand je lui eus promis de faire ce qu’elle me demandait, lorsque Olivier va rentrer tout à l’heure, vous inventerez une histoire pour lui expliquer mon absence.

Ne comprenant pas d’abord ce qu’elle voulait faire, je la priai de s’expliquer elle-même.

— Croyez-vous, me dit-elle, que je vais rester dans cette chambre une heure de plus, et pensez-vous que j’oserais y revoir Olivier ?

— Mais où voulez-vous aller ?

— Chez ma mère, répondit Marie.

— Mais si votre mari vous fait suivre ?

— Je vous l’ai dit déjà, je ne crois pas qu’il y songe réellement.

Et, tout en parlant ainsi, elle réunissait en paquets les objets qu’elle avait apportés le jour où elle était venue habiter chez moi. Tous mes efforts pour la faire renoncer à son départ demeuraient inutiles. — Elle est là, me disais-je en la voyant se mouvoir devant moi, et tout à l’heure elle n’y sera plus ! — Ses préparatifs étaient terminés ; elle n’avait plus que son chapeau à mettre. Je la regardai en tremblant de tout mon corps le poser sur sa tête et se retourner vers un tesson de miroir pour en attacher les rubans. Ce fut l’affaire d’une seconde. Elle prit son paquet entre ses bras, jeta un regard autour d’elle, étouffa un soupir, fit un pas vers la porte et posa sa main sur la serrure. Je m’étais laissé tomber sur le lit, suivant tous ses mouvemens. Quand je la vis près de sortir, ma douleur ne put se contenir ; j’éclatai en sanglots en murmurant : — Marie, Marie ! et je tombai à ses genoux au milieu de la chambre. Son premier regard exprima la colère, comme si mon angoisse lui eût paru une insulte ; mais son visage s’adoucit, elle m’obligea à me relever, et, quand je fus debout devant elle, elle me dit avec sa voix des bons jours :

— Je vous ai promis d’oublier, monsieur Urbain, je tiendrai ma promesse ; mais vous m’autoriseriez à m’en dégager, si vous exigiez plus. Adieu !

Elle allait partir ; tout à coup nous entendîmes des pas dans l’escalier.

— Oh ! mon Dieu ! s’écria Marie en se couvrant la figure de ses mains, si c’était Olivier !

— Eh bien ! répondis-je, n’a-t-il point l’habitude de nous voir ensemble ?

On frappa à la porte ; j’allai ouvrir : c’était un commissionnaire. Il apportait de ta part à Marie la lettre dans laquelle tu lui annonçais que son mari la faisait rechercher. Craignant d’être suivi toi-même, tu la prévenais en outre que tu suspendrais tes visites pendant quelques jours, et l’invitais impérieusement à redoubler de précautions. Tu terminais en la priant de se confier à moi entièrement. La lecture de cette lettre attrista Marie, moins à cause des mauvaises nouvelles qu’elle lui apportait qu’à cause de la froideur inquiète que l’on y remarquait. En annonçant à ta maîtresse que, par mesure de prudence, tu te condamnais à être séparé d’elle pendant quelque temps, tu n’avais pas su trouver un mot qui exprimât le regret que te pouvait causer cette séparation. Cette lettre n’était guère plus qu’un avis complaisant, et rien n’y parlait d’amour, sauf une formule banale tombée d’une plume pressée.

— Eh bien ! demandai-je à Marie, voyant qu’elle hésitait à prendre un parti, qu’allez-vous faire ?

— Je n’en sais rien, me répondit-elle. Tenez, je crois que je deviens folle.

Elle paraissait en effet très agitée. Je lui rendis ta lettre.

— Non, me dit-elle, je ne veux point la prendre ; brûlez-la. Si j’étais arrêtée et qu’on la trouvât, cela pourrait compromettre Olivier. Il y a songé, car elle n’est point signée.

— C’est aussi ce que je pensais, lui dis-je ; il y a pensé, et, plus que la prudence, c’est cette crainte qui le retient éloigné de vous dans le moment même où vous auriez le plus besoin de sa présence.

Elle ne répondit rien, me prit la lettre des mains, la déchira en petits morceaux qu’elle jeta au feu les uns après les autres. Bien qu’elle fût toujours toute prête à s’en aller, elle paraissait avoir oublié ses projets de départ, et, craignant de les lui rappeler, je n’osais pas la questionner sur ce qu’elle comptait faire dans la nouvelle situation des choses. L’un et l’autre, nous restâmes silencieux pendant quelque temps. Ce fut elle qui la première rompit le silence.

— Allez me chercher une voiture, me dit-elle.

— Pour aller où, puisque l’on vous cherche ?

— Je ne veux pas rester ici, répondit Marie ; cette chambre m’est odieuse !

Je compris le motif délicat qui lui en faisait détester le séjour. Ce fut alors qu’il me vint à l’idée de lui proposer une chambre garnie située sur le même carré. L’endroit était convenable, le loyer d’un prix modique. — Vous serez chez vous et bien chez vous, lui dis-je. Elle consentit, j’allai arrêter la chambre, qui fut sur-le-champ mise en état de la recevoir. — Voici deux clés, lui dis-je quand elle fut emménagée ; si vous le désirez, j’en ferai parvenir une à Olivier.

— Non, répondit Marie en prenant les deux clés ; vous lui direz que je suis partie, il m’aura bien vite oubliée. D’ailleurs n’a-t-il pas commencé déjà ?

— Qui peut vous le faire supposer ? lui demandai-je.

— J’en avais déjà le pressentiment, me dit-elle, et en baissant les yeux, elle ajouta : J’en ai eu la preuve cette nuit.

— Cette nuit ! m’écriai-je en rougissant à mon tour, vous aviez promis de l’oublier.

— C’est aussi la dernière fois que j’y reviens, reprit Marie. Olivier me trompe, je le sais ; vous m’avez appris la cause réelle de ces absences si longues dans ces derniers jours ; je ne vous en veux pas, Olivier lui-même ne pourrait pas vous en vouloir, puisque vous étiez hors d’état de comprendre les suites que pouvaient avoir vos paroles. Je ne pense pas avoir été jamais légère dans mes relations avec vous ; mais Olivier a été imprudent, plus imprudent que coupable ; tout ce qui est arrivé est un peu sa faute sans doute et beaucoup celle de la fatalité. Je ne dis pas que je n’aime plus Olivier, je mentirais ; seulement, à compter d’aujourd’hui, il n’est plus pour moi qu’un étranger, sinon par le souvenir. Je souffrirai beaucoup de son absence, je m’y attends bien, et lui-même peut-être, ayant trop compté sur ses forces, sera affligé de ne plus me voir, car je ne veux pas croire que ce soit seulement la raison et la prudence qui le retiennent loin de moi. Il est trop jeune pour avoir de la raison et pour savoir s’y soumettre. Il me répugne également de supposer que c’est une crainte puérile qui l’éloigne de moi, parce que je suis persécutée ; et, si douloureuse qu’elle soit, je préfère m’en tenir à l’idée qu’il est auprès d’une autre personne. Puisse-t-elle me faire oublier par lui ! Je ne l’espère pas, et cependant je le souhaite, car Olivier ne me reverra plus. Notre séparation est devenue une nécessité qu’il a créée lui-même. Tout à l’heure je vous donnerai une lettre qui vous sera adressée, et dans laquelle je vous annoncerai mon départ. Si Olivier revenait, vous la lui montrerez, et, s’il vous interroge, vous répondrez n’en pas savoir plus long. Surtout pas un mot qui puisse le mettre en voie de supposer quelque chose de tout ce qui a eu lieu. Et maintenant, acheva Marie, laissez-moi, j’ai besoin de solitude et de repos ; toutes ces émotions m’ont brisée.

Sur le point de la quitter, je la priai de vouloir bien me considérer à ses ordres, dans l’acception servile du mot. Je lui demandai en outre s’il ne lui était point désagréable que je revinsse habiter la chambre qu’elle venait de quitter.

— Je ne vous ai déjà causé que trop de dérangement, répondit-elle ; rentrez chez vous, cela est bien juste. D’ailleurs, si Olivier revient, il pourrait lui sembler étrange de ne pas vous trouver chez vous, puisque je n’y serai plus ; mais n’oubliez pas, Urbain, qu’en restant voisins nous demeurerons étrangers, inconnus : c’est à cette seule condition que je reste dans cette maison. Si j’avais besoin de vos services, je vous le ferai savoir par un petit mot que je glisserai sous votre porte… Adieu.

Les choses ainsi convenues et acceptées, je me retirai. Moi aussi, j’avais besoin de me remettre ; le reste du jour, je courus au grand air. Le soir, en revenant prendre possession de ma petite chambre, je trouvai, sous la porte, la lettre dont Marie avait parlé, je l’ouvris et la mis exprès en évidence pour te la montrer quand tu viendrais. Trois jours se passèrent, durant lesquels je n’aperçus point Marie, et ne reçus d’elle aucun avis. À mon grand étonnement, de toi non plus je n’entendais point parler. Le quatrième jour, comme je sortais de chez moi, la porte de la chambre de Marie s’ouvrit ; la portière de la maison parut sur le seuil et m’appela d’un signe : elle sortit comme j’entrais. Je trouvai Marie couchée ; elle paraissait très souffrante. — Vous êtes malade, et je l’ignore ? lui dis-je avec reproche.

— Cela n’est rien, me dit-elle, j’ai vu un médecin, et il m’a rassurée. Il me faut du repos seulement.

— Mais encore vous faut-il des soins !

— Cette brave femme que vous venez de voir me donne les siens.

— Je vais écrire à Olivier, lui dis-je, ou bien j’irai le voir.

— Pas un mot là-dessus, me répondit-elle, et elle ajouta très doucement : Je ne vous demande pas même s’il est venu.

Je gardai le silence, mais je m’aperçus qu’elle avait deviné ce que j’aurais eu à lui répondre, si elle m’avait interrogé à cet égard.

— Je vous ai fait venir pour vous demander un service, continuat-elle : j’ai écrit à deux ou trois personnes de ma famille pour qu’elles me fissent parvenir de l’argent ; mais, en attendant qu’elles me répondent, je me trouve obligée de recourir à d’autres moyens : j’ai heureusement quelques bijoux, je vous prie d’aller les engager.

Et elle me désigna une petite boîte qui renfermait une montre, quelques bagues et une petite chaîne de fantaisie.

— Ce n’est pas tout, continua Marie, je meurs d’ennui dans cette chambre. Ces quatre murs m’étouffent ; j’ai besoin d’air, de mouvement. Pendant trois semaines, je n’ai point mis le pied dans la rue, et je souffrais déjà de ma réclusion, bien qu’elle pût me sembler douce. Maintenant je sens que je mourrais, si je devais rester prisonnière dans cette chambre. Enfin je veux sortir de temps en temps, et, pour plus de précautions, je veux me déguiser. Quand vous aurez l’argent des bijoux, vous m’achèterez des habits d’homme.

— Est-ce sérieux ? lui demandai-je un peu étonné.

— Sans doute, répondit Marie ; voyez plutôt, me dit-elle, j’ai déjà commencé mon déguisement.

Et, plongeant sa main sous son oreiller, elle me fit voir, enveloppée dans un mouchoir, sa magnifique chevelure noire, tombée fraîchement sous le ciseau. — J’en ai conservé juste ce qu’il faut pour avoir l’air d’un petit collégien, continua-t-elle en retirant son bonnet, pour me montrer sa nouvelle coiffure.

La vue de cette mutilation me fit frémir. — Mes pauvres cheveux ! murmura-t-elle en noyant ses mains dans leurs longues tresses, c’était ce que j’avais de mieux ! Quand j’étais jeune fille, toute jeune, on m’avait mis dans un couvent ; j’aimais cette douce vie passée dans ma cellule tranquille, les promenades sous les tilleuls du jardin, les chapelles parées pour les jours de fête ; j’ai eu alors la pensée de prendre le voile ; mais il aurait fallu couper mes cheveux, et ma mère n’a pas voulu : ce serait un meurtre, a-t-elle dit. Eh bien ! le meurtre est accompli cependant. Mes pauvres cheveux ! c’est vrai qu’ils étaient bien beaux ; aussi nous en avions bien soin, autrefois.

Et elle ajouta plus tristement en froissant la chevelure dans ses mains : — On dirait qu’ils sont morts !

Je détournai vivement la tête pour lui cacher mon émotion. Pendant que j’avais le dos tourné, j’aperçus Marie dans la glace ; elle avait collé ses lèvres sur cette chevelure morte, comme elle disait, et sans doute y cherchait la trace de tes baisers. Je la quittai pour aller engager les bijoux. J’allai ensuite dans le voisinage choisir des vêtemens de jeune garçon qui pussent convenir à la taille de Marie, et je les lui portai sur-le-champ. Elle en parut satisfaite.

— D’ici à deux ou trois jours, fit-elle, je les mettrai pour faire ma première promenade.

— Vous sortirez seule ? lui demandai-je.

— Oui, seule, mais en voiture, me fut-il répondu sur un ton qui ne permettait pas l’insistance.

Le lendemain matin, Marie me fit demander par la concierge. Je la trouvai vêtue de ses habits d’homme, et, si je n’avais jamais été prévenu de son déguisement, il m’eût été impossible de la reconnaître, tant elle me paraissait changée.

— Il fait beau aujourd’hui, me dit-elle, je me sens un peu mieux, je vais sortir ; cette promenade me remettra tout-à-fait. Voulez-vous m’aller chercher une voiture ?

Comme elle était encore un peu faible, elle consentit à prendre mon bras pour descendre l’escalier ; mais elle ne voulut point me permettre de l’accompagner.

— Vous reviendrez ? lui demandai-je quand elle fut en voiture.

— Soyez sans inquiétude sur mon compte, me répondit-elle ; je reviendrai. Dites au cocher de me conduire au bois de Boulogne.

Sa promenade se prolongea assez tard ; quand elle revint, elle paraissait encore plus triste qu’au départ. Je crus même remarquer qu’elle avait pleuré.

— Il n’est venu personne me demander pendant mon absence ? fit-elle en me regardant.

— Une seule personne pouvait venir, lui répondis-je, et je ne l’ai point vue ; mais, si vous désirez voir Olivier, j’irai vous le chercher.

— Non, non, répondit Marie avec vivacité. Seulement j’ai changé d’idée : s’il venait, ramené par sa propre inspiration, vous lui diriez toujours que j’ai quitté cette maison ; mais vous lui donnerez à entendre que vous savez où je suis et que je pourrai peut-être le revoir quand il y aura moins de danger pour ma sûreté. Que voulez-vous ? ajouta-t-elle. S’il me croit tout-à-fait perdue pour lui, j’ai peur qu’il ne prenne trop facilement son parti de m’oublier.

— Ayez donc alors le courage de votre faiblesse, lui dis-je ; écrivez-lui de venir, je vais lui porter votre lettre, et dans une heure il sera à vos pieds.

— Oh ! non pas cela, répondit-elle. Je serais bien heureuse de le voir, mais il faudrait pour cela qu’il revînt de lui-même.

À l’heure même où nous parlions ainsi de toi, tu te mettais en route pour venir retrouver Marie. Ton accès d’indifférence n’avait pu durer plus de cinq jours. J’étais encore chez ta maîtresse, comme tu montais l’escalier. Marie reconnut ton pas et devint toute rouge et toute pâle.

— C’est lui, me dit-elle ; rentrez vite chez vous : s’il vous voyait sortir de cette chambre, il se douterait peut-être de quelque chose.

— Quoi ! m’écriai-je, vous n’allez point le recevoir ?

— Mais non, me répondit-elle vivement ; il revient, c’est tout ce que je désirais.

— Il souffrira cruellement en ne vous trouvant plus.

— Ah ! s’il souffre réellement, s’est-elle écriée avec la joie sauvage de l’égoïsme satisfait, c’est qu’il m’aime encore. Allez vite et faites ce que je vous disais tout-à-l’heure.

Je n’eus que le temps de sortir. À peine étais-je rentré chez moi que tu frappais à ma porte. Ton premier mot en entrant fut : Marie ? Je te répondis en te faisant lire la lettre qu’elle m’avait donnée ; ce fut alors qu’un premier soupçon traversa ton esprit : je jouai de mon mieux la petite comédie qui était convenue entre moi et ta maîtresse. J’ajoutai même à mon rôle mille nuances qu’elle ne m’avait pas indiquées. J’y semai les réticences, l’air mystérieux, les mots embarrassés, les paroles qui se démentent.

— Tu sais où elle est, me demandas-tu avec un emportement dans lequel bouillonnait déjà un instinct de jalousie.

Après une foule de détours fort peu sincères, j’arrivai à convenir que je connaissais le lieu que Marie avait choisi pour retraite. Quand je refusai de t’y introduire, je crus un moment que tu allais te précipiter sur moi. — Ainsi, repris-tu en voyant que la violence n’aboutirait à rien, c’est maintenant toi seul qui possèdes sa confiance !

— Ne lui as-tu pas ordonné toi-même de se livrer à moi entièrement et de suivre tous les avis que je pourrais lui donner dans l’intérêt de sa sûreté ?

— C’est vrai, m’as-tu répondu ; mais il faut que je la voie absolument. Il le faut ; je t’en supplie, fais-moi accorder un rendez-vous.

Ta douleur paraissait tellement vraie que j’en fus ému, et je te promis de décider Marie à te voir. Tu t’es presque jeté à mes pieds pour me remercier. Quand tu fus parti, j’allai trouver Marie pour lui raconter ce qui s’était passé entre nous.

— Ne me dites rien, fit-elle. Je sais tout ; j’ai écouté à la porte : je ne m’étais pas trompé, il m’aime toujours.

— Pourquoi ne voulez-vous point que je l’amène ici ? dis-je. Et pour la décider, je lui donnai même à entendre que ce contre-temps pourrait ouvrir un nouveau champ à tes suppositions.

— Qu’il suppose ce qu’il voudra, répondit-elle. Pensez-vous qu’il serait plus rassuré, s’il apprenait que je n’ai pas quitté cette maison ? D’ailleurs, continua-t-elle avec une naïveté féroce, qui dans un mot expliquait tout le cœur féminin, j’éprouve moins le besoin de le voir depuis que j’ai appris qu’il a le même désir.

Le lendemain, la retraite de Marie était découverte. Comme on venait de l’emmener, tu arrivais pour me prier de te conduire auprès de ta maîtresse. En me trouvant dans la chambre qu’elle venait de quitter, et où sa présence était trahie par quelques objets qu’elle y avait laissés, ce qui n’était d’abord qu’un soupçon dans ton esprit excité par la jalousie devint une certitude. Quelques rapports de deux de tes amis qui ne m’aimaient point vinrent encore confirmer tes doutes, et tu me quittas, convaincu que je t’avais trahi, et que Marie avait été volontairement complice de cette trahison. Au lieu de t’affliger, la pensée de savoir Marie livrée aux représailles que son mari pourrait exercer contre elle parut te causer de la joie. Un instant même j’ai soupçonné que c’était toi qui l’avais dénoncée dans un accès de jalousie. J’étais allé te voir avec l’intention de te raconter exactement tout ce qui s’était passé entre moi et ta maîtresse ; mais je m’aperçus bien vite que je ne serais pas cru. La douleur était pour toi chose nouvelle, et, une fois le premier choc subi, tu avais, comme cela arrive quelquefois, trouvé un certain charme dans ta souffrance, et tu remuais avec complaisance l’épine dans ta blessure. D’ailleurs Marie était séparée de toi pour un temps dont la durée ne pouvait être prévue. Vous étiez peut-être destinés à ne jamais vous revoir, et, sans que tu t’en doutasses toi-même, tu avais déjà fait un pas dans le chemin de l’oubli. Si je l’avais justifiée en m’accusant tout seul, tu aurais regretté Marie, et ce regret inutile t’aurait causé encore plus de chagrin réel qu’une infidélité, qui te laissait le beau rôle et te donnait le droit de l’oubli. Tels ont été sincèrement les motifs qui m’ont porté à me taire il y a dix ans. À cette époque, tu as recueilli d’ailleurs tous les bénéfices de cet événement, tandis que la honte en fut pour moi seul. J’ai passé pour un mauvais ami, pour un traître ; pendant un temps, j’étais devenu l’homonyme de Judas, et ce soir même, pendant ce dîner, quand on a parlé de Marie, tous les regards m’ont lancé leur insulte. J’ai voulu en finir, non avec les autres, dont l’opinion m’est indifférente, mais avec toi, et c’est pourquoi je t’ai fait ce long récit. Unis ou séparés, nous avons beaucoup souffert les uns et les autres. Notre ancienne fraternité, quoi que nous disions, est une religion morte. Nous vivons d’une existence où nos sentimens les plus chers sont forcés d’aller prendre le mot d’ordre de nos intérêts ; nous sommes enfin arrivés sous le pôle froid de la raison ; ce n’est plus guère qu’à la chaleur d’un souvenir que notre cœur peut se réchauffer et pendant quelques minutes battre comme autrefois il battait toujours. Plus d’une fois, j’en suis sûr, Olivier, tu as pensé à Marie. Pendant bien long-temps même nous nous donnions rendez-vous pour nous souvenir d’elle ensemble, car tous les deux nous avions besoin l’un de l’autre pour nous faire un écho commun de nos regrets et de nos maux. Ce soir même, à l’heure où nous voilà, en traversant ces allées où tremble la lune, tu invoques l’image adorée de ta première amie, de celle à qui tu dois tes meilleures inspirations. C’est son fantôme que tu penses voir flotter dans ce brouillard qui monte là-bas, du côté où l’on entend couler la rivière, et c’est aussi sa voix que tu écoutes dans le souffle tiède qui effleure les branches. Ô mon ami, laisse venir à toi le souvenir qui te charme, accueille-le avec tout ce qui te reste d’adoration ; baigne-le de tes larmes les plus sincères. Par une belle nuit comme celle où nous sommes, sous la sérénité de ce beau ciel, dans ce mélodieux silence de la nature recueillie, si ton premier amour se dresse devant toi, livre-toi à tes impressions, sans les analyser ; ne te demande pas à toi-même si ce que tu éprouves est encore de l’amour, ou si ce n’est que de la poésie. Embrasse à pleine joie ta chimère, savoure avec délice l’heure que Dieu te sonne ; repousse tous les doutes, abjure toute rancune ; oublie ce qu’on t’a fait souffrir, oublie les maux que tu as causés toi-même ; ne te souviens que des choses qui font trouver quelquefois que la vie est bonne ; rappelle-toi Marie à ton aise, et que ma présence n’amène pas un pli à ton front. Marie ne t’a point trompé il y a dix ans.

En achevant ses derniers mots, Urbain me tendit la main, et la promptitude avec laquelle je lui donnai la mienne lui fit comprendre la joie que m’avait causée sa révélation.

Pendant tout le reste du chemin, reprit Olivier après avoir observé un instant l’impression que ce récit avait produit sur sa compagne, nous nous entretînmes de vous. Quand je fus rentré chez moi, malgré la fatigue de la course que je venais de faire, je ne pus m’endormir, et toute la nuit je pensai à vous. Le lendemain, à mon réveil, votre souvenir était assis à mon chevet ; il me suivit avec obstination au milieu de mes affaires, au milieu de mes travaux. Enfin, pendant tout le mois qui a suivi mon entretien avec Urbain, vous avez occupé autant de place dans ma vie qu’il y a dix ans. Je ne sais quel pressentiment me disait que je devais vous rencontrer, et que cette rencontre n’était pas éloignée. Dans cette prévision, il m’arrivait quelquefois de préparer ce que j’aurais à vous dire ; je faisais la répétition de ma première entrevue quand le hasard vous mettrait en face de moi. Tout cela était bien de l’enfantillage, si vous voulez ; mais j’y trouvais une véritable douceur ; puis tout à coup je pensais avec tristesse que vous ne me reconnaîtriez peut-être pas, ou ne voudriez point me reconnaître.

— Cela est singulier, répondit Marie ; lorsque vous m’avez rencontrée avant-hier au soir, je me trouvais moi-même depuis quelque temps dans une situation d’esprit à peu près semblable à la vôtre ; mais comment aurais-je fait d’ailleurs pour ne point songer à vous ? Depuis mon retour en France, j’ai entendu parler de vous si souvent. On eût dit que toutes les personnes que je fréquentais se donnaient le mot pour prononcer votre nom devant moi, et cependant ce n’était là que le fait du hasard, car aucune d’elles ne connaissait nos relations d’autrefois. — Ah ! mon ami, continua la jeune femme en posant sa main sur celle d’Olivier, j’ai été bien heureuse d’apprendre votre position nouvelle ; mais une vague tristesse se mêlait pourtant à ma joie : j’avais entendu faire sur vous, par des gens qui semblaient vous connaître, des récits qui ne me permettaient pas de conserver l’espérance qui se réalise aujourd’hui.

— Quoi donc ? interrompit Olivier, qu’a-t-on pu vous dire sur mon compte qui ait pu vous autoriser à mettre en doute la joie sincère que j’éprouverais à me retrouver auprès de vous ?

— Ah ! mon Dieu ! fit Marie, votre existence actuelle m’est absolument étrangère, je n’en sais rien que par oui-dire… Mais ce doit être la vie accidentée à laquelle vous aspiriez déjà quand vous étiez jeune. Au milieu de ces agitations de chaque jour, parmi toutes ces liaisons que noue un caprice et qu’un autre délie, je pouvais penser qu’il y aurait, de ma part, presque de la témérité à supposer que vous eussiez encore une place a donner à mon souvenir… Cela est si long, dix ans, et cela est si loin !… Mais c’est égal, j’ai été bien doucement émue quand vous m’avez abordée l’autre soir.

— Je vous ai paru bien changé ? demanda Olivier.

— Je ne l’ai guère remarqué, fit Marie. Dès les premiers mots que vous m’avez dits, j’ai retrouvé la voix qui me charmait jadis, et, pendant la première minute, j’ai certainement dû paraître rajeunie de dix ans. Ah ! mon ami, ajouta-t-elle, il aurait fallu pour bien faire que cette minute se fût prolongée… Je suis plus changée que vous, moi, bien plus assurément.

— Eh bien ! je ne l’ai guère remarqué non plus.

— D’abord, cela se peut, c’était le soir… vous m’avez mal vue… Aussi j’étais bien inquiète tout à l’heure quand j’ai relevé mon voile, et vous bien impatient, n’est-ce pas ? Je m’en suis aperçue… Eh bien ! maintenant, parlez franchement… comment me trouvez-vous ? que vous dit mon visage ? est-ce encore une figure ou seulement un portrait qui vous rappelle de loin, et votre mémoire aidant, les traits que vous aimiez… au temps où vous n’aviez encore aimé personne ?

— Vous êtes pour moi la même, toujours la même, chère Marie.

Il y eut un moment de silence durant lequel ils échangèrent un long regard en tenant leurs mains unies.

— C’est étrange ! fit Marie, j’avais tant de questions à vous faire, et voilà que je ne puis trouver un mot.

— C’est comme moi, dit Olivier… Est-ce la crainte d’apprendre des choses que je préférerais ignorer ?… Mais je n’ose pas vous interroger… Heureusement que nous avons du temps devant nous.

— Il est midi, interrompit Marie, je suis libre jusqu’à cinq heures.

Et comme elle avait remarqué qu’en l’écoutant son compagnon avait froncé le sourcil, elle ajouta en riant : Mais je puis retarder ma montre. Et, d’un léger coup de pouce, elle recula l’aiguille jusqu’au chifTre qui indiquait dix heures. Olivier la remercia d’un coup d’œil. Le déjeuner étant terminé, ils se levèrent et firent leurs préparatifs de départ. Comme ils allaient quitter le restaurant, Marie, qui était déjà sur le seuil de la porte, se retira brusquement dans la salle. Olivier, s’étant aperçu de ce mouvement, lui en demanda la raison. Elle parut hésiter un moment à lui répondre ; puis, s’étant décidée, elle indiqua du doigt la grande rue de Ville-d’Avray, qui, en ce moment même, était sillonnée de cavalcades et de nombreux équipages. — Je n’y avais point songé, murmura Marie comme si elle se fût parlé à elle-même, c’est aujourd’hui qu’ont lieu les courses de Versailles. Tout ce monde qui passe sur la route s’y rend.

— Eh bien ! fit Olivier, qui ne comprenait pas.

— Eh bien ! répondit Marie avec une hésitation nouvelle… il se pourrait que je fusse reconnue par quelques-unes des personnes qui passent à cheval ou en voiture… Je vous expliquerai… je vous dirai tout, quand nous serons seuls, acheva Marie à voix basse en s’approchant d’Olivier.

— Madame, demanda celui-ci à la servante, ne serait-il point possible de gagner le bois sans que nous prissions par la route ?

— Notre jardin a une porte de sortie sur les étangs, répondit la servante, je vais vous y conduire ; vous trouverez le bois à deux minutes.

Après avoir fait quelques pas, ils étaient arrivés en effet sur la lisière du bois, et s’engageaient dans une étroite allée à pic qui semblait monter dans les nuages. Arrivés à la hauteur de ce chemin un peu fatigant peut-être, le jeune homme et sa compagne s’arrêtèrent un moment et regardèrent autour d’eux, comme s’ils eussent cherché un endroit pour se reposer de l’ascension un peu rude qu’ils venaient d’accomplir.

— Nous tournerons par là, dit Olivier en indiquant de la main un petit sentier qui détournait brusquement, et tous deux y disparurent bientôt au bras l’un de l’autre.

Le lieu où ils s’arrêtèrent d’un commun accord paraissait préparé à loisir pour les confidences d’un tête-à-tête amoureux. Qu’on se figure au sommet d’une côte élevée une oasis agreste, d’où la vue s’étendait au loin sur les campagnes confusément voilées dans une vapeur lumineuse. C’était la solitude sans être le mystère, c’était le calme sans être le silence morne qui, durant les jours de l’été, semble planer sur les champs endormis à l’heure chaude où la nature s’immobilise elle-même dans la sieste. Au bruissement des premières feuilles qui commençaient à se détacher des branches, au mugissement sourd d’une fabrique dont on apercevait fumer le haut-fourneau à travers les éclaircies de feuillage, au sifflet aigu et prolongé des locomotives lancées sur le rail, se mêlait lointainement, comme une note champêtre au milieu des clameurs de l’homme, le murmure presque étouffé causé par les clochettes des vaches qui pâturaient le gazon brûlé dans le dormoir voisin. Rien de plus charmant que ces heures de déclin, où la rustique mélancolie des bois donne une grace nouvelle et comme une seconde jeunesse aux mourantes beautés de l’ardente saison. Les plantes, qui sentent la séve engourdie s’arrêter en elles, aromatisent de leurs plus subtils parfums la brise qui doit bientôt se faire aquilon. La brise caresse de son haleine la plus tiède les rameaux de l’arbre que l’aquilon doit ébranler bientôt. Les hirondelles, réunies dans un seul point du ciel, se rassemblent en vol circulaire, et s’appellent pour le pèlerinage d’Orient. Le lézard étale plus complaisamment son far niente frileux sur la pierre chauffée. Les oiseaux, sûrs d’un asile, voltigent plus gaiement autour de leur nid ouvert ; l’insecte se roule dans le pli d’une feuille où il va s’endormir pour ne se plus réveiller ; le grillon rêve un âtre pour abriter ses sérénades durant les nuits d’hiver. Mille présages mystérieux semblent avertir les choses et les êtres que le jour approche où le ciel sera noir, où la terre sera blanche, et les invitent à savourer la chaleur de ce beau soleil qui doit s’éteindre quand la dernière feuille sera jaune, quand la dernière grappe sera mûre.

En s’asseyant à côté l’un de l’autre, sur un tertre de gazon qui formait comme un divan naturel, l’attitude d’Olivier et de Marie n’indiquait aucun trouble intérieur ; on lisait dans leurs regards une impatience égale de se trouver bien seuls, mais on devinait aussi que leur intimité solitaire ne leur inspirait d’autre désir que de partager mutuellement la joie qu’ils éprouvaient à entendre leur cœur battre au diapason de la même émotion.

— Eh bien ! Marie, fit Olivier le premier, nous devons avoir bien des choses à nous dire, et c’est probablement pour cela que nous ne savons par où commencer.

— Bien des choses en effet, répondit la jeune femme ; mais ne ferions-nous pas mieux d’en rester aux suppositions ?

— Non, dit Olivier, c’est là un terrain mobile, où l’on ne marche pas avec assez de sécurité : nous savons ce que nous avons été autrefois ; voyons ce que nous sommes maintenant, et apprenons-le de nous-mêmes.

— Et quand nous le saurons, demanda Marie, qu’en résultera-t-il ?

— Vous me le demandez, Marie, et votre main tremble dans la mienne.

Olivier prit la main de sa compagne et l’approcha de ses lèvres, mais celle-ci retira brusquement sa main en détournant la tête.

— Pourquoi ? fit le jeune homme.

— Pour cela, répondit faiblement Marie en retirant de sa main une bague en or sur le chaton de laquelle s’entrelaçaient deux chiffres ; et, dès qu’elle eut glissé le bijou dans sa poche, elle rendit sa main à Olivier, qui la garda dans la sienne, où il la pressa doucement.

— Vous n’êtes pas libre, lui dit-il presque à voix basse, cependant vous êtes veuve. Je l’ai appris il y a huit ou neuf ans.

— Je ne dépends que de ma volonté, répondit Marie.

Olivier se rapprocha d’elle, et, glissant son bras autour de sa taille, il indiqua de la main, sans la poser, l’endroit du cœur.

— Qui est là ? demanda-t-il à Marie.

Celle-ci rougit légèrement.

— Un mort, répondit-elle après une courte hésitation.

— Un mort… enterré, fit Olivier en riant.

— Non, dit Marie après une hésitation nouvelle.

— Dites-moi tout, je vous en prie.

— Pourquoi exiger cela, mon ami ? Si ces sortes de confidences ne vous paraissent point pénibles à entendre, elles sont toujours douloureuses à faire. Ne pouvez-vous deviner d’ailleurs ? Tantôt vous m’avez parlé d’une affection de plusieurs années que vous veniez de rompre récemment. Qu’il vous suffise de savoir que ma situation est la même.

— Et……, demanda Olivier avec vivacité, cette personne à qui vous faites allusion, elle vous a abandonnée ?

— Non pas elle, mais moi.

— Il y a long-temps ?

— Il y a six mois.

— Et vous l’avez quittée sans regret ?

— Je ne dis pas cela. Peut-on rompre tranquillement une liaison qui a duré plusieurs années ? Je vous le demande à vous-même, qui, ce matin, sous le berceau où nous avons déjeuné, aviez des larmes dans la voix en me parlant de votre dernier amour ?

— Pourquoi revenir là-dessus, Marie ? fit Olivier. Je vous ai expliqué que cette dernière passion dont vous parlez avait été de ma part une folie, une erreur.

— Une erreur qui dure quatre ans ! reprit Marie en secouant la tête.

— Ne parlons plus de cela, je vous en prie, s’écria Olivier.

— Ah ! de tout mon cœur, répondit Marie.

Mais au bout de cinq minutes, pendant lesquelles ils avaient parlé d’eux seulement, sans qu’ils sussent comment l’un et l’autre, la conversation en était revenue au sujet qu’ils s’étaient proposé d’éviter.

— Cette personne… habite-t-elle la France ? avait demandé Olivier.

— Non, dit Marie, il vit ordinairement à Londres.

— C’est comme à Paris, alors, fit Olivier.

Mais, s’étant aperçu que sa compagne semblait attendre une nouvelle question sur le même sujet, il changea brusquement de conversation, en observant attentivement si elle n’en laisserait point paraître quelque dépit. Au contraire, Marie sembla satisfaite d’avoir à parler d’autre chose.

Pendant deux longues heures, et sans qu’aucune autre pensée vînt les en distraire, ils s’entretinrent de leur amour passé, se rappelant tels et tels événemens, telle promenade à la campagne, telle tranquille soirée passée au coin du feu, quand l’hiver pleure aux vitres ; ils échangeaient des pressions de main furtives et brûlantes qui les faisaient tressaillir, des tutoiemens de regards à l’enivrement desquels ils ne résistaient que pour prolonger le charme qu’ils trouvaient dans la lutte. Puis tout à coup, au milieu des douceurs de cet abandon, leurs mains se désunissaient, un nuage passait sur leur front, leurs regards s’évitaient, et leurs lèvres, ouvertes pour un sourire, se fermaient brusquement, comme s’ils eussent craint de laisser échapper quelque parole d’une intimité familière qui ne s’était jamais prononcée au temps de leur ancienne liaison, qui sait même ? un nom qui n’était pas le leur. Il y avait alors entre eux des intermittences d’inquiétude ; ils se regardaient à la dérobée avec un air singulier. On devinait dans leur attitude que chacun de son côté se livrait sur le compte de l’autre à des remarques dont le résultat donnait un démenti à quelque espérance chèrement caressée. Craignant alors que le silence ne vînt trahir leur préoccupation, ils se remettaient à parler de choses étrangères à leurs sentimens ; mais alors ils s’apercevaient qu’ils s’épiaient encore dans ces propos insignifians, et, sans prendre garde aux paroles, semblaient deviner seulement dans le son de leur voix la cause réelle qui les faisait recourir à des subterfuges dont ils n’étaient point la dupe.

— À quoi pensez-vous ? demanda Olivier en voyant Marie qui se tenait immobile, les yeux fixés vers l’horizon où le soleil commençait à baisser.

— Vous ne m’auriez point fait une telle question autrefois quand j’étais auprès de vous.

— C’est qu’autrefois je n’aurais pas eu à vous la faire, Marie.

— Qu’y a-t-il donc de changé ? s’écria la jeune femme, ne sommes-nous donc pas ensemble ?

— Hélas ! qui le sait ? fit Olivier en mettant sa tête dans ses mains, qui le sait, Marie ?

— Ô mon ami, je vous en prie, ne soyez point aussi triste ; vous m’affligez. Est-ce pour cela que vous m’avez fait venir ? moi qui me faisais tant de joie de ce rendez-vous ! Depuis le soir où je vous ai rencontré, ce fut là mon unique pensée. D’où vient donc que je suis moins contente en vous voyant là, près de moi, que je ne l’étais hier, que je ne rétais ce matin en attendant l’heure qui devait nous réunir ? Est-ce qu’il n’en a pas été de même pour vous ? Vous me l’avez dit tout à l’heure. Avez-vous donc menti ? Pourquoi mentir ? Me cachez-vous quelque chose ? À quoi bon ? Moi-même ne vous ai-je pas tout dit de ma vie passée, plus que je ne voulais dire même ? Mais vous l’avez souhaité, et je vous ai obéi. Est-ce que vous en avez du regret ? Cela ne serait pas raisonnable, mon ami. On ne peut empêcher que le passé ait existé et qu’il nous ait faits ce que nous sommes. Vous avez souffert. Et moi donc ! s’écria-t-elle en se frappant la poitrine, tout mon cœur n’est qu’une plaie !

— N’en dites pas plus, s’écria Olivier, ce cri-là me dit tout.

— Que voulez-vous dire ? Je ne vous comprends pas.

— Maintenant, reprit Olivier, il est inutile de nous tromper nous-mêmes en voulant nous tromper l’un l’autre. Vous aviez raison tout à l’heure : on ne peut empêcher que le passé ait existé. Nous avons fait le même rêve ; partageons le même réveil, et remettez à votre doigt la bague que vous avez retirée tout à l’heure.

— Pourquoi me dites-vous cela, Olivier ?

— Remettez-la, vous dis-je ; elle aurait beau n’y être plus, je la verrais toujours.

— Voulez-vous que je la jette dans le creux de cette vallée ? fit Marie en tirant la bague de sa poche.

Olivier lui arrêta le bras.

— Ce serait un sacrifice inutile, un regret ajouté à d’autres regrets. Gardez-la, Marie ; ce n’est point sur ce morceau de métal qu’il est gravé plus profondément le souvenir que cet anneau rappelle : c’est dans la plaie même dont votre cœur est atteint.

— Je ferai ce que vous voudrez, mon ami, fit Marie en remettant avec lenteur l’anneau à son doigt ; vous avez sans doute vos raisons pour m’engager à agir ainsi, et, si discrètement que vous les ayez contenues, j’ai pu les deviner peut-être.

— Quoi que vous entendiez dire, je ne veux rien nier, répondit Olivier.

— Si vous eussiez porté au doigt une bague comme la mienne, auriez-vous consenti à la jeter sur le chemin, ainsi que je voulais le faire ? demanda Marie.

— Non, Marie, car vous m’en eussiez empêché sans doute, comme je l’ai fait.

— Hélas ! mon ami, dit Marie en se levant, qu’est-ce que nous sommes venus faire ici ?

— Essayer de nous guérir l’un l’autre d’un mal pareil, et nous apercevoir, assez tôt heureusement, que notre blessure commune chérissait encore son épine.

— Et le remède ? fit Marie avec tristesse.

— Nous aurions pu l’avoir, si chacun de nous avait ignoré le secret de l’autre.

— Alors pourquoi m’avez-vous fait parler, Olivier ?

— Parce que, moi, je n’aurais pas pu me taire, répondit-il tristement.

Comme six heures venaient de sonner à la petite église de Ville-d’Avray, Olivier et Marie, marchant du même pas pressé avec lequel ils étaient venus le matin, suivaient le même chemin qu’on leur a vu faire, avec cette différence qu’au lieu d’en venir, ils se rendaient à la station.

— Nous arriverons trop tard, dit Marie en pressant le pas.

— Ce n’est plus la peine de marcher si vite, répondit Olivier, voici le convoi qui passe ; nous ne serons jamais à temps.

— Eh bien ! répliqua Marie, nous voilà forcément riches d’une heure de plus… N’en êtes-vous point fâché, Olivier ?

— Si je vous disais que je vous ai fait prendre le plus long chemin exprès pour amener ce retard ! fit Olivier.

— Malgré tout ce que nous savons l’un de l’autre, j’aurais encore du plaisir à vous croire, répondit Marie en secouant la tête ; mais ne me trompez-vous pas ?

— Et pourquoi ? dit Olivier. N’avons-nous pas, dans cette longue causerie que nous venons d’avoir, fait tous les deux preuve de franchise suffisante pour qu’il nous soit encore permis un doute réciproque sur nos paroles ? Tenez, si vous m’en croyez, au lieu d’attendre le passage d’un nouveau convoi à Sèvres, nous allons tout doucement gagner la station de Saint-Cloud par le parc ; les départs sont beaucoup plus fréquens, — à moins cependant que vous ne soyez fatiguée, et que cette course ne vous effraie…

— Non, dit Marie ; cela me plaît ainsi. Partons. — Eh bien ! demanda Marie quand ils furent en route, répondez-moi bien sincèrement, Olivier ; quelle impression vous laissera cette dernière entrevue que nous venons d’avoir ?

— Pourquoi dites-vous dernière ? fit Olivier.

— Parce que nous ne nous verrons plus, répondit-elle, à moins que le hasard ne nous mette passagèrement en face l’un de l’autre.

— Mais si je voulais aider le hasard, ne feriez-vous pas comme moi ?

— À quoi bon ? dit-elle. Êtes-vous donc réellement si avide d’émotions, que vous recherchiez même volontairement celles qui vous laissent une impression de tristesse ? Pensez-vous donc que depuis ce matin nous n’ayons rien perdu l’un et l’autre ? Suis-je pour vous, maintenant que vous me connaissez, ce que j’étais hier, ce que je pouvais vous paraître encore avant notre conversation dans le bois ? Et vous-même, quand votre souvenir reviendra à ma pensée, aura-t-il le charme qu’il pouvait avoir avant cette rencontre ? Je le souhaite, mais je ne l’espère plus. Mieux aurait valu, voyez-vous, que nous fussions restés dans notre incertitude commune. Ah ! comme je regrette de vous avoir accordé ce rendez-vous ! Cependant, ajouta-t-elle avec une gaieté à moitié mélancolique, si vous ne me l’aviez point demandé, c’est peut-être moi qui vous l’aurais proposé.

— Vous avez peut-être raison, Marie ; mais c’est la loi humaine, à laquelle nul ne peut échapper. Si courte qu’elle soit, toute joie doit se payer ici-bas. Depuis dix années, je n’avais pas éprouvé, je vous l’atteste, un sentiment qui se fût emparé de moi aussi complétement que sut le faire l’impression que m’avait laissée notre rencontre de l’autre soir. Depuis ce moment-là jusqu’à celui où nous nous sommes retrouvés ce matin, l’espérance de ce rendez-vous fut une source où j’ai puisé un bonheur si vif, que je ne pense pas l’avoir payé trop cher par le désenchantement qui lui succède. Oui, j’ai eu tort, et vous aussi, et cependant nous avons à nous remercier tous deux, car, vous m’en avez fait l’aveu, ce que j’ai ressenti, vous l’avez éprouvé de même. Ah ! songez-y, Marie, quoi qu’il en soit résulté, nous devons un merci à Dieu de nous avoir permis ces deux jours de pure jouissance que nous seuls pouvions nous procurer l’un à l’autre, car en vain je l’aurais demandée à l’amour d’une autre femme, de même que vous l’eussiez espérée vainement dans la passion d’un autre homme. Plutôt que de l’avoir gardé sur nos lèvres, ne vaut-il pas mieux encore nous être dit ce dernier mot, qu’il faut toujours se dire ? Vous pensez que le mal est grand, parce que nous venons d’acquérir par nos aveux communs la preuve que notre amour n’était qu’un reflet, et que les dix ans qui nous ont séparés n’étaient point un rêve. Ce qui est vraiment triste dans tout ceci, c’est que dans cet instant même, malgré tout ce qui s’est dit entre nous, bien que nous sachions que c’est chose impossible, nous avons le même désir de renouer un lien que les événemens ont brisé jadis. J’en suis sûr, Marie, de votre côté comme du mien, c’est la pensée qui vous amenait ici ce matin. Un peu plus de dissimulation de part et d’autre, et nous nous fussions abandonnés à notre désir. C’est là vraiment que le mal eût été grand, et le désenchantement véritablement amer ; mais nous n’avons pas voulu nous tromper, et l’eussions-nous tenté, que cela n’eût guère été possible. Au souvenir de notre amour lointain se mêlait malgré nous le souvenir des amours plus rapprochés, et l’un et l’autre nous entendions sonner distinctement la chaîne mal brisée de notre dernier esclavage. Vous aviez une robe verte, ô Marie, et plus d’une fois, j’ai regretté qu’elle ne fût pas rose ; vos cheveux sont noirs, et je les aurais souhaités blonds ; vous-même, en me regardant, sembliez étonnée des traits de mon visage, et mon nom, si doucement que vous le prononciez, n’était pas celui que vous auriez voulu dire. C’est grâce à cette franchise commune que nous avons évité un grand malheur.

— Tenez, dit Marie en indiquant la lanterne de Diogène, près de laquelle ils passaient alors, c’est là que je suis venue m’asseoir le jour de ma première promenade avec lui, il y a trois ans.

Cinquante pas plus loin, ce fut Olivier qui arrêta Marie, et, lui montrant un banc de pierre auprès d’un bassin, il ajouta :

— C’est là qu'elle s’est assise dans notre dernière promenade, il y a six mois.

— Oh ! mon ami, interrompit Marie avec une larme dans les yeux, est-ce donc vrai que nous n’avons jamais été plus éloignés l’un de l’autre que durant cette journée que nous avons passée ensemble ?

Olivier ne répondit point, et serra silencieusement la main de sa compagne, qui regardait en rêvant les étoiles trembler dans l’eau du bassin.

Une heure après, ils étaient de retour à Paris.


Henry Murger.