Le Dernier Jour d’un Condamné
Le Dernier Jour d’un condamné, Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; OllendorffRoman, tome I (p. 689).


XL


Il est singulier que je pense sans cesse au roi. J’ai beau faire, beau secouer la tête, j’ai une voix dans l’oreille qui me dit toujours :

— Il y a dans cette même ville, à cette même heure, et pas bien loin d’ici, dans un autre palais, un homme qui a aussi des gardes à toutes ses portes, un homme unique comme toi dans le peuple, avec cette différence qu’il est aussi haut que tu es bas. Sa vie entière, minute par minute, n’est que gloire, grandeur, délices, enivrement. Tout est autour de lui amour, respect, vénération. Les voix les plus hautes deviennent basses en lui parlant et les fronts les plus fiers ploient. Il n’a que de la soie et de l’or sous les yeux. À cette heure, il tient quelque conseil de ministres où tous sont de son avis ; ou bien songe à la chasse de demain, au bal de ce soir, sûr que la fête viendra à l’heure, et laissant à d’autres le travail de ses plaisirs. Eh bien ! cet homme est de chair et d’os comme toi ! — Et pour qu’à l’instant même l’horrible échafaud s’écroulât, pour que tout te fût rendu, vie, liberté, fortune, famille, il suffirait qu’il écrivît avec cette plume les sept lettres de son nom au bas d’un morceau de papier, ou même que son carrosse rencontrât ta charrette ! — Et il est bon, et il ne demanderait pas mieux peut-être, et il n’en sera rien !