Le Dernier Jour d’un Condamné
Le Dernier Jour d’un condamné, Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; OllendorffRoman, tome I (p. 679-680).


XXXII


Et puis, il m’est arrivé une chose ridicule.

On est venu relever mon bon vieux gendarme, auquel, ingrat égoïste que je suis, je n’ai seulement pas serré la main. Un autre l’a remplacé : homme à front déprimé, des yeux de bœuf, une figure inepte.

Au reste, je n’y avais fait aucune attention. Je tournais le dos à la porte, assis devant la table ; je tâchais de rafraîchir mon front avec ma main, et mes pensées troublaient mon esprit.

Un léger coup, frappé sur mon épaule, m’a fait tourner la tête. C’était le nouveau gendarme, avec qui j’étais seul.

Voici à peu près de quelle façon il m’a adressé la parole.

— Criminel, avez-vous bon cœur ?

— Non, lui ai-je dit.

La brusquerie de ma réponse a paru le déconcerter. Cependant il a repris en hésitant :

— On n’est pas méchant pour le plaisir de l’être.

— Pourquoi non ? ai-je répliqué. Si vous n’avez que cela à me dire, laissez-moi. Où voulez-vous en venir ?

— Pardon, mon criminel, a-t-il répondu. Deux mots seulement. Voici. Si vous pouviez faire le bonheur d’un pauvre homme, et que cela ne vous coûtât rien, est-ce que vous ne le feriez pas ?

J’ai haussé les épaules.

— Est-ce que vous arrivez de Charenton ? Vous choisissez un singulier vase pour y puiser du bonheur. Moi, faire le bonheur de quelqu’un !

Il a baissé la voix et pris un air mystérieux, ce qui n’allait pas à sa figure idiote.

— Oui, criminel, oui bonheur, oui fortune. Tout cela me sera venu de vous. Voici. Je suis un pauvre gendarme. Le service est lourd, la paye est légère ; mon cheval est à moi et me ruine. Or, je mets à la loterie pour contre-balancer. Il faut bien avoir une industrie. Jusqu’ici il ne m’a manqué pour gagner que d’avoir de bons numéros. J’en cherche partout de sûrs ; je tombe toujours à côté. Je mets le 76 ; il sort le 77. J’ai beau les nourrir, ils ne viennent pas… — Un peu de patience, s’il vous plaît, je suis à la fin. — Or, voici une belle occasion pour moi. Il paraît, pardon, criminel, que vous passez aujourd’hui. Il est certain que les morts qu’on fait périr comme cela voient la loterie d’avance. Promettez-moi de venir demain soir, qu’est-ce que cela vous fait ? me donner trois numéros, trois bons. Hein ? — Je n’ai pas peur des revenants, soyez tranquille. — Voici mon adresse : Caserne Popincourt, escalier A, no 26, au fond du corridor. Vous me reconnaîtrez bien, n’est-ce pas ? — Venez même ce soir, si cela vous est plus commode.

J’aurais dédaigné de lui répondre, à cet imbécile, si une espérance folle ne m’avait traversé l’esprit. Dans la position désespérée où je suis, on croit par moments qu’on briserait une chaîne avec un cheveu.

— Écoute, lui ai-je dit en faisant le comédien autant que le peut faire celui qui va mourir, je puis en effet te rendre plus riche que le roi, te faire gagner des millions. — À une condition.

Il ouvrait des yeux stupides.

— Laquelle ? laquelle ? tout pour vous plaire, mon criminel.

— Au lieu de trois numéros, je t’en promets quatre. Change d’habits avec moi.

— Si ce n’est que cela ! s’est-il écrié en défaisant les premières agrafes de son uniforme.

Je m’étais levé de ma chaise. J’observais tous ses mouvements, mon cœur palpitait. Je voyais déjà les portes s’ouvrir devant l’uniforme de gendarme, et la place, et la rue, et le Palais de Justice derrière moi !

Mais il s’est retourné d’un air indécis.

— Ah çà ! ce n’est pas pour sortir d’ici ?

J’ai compris que tout était perdu. Cependant j’ai tenté un dernier effort, bien inutile et bien insensé !

— Si fait, lui ai-je dit, mais ta fortune est faite…

Il m’a interrompu.

— Ah bien non ! tiens ! et mes numéros ! pour qu’ils soient bons, il faut que vous soyez mort.

Je me suis rassis, muet et plus désespéré de toute l’espérance que j’avais eue.