Le Dernier Bienfait de la monarchie - La Neutralité de la Belgique/04

LE DERNIER BIENFAIT DE LA MONARCHIE
LA NEUTRALITÉ DE LA BELGIQUE

IV.[1]
LE CHOIX D’UN ROI

Quelle que fût l’importance, soit au point de vue de la politique générale, soit pour la situation future de la Belgique, de la déclaration d’indépendance prononcée par les représentans de l’Europe dans le protocole du 20 décembre, l’impression éprouvée à Bruxelles ne fut pas celle qu’on était en droit d’attendre. Loin de s’en montrer reconnaissans, les patriotes belges exprimèrent assez haut leur mécontentement : trop de points restaient encore à leur gré incertains, et ceux qui étaient résolus n’étaient pas tels que le parti dominant au Congrès l’aurait désiré et se montrait même résolu à l’exiger.

D’abord l’armistice, bien qu’accepté au premier moment des deux parts, en définitive n’était pas régulièrement conclu, le roi Guillaume s’étant refusé à en accomplir loyalement les conditions. Sans doute, sur les instances de ses protecteurs et pour ne pas trop les mécontenter, il ne tarda pas à promettre qu’il allait rendre la liberté de l’embouchure de l’Escaut, mais c’était une déclaration bénévole, sans aucun engagement pour l’avenir, et il ne se mettait nullement en devoir de faire évacuer par sa garnison la citadelle d’Anvers, qui restait armée et menaçante sur le point le plus important peut-être du territoire reconnu à la Belgique. Aussi, de leur côté, les Belges, se maintenant sur un pied d’hostilité, prenaient-ils leurs dispositions pour investir, au premier signal, la forteresse de Maestricht, hollandaise d’origine, reconnue telle dans le projet d’armistice, mais sur laquelle ils s’attribuaient des droits, assez mal définis, une partie du territoire annexé à la citadelle ayant fait partie de l’ancien évêché de Liège. En un mot, c’était une simple suspension d’armes, sans convention ni obligation réciproque, et qui pouvait être rompue à tout moment par un accès d’humeur de l’une des parties en présence.

Et ce n’était pourtant pas là encore le motif principal de l’irritation à peine déguisée, causée aux Belges, malgré les intentions bienveillantes de la Conférence, par son protocole du 20 décembre.

L’article 3 de cet instrument diplomatique déclarait expressément que les arrangemens stipulés, ou encore à conclure, pour la séparation des deux États, n’affectaient en rien les droits que le roi des Pays-Bas et la Confédération germanique exerçaient sur le grand-duché du Luxembourg. De plus, la Conférence avait évité de s’expliquer sur le sort réservé aux territoires qui, comme la plus grande partie du Luxembourg, l’ancien évêché de Liège, et le duché de Bouillon, n’avaient appartenu ni aux Provinces-Unies, ni au gouvernement des Pays-Bas, mais à des souverainetés disparues qu’on pouvait se proposer de ressusciter. On les gardait évidemment pour servir d’objet d’accommodement et d’échange dans une répartition définitive. Mais c’étaient là, précisément, les points sur lesquels les Belges n’entendaient se prêter à aucune concession.

Luxembourg, Limbourg et Liège, réunis, depuis longues années déjà, à la Belgique par une administration commune, l’avaient été aussi de cœur et d’action dans la revendication de l’indépendance. On ne pouvait donc leur en refuser le bienfait ; ce serait mutiler l’État naissant que de les en séparer. Enfin, d’une façon générale, le ton d’autorité assumé par la Conférence semblait blessant et inquiétant pour les résolutions qu’elle aurait à prendre à l’avenir. Dès le premier jour, les négociateurs belges avaient laissé entendre, je l’ai dit, par des réserves (peu accentuées à la vérité, mais assez significatives), qu’ils acceptaient bien la médiation, mais non l’arbitrage de la Conférence, et ne s’obligeaient pas à se soumettre par avance à toutes les décisions qu’elle pourrait leur signifier.

Encouragés par les ménagemens qu’on leur témoignait, ils élevaient maintenant la voix, et plus d’un orateur, dans le débat du Congrès qui suivit la communication du protocole d’indépendance, fit entendre assez nettement que le futur royaume de Belgique ne consentirait pas à être considéré, ainsi que l’ancien royaume des Pays-Bas, comme une œuvre diplomatique sur laquelle les puissances qui l’auraient constituée exerceraient une surveillance constante, et conserveraient un haut domaine de souveraineté.

C’est dans cet esprit que fut rédigée la réponse du gouvernement provisoire belge à l’offre qui lui était faite d’envoyer des négociateurs pour traiter des points restés en litige. Une note verbale du 3 janvier fit savoir que les députés déjà présens à Londres avaient les pouvoirs suffisans pour traiter de toutes matières concernant la Belgique, mais déclara en même temps que, dans les circonstances, il paraissait impossible que la Belgique pût constituer un État indépendant sans la garantie complète de la liberté de l’Escaut, la possession de toute la rive gauche de ce fleuve, ainsi que du Limbourg tout entier et du grand-duché du Luxembourg, sauf, voulait-on bien ajouter par une réserve qui n’avait guère de sens, ses relations avec la Confédération germanique. Ce ton un peu hautain trahissait une confiance inspirée par les succès déjà obtenus, et plus encore, peut-être, par les excitations de la presse et du parti libéral français, que combattait mollement le débile ministère Laffitte. Les Belges se croyaient sûrs, quelles que fussent leurs prétentions, d’avoir à Paris des amis prêts à les soutenir. Dans ces conditions, le recours de la force ne les effrayait plus : une guerre où la petite troupe belge ne figurerait que comme avant-garde, le gros effort étant soutenu par l’armée française et appuyé par la sympathie de tout le parti révolutionnaire d’Europe, se présentait sous un aspect qui n’avait rien de trop inquiétant. Il fallait donc s’attendre que désormais les vues pacifiques des négociateurs de Londres rencontreraient plus d’obstacle dans l’humeur impatiente et intolérante du Congrès belge que dans les répugnances découragées et déconcertées de la majorité de la Conférence.

Si cependant les plénipotentiaires anglais et français, qui venaient de compromettre cette petite assemblée à leur suite, et s’étaient par-là même ouvertement engagés à servir ensemble, jusqu’au bout, la même cause, eussent été en parfait accord, ils n’auraient pas eu beaucoup à se préoccuper du bruit fait par les répugnances d’un petit peuple dont ils tenaient après tout le sort entre leurs mains : mais il s’en fallait bien que cette union et surtout cette sympathie entre eux fût complète ; et là allaient tout de suite apparaître les difficultés inhérentes à l’alliance de deux États si longtemps et si récemment encore ennemis, difficultés accrues même dès le premier jour par la diversité de tempérament et de caractère de ceux qui les représentaient.

Le nouveau secrétaire d’Etat anglais, lord Palmerston, appartenait à la fraction du parti conservateur qui s’en était détachée à la suite de l’illustre Canning, en raison de dissidences portant surtout sur deux points considérables de la politique intérieure, tels que l’émancipation des catholiques et la réforme parlementaire. C’est à ce titre qu’il était appelé, comme une recrue très importante, dans les rangs d’un cabinet libéral. Mais ni lui, ni personne ne pouvait oublier qu’entré très jeune et s’étant distingué de bonne heure au parlement, il avait siégé pendant plusieurs années comme secrétaire du département de la Guerre à côté de Liverpool et de Castlereagh, dans les momens les plus vifs de la lutte à outrance engagée contre la domination française. Il avait partagé avec eux d’abord toute l’ardeur du combat, puis toute la joie du triomphe. N’avait-il pas même dû son premier succès oratoire à la défense de l’acte certainement le plus difficile à justifier de ces temps où tant de méfaits ont été commis, le bombardement de Copenhague par une flotte anglaise sans déclaration de guerre[2] ? Nul plus que lui n’avait ressenti cet enivrement qui exalta le patriotisme anglais après Waterloo. S’opposant, dans l’année qui suivit la paix, à une réduction d’armemens qui lui était demandée : « Je pense, avait-il répondu avec hauteur, qu’il n’y a point d’Anglais qui ne désire que l’Angleterre reste et continue à paraître la grande nation[3]. » Je crois bien qu’il nous est arrivé à nous aussi, dans nos jours heureux, de nous approprier une épithète à laquelle d’autres ne renonçaient pas à prétendre, mais les mots changent de sens suivant la langue qu’on parle et le public auquel on s’adresse. La vanité française, tout aussi blessante peut-être pour l’amour-propre de l’étranger, se contente facilement d’une supériorité apparente et se laisse payer de révérences et de complimens ; l’orgueil britannique est plus difficile à satisfaire : il lui faut l’exercice effectif de la domination.

C’est plein du souvenir de ces jours de péril, de haine, et de gloire, que Palmerston entrait dans la Conférence, non sans quelque malaise d’avoir pour son premier acte à consommer la destruction de l’œuvre principale de cette coalition, dont il avait servi les passions et célébré la victoire. Il sentait à quelles récriminations ce changement de front l’exposait de la part d’anciens collègues ou compagnons d’armes qui, rentrés dans l’opposition et déchargés de la responsabilité du pouvoir, se préparaient à attaquer sans ménagement une politique de concessions que la nécessité seule aurait pu les obliger à subir. Aussi se promit-il tout de suite que, s’il ne pouvait empêcher la France de trouver dans la révolution belge l’accomplissement d’un de ses vœux naturels, il saurait au moins la réduire à en tirer le moindre profit possible. Il ne fallait même lui laisser aucun avantage qui pût servir les vues secrètes de son ambition. « Je ne lui laisserai rien prendre, disait-il, pas même un champ de choux ou un arpent de vigne. » Car, à cet égard, sa méfiance était extrême : l’homme de 1814 qui vivait encore en lui n’ajoutait aucune foi aux intentions pacifiques de la France de 1830. Il se croyait toujours en face, ou de la France républicaine prête à asservir les peuples sous prétexte de les affranchir, ou de la France impériale ne songeant qu’à bloquer l’Angleterre dans son île pour exercer sur le continent une domination sans contrôle. Il ne voyait partout que pièges cachés et arrière-pensées malicieuses, ce qu’il appelait le pied fourchu se cachant sous un nouveau déguisement. Le poste qu’il allait occuper dans la Conférence lui semblait celui d’une sentinelle chargée de dépister et de déjouer l’intrigue française, bien plutôt que de défendre la liberté de la Belgique ; et il s’apprêtait à consacrer à cette tâche toutes les ressources qu’une nature âpre et passionnée pouvait trouver dans un esprit sagace et vigoureux.

Cette hostilité soupçonneuse et toujours en éveil de Palmerston contre la politique française, due aux premières impressions de sa jeunesse, et qui a fait de lui, jusqu’à un âge avancé, un de nos adversaires les plus acharnés et les plus perfides, est la seule chose qui puisse expliquer (et encore d’une manière insuffisante) une des plus grandes singularités que j’aie rencontrées dans mes recherches historiques. Il est même d’autant plus difficile d’en rendre compte qu’elle s’applique à des faits plus récens et plus faciles à vérifier. On a vu que la ligne de conduite à suivre dans l’entreprise délicate d’assurer l’affranchissement de la Belgique sans compromettre la paix générale avait été tracée, avant l’ouverture de la Conférence, par une instruction du roi lui-même, que Talleyrand a insérée en entier dans ses Mémoires, et qui se termine par cette déclaration, à laquelle on ne saurait reprocher assurément un défaut de modération et de sagesse : « Il faut, une fois le résultat principal obtenu, se contenter des arrangemens quelconques, étant praticables, pour assurer la continuation de la paix de l’Europe, » le tout appuyé par cette citation de La Fontaine :


Les plus accommodans seront les plus habiles ;
On hasarde de perdre en voulant trop gagner.


J’ai sous les yeux les correspondances les plus intimes du roi lui-même et de sa sœur, sa fidèle confidente, et les réponses également secrètes de Talleyrand, dont aucune n’a pu être distraite ni altérée, et il m’est impossible d’y trouver une seule ligne qui s’écarte de cette voie si prudemment tracée. Nulle part il n’y est question de chercher dans les événemens de Belgique une occasion de réparer les pertes subies en 1814 par un agrandissement territorial. — Et quant à Talleyrand lui-même, le reproche qu’on peut faire parfois à sa conduite, c’est d’avoir poussé à une limite extrême le sacrifice fait à la conviction où il était qu’on ne mènerait à bien le dénouement de la complication belge qu’à la condition de ne donner aucun sujet de plainte à l’Angleterre. C’est au point qu’il laisse entendre qu’on ferait bien d’abandonner, devant les réclamations du cabinet britannique, la conquête que nos armes venaient de faire sur le territoire africain. On voit là le trait de caractère qu’ont justement remarqué (je l’ai rappelé) ceux qui l’ont le mieux connu, et qui consistait à négliger l’accessoire, même important, pour ne se préoccuper que du but principal qu’il avait en vue.

Ouvrez maintenant la vie de Palmerston, racontée par un de ses fidèles serviteurs, sir Henry Bulwer, et lisez, dans ses correspondances avec son envoyé à Paris qui y sont insérées, le récit de ses relations et de ses entretiens avec Talleyrand, quelle différence ! On nous fait voir un Talleyrand agité, inquiet, aventureux et tendant de tous les côtés la main pour attirer à soi quelque avantage ; un Talleyrand qui prend, dès le premier jour, le ministre prussien M. de Bulow à part pour lui offrir de donner la Belgique à la Saxe et la Saxe elle-même à la Prusse, moyennant l’abandon préalable de toute la rive gauche du Rhin à la France ; un Talleyrand qui interrompt subitement une conversation sur le sort réservé au grand-duché du Luxembourg par cette incartade que rien n’a préparée : « Ne serait-il pas plus simple de donner le grand-duché tout entier à la France ? »

Il n’y a pas jusqu’à l’aspect extérieur de ce Talleyrand qui ne nous apparaisse sous des traits que nous ne pouvons reconnaître. Ce diplomate consommé, dont la renommée proverbiale était un calme impassible et un imperturbable sang-froid, à qui personne n’a jamais reproché une allure de discussion trop cavalière, nous est représenté comme ayant pendant plusieurs heures, à propos d’une question insignifiante, combattu comme un dragon (he fought like a dragon). Il demeure entendu que, dans chacune de ces scènes dont je n’ai pu trouver la trace ailleurs, c’est le ministre anglais qui a l’avantage, et qui défend avec hauteur un terrain qu’il ne laisse même pas aborder ; et il conclut par cette instruction donnée comme règle de conduite à l’ambassadeur d’Angleterre à Paris, lord Granville : « Il sera bon que vous saisissiez toutes les occasions convenables pour faire entendre que, si nous désirons la bonne intelligence avec la France, et si nous voulons même rester avec elle dans les termes d’une véritable amitié, c’est à la condition qu’elle se contentera de posséder un territoire qui est le plus beau de l’Europe et qu’elle ne voudra pas ouvrir un nouveau chapitre d’usurpation et de conquête[4]. »

Il est vrai que ce n’est pas à Talleyrand lui-même que sont adressés ces propos si peu faits pour inaugurer une ère d’entente cordiale et d’amitié intime, c’est au ministre des Affaires étrangères, le général Sébastiani, dont le caractère et surtout la situation prêtaient plus à la critique. On a vu que Louis-Philippe avait cherché en lui un ami dévoué, qui ne fût que le chef nominal du service dont il se réservait pour lui-même, par des communications intimes, la direction véritable ; mais Sébastiani n’en était pas moins le titulaire officiel, qui avait à traiter avec le parlement et avec les ambassadeurs, et ce double rôle à remplir devenait, dans la position équivoque du ministère Laffitte, de jour en jour plus embarrassant. Tenu en main, on peut même dire en bride par le roi, et trop sensé lui-même pour ne pas approuver la ligne pacifique qui lui était tracée, il avait affaire à des attaques parties des rangs avec lesquels le cabinet et son chef ne voulaient pas se mettre en rupture déclarée. Dans le cours du seul mois de janvier, il n’eut pas à affronter moins de deux grandes discussions sur la politique extérieure, à propos de pétitions ou d’interpellations, où non seulement la conduite, mais l’existence même de la Conférence de Londres fut critiquée avec une vivacité égale, bien que de points de vue différens. Un vieux militaire, le général Lamarque, parlant avec l’emphase déjà un peu surannée des temps révolutionnaires, ne voyait, au nom des traditions impériales et républicaines, qu’une voie à suivre, c’était de proclamer tout de suite l’annexion de la Belgique, l’Europe entière dût-elle y opposer un défi qu’on ne serait pas, assurait-il, en peine de relever ; et sa voix rencontrait certainement beaucoup d’écho, sinon au parlement, au moins dans une partie notable du public. Venait ensuite un avocat à la faconde captieuse et passionnée, Mauguin, aussi célèbre alors qu’il est oublié aujourd’hui, et qui accusait la Conférence de n’être que la reproduction et l’héritière des Congrès de Vienne et de la Sainte-Alliance. Enfin Lafayette lui-même entrait en scène d’un ton plus modéré, mais dans des intentions aussi hostiles, protestant surtout contre la prétention de dicter aux Belges soit la forme de gouvernement, soit le choix du souverain qui devait les régir. La partie, ainsi engagée par tant d’adversaires à la fois, était difficile à soutenir pour un esprit judicieux, mais court, comme celui de Sébastiani, nullement préparé aux joutes parlementaires. Sa parole était lente et pénible, et un fort accent corse, des locutions plus italiennes que françaises n’étaient pas propres à en relever l’effet.

D’ailleurs, la haine des traités de 1815 étant le terrain commun sur lequel s’étaient rencontrés et unis les anciens serviteurs de l’Empire et l’opposition libérale pendant la Restauration, il avait sur la conscience bien des invectives patriotiques dont il craignait toujours qu’on ne lui rappelât le texte pour l’embarrasser. Au fond de l’âme, peut-être éprouvait-il aussi quelque ennui à combattre des sentimens dont il avait recherché et goûté la popularité, et qui étaient plus répandus et plus frémissans que jamais dans toute une partie ardente et animée de la nation. Sa défense était, rendue naturellement par-là confuse, molle et incohérente, et il n’aurait pas eu l’avantage dans la discussion, s’il n’avait vu accourir à son aide des auxiliaires qu’il n’avait point appelés. C’était d’abord M. Guizot, dont l’éloquence grandissait tous les jours, mais qui élevait tout de suite le débat à une hauteur d’où, avec le ton d’autorité qu’il avait déjà et qui ne l’a jamais quitté, il étendait sur les hésitations ministérielles un appui dédaigneusement protecteur. C’était ensuite la verve vulgaire, mais incisive, de M. Dupin, qui se plaisait à railler l’enflure déclamatoire à la mode, et défendait le principe de non-intervention en en donnant cette définition d’un égoïsme bourgeois : Chacun chez soi, chacun pour soi.

Remporté dans de telles conditions, le succès valait au ministre, ainsi tiré de peine, peu de complimens de ses collègues. Mais ce n’était rien auprès des reproches qu’il recevait, le lendemain, des journalistes auxquels il avait le tort d’ouvrir la porte de son cabinet. On peut se faire une idée du cours d’idées qui régnait dans cette presse encore restée ministérielle, quoique révolutionnaire, par le recueil des articles qu’on a conservés de celui de ces politiques improvisés qui était le plus maître de sa plume et de sa pensée, Armand Carrel. Il y établit dogmatiquement qu’en face de la malveillance déjà constatée de toute l’Europe, la guerre seule peut affranchir et réhabiliter la France, le tout avec des ménagemens affectés et des complimens épigrammatiques pour Sébastiani. Si alors, pour se délivrer des critiques trop acerbes dont il se sentait menacé, celui-ci, poussé à bout, se laissait aller à faire entendre qu’après tout, la Conférence n’était pas souveraine ; qu’elle faisait des propositions et ne rendait pas des arrêts ; et que dans la suite de la négociation, la France pourrait bien réclamer quelque compensation à son désintéressement, ces propos étaient aussitôt répétés et mis en opposition avec les protestations contraires de Talleyrand. Le commentaire était donné, à l’ambassade de Russie, avec la malveillance naturelle à l’ancien ennemi corse qui y siégeait encore ; à la légation de Prusse, avec un trouble éperdu, par le baron de Werther, aussi timoré que son maître ; et le tout, enfin, transmis à Londres par lord Granville.

De là, par le courrier suivant, venait une dépêche de Palmerston, tout heureux de trouver la preuve qu’il cherchait de la duplicité française et contenant une semonce dans le goût que j’ai rapporté. Qu’au même moment, on eût la nouvelle de quelque exigence intempestive du Congrès de Bruxelles, c’en était trop, et Sébastiani, ne sachant plus auquel entendre, tournait au désespoir. Il s’en prenait à tout le monde : aux doctrinaires (les amis de M. Guizot), qu’il accusait de l’avoir compromis, aux Anglais, aux Belges, et enfin, bien qu’à mots couverts, à Talleyrand lui-même, à qui il demandait s’il ne serait pas bientôt las du rôle de complaisant qu’on voulait faire jouer à la France : « Notre force est épuisée, lui écrivait-il, par la lutte que nous avons été obligés de soutenir pour empêcher la réunion de la Belgique à la France. Il fallait quelque courage pour s’y engager. Bruxelles est devenu l’égout de tous les hommes turbulens d’Europe. L’Angleterre ne répond pas à notre attente, notre franchise méritait une réciprocité dont il est permis de douter : nous nous accoutumons à croire que l’idée d’une rupture devient inévitable, et que le cabinet n’est pas éloigné de la désirer. Je m’en afflige plus pour l’Europe que pour la France[5]. »

Ce trouble trop visible prêtait un peu à rire aux spectateurs et surtout au corps diplomatique. « On l’accuse, écrivait à Talleyrand un de ses correspond ans, de vouloir mettre son pied à la fois dans les deux souliers. Du reste, ajoutait le même donneur de nouvelles, qui n’était pas le premier venu, je crois que tout le monde devient fou, car tout le monde croit maintenant à la guerre. Quand on demande contre qui, puisque personne ne vous attaque, on vous répond : C’est une nécessité qu’il faut subir. Et avec quoi ? Une guerre régulière, vous n’avez pas de quoi la solder, et une guerre de pillage vous amènera toute l’Europe comme en 1814. Bah ! dit-on, on pillera quelques semaines, mais on sera sur le Rhin et on y restera[6]. »

Ce fut dans cet état de trouble et de complication, tenant à la fois à la jalousie inquiète du secrétaire d’Etat anglais et à l’altitude indécise du ministre français, qu’on dut aborder une question délicate entre toutes : la désignation du roi qui serait donné à la monarchie qu’on allait créer. Même dans les relations privées, on sait que, dès qu’on touche aux personnes et qu’on prononce des noms propres, toutes les susceptibilités sont mises en éveil, et un choix à faire devient le sujet de querelles souvent inconciliables ; mais c’est le cas surtout quand il s’agit de personnes et de familles royales, qui, pour couvrir leurs prétentions d’amour-propre ou d’ambition, ont toujours à leur service un motif ou un prétexte d’intérêt public ou national à invoquer. L’Europe venait de faire tout récemment cette épreuve et n’en était pas heureusement sortie. La Grèce, affranchie et ressuscitée, attendait encore le chef qu’on lui avait promis et qu’on cherchait en vain, faute d’avoir pu se mettre d’accord pour le désigner. La Belgique imposait une tâche plus difficile encore à remplir, car il était plus important de savoir entre quelles mains on mettrait un pays situé dans le voisinage de toutes les puissances et l’un des centres principaux des intérêts qui leur étaient communs.

L’Angleterre essaya bien cette fois encore de prendre tout de suite son parti, et, comme elle l’avait fait en 1814, de l’imposer à tout le monde. L’agent anglais à Bruxelles, lord Ponsonby, beau-frère de lord Grey, ami personnel de lord Palmerston, reçut pour instruction de ressusciter la candidature déjà essayée et avortée du prince d’Orange ; il s’efforça de grouper autour de lui les partisans, encore assez nombreux, disait-on, de la maison de Nassau. Le prince lui-même rédigea un manifeste conciliant qui fut répandu à profusion. On fit miroiter l’espérance que le roi Guillaume céderait volontiers le grand-duché de Luxembourg à son fils, qui prendrait sa place ainsi naturellement et sans conflit dans la Confédération germanique. Mais ces prédications demeurèrent sans écho. La force seule aurait pu imposer au Congrès l’humiliation de révoquer une décision déjà prise, et, la force, l’Angleterre n’était ni en mesure, ni en humeur de l’employer. Un mot prononcé incidemment par un orangiste honteux dans le sens d’une restauration hollandaise fit éclater une telle explosion de colère sur tous les bancs du Congrès que personne n’osa en faire une proposition sérieuse. Ponsonby dut donc prudemment carguer ses voiles et prendre une attitude expectante ; on lui recommanda seulement d’empêcher qu’aucun choix fût fait dont une autre puissance pût se prévaloir.

Cette puissance à surveiller, on n’avait pas besoin de la nommer, c’était la France ; car, une fois l’Angleterre se tenant en dehors de la partie, la France restait seule chargée de résoudre le problème à peu près insoluble, de contenter l’orgueil surexcité des Belges, sans réveiller les rivalités qui tenaient depuis des siècles les yeux attachés sur ce point du territoire européen. Il fallut donc passer en revue les almanachs princiers de toutes les cours, petites ou grandes, pour chercher un prince en âge de raison à qui la couronne pourrait être offerte. La liste, bien que longue, fut assez vite parcourue, car on éliminait, à première vue, tous les princes protestans, l’épreuve faite pour les Pays-Bas (à laquelle pourtant, comme on le verra, il fallut revenir) ne semblant pas d’abord de nature à être tentée une seconde fois. Les catholiques étaient moins nombreux : d’abord, en qualité de partie intéressée, l’Autriche excluait tous ses archiducs, ne voulant d’ailleurs à aucun prix, disait-elle, reprendre, ni pour elle ni pour les siens, la charge de gouverner une nation turbulente qui ne lui avait jamais donné que des ennuis. Les Bourbons aussi devaient être mis de côté, à cause de leur parenté française, bien que, depuis l’événement de 1830, les diverses branches de cette illustre famille vécussent en médiocre intelligence ; les seuls, du reste, qui parussent disponibles, les princes napolitains, étaient propres neveux de la reine Marie-Amélie. De compte fait, il ne restait plus guère qu’un cadet de Bavière, qui faillit, en effet, rallier tous les suffrages, mais on réfléchit que c’était un mineur auquel il aurait fallu donner un tuteur : c’eût été probablement quelque grand seigneur du parti catholique belge, et c’était trop de dévotion pour les protestans de Londres et les libres penseurs de Paris.

Pendant qu’on correspondait ainsi sans pouvoir s’entendre, et que les noms mis un jour en avant étaient rayés le lendemain, une impatience bien naturelle gagnait les Belges, ennuyés à juste titre d’être mis ainsi en adjudication, non pas à l’enchère, mais au rabais. Après tout, n’était-ce pas d’eux qu’il s’agissait, et n’était-ce pas à eux à savoir à qui ils voulaient prêter leur obéissance légale et leur fidélité ? L’idée que le choix leur appartenait et que c’était à eux seuls d’y pourvoir, sans tenir compte de la sympathie ou de la répugnance de prétendus protecteurs, fut bientôt exprimée tout haut. Ce fut alors un courant d’opinion irrésistible, et le nom qui se trouva dans toutes les bouches fut celui du Duc de Nemours, second fils du roi Louis-Philippe.

Quand cette candidature, silencieusement tenue à l’écart dans les milieux diplomatiques, fut tout d’un coup produite avec éclat dans le public et la presse belges, on fut assez disposé à y voir (le soupçon était naturel) le résultat d’une manœuvre secrètement ourdie par la France. Lord Palmerston surtout fut empressé à le croire, et il en parla si haut que personne en Angleterre n’en douta. Depuis lors et même encore aujourd’hui, il n’est pas un écrivain anglais qui ne raconte que le plan était formé par l’amour paternel du roi Louis-Philippe, déguisant mal son ambition, et que ce fut le veto imposé par l’Angleterre qui l’empêcha seul d’aboutir. Plusieurs historiens français même, adoptant cette version de confiance, admettent que l’offre royale, sollicitée et provoquée sous-main, ne fut au dernier moment refusée que par un acte de condescendance, pusillanime suivant les uns, ou, suivant des juges plus indulgens, tristement nécessaire envers les exigences britanniques.

Pour mettre à néant cette allégation, je pourrais m’en référer à un ordre de preuves que j’ai déjà indiquées, aux documens confidentiels que j’ai sous les yeux, à commencer par l’instruction autographe déjà citée du roi Louis-Philippe, et où on trouve, à la date du 5 novembre 1830, antérieurement à toute entrevue, cette phrase textuelle et catégorique : « On dit que les Belges seraient assez disposés à demander un de mes fils, mais cette idée doit être écartée, et il ne faut pas même la discuter, parce que, dans l’état actuel de l’Europe, cette discussion serait dangereuse et ne présenterait aucune chance de succès[7]. » On verrait ensuite la même résolution reproduite jour par jour et lettre après lettre dans les mêmes termes, et maintenue, sans une nuance d’hésitation, jusqu’au bout, bien qu’elle dût être, comme on va le voir, mise à forte épreuve. Mais, sans avoir besoin de tant de recherches, il suffit de réfléchir que cette abstention était dictée au roi Louis-Philippe par le plus simple bon sens, qualité dont, à défaut de tant d’autres auxquelles on n’a pas rendu toujours justice, personne n’a jamais dit qu’il fût dépourvu.

La situation était claire, en effet, et ne pouvait lui laisser aucune illusion. Au lendemain de la Révolution belge, on avait le choix entre deux partis à prendre : faire tourner l’événement au profit matériel de la France et poursuivre un accroissement de territoire et un supplément de forces militaires ; ou bien, n’y chercher qu’un avantage moral en respectant, sauf sur un seul point, l’équilibre fondé sur les traités de 1815, et ne rien faire en un mot qui pût compromettre la paix générale. L’une des deux lignes de conduite était hardie jusqu’à la témérité, l’autre, dictée par une prudence qu’on pouvait trouver excessive ; chacune avait ses avantages, ses dangers, ses séductions propres. Mais ce qui était impossible, c’était de les suivre toutes deux à la fois, et l’établissement d’une sorte de vice-royauté française en Belgique, ayant justement cette prétention, n’aurait abouti qu’à n’en servir aucune en les compromettant l’une et l’autre.

Au point de vue diplomatique, aux yeux des puissances, dont la chute du royaume des Pays-Bas dérangeait les combinaisons et troublait les intérêts, entre l’annexion pure et simple de la Belgique à la France et la royauté offerte au Duc de Nemours, il n’y avait en réalité aucune différence appréciable. C’était toujours la France étendant sa main sur la région dont, en 1814, on avait voulu lui fermer l’entrée ; et la conséquence dans les deux cas était pareille. Si une guerre, une guerre générale, une guerre de coalition dont l’Angleterre aurait formé une partie principale et passionnée, était à craindre par suite de l’incorporation de toutes les provinces flamandes dans l’unité française, il eût été trop naïf de se flatter que l’on pourrait conjurer cette menaçante éventualité par un détour qui manquait de franchise et auquel personne ne se serait laissé prendre.

Mais, pour faire face à ce redoutable lendemain, si réellement on voulait s’y préparer, il n’y avait entre les deux combinaisons aucune comparaison possible. Par l’annexion de la Belgique, la France acquérait d’un seul coup trente ou quarante mille hommes de très bonnes troupes qui se seraient fondues rapidement dans sa propre armée ; elle arborait le drapeau tricolore sur les forteresses élevées contre elle et qui, retournant leurs canons, formeraient au contraire une forte et presque imprenable ligne de défense ; les anciens départemens tracés par la République et l’Empire, reprenant les mêmes noms et les mêmes divisions territoriales, seraient rentrés sans trop de peine dans les cadres d’une administration centralisée, qui aurait eu ce jour-là tout son avantage. Car, dans le grand jeu qu’on aurait à jouer, l’unité, une forte unité de direction militaire et politique, était la seule chance de succès : c’est celle-là qui, achetée par la Convention, Dieu sait à quel prix, avait, dans une extrémité pareille, assuré son triomphe. Mais c’est justement aussi celle-là qui aurait manqué au système bâtard de deux royautés superposées, l’une protectrice, l’autre protégée, l’une chargée de plus de responsabilité qu’elle n’aurait disposé de pouvoir, l’autre plus dépendante en apparence qu’en réalité. On ne se figure pas bien quelle autorité aurait exercée, dans des heures de nécessité pressante, un jeune homme de dix-huit ans, pâle organe d’une volonté paternelle qui n’aurait pu agir que par procuration et à distance, au milieu d’une nation encore à l’état révolutionnaire. Quelles entraves n’auraient pas opposées à toute résolution énergique le souvenir ressuscité de vieilles libertés municipales et les élémens disparates d’un congrès élu par une insurrection ! Avoir, entre deux batailles à livrer et en face de quatre ennemis réunis, deux parlemens à conduire, l’un à Paris et l’autre à Bruxelles, et tous deux en ébullition, c’eût été vraiment trop pour une tête humaine.

Il suffisait d’ailleurs de se rappeler l’histoire même la plus récente pour savoir que les secundo-genitures royales ont toujours rapporté aux dynasties qui les fondent plus d’honneur apparent que de profit réel. Que d’ennuis n’ont pas causés, pendant tout le XVIIIe siècle, les Bourbons de Madrid aux Bourbons de Versailles ! Et ne venons-nous pas d’apprendre, par des récits aussi véridiques qu’intéressans, quel souci avait procuré à Napoléon lui-même la sotte fantaisie d’installer sur tous les trônes ses frères et ses sœurs[8] ? Ne les avait-on pas vus, dès le lendemain de leur avènement, prendre au sérieux leur royauté postiche et ne tardant pas à embrasser, contre l’auteur même de leur grandeur, les intérêts des populations, qui, ne les connaissant pas, ne leur en savaient aucun gré ? Pour exposer son jeune fils à ces divers genres de périls et de tentations, il aurait fallu que Louis-Philippe cédât sans réflexion à un véritable entraînement du sentiment paternel ; mais, très bon et très tendre père, Louis-Philippe était pourtant le moins sentimental des hommes.

Son parti fut donc pris tout de suite, et d’importans personnages belges, venus à Paris, non pas encore en délégation, mais à titre officieux, pour connaître ses intentions, reçurent, aussi bien du roi que de ses ministres, la déclaration formelle, que si la couronne était proposée au Duc de Nemours, l’offre serait certainement refusée. Cette notification précéda de plusieurs jours un entretien du premier ministre anglais, lord Grey, avec M. de Talleyrand, l’avertissant que la nomination d’un prince français en Belgique serait considérée comme une conquête déguisée de la France et rencontrerait la même hostilité que l’annexion pure et simple[9] et cet avis, qui ne causait à l’ambassadeur aucune surprise, ne souleva de sa part aucune objection. A quel titre, en effet, s’y serait-il opposé ? Cette exclusion n’aurait rien de plus blessant que celle dont on aurait, sans nul doute, également frappé un frère du roi d’Angleterre, un grand-duc russe, et un archiduc autrichien. Des promesses réciproques de renoncement de ce genre avaient été échangées entre les grandes puissances, au moment où elles avaient entrepris la reconstitution encore inachevée du royaume de Grèce, et l’acte officiel qui en avait constaté le témoignage portait le nom significatif de protocole de désintéressement. Nulle difficulté à suivre la même voie pour le nouveau royaume, inauguré exactement dans les mêmes conditions : aucun dissentiment d’ailleurs ne paraissait séparer sur ce point la France et l’Angleterre. Si les deux gouvernemens eussent eu l’un dans l’autre la confiance complète que semblait commander la communauté de leurs intentions, leur accord aurait suffi pour prévenir le fâcheux malentendu qui n’allait pas tarder à tout compromettre.

Voici, en effet, la complication grave qui se produisit, grâce, en réalité, à une conduite véritablement inexplicable de l’Angleterre. Le refus, dont Louis-Philippe avait fait part aux envoyés belges qui étaient venus le trouver, causait (on devait s’y attendre) une vive déception à Bruxelles, principalement chez les membres du parti avancé, qui avaient cherché à se procurer, par l’avènement du prince français, une protection dont ils comptaient user, à tout événement, dans le sens de leurs plus ambitieuses espérances.

Dans l’accès de mauvaise humeur qui suivit ce mécompte, on chercha un moyen, soit de forcer la résistance du gouvernement français (dont, vu le débile tempérament du ministère, on pouvait encore se flatter d’avoir raison), soit de se passer de la France elle-même, comme de tout le monde, au cas où elle paraîtrait décidée à ne pas se séparer de la coalition formée pour enlever à la Belgique l’indépendance de son choix ; et ce moyen, on crut l’avoir trouvé en suscitant une candidature nouvelle à laquelle personne jusque-là n’avait songé : celle d’un jeune prince, héritier d’Eugène de Beauharnais, ce fils de Joséphine à qui Napoléon avait témoigné une affection toute paternelle, et qui avait gouverné en son nom l’Italie pendant plusieurs années en qualité de vice-roi.

Eugène, on le sait, avait obtenu, grâce à ce tout-puissant patronage, la main d’une des filles du roi de Bavière avec qui il avait vécu jusqu’à sa mort dans la plus touchante union. À cette haute alliance et à l’estime inspirée par son noble caractère, il avait dû de conserver dans la débâcle de 1814 une situation privilégiée et véritablement princière. Ses propriétés bavaroises avaient été érigées en duché, et lui-même gardait le titre d’Altesse Sérénissime avec une large dotation. Son fils, portant le nom de duc de Leuchtenberg, héritait de tous les avantages de cette double descendance qui le rattachait aux meilleurs souvenirs du régime impérial et lui permettait en même temps d’entretenir d’affectueuses relations de parenté avec toutes les familles régnantes.

Ce n’eût point été là, cependant, je le crois, une raison suffisante pour aller le chercher au fond de l’Allemagne, si son nom n’avait eu, pour les premiers qui le mirent en avant, le caractère tout à la fois d’une malice et d’une menace à l’adresse de la France. Rien, en effet, n’était de nature à blesser et à inquiéter autant la nouvelle royauté française que la pensée de voir élever à ses portes, de l’autre côté de sa frontière, un membre, au moins par alliance, de la famille Bonaparte, qui ne se cachait pas de vouloir lui disputer le trône. Bien que très restreint, le parti bonapartiste existait encore et avait en France des amis dévoués, ayant les yeux fixés sur le fils du grand homme, qui était encore détenu à Vienne, mais qui pouvait d’un jour à l’autre s’échapper de cette captivité assez mal gardée. Mais, de plus, dès le lendemain de l’avènement de Leuchtenberg même, quel danger ! Dans le frémissement belliqueux qui travaillait la France et que le ministère pacifique de Louis-Philippe avait tant de peine à contenir, quel effet n’aurait pas produit le spectacle du petit-fils adoptif de Napoléon parcourant en souverain le champ de bataille de Waterloo, et pouvant y donner rendez-vous à tous les compagnons d’armes de son père ! C’est une prévision qui ne pouvait pas être admise, même un instant, et personne ne dut être étonné que l’agent français à Bruxelles fût sur-le-champ autorisé à faire savoir, au besoin même publiquement, que, si le duc de Leuchtenberg était appelé par le suffrage du Congrès au trône de Belgique, la France non seulement ne le reconnaîtrait pas, mais n’entretiendrait aucune relation avec lui.

Cette déclaration était nécessaire : hésiter un instant à la faire eût été pour Louis-Philippe manquer à la dignité, comme à la défense légitime du pouvoir que la nation lui avait confié. Mais, dans l’état de surexcitation d’une partie du public belge, et dans cette première fièvre d’esprit d’indépendance qui s’était emparée même des plus sages, l’effet, loin de faire reculer, fut au contraire d’encourager les promoteurs d’une idée qui n’avait peut-être été d’abord qu’un ballon d’essai lancé pour jeter le trouble dans les conseils timorés du ministère français. La candidature du duc de Leuchtenberg apparut comme une éclatante protestation à faire contre le joug qu’on voulait faire subir à la Belgique ; et l’irritation fut grande surtout contre la France, qui, ne voulant ni s’associer à ce qu’on tentait de faire pour elle, ni laisser chercher en dehors, enfermait par cette série de réponses négatives la nation dans l’immobilité, sans paraître prendre souci de prolonger par-là un état d’intolérable anarchie.

Le nouveau candidat ne tarda pas à réunir un groupe d’amis plus à craindre d’abord par leur ardeur que par leur nombre, mais qui s’accrut de jour en jour, et compta bientôt dans ses rangs des hommes considérables des deux partis, catholiques et libéraux. Le peuple, en même temps, se déclarait assez vivement en sa faveur. Dans une représentation théâtrale, on produisit sur la scène un buste du jeune prince, qui fut salué par les cris de : Vive Auguste Ier ! On vendait le portrait du prétendant dans les rues ; on annonçait qu’au premier appel il était prêt à monter à cheval et à apparaître. Un comité d’action se formait à Bruxelles même, composé de personnages connus du parti bonapartiste français, parmi lesquels figuraient des généraux de l’Empire en retraite, qui se vantaient tout haut des relations qu’ils entretenaient avec leurs anciens camarades rentrés en activité de service. Il n’y eut bientôt plus que deux candidats, Nemours et Leuchtenberg, qui pussent être mis en balance, et les meilleurs amis de la France durent lui faire savoir qu’elle devait ou accepter l’un ou subir l’autre. C’était lui donner le choix entre un manque de parole qui la mettait en rupture déclarée avec toute l’Europe, ou l’établissement à ses portes d’une royauté plus directement, plus personnellement hostile contre elle que ne l’avait été le royaume des Pays-Bas. Je ne crois pas que jamais gouvernement eût été placé dans une plus poignante alternative.

Un mot aurait suffi cependant pour faire échapper le gouvernement français à ce redoutable dilemme, et ce mot, c’était l’Angleterre qui pouvait le prononcer. Si l’Angleterre eût dit tout de suite qu’en raison du danger que cette nomination pouvait faire courir à une alliée qui donnait le bon exemple en faisant le sacrifice de toutes ses visées personnelles, elle s’opposerait aussi nettement à Leuchtenberg qu’à Nemours, tout était dit, et les deux agens anglais et français à Bruxelles, agissant de concert, auraient aisément fait sortir leur politique connexe du défilé où on prétendait l’enfermer. Le spectacle de leur accord aurait même valu et aurait été plus efficace que les déclamations de Palmerston jetant feu et flamme contre la candidature française, et dont lord Ponsonby se faisait le bruyant écho. Pourquoi cette parole, qui devait être sur les lèvres de tout le monde, ne fut-elle pas articulée ? Pourquoi, tandis que Ponsonby ne pouvait entendre de sang-froid prononcer le nom de Nemours, quand, au contraire, on parlait de Leuchtenberg, gardait-il le silence et détournait-il la conversation ? Ce contraste était significatif et presque éloquent. N’était-ce pas faire entendre qu’on laisserait ouvrir sans bruit à l’un la porte qu’on fermait à l’autre avec éclat ? C’est du moins ainsi que cette attitude d’indifférence fut interprétée, et l’agent français, M. Bresson, en rendait compte avec autant de surprise que d’impatience. J’avoue que j’ai eu, au premier moment, peine à croire que ce soupçon fût fondé. Je ne pouvais voir quel intérêt l’Angleterre avait à favoriser, dans l’état de fermentation guerrière où était l’Europe, un choix qui évoquait tous les souvenirs napoléoniens. Espérait-elle ramener de force, en rendant vaine toute autre solution possible, la candidature du prince d’Orange, qu’elle avait dû retirer devant son impopularité reconnue ? C’est possible, et on prêtait assez généralement cette pensée à son agent ; ou bien, se plaisait-elle seulement à mettre à l’épreuve la bonne foi de Louis-Philippe, et à jouir de son embarras, au risque d’accroître la pression morale qu’on faisait peser sur lui à un point qu’il ne pourrait supporter ? On peut tout croire en fait d’aveuglement de la passion haineuse de Palmerston : mais comment expliquer cette phrase que je trouve dans une lettre du sage lord Grey lui-même : « Je suis tenté de dire aux Belges : Puisque vous ne voulez pas du prince d’Orange, choisissez qui vous voudrez, pourvu que ce ne soit ni un Français, ni un Anglais. Mais je ne suis pas sûr qu’il convienne de ranger le Leuchtenberg dans la première de ces deux catégories[10]. » Faut-il croire que la rivalité et la jalousie soient à ce point même, chez les meilleurs, de mauvaises conseillères ?

Quoi qu’il en soit, délaissé et se croyant trahi par son collègue, l’agent français se trouvait livré à la plus douloureuse perplexité. Tout le poids d’une crise chaque jour plus intense retombait sur lui seul. La politique, en temps de révolution, se fait volontiers dans la rue : c’était dans la rue aussi qu’il avait à subir les malédictions dont le fanatisme du patriotisme belge abreuvait la France. Il lui arriva plus d’une fois d’être insulté en traversant les quartiers populeux, ou d’avoir, dans les cafés ou les lieux publics, à relever des propos injurieux, tenus à haute voix et à portée d’être entendus, contre le roi qu’il représentait, contre l’ambassadeur et la Conférence dont il tenait son mandat. Difficile à supporter pour tout le monde, cette position était particulièrement intolérable pour le tempérament d’une ardeur toute particulière dont cet agent était animé.

M. Bresson, en effet, dont le nom devra figurer dans l’histoire, tant à cause de sa rare distinction que des circonstances graves auxquelles, dans la fin de sa carrière, il s’est trouvé mêlé, était loin d’être un diplomate ordinaire. J’ai eu l’avantage de le connaître personnellement, étant attaché, plusieurs années plus tard, en qualité de secrétaire, à l’ambassade qu’il dut gérer en Espagne, et où il déploya dans leur plénitude les qualités dont, tout jeune encore, il faisait la première épreuve à Bruxelles. Je saisis d’autant plus volontiers cette occasion de lui rendre justice que nos relations, je le confesse, de supérieur à inférieur, furent plus d’une fois troublées par la faute, soit de mon humeur trop peu docile, soit de la sienne, mobile et peu endurante. Mais ces orages passagers, qui, en définitive, n’ont rien ôté, j’espère, à notre estime réciproque, ne m’ont jamais empêché de reconnaître la sûreté de son coup d’œil, sa connaissance perspicace des hommes avec qui il avait à traiter, et l’ascendant qu’il savait prendre sur eux. Il est surtout un mérite que j’étais en mesure d’apprécier plus que tout autre et qui devait rendre son concours infiniment précieux pour ses chefs : c’était le talent de rendre compte par un trait net et sûr de la situation la plus complexe et d’en tracer le tableau vivant. Je ne puis oublier les nuits que nous passions à la chancellerie de Madrid la veille d’un départ du courrier de France, recevant de notre ambassadeur des feuilles écrites au courant de la plume, sans surcharge ni rature, dont l’encre était encore fraîche, et qui se succédaient plus rapidement que nous ne pouvions mettre de hâte à les transcrire. Si ces lettres pleines de vie sont un jour publiées, elles prendront place avec honneur dans la série des correspondances qu’une recherche curieuse, libéralement autorisée aujourd’hui, tire de nos archives et qui forment certainement, indépendamment de leur valeur historique, une des branches les plus originales de notre littérature : elles y figureront avec d’autant plus d’avantage que ce sera probablement un des derniers exemplaires d’un genre qui ne se renouvellera plus ; la concision et la rapidité des messages télégraphiques ôtant aujourd’hui presque tout intérêt aux tardives communications de la poste, au point qu’on se décourage naturellement du soin de les bien préparer.

À ces qualités, qui sont les principales de la profession dont M. Bresson devait à juste titre être appelé à remplir les premiers postes, il en joignait une autre qui y paraît moins naturellement appropriée. Tandis que la tradition du métier est d’observer longtemps avant d’agir et de tendre au résultat qu’on veut obtenir par la voie discrète et patiente des conseils plutôt que par des coups d’autorité, M. Bresson avait, au contraire, au plus haut point le goût de l’action, je dirais volontiers du combat. Rien ne lui plaisait autant qu’une difficulté à emporter, une lutte à soutenir, un adversaire à combattre. Il aimait les partis décisifs et, fussent-elles même un peu risquées, les résolutions hardies. Ses allures étaient militaires. Dans ce diplomate il y avait un soldat qui ne craignait pas les occasions de faire voir qu’il était digne d’être capitaine.

On peut juger, dès lors, quelle gêne, c’est trop peu dire, quel supplice imposait à un tel caractère la politique ingrate à laquelle sa consigne l’attachait. Dans la fermentation qui régnait autour de lui, vivant au milieu d’une population qui réclamait à haute voix le droit de choisir son maître et justement impatiente au moins d’en avoir un, n’avoir ni direction, ni même d’avis à donner, ne lui faire apercevoir aucune issue à l’impasse où, par une suite de refus combinés, on la condamnait à rester, rien ne devait lui répugner davantage. Aussi ses lettres, où je retrouve l’homme que j’ai connu, sont-elles frémissantes d’impatience. C’est un cheval de sang qui mord son frein, frappe du pied une barrière que, d’un bond, il voudrait sauter. Il n’est point de malheur auquel il ne s’attende, si on le force à prolonger cette inaction. Un jour, c’est la nomination de Leuchtenberg qui sera emportée par surprise, sans qu’il en soit prévenu ; le lendemain, c’est bien pis : c’est une ville belge qui arbore les couleurs françaises, envoie une troupe armée provoquer le roi Guillaume, fait appel à notre appui, et voilà la guerre. Tout est à prévoir et tout à craindre. Ces peintures effrayantes étaient envoyées en double : à Talleyrand, à Londres, et à Sébastiani, à Paris ; l’ambassadeur, comme on va le voir, ne s’en émouvait guère, mais il n’en était pas de même du ministre, qui en perdait réellement l’esprit.

« Il faut, écrivait-il, tout éperdu, à Talleyrand, donner à M. Bresson l’injonction de laisser faire ces Belges, puisqu’il faut désespérer de les diriger. Après avoir déclaré qu’on n’accorderait pas le Duc de Nemours, et que nous ne reconnaîtrions pas le duc de Leuchtenberg, si les Belges choisissent l’un ou l’autre, il n’est plus possible de se mêler de leurs affaires… Si le Duc de Nemours est nommé, les partisans de l’annexion, retrouvant une partie de leur avantage, nous serons accusés de pusillanimité, de sacrifier les intérêts de la France à la crainte d’une guerre, et peut-être d’une guerre incertaine, si nous n’acceptons pas la couronne. Si nous l’acceptons, qu’adviendra-t-il ? Vous le savez peut-être mieux que moi. Il faut avouer que le ministère anglais nous jette dans d’étranges embarras… Il y a dans tout ce qu’il fait un désir si constant de contrarier les vues de la France, même les plus désintéressées ; les vieilles préventions dominent encore à tel point sa politique que, je ne dirai pas sa haine, mais son aveuglement frappe et aigrit tous les esprits. Et encore il nous accuse d’intrigues et d’allées et venues à Bruxelles ! Etranges intrigues que celles que nous faisons pour éviter l’élection du Duc de Nemours… C’est nous qu’on accuse d’intrigues, lorsque lord Ponsonby s’agite en faveur du prince d’Orange et nous expose à avoir la guerre civile à nos portes. Croit-on obtenir de nous une docilité qui ne serait que l’oubli de notre dignité et de nos intérêts ? C’en est trop, il est temps de montrer que nous ne subissons d’accusation d’aucun genre. Je ne dicte pas cette dépêche sans éprouver un sentiment pénible. Toutefois j’en triompherai et je poursuivrai la voie qui conduit à la paix. Réussirons-nous, mon prince, à l’assurer à la France et à l’Europe ? Faites sentir aux Anglais que ce n’est pas le moyen de l’affermir que de donner à la France des motifs légitimes de mécontentement[11]. »

Si naturelle que fût cette impatience, il en triomphait pourtant (suivant l’expression qu’il employait lui-même), car il envoyait en même temps à M. de Talleyrand un de leurs amis communs, dont les relations familières avec le monde politique de Londres étaient connues, M. de Flahaut, et il le chargeait de chercher ce qu’il était possible de faire pour satisfaire l’Angleterre et se remettre avec elle dans des relations de cordiale intimité. Le choix de cet envoyé n’était pas sans importance.

Toute la haute société de cette époque a connu M. de Flahaut, et bien des gens doivent savoir à quel concours de chances heureuses il devait la place élevée qu’il y a tenue. C’était le type achevé du brillant officier du premier Empire. Bien qu’il eût rempli son devoir militaire avec honneur et même avec éclat c’était pourtant par d’autres succès que ceux du champ de bataille qu’il avait acquis la grande notoriété dont il jouissait. Le charme de son esprit et la noblesse élégante de toute sa personne avaient été remarqués de bonne heure dans la cour impériale, où le ton de la bonne compagnie était d’autant plus apprécié qu’il y fut longtemps assez rare, et c’est par-là qu’il avait trouvé le chemin du cœur de la seule des princesses qui se fût montrée digne du rang où Napoléon avait élevé toute sa famille, cette gracieuse reine Hortense dont le souvenir est resté populaire. Retiré à Londres après la chute de l’Empire, M. de Flahaut avait encore fait la conquête d’une très grande dame, héritière d’un titre de pairie qu’elle n’exerçait pas elle-même, mais dont elle pouvait transmettre les droits à l’aîné de ses enfans. Elle lui donna sa main et le suivit en France. Grâce à la brillante fortune qu’elle lui apportait, M. de Flahaut pouvait tenir à Paris un grand état de maison, et son salon devint un centre politique aussi bien qu’un rendez-vous social. Il y présidait avec cette confiance propre à ceux dont la jeunesse a été accueillie par d’aimables sourires de la fortune et qui se reconnaît même à leur apparence. Nous l’avons connu plus tard, remplissant avec moins d’éclat de hautes situations dues au crédit de l’homme certainement le plus distingué du second Empire, témoignage vivant de ses royales amours, auquel il ne se cachait pas de porter une affection paternelle.

Mais, en 1830, il était encore dans cette saison de la vie où on ne doute de rien, surtout pas de soi-même ; aussi, à peine la révolution de 1830 l’avait-elle rapproché des régions du pouvoir, il s’était mis en devoir de forger des plans de politique et, dès le lendemain de son entrée en fonction à Londres, M. de Talleyrand l’avait vu arriver porteur d’un projet de solution pour la question que la chute du royaume des Pays-Bas posait à l’Europe.

Ce n’était pas moins qu’un plan de partage de la Belgique entière, donnant une fraction, naturellement la meilleure, à la France, une autre à la Prusse, une troisième à l’Angleterre, à qui serait dévolu, avec la ville d’Anvers, tout le littoral attenant de la Manche. Naturellement M. de Talleyrand ne s’était pas soucié de faire part de ces visées à la Conférence, qui ne lui aurait certainement pas laissé faire un pas dans ce champ d’aventure. Croirait-on cependant que cette fois M. de Flahaut revenait à la charge, son projet toujours en poche, et se disant autorisé à le communiquer par Sébastiani ? S’il disait vrai, et il fallait bien le croire, rien n’atteste mieux l’égarement d’esprit où l’angoisse d’une situation inextricable jetait cet infortuné ministre, et de quelles chimères aimaient à se repaître les conseillers politiques de presse ou d’estaminet dont il se laissait entourer. M. de Talleyrand eut sans doute quelque peine à réprimer un sourire, en faisant remarquer que peut-être l’Angleterre accepterait avec faveur l’idée de reprendre pied sur le continent à portée de la frontière française, et de remplacer ainsi avec avantage Calais et Dunkerque dont on avait eu tant de peine à la faire sortir, « mais je ne conseillerais jamais, ajouta-t-il, à un roi ou à un ministre français d’attacher leur nom à un acte que l’avenir jugerait avec une sévérité impitoyable. » Il ne faut jamais, concluait-il, se mettre en relation avec ceux qu’on ne peut atteindre chez eux. Et il écrivait en même temps à Madame Adélaïde qu’il soupçonnait de s’être laissé gagner par les paroles dorées de M. de Flahaut : « Abandonner à l’Angleterre une situation matérielle en Belgique, ce serait lui donner au Nord un nouveau Gibraltar, et nous nous trouverions un jour quelconque vis-à-vis d’elle dans une position analogue à celle de la péninsule ; une semblable concession sacrifierait d’une manière trop fâcheuse l’avenir au présent et nous coûterait un prix qu’on pourrait tout au plus accorder après des batailles perdues[12]. »

De si bonnes raisons n’étaient pas nécessaires, et il n’y eut même pas lieu de les développer jusqu’au bout. Pendant que M. de Flahaut traversait la mer, et avant même qu’il fût descendu à Londres à l’ambassade, une décision était intervenue qui rendait la conversation sur un tel sujet non pas inutile seulement, mais impossible. Par un protocole du 20 janvier, la Conférence venait de déclarer que le futur royaume de Belgique jouirait de la condition de neutralité que les traités assuraient à la Suisse. Le jour où on déclarait la Belgique intangible n’était pas celui où on pouvait songer à la partager. Ce que M. de Flahaut eut donc de mieux à faire, ce fut de ne pas ouvrir la bouche sur le motif qui l’amenait, et, comme il fallait pourtant en donner un à sa présence inattendue, qui faisait causer toute la société de Londres, il crut devoir prendre à part lord Palmerston pour lui offrir de signer avec la France un traité secret d’alliance offensive et défensive qui garantirait leur action commune pour faire face à tous événemens. Palmerston répondit, avec sa hauteur accoutumée, que l’Angleterre ne prenait jamais d’engagemens indéfinis de ce genre ; que, si la France était attaquée, elle la défendrait ; mais que, placée comme une sorte de médiatrice entre des intérêts opposés, le premier qui se rendrait coupable d’une agression serait sûr d’avoir affaire à toutes les forces britanniques. C’était au fond la même politique que Talleyrand conseillait à la France, mais en la résumant avec moins d’arrogance en ces termes : « La France ne recherche aucune alliance. Elle veut être bien avec tout le monde, mais seulement mieux avec quelque puissance suivant les événemens qui se présentent[13]. »

Mais d’une importance bien supérieure à toutes les alliances du monde était cette déclaration de la neutralité belge, que la Conférence venait de faire et qu’il faut saluer comme l’acte le plus bienfaisant, le plus digne de reconnaissance et de mémoire dont s’honore devant la postérité le siècle qui vient de finir. Quand on songe à ce qu’avait été, à ce qu’était la veille encore ce territoire belge, si bien appelé (comme je l’ai dit) par le roi Louis-Philippe la pierre d’achoppement de toute l’Europe, quand on se rappelle qu’il n’y en avait pas un lambeau qui n’en eût été disputé, dépecé à cent reprises par toutes les puissances, pas un coin de terre qui n’eût été piétiné, pétri par leurs armées, et inondé de leur sang, le jour où elles prirent en commun l’engagement de ne plus laisser entrer un soldat dans ce champ de perpétuelles et insatiables convoitises, ce jour-là mérite d’être inscrit à une place tout particulièrement élevée dans les fastes de l’humanité et de la civilisation. Et, chose plus admirable encore, depuis soixante-dix ans tout à l’heure que cette promesse a été faite, bien que les occasions et la tentation de l’enfreindre n’aient pas manqué, elle n’a pas été violée : preuve évidente que c’était œuvre à la fois pratique et morale, ratifiée par la raison autant que par la conscience publique. L’histoire n’a pas souvent un tel hommage à rendre à la politique et surtout à la diplomatie.

La part principale que M. de Talleyrand prit à cette salutaire résolution est incontestable. Au mérite d’en concevoir l’idée, il joignit celui d’en poursuivre l’accomplissement, sans se laisser distraire ni émouvoir par l’impatience et l’ingratitude des Belges eux-mêmes et par l’agitation que causait l’incertitude de l’élection royale, qu’il jugeait plus superficielle que profonde. Convaincu que Louis-Philippe lui tiendrait parole et ne détruirait pas son œuvre pacifique pour le plaisir de mettre une couronne tremblante sur le front de son fils ; jugeant que, si l’Angleterre pouvait bien être tentée de nous jouer un tour en laissant arriver un candidat qui fût désagréable à la France, elle ne pousserait pas la mauvaise plaisanterie jusqu’à lui permettre de régner, il suivit tranquillement sa voie sans jeter un regard au dehors. L’essentiel était d’affranchir et de constituer le royaume : on finirait toujours bien par lui trouver un roi.

Chacun sentait si bien, et dans la Conférence et autour d’elle, l’importance de la résolution qu’on allait prendre, que ce fut l’objet d’une longue et orageuse délibération qui ne dura pas moins de huit heures consécutives et sans relâche. Une vive résistance fut opposée principalement par le ministre prussien, M. de Bulow. La Prusse, évidemment, ne pouvait voir sans regret cette vaste brèche définitivement faite à la puissante ligne d’agression et de défense organisée en 1814, qu’un lien de solidarité et de continuité rattachait aux mesures protectrices de ses provinces de la rive gauche du Rhin. Dans la pensée même de M. de Talleyrand, un complément aurait été sinon tout à fait indispensable, au moins souverainement utile et pour la sécurité de notre territoire et pour l’intérêt de la paix générale : c’eût été de comprendre dans la neutralité proposée le grand-duché de Luxembourg, partie essentielle du menaçant ensemble qu’on se voyait contraint de détruire. Il en fit et même en soutint, paraît-il, avec assez d’ardeur la proposition, mais il dut se rendre à la considération que, tant que le grand-duché restait compris dans les possessions du roi des Pays-Bas comme membre de la Confédération germanique, aucune modification ne pouvait être apportée à son état politique sans le concours de son propriétaire nominal. Il obtint seulement que l’avenir fût ménagé sous la forme de cet article final : « Les puissances se réservent d’examiner, quand les articles relatifs à la Belgique seraient terminés, s’il n’y aurait pas lieu d’étendre, sans préjudice des droits des tiers, aux pays voisins le bienfait de la neutralité. »

Bien qu’il fût sorti tout épuisé et même affamé de cette longue séance, il eut encore la force d’écrire à la princesse Adélaïde la curieuse lettre suivante, qui fait voir tout ce qu’il attendait, non sans raison, de l’avenir qu’il avait préparé.

« Le courrier que j’expédie aujourd’hui à Paris au général Sébastiani porte au roi une décision beaucoup plus importante que tout ce qui s’est fait à Londres depuis que la Conférence est ouverte. Je suis sûr que Mademoiselle le jugera comme moi, et qu’elle trouvera que tous les autres partis à prendre, relativement à la Belgique, deviennent secondaires et moins difficiles lorsque les forteresses seront mises hors de cause ; et elles y sont entièrement par cette neutralité à jamais établie et que nous avons stipulée en imitation de la neutralité helvétique. La Conférence qui l’a déclarée a duré hier depuis deux heures jusqu’à dix heures et demie du soir sans interruption. La discussion a été vive, mais je n’ai pas cru devoir céder d’une ligne ; peu à peu, cependant, on est revenu à mon avis, et M. de Bulow lui-même, après une forte résistance, a fini par laisser insérer une phrase (vague à la vérité) sur la neutralité du Luxembourg, mais qui me permettra de traiter cette grande question à Paris. Il me paraît que la France, voisine au Nord et au Midi de deux Etals dont la neutralité immuable est reconnue, se trouve avec des frontières bien mieux préservées encore que toute autre puissance continentale. Ainsi se simplifie une question qui paraissait à tout le monde hérissée de difficultés. Je ne me dissimule pas que les partisans de la guerre en seront mécontens, mais c’est aux vœux réels du pays que l’esprit libre et éclairé du roi se rattache, et j’ai réussi à le satisfaire. J’oserai dire à Mademoiselle, qui me permet de lui soumettre toutes mes impressions, même celle de la vanité, que la journée d’hier est une de celles qui me paraissent devoir tenir une bonne place dans ma vie. Le roi a effacé d’un trait de plume une des exigences de l’étranger qui blessaient le plus l’orgueil national. J’attends avec impatience une lettre de Mademoiselle qui me dise si j’ai raison d’être content. Je ne le serai que si elle l’est[14]. »

Quelque chose cependant, et quelque chose d’important, manqua pour donner en apparence à ce grand acte toute l’importance qu’il eut en réalité et que l’expérience a démontrée. Ce fut l’adhésion empressée et reconnaissante par laquelle la Belgique aurait dû le consacrer. Loin de là ! La persistance à toujours distinguer la condition faite à la Belgique de celle des provinces amies et voisines, qu’elle s’obstinait à regarder comme une partie d’elle-même, l’empêcha de sentir le prix d’un privilège qui, isolant la royauté nouvelle comme une oasis pacifique au centre de l’Europe, a préservé non seulement l’intégrité de son territoire de toute agression armée, mais sa paix intérieure du contre-coup des secousses et de la contagion des passions révolutionnaires tant de fois déchaînées autour d’elle. Elle n’y vit que la prétention renouvelée de fixer ses limites et de régler son mode d’existence sans tenir compte ni de ses droits, ni de ses vœux, et l’unique effet fut de fortifier, d’exalter même la résolution déjà prise de passer outre au choix du souverain, sans tenir compte d’aucune préférence ou répugnance étrangère. Le terrain de lutte se trouva ainsi plus que jamais circonscrit entre les deux candidatures qu’on persista à mettre de gré ou de force en présence, sans écouter de pari ni d’autre pas plus conseils qu’objections.

« Nous sommes ici sur un volcan, » écrivait le 26 janvier un ami personnel de la famille royale, un petit-fils de Mme de Genlis, le général Lawœstine, qu’on avait envoyé à Bruxelles, où sa famille était apparentée. Il s’était chargé de relever le courage de M. Bresson, dans la pression désespérée qu’il avait à subir, surtout des amis personnels et dévoués de la France ; mais lui-même ne tarda pas à sentir que le terrain d’une résistance absolue était impossible à maintenir. « Aujourd’hui, écrivait-il, le Père Eternel en personne ne ferait pas admettre une autre combinaison. Un prince napolitain (c’était un nom qu’à tout hasard on avait encore essayé de prononcer), quelque charme que l’imagination la plus poétique puisse lui prêter, vous ferait jeter par la fenêtre, si vous osiez en parler… Il faut que vous voyiez le roi, Madame, le duc d’Orléans, pour leur dire qu’ils doivent s’attendre à l’événement que je vous annonce ; rien ne saurait l’empêcher, rien n’arrêtera non plus l’envoi d’une députation qui viendra se jeter aux genoux du roi pour lui demander son fils, en se vouant, s’il le refuse, à périr dans toutes les horreurs de la guerre civile. J’avoue que je ne suis pas assez diplomate pour n’avoir pas le cœur déchiré par tout ce que je vois. Que voulez-vous répondre à des hommes comme Brouckère, comme Surley de Choquier, qui vous disent, quand vous leur parlez de la guerre et de toutes ses conséquences : « S’il le faut, nous donnerons notre dernier écu et notre dernier enfant, et nous ne nous plaindrons pas si c’est pour le roi Louis-Philippe et pour la France, sacredieu ! » Il faut avoir devant les yeux le roi et sa fatale défense pour ne pas dire comme eux. J’ai été inexorable, mais j’ai le cœur navré… » Et il ajoutait : « Lord Ponsonby se conduit ici comme un misérable. »

Enfin, le moment de l’élection étant fixé pour les derniers jours du mois, M. Bresson, n’y pouvant tenir, se décida à faire une course rapide à Paris pour faire au roi lui-même un exposé fidèle de l’urgence de la situation. Le roi le reçut, et ce fut une entrevue assez curieuse, dont il m’a fait plus d’une fois le récit. Elle fut très courte. Les soixante-dix lieues qui séparent Bruxelles de Paris n’étaient pas parcourues alors en moins de quatre heures, comme elles le sont aujourd’hui par les trains express de chemins de fer. Pour l’aller et le retour, plus de deux jours étaient nécessaires. M. Bresson n’eut donc que quelques heures à passer au Palais-Royal. La moitié au moins de ce temps précieux fut employée par lui à faire, avec mille détails dont chacun avait son prix, le tableau de toutes les misères qu’il devait subir au milieu d’une population dont la meilleure partie, la plus amicale pour nous, était à la fois suppliante et furieuse. Le roi l’écouta très attentivement sans ouvrir la bouche. Puis, quand enfin il fallut partir : « Que puis-je vous dire, mon cher Bresson, lui dit-il ; vous connaissez mes engagemens ? la situation vous est aussi connue, mieux qu’à personne. Je m’en fie à votre zèle et à votre intelligence ; ce que vous ferez sera bien fait. » Il n’y eut pas moyen de tirer une parole de plus, et, comme M. Bresson insistait pour avoir un commentaire d’une instruction si peu claire : « Le temps vous presse, reprit le roi, il faut que vous soyez présent à l’ouverture du débat. Partez donc ! » et en parlant il le poussait doucement vers la porte, puis, le suivant quelques pas, il ne le perdit pas de vue qu’il ne l’eût vu descendre l’escalier au pied duquel l’attendait sa voiture attelée.

Malgré l’équivoque et la réticence, pour un bon entendeur, l’intention du roi était évidente : il restait décidé à refuser la couronne pour son fils, mais il désirait que l’offre lui fût faite pour être en mesure de la décliner. Outre que l’une des deux élections était évidemment la seule manière de prévenir l’autre, il n’était pas absolument fâché de prendre sa revanche du mauvais procédé de l’Angleterre, en lui faisant un instant la peur d’une extrémité belliqueuse dont personne à Londres, et moins que tout autre le cabinet libéral, n’avait au fond plus envie que lui. Enfin, au milieu de l’agitation révolutionnaire qui régnait partout en Europe et dont, dans tous les cabinets, on était plus inquiet encore qu’irrité, il y avait quelque avantage à apparaître comme maître de déchaîner à son gré une force qu’il avait le mérite de contenir. Le rôle de l’Eole de la Fable tenant en main la clef de l’outre des tempêtes n’avait rien qui pût déplaire à un héritier d’Henri IV et de Louis XIV.

De savoir maintenant si ces divers motifs, dont il ne se rendait peut-être lui-même qu’imparfaitement compte, avaient, à un point de vue purement moral, une égale valeur, si une déclaration nette, faite dans un sens ou dans l’autre, au risque de tout sacrifier ou de tout braver, n’eût pas été plus conforme à un modèle de droiture parfaite, c’est un cas de conscience que je laisse à résoudre à ceux (s’il s’en rencontre parmi mes lecteurs) qui ont eu une fois en leur vie à décider par une parole sortie de leurs lèvres entre l’honneur de leur patrie et le repos du monde.

Avec moins d’entraînement dans le caractère, et peut-être aussi plus de nuances dans l’esprit, M. Bresson aurait pu mieux comprendre et surtout ménager la délicatesse de la situation. Il aurait évité de représenter le roi comme plus converti à l’élection française qu’il ne lui convenait de l’être, et ne se serait pas en même temps exposé lui-même à un désaveu certain. Il lui aurait suffi de laisser entendre que, bien qu’ayant trouvé le roi toujours persistant dans son refus, il l’avait pourtant visiblement ébranlé par les fortes raisons qu’il lui avait données, et que tout faisait espérer qu’une élection emportée de haute lutte pourrait forcer une main déjà hésitante. Ces paroles commentées (comme elles le sont toujours par les partis, dans le sens qu’une passion désire) auraient inspiré aux partisans du duc de Nemours, assez de confiance pour resserrer leurs bataillons et les faire marcher à l’assaut. Mais la fougue naturelle à M. Bresson ne se prêtait pas à ce genre de tempérament. Interprétant à son gré l’autorisation assez élastique que le roi lui avait donnée, il se jeta à corps perdu dans les rangs des amis de l’élection française et devint le véritable inspirateur du débat qui fut soutenu par eux pendant plusieurs jours avec autant d’ardeur que de talent. Dans la foule curieuse qui remplissait les couloirs du Congrès pendant cette discussion solennelle, dans la multitude très agitée qui encombrait les portes et débordait dans les rues, personne ne douta plus, à voir agir et parler M. Bresson, qu’il avait en poche la promesse enfin obtenue du roi de se conformer au vœu de la nation belge.

Une incertitude sur le résultat final durait pourtant encore, fondée principalement sur l’attitude étrange de l’agent anglais, exploitée avec art par plusieurs orateurs considérables. Quelques-uns voulaient en conclure que le duc de Leuchtenberg, précisément parce qu’il était hostile au gouvernement français, inspirait à l’Europe moins de méfiance qu’un alter ego de Louis-Philippe : M. Bresson se résolut alors, pour enlever le succès, à risquer un coup de partie qui fut décisif.

En même temps qu’elle consommait et complétait par la déclaration de neutralité le fait désormais assuré de l’indépendance de la Belgique, la Conférence, poursuivant son œuvre, avait pris en considération tous les points qui étaient à régler pour établir sur des bases équitables la séparation des deux Etats. Au nombre de ces questions assez nombreuses, la plus délicate peut-être était le partage à opérer dans la dette qui leur était commune. Il y avait lieu de tenir compte de l’origine de chaque créance, des conditions auxquelles une fusion avait été opérée entre elles au moment de la réunion, et aussi de l’emploi fait depuis lors, à l’avantage de chaque Etat, des fonds d’emprunt contractés en leur nom. Il était impossible de ne pas prévoir qu’une liquidation contentieuse de ce genre donnerait lieu à de vives contestations des deux parts. Aussi, bien qu’un plan de partage eût été préparé par des commissaires spéciaux dont la compétence était reconnue, la Conférence n’avait-elle cru devoir prendre à ce sujet une décision d’autorité souveraine, comme elle se croyait en droit d’en rendre sur les questions des limites territoriales. Elle donnait à ce projet simplement le nom d’arrangemens proposés à débattre entre les intéressés. Poussant même la prudence plus loin et craignant, dans l’état d’excitation des esprits en Belgique, de les enflammer encore par de nouveaux objets de controverse, elle avait autorisé ses mandataires à Bruxelles à ne donner communication du protocole contenant le projet d’arrangement qu’au moment qu’ils jugeraient opportun pour le faire discuter de sang-froid[15].

Ou cette réserve ne parut pas satisfaisante à Sébastiani, ou il n’en comprit pas bien la portée ; mais, désireux de rétablir sa popularité en Belgique en s’associant à ses velléités d’indépendance, il se décida non seulement à retarder la communication du protocole, mais à n’y pas donner son adhésion, refusant ainsi de faire honneur à la signature qu’y avait apposée Talleyrand. C’était soulever incidemment et résoudre dans le sens restreint, soutenu par les Belges, la question plus générale de la limite et de la définition des pouvoirs dont la Conférence était investie. M. Bresson, informé de cette abstention de la France, fut non seulement invité à retarder la communication du protocole, mais prévenu qu’il ne devait y être donné aucune suite.

C’était une règle de conduite personnelle dont on ne l’autorisait pas à donner, au moins publiquement, connaissance. Mais M. Bresson crut entrer dans la pensée de son chef, dont cette fois l’intention lui convenait, en constatant ouvertement que la France gardait ainsi son indépendance et ne se croyait pas astreinte à prendre toujours à Londres le mot d’ordre de sa politique. Aussi, le 3 février, jour où le scrutin de l’élection devait avoir lieu, on vit afficher dans les salles attenant au Congrès deux dépêches, portant l’une et l’autre la signature du ministre des Affaires étrangères français : Tune renouvelant la protestation contre l’élection possible du duc de Leuchtenberg, l’autre annonçant que sur un point capital la signature de la France était effacée d’un acte commun de la Conférence. De plus, quelques phrases, jetées en quelque sorte par hasard dans un post-scriptum de la dépêche, étaient de nature à faire entendre que, sur ce point comme sur tous les autres, les décisions de la Conférence n’avaient aux yeux du gouvernement français que le caractère d’une offre de médiation, ne devant avoir de valeur définitive qu’après la discussion et par l’adhésion des intéressés.

C’était en réalité mettre toute l’œuvre de la Conférence en interdit. Le protocole bien autrement important du 20 janvier, celui qui consacrait la neutralité, en même temps que les définitions des limites du futur royaume, se trouvait ainsi, qu’on le voulût ou non, compris dans la même réserve et tenu également en suspens.

L’effet fut immédiat et souverain. Bien qu’il n’y eût entre les deux dépêches aucune relation apparente, on établit entre elles un lien assez naturel. Le moyen, en effet, de faire une élection qui blesserait la France, le jour où elle se montrait prête à s’affranchir des liens diplomatiques où on avait la prétention de la retenir ? Le choix ne pouvait plus être douteux. Deux tours de scrutin furent pourtant encore nécessaires, un certain nombre de voix hésitantes s’étant perdues sur le nom d’un archiduc autrichien, ce qui ne laissait au Duc de Nemours qu’une majorité relative : mais, à la seconde épreuve, le prince français réunit 97 suffrages, 75 seulement restèrent fidèles au duc de Leuchtenberg, et le Duc de Nemours fut officiellement proclamé. La nouvelle, à l’instant répandue dans la foule, fut accueillie avec acclamation, et le soir toute la cité était illuminée. Une députation conduite par le président du Congrès, M. Surlet de Chokier, et composée des personnages les plus considérables, fut désignée pour porter à Paris l’acte de nomination, et en même temps un exemplaire de la Constitution qui venait d’être achevée et à laquelle le nouvel élu, avant de prendre possession, devait prêter serment de fidélité. Ils partirent dans la conviction qu’un plein consentement était d’avance acquis à leur démarche.

Quant à M. Bresson, entouré de complimenteurs enthousiastes, il recevait publiquement les félicitations pour lui-même et pour son gouvernement. « Obligé, écrivait-il à Talleyrand, de changer notre position et de nous engager dans une lutte que nous voulions éviter, il fallait vaincre et nous avons vaincu. Je ne pourrais vous peindre avec trop de force l’effet que produirait, silice pays, un refus ou seulement une acceptation conditionnelle de Sa Majesté ; ce serait instantanément le bouleversement de toutes choses : la guerre civile, la cocarde orange et la cocarde tricolore, le désordre, l’émeute, l’anarchie et toutes leurs fureurs. Nous ne pouvons plus regarder en arrière, mon prince, un mouvement rétrograde serait mille fois plus dangereux qu’une, attitude hère et décisive[16]. »

A Londres cependant, l’émotion, l’irritation même furent grandes quand on apprit d’abord l’attitude inattendue de M. Bresson, puis le refus opposé par la France à une décision de la Conférence, enfin et surtout l’éclat donné à cette abstention. On peut voir, par la correspondance toujours intime et régulière de la princesse de Lieven avec lord Grey, quel parti les ennemis de la France et ceux du ministère libéral s’apprêtaient à tirer de cette volte-face imprévue. « Vous êtes dupe, on s’est joué de vous, » écrivait, avec un accent de triomphe, l’ambassadrice de Nicolas au ministre interdit qui se voyait menacé d’un orage parlementaire devant lequel il ferait pauvre figure. Palmerston se vantait, tout haut de s’être toujours méfié. « Il y a, disait-il, dans le cabinet d’un ministre des Affaires étrangères français une maladie infectieuse à laquelle aucun ne peut échapper. » Quant à Talleyrand, vers qui tout ce monde politique effaré se retournait, bien qu’il partageât la surprise générale et s’en expliquât assez vertement avec Sébastiani, il ne perdit cependant pas un seul instant contenance, répondant tranquillement à toutes les questions dont il était assailli que rien ne l’autorisait à mettre en doute aucune des assurances dont il était chargé de faire part. Chacun sentit pourtant qu’il était temps de mettre un terme à l’incertitude, et, devant cette nécessité qui faisait taire toutes les préventions, la Conférence, précipitamment réunie, rédigea successivement, à quelques jours seulement de distance, deux protocoles, dont l’un excluait de toute candidature tous les princes appartenant aux familles régnant en Angleterre, en France, en Autriche, en Prusse et en Russie, et le second écartait enfin nominalement le duc de Leuchtenberg. La facilité et la promptitude avec lesquelles cette double décision fut prise rendent plus difficile à comprendre et à excuser la mauvaise grâce et le sot calcul qui les avaient retardés si longtemps[17].

Entre temps, arrivés à Paris, les délégués du Congrès belge ne tardèrent pas à reconnaître que l’accomplissement de leur mandat rencontrerait plus de résistance qu’ils ne s’y attendaient. Non pas qu’ils eussent à se plaindre de l’accueil qui leur était fait. On les recevait comme de vrais ambassadeurs. Le roi, les princes, la cour, les comblaient de politesses. Ils étaient logés dans un hôtel appartenant à la famille royale, où tous les gens de service portant sa livrée étaient mis à leurs ordres. Seulement on leur fit attendre pendant plus d’une semaine l’audience officielle qu’ils demandaient. Ce retard était inquiétant, mais ces jours ne furent pas perdus. La députation était composée d’hommes d’élite, en relation naturelle avec la partie la plus saine et la plus éclairée du monde politique français. M. de Mérode appartenait par ses relations de famille à la plus haute société. M. Surlet de Chokier, fonctionnaire important et membre du Corps législatif sous l’Empire, retrouvait d’anciens collègues dont les entretiens le mettaient au courant du véritable étal des esprits. Le public français leur apparut alors sous un aspect tout autre que ne le leur avaient représenté une presse ardente et des émissaires passionnés. En réalité, ils durent se convaincre que la solution qu’ils apportaient ne tentait et ne satisfaisait personne. L’annexion pure et simple de la Belgique aurait eu un éclat dont la grandeur séduisait les imaginations. Mais l’idée de courir une chance périlleuse à la suite d’un prince à peine sorti de l’enfance ne pouvait plaire qu’aux sectaires qui comptaient sur sa jeunesse et son inexpérience pour en faire un instrument docile. Les députés eux-mêmes, une fois sortis de l’atmosphère échauffée et fébrile d’un parlement et d’une cité en fermentation, commencèrent à réfléchir que, n’ayant en définitive d’autre appui sincère que la France, la Belgique n’avait rien à gagner à engager sa seule amie dans une aventure qui ne serait que la préface d’une plus grosse où France et Belgique pourraient périr ensemble. Aussi, peut-être sans s’en rendre bien compte, quand ils arrivèrent le 17 février, jour enfin fixé, au Palais-Royal pour l’audience, ils étaient préparés, presque résignés au langage qu’ils allaient entendre.

Présent, je ne sais par quelle occasion, à cette audience solennelle, M. Guizot en a fait un de ces récits pleins de finesse qui donnent un intérêt si piquant à ses Mémoires. Il peint à merveille le combat de sentimens qu’on pouvait lire sur le visage du roi, pendant sa réponse, et qui perça dans son langage : l’orgueil satisfait de l’honneur qui lui était rendu, mais le devoir patriotique l’emportant, non sans regret, sur la complaisance paternelle. Il aurait pu peut-être faire remarquer aussi avec quel art, remettant les deux États dans la vérité de leur situation réciproque, le roi sut donner à son refus d’abord, puis à ses avis, un ton d’affection et d’autorité paternelle et faire entendre à la Belgique que, ne pouvant se passer dans les épreuves de sa vie naissante du concours et de l’appui de la France, elle n’avait, pour y compter et en être sûre, ni gages à demander ni conditions à faire.

« Je suis profondément touché, disait-il, que mon dévouement constant à ma patrie vous ait inspiré le désir que vous m’exprimez et je m’enorgueillirai toujours qu’un de mes fils ait été l’objet de votre choix. Si je n’écoutais que le penchant de mon cœur et ma disposition bien sincère à déférer au vœu d’un peuple dont la paix et la prospérité me sont également chères et importent à la France, je m’y rendrais avec empressement. Mais, quels que soient mes regrets, quelle que soit l’amertume que j’éprouve, la rigueur des devoirs que j’ai à remplir m’impose la pénible obligation de déclarer que je n’accepte pas pour mon fils la couronne que vous êtes chargés de lui offrir. Mon premier devoir est de consulter les intérêts de la France, et par conséquent de ne pas compromettre cette paix que j’espère conserver pour son bonheur, pour celui de la Belgique, et pour celui de tous les États d’Europe, à qui elle est si nécessaire… Que la Belgique, ajoutait-il en finissant, soit libre et heureuse ! qu’elle n’oublie pas que c’est au concert de la France avec les grandes puissances d’Europe qu’elle a dû la prompte reconnaissance de son indépendance nationale ! qu’elle compte toujours sur moi pour la préserver de toute attaque extérieure et de toute intervention étrangère ! Mais que les Belges se garantissent aussi du fléau des agitations intestines, qu’ils s’en préservent par l’organisation d’un gouvernement constitutionnel qui maintienne la bonne intelligence avec ses voisins et protège les droits de tous en assurant la fidèle et impartiale exécution des lois ! Puisse le souverain que vous choisirez consolider votre situation intérieure, et qu’en même temps, son choix soit pour toutes les puissances un gage de la continuation de la paix et de la tranquillité générale ! »

Quittant alors le trône où il était resté assis pour les recevoir, le roi s’approcha des députés, et, tendant la main au président du Congrès : « Monsieur, lui dit-il, c’est à la nation belge tout entière que je donne la main. Dites à vos compatriotes qu’ils peuvent compter sur moi, et que, sur toutes choses, je les conjure de rester unis. » Ces paroles furent prononcées avec l’accent d’une émotion qui gagna tous les assistans et fut visible sur leur visage.

C’est un sentiment qu’ils auraient eu peine à faire partager à leurs compatriotes, si, de retour à Bruxelles, ils les eussent trouvés livrés à cette violente explosion de fureur dont les sombres prévisions de M. Bresson avaient fait l’effrayante peinture ; mais là aussi, il faut bien le reconnaître, le temps et la réflexion avaient porté conseil. Que faire, en effet ?

Le protocole tardif qui excluait Leuchtenberg avait créé une situation véritablement inextricable, car, les deux candidats disparaissant en même temps, l’un refusé, l’autre écarté, quel autre choisir ? où l’emportement aurait-il mené, sinon à aller se frapper la tête contre un mur qu’on n’avait pu empêcher d’élever et qu’on n’était pas de force à détruire ? Puis, on n’avait pas tardé à apprendre qu’à la place des deux noms, dont on ne pouvait plus parler, un autre, celui du prince d’Orange, recommençait à être prononcé assez haut, surtout dans l’entourage de la légation anglaise. Barrer toutes les voies et empêcher tous les partis de faire un pas, si c’était là le but que s’était proposé la tactique louche de lord Ponsonby, elle avait réussi, et il s’apprêtait à tirer parti du résultat en remettant au jeu, comme carte forcée, celle qu’il n’avait pu faire accepter par personne. Des menées actives des orangistes étaient signalées dans les divers points de la Belgique et on parlait même de soulèvement possible dans les contrées où la maison de Nassau avait gardé des sympathies, et où la fatigue d’un état d’anarchie prolongée inspirait le dégoût du régime nouveau. On savait que le roi Guillaume tenait son armée fortement reconstituée sur un pied de guerre, et rien ne l’empêchait (aucun armistice complètement régulier n’étant conclu) de franchir la frontière du soir au matin.

Allait-on donc voir éclater des discordes civiles, appuyées par une intervention étrangère, au moment où on se serait mis, France, Angleterre, et tout le monde à dos ? La crainte de cette éventualité redoutable pesait sur toute l’assemblée le jour où le président de la députation revenue de Paris dut faire connaître à la tribune le message dont il avait le regret d’être porteur. Aucun murmure ne s’éleva quand il fit le récit de l’accueil plein d’égards et même d’affection qui lui avait été fait. On ne l’interrompit pas davantage quand il transmit les promesses d’appui et les conseils de sagesse dont le roi des Français l’avait chargé de faire part. Mais lorsque enfin, prenant la parole en son propre nom, il conjura ses collègues des divers partis de rester unis comme ils l’avaient été pour leur salut jusque-là dans les plus mauvais jours, ce furent de toutes parts de vifs témoignages d’approbation.

La séance fut alors interrompue pour recevoir un message du gouvernement provisoire qui déclarait que, la constitution étant achevée, sa mission était terminée, et proposait de nommer une commission pour désigner à quelles mains serait confié le pouvoir exécutif, dont les attributions étaient définies. C’était, en d’autres termes, demander de pourvoir au trône encore vacant par l’institution d’une régence.

Tel fut en effet le parti très sensé auquel la presque unanimité du Congrès se rallia : ce n’était qu’ajourner et non résoudre la difficulté ; mais c’était pourtant suffisant pour ne pas laisser ouverte une plaie que l’anarchie allait envenimer.

Le choix du régent n’était pas douteux : ce fut le même Surlet de Chokier qui venait de justifier par sa conduite et son langage plein de tact, dans une circonstance si délicate, l’estime que lui avait value depuis longtemps sa réputation de sagesse. Quelques voix tinrent à rester fidèles à M. de Mérode, mais lui-même les avait repoussées d’avance, faisant ce jour-là, comme dans tout le cours de sa carrière, preuve de ce désintéressement de toute ambition personnelle qui rendait son concours inappréciable. Les révolutions seraient moins périlleuses et le bien qu’elles peuvent apporter serait payé moins cher, si elles trouvaient plus souvent de tels hommes pour les servir.

La solution, qu’on n’aurait osé espérer ni si prompte ni si facile, causa à Paris un véritable soulagement, et, pour on témoigner tout de suite sa satisfaction, on envoya au nouveau régent non plus un simple mandataire de la Conférence, mais un ministre plénipotentiaire, le général Belliard, régulièrement accrédité. M. Bresson s’était trop compromis avec tous les partis pour que sa présence à Bruxelles fût plus longtemps possible ; il demanda de lui-même à s’éloigner, non sans accompagner sa retraite de quelques plaintes : « Il est bien commode, disait-il, de sacrifier un pauvre diable ! » Sur quoi, M. de Talleyrand fait remarquer que le pauvre diable ne fut pas si maltraité qu’il le croyait. Il ne reprit pas sa place de secrétaire à Londres, mais il fut envoyé, en qualité de ministre, au poste déjà important de Hanovre, d’où, dans le courant de la même année, il était appelé en la même qualité à Berlin, ce qui le plaçait, à trente ans à peine, dans les premiers rangs de sa carrière. Personne, évidemment, ne songeait à lui en vouloir d’une manœuvre qui avait outrepassé, mais non contrarié les instructions royales, et que justifiait le succès final.

Il eût été naturel de traiter lord Ponsonby comme son collègue, ou du moins de lui donner le même caractère qu’au nouvel envoyé français. La demande en fut formellement faite, mais Palmerston la repoussa d’un ton maussade. Lord Ponsonby, dit-il, ne s’était pas compromis comme M. Bresson ; on ne devait pas les mettre sur la même ligne. La mauvaise humeur que lui causait une solution dont la France paraissait s’applaudir se trahit encore d’autre manière. Le régent avait envoyé à Paris un ministre, le comte Lehon, qui fut reçu immédiatement et régulièrement accrédité. La même faveur ne fut pas faite au comte d’Arschott, arrivant à Londres et demandant la même qualité ; on refusa de recevoir ses lettres de créance. La désignation d’un régent, dit Palmerston, n’annulait pas l’élection du Duc de Nemours, elle en retardait seulement l’exercice. Il fallait attendre pour voir si ce sursis ne préparait pas quelque volte-face nouvelle, et, en conversation, il ne se gênait pas pour faire entendre que les délégués du Congrès n’étaient revenus de Paris en si bonne humeur que parce qu’ils avaient reçu en sous-main la promesse qu’on les appuierait contre les décisions de la Conférence dans leurs revendications territoriales. Enfin, dans un entretien officieux qu’il consentit à avoir avec le député belge, il convint sans détour qu’il n’était pas pressé d’entrer en relation avec le régent, le ministère qu’il avait nommé ayant une couleur trop favorable à la France. C’est le même langage que lord Ponsonby tint lui-même au régent la première fois qu’il lui fut permis de l’aborder[18]. Ce dépit si peu déguisé ne faisait que constater que l’influence française sortait agrandie et accrue de la rude épreuve à laquelle on l’avait soumise en espérant qu’elle n’y survivrait pas.

C’est un résultat que M. de Talleyrand aimait à constater, avec ce contentement de lui-même qui perçait toujours dans son langage, dont la forme seulement était modeste. Non qu’il put se vanter d’avoir opéré personnellement le retour d’opinion qui avait lieu à Bruxelles, mais il avait eu le mérite de le prévoir et de l’attendre, sans se laisser détourner par les témoignages d’impatience et les mauvais complimens qu’on lui prodiguait. Grâce à cette persistance, la tâche qu’il poursuivait avait fait un pas considérable par la déclaration de neutralité, suivant de si près et complétant la reconnaissance de l’indépendance. Il ne s’était pas ému non plus du procédé assez discourtois du ministre français, biffant sa signature, sans le consulter ni le prévenir, d’un des actes importans de la Conférence. Il avait jugé, non sans raison, que sa situation était trop forte pour que ce désaveu pût l’atteindre, et ne ferait tort, en définitive, qu’à ceux qui auraient essayé de lui en infliger le désagrément : « Vous désirez, répondit-il à Sébastiani, avec une hauteur dédaigneuse, que je n’agisse désormais qu’après des instructions spéciales, je me soumettrai à vos ordres ; mais je croirais manquer à mon devoir, si je ne vous signalais pas les inconvéniens graves qu’entraîne à sa suite cette manière de traiter les affaires. » Et, après lui avoir fait sentir que chacun de ses collègues agirait naturellement comme lui, ce qui retarderait indéfiniment la négociation en la promenant de Londres à Berlin, à Vienne et à Pétersbourg : « Du reste, ajoutait-il, je dois vous dire, Monsieur le comte, que si, dans ma propre opinion, la guerre devenait trop imminente en refusant ma signature à des protocoles proposés par un des membres de la Conférence, et qui ne toucheraient pas aux intérêts de la France, je croirais trouver dans mes instructions générales le devoir de la signer. » Et, pour commencer, il ne craignait pas d’apposer, le 19 février (le jour même de l’élection du régent), sa signature à un long protocole rédigé en forme de décision doctrinale de droit public, établissant que, si la Belgique avait été autorisée à modifier sa constitution intérieure, cette autorisation n’allait pas jusqu’à lui donner le droit de faire de véritables conquêtes sur les propriétés de ses voisins, et qu’en conséquence, les bases de séparation posées dans la déclaration d’indépendance étaient immuables. Le protocole fut bien transmis à Paris par Talleyrand, mais il arriva au milieu d’une crise intérieure que j’aurai à raconter et qui ne permit pas d’y faire une réponse sérieuse ; la suite fera voir qu’on se le tint pour dit et qu’on ne parla plus à Talleyrand de soumettre chacune de ses résolutions à une approbation préalable.

Il écrivait à la même date à son amie Mme de Vaudemont : « Il est possible que je voie les choses de trop haut, puisqu’on le dit, mais il n’y a moyen de s’établir bien qu’en se tenant dans les régions élevées… La Belgique nous vient nécessairement, la force des choses l’amène à la France, mais il faut faire la France, et la France ne peut se faire bien et sûrement qu’en se mêlant aux grandes puissances qui aujourd’hui la réclament. Voilà où j’ai mené les choses : ne quittons pas cette position[19]. » Et ailleurs il disait : « Unie aux puissances, la royauté est l’héritière de saint Louis. Faites la guerre : elle date d’hier. »

Faire la France, c’était une expression pleine de force et de finesse ; mais Talleyrand avait trop d’expérience pour croire qu’une nation puisse être faite ou refaite uniquement par la sagesse d’un ambassadeur. À cette œuvre patriotique il fallait que de l’intérieur même du pays vînt se joindre le concours d’une activité énergique. La France ne devait pas avoir longtemps à l’attendre.


Duc DE BROGLIE.

  1. Voyez la Revue du 1er décembre 1899, du 15 janvier et du 1er juillet 1900.
  2. Bulwer, Life of Palmerston, t. Ier, p. 79. )
  3. Ibid., p. 138.
  4. Bulwer, Life of Palmerston, t. II, p. 28, 29, 30.
  5. Sébastiani à Talleyrand, 15 janvier 1831.
  6. Correspondance du duc de Dalberg avec Talleyrand, janvier 1831, passim.
  7. Talleyrand, Mémoires, t. III, p. 380.
  8. Voyez le curieux ouvrage de M. Frédéric Masson : Napoléon et sa famille.
  9. L’entretien avec M. Gendebien, porte-parole des Belges, est du 4 janvier 1831 ; la conversation de lord Grey avec Talleyrand n’eut lieu que le 24.
  10. Lord Grey à la princesse de Lieven, 24 janvier 1831.
  11. Sébastiani à Talleyrand, 29 janvier 1831.
  12. Sébastiani à Talleyrand. 23 janvier ; Talleyrand à Madame Adélaïde, 24 janvier 1831.
  13. Talleyrand à Sébastiani, 27 novembre 1830.
  14. Talleyrand à Mme Adélaïde. 22 janvier 1838. C’est au sujet de cette importante séance du 20 janvier, où la neutralité belge fut établie, que nous trouvons la preuve peut-être la plus curieuse d’un contraste positif entre les assertions parfaitement justifiées de Talleyrand et le compte que Palmerston rend, de ses rapports avec lui, à son ambassadeur à Paris. Suivant Palmerston (Bulwer, t. Ier. p. 29 et 30), toute la discussion, qui a bien duré tout l’après-midi, a porté uniquement sur la demande de Talleyrand de comprendre le grand-duché de Luxembourg dans la neutralité. Du fond de la question même, de la vive résistance du ministre de Prusse en particulier, à toute espèce de neutralité, pas un mot ; mais, sur l’extension de la condition neutre au grand-duché, Talleyrand s’est fâché tout rouge, dit Palmerston, a combattu comme un dragon, il a déclaré qu’il aimait mieux renoncer à la neutralité elle-même que de la laisser restreindre ainsi, et on n’a pu venir à bout de sa résistance que, comme cela se pratique dans le jury anglais, par la famine (by starving). Un tel récit se réfute de lui-même. La neutralité était la conception personnelle et favorite de Talleyrand et, s’il avait pu désirer en étendre le bienfait, il n’était pas homme à sacrifier, par une pique d’amour-propre, le principal à l’accessoire. Palmerston ne dit rien non plus de la concession acceptée par Bulow même sur le point du Luxembourg. On ne doit donc voir dans sa manière de présenter les faits que sa résolution de toujours prétendre, quel que fût le sujet de conversation entre lui et Talleyrand, en être sorti avec un avantage dont il faisait beaucoup de bruit. Il faut ajouter qu’il avait besoin de ces vanteries pour répondre aux accusations et aux plaisanteries de ses amis conservateurs qui l’accusaient de s’être mis à la remorque de Talleyrand et d’en passer par toutes ses exigences.
  15. Protocole du 27 janvier 1831. Talleyrand à Sébastiani, 29 janvier.
  16. Bresson à Talleyrand, 5 février 1831.
  17. Protocoles de la Conférence, 1er et 7 février 1831. Le premier de ces deux actes porte la date du 1er février, antérieure de trois jours à l’élection du Duc de Nemours, qui, à ce moment, n’était plus douteuse. M. de Talleyrand refusa de le signer, non qu’il ne continuât à assurer que l’élection serait refusée, mais pour ne pas donner à ce refus le caractère de l’obéissance à une sommation et lui laisser le mérite de la spontanéité.
  18. Théodore Juste, le Régent, p. 105, Belliard à Sébastiani, 16 mars 1831.
  19. Talleyrand à Mme de Vaudemont, 5 mars 1831.