Le Dernier Bienfait de la monarchie - La Neutralité de la Belgique/02

Le Dernier Bienfait de la monarchie - La Neutralité de la Belgique
Revue des Deux Mondes4e période, tome 157 (p. 241-283).
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LE DERNIER BIENFAIT DE LA MONARCHIE
LA NEUTRALITÉ DE LA BELGIQUE

II.[1]
RECONNAISSANCE DE LA MONARCHIE DE 1830.
CONVOCATION DE LA CONFÉRENCE DE LONDRES

Les gouvernemens sont composés d’hommes, et, comme c’est le fait de l’humanité, sujets à une grande mobilité d’impressions. Le temps, l’expérience, modifient leurs dispositions ; le cours imprévu des événemens, en leur inspirant de nouveaux désirs, leur suggère aussi de nouveaux desseins. Aussi, par le seul fait que quinze ans s’étaient écoulés, le roi Guillaume ne dut pas tarder à s’apercevoir que l’Europe, à laquelle il faisait appel en 1830, ne ressemblait déjà plus à celle qui, en 1815, l’avait couronné.

La joie d’un triomphe chèrement disputé avait porté les puissances victorieuses de Napoléon à un état de surexcitation artificielle qui leur avait dicté des mesures extrêmes, mais qui ne pouvait longtemps se maintenir ; aussi, d’année en année, dans les réunions périodiques qu’elles étaient convenues de tenir, on avait vu la fièvre tomber, les esprits se rasseoir, et, en même temps, par une conséquence naturelle, reparaître les rivalités d’intérêt et d’ambition qui avaient toujours existé entre elles, et qu’avait seule pu faire taire, pour un instant, la préoccupation d’une haine et d’une crainte communes.

L’accord subsistait encore en 1818, à Aix-la-Chapelle, quand, après avoir reçu du duc de Wellington l’assurance que la ligne des forteresses belges, érigée en face de la frontière française, était en voie de complet achèvement, les puissances qui occupaient une partie de notre territoire consentirent, sur la demande du ministre de Louis XVIII, le duc de Richelieu, à une évacuation anticipée du sol français. Mais, en compensation, elles convinrent, par une note secrète, de reprendre une lutte commune, si une révolution nouvelle à Paris venait à menacer le trône de la dynastie restaurée.

Déjà, deux ans après, à Laybach, puis à Troppau, l’intimité était moins grande : l’Autriche ayant proposé de se charger seule de réprimer les mouvemens insurrectionnels qui avaient éclaté en Italie, ses alliés la laissèrent faire, en gardant une attitude passive et réservée.

Mais où le dissentiment qui couvait déjà éclata tout à fait, ce fut quand, après le congrès de Vérone en 1823, la France entreprit à son tour d’exercer en Espagne le droit de répression dont l’Autriche venait de faire usage en Italie, et de délivrer toute seule, par ses propres armées, le roi Ferdinand, prisonnier, à Cadix, des Cortès révolutionnaires. L’Angleterre fit alors entendre une protestation énergique, déclarant, par l’organe éloquent de l’illustre Canning, que les principes de sa constitution ne lui permettaient pas d’approuver cette ingérence d’un État dans les démêlés intérieurs d’un voisin indépendant, et elle ajouta que, ne voulant pas renier les souvenirs de sa propre révolution heureusement accomplie en 1688, elle ne pouvait contester à d’autres le droit qu’elle avait revendiqué pour elle-même. Ce langage, assurément très nouveau dans la bouche d’un successeur de Castlereagh, attestait qu’un souffle libéral était répandu même dans les rangs de l’ancien parti conservateur britannique : peut-être aussi pouvait-on s’apercevoir que l’Angleterre, croyant n’avoir rien à craindre pour elle-même de l’esprit révolutionnaire, ne voyait pas d’inconvénient à le laisser prévaloir au dehors, voire même qu’elle y trouvait quelque avantage pour créer des embarras à ses rivaux monarchiques du continent, — principalement les riverains de la Méditerranée, — et se ménager ainsi dans les pays insurgés une clientèle à sa dévotion. Quoi qu’il en soit, la solidarité européenne était rompue, et c’en était fait de la garantie d’assurance mutuelle qui était souvent exprimée, et toujours sous-entendue dans l’esprit ou dans la lettre de l’Acte général de 1815.

Bons ou mauvais, tous les exemples sont contagieux. L’Angleterre avait couvert de son patronage moral les insurrections espagnoles. La Russie se crut autorisée à accorder une protection ouverte et armée au soulèvement des provinces chrétiennes révoltées contre la Turquie. Elle troublait ainsi les intérêts sérieux que l’Autriche avait sur le bas Danube et encourait le vif déplaisir de l’hôte et du président du Congrès de Vienne : le prince de Metternich. Craignant alors d’être inquiétée elle-même sur ses derrières dans la marche qu’elle pourrait avoir à diriger sur Constantinople, le tsar tendit la main à qui ? A la grande vaincue de 1815, qui s’était remise de ses blessures : et l’on put alors s’attendre à voir une armée française repasser le Rhin, sur l’appel de l’héritier d’Alexandre, avec l’espoir de réparer ses pertes et de venger ses injures. S’il n’y eut pas à cet égard, comme on a eu le tort de le prétendre, d’engagement écrit entre Pétersbourg et Paris, il y eut certainement des propos échangés et des espérances entretenues. Si la paix survenue à Andrinople mit un terme à ces projets toujours restés assez vagues, cette pacification même, conclue à des conditions dont l’Autriche murmura, laissait subsister entre les deux empires du Nord de profonds ressentimens, Metternich surtout, en qui s’était si longtemps personnifiée la coalition, restait ulcéré d’avoir vu ses avis méconnus et ses sinistres prédictions démenties.

Chacun étant ainsi retourné à ses sentimens, à ses intérêts particuliers et à ses affaires, aucun de ces cabinets, si étroitement unis et si violemment irrités en 1815, n’aimait à songer aux engagemens pris en commun, sous une impression qu’ils n’éprouvaient plus, et tous s’en laissaient volontiers distraire. Il est donc très probable que si, dans l’année qui précéda 1830, le roi des Pays-Bas eût demandé à ses anciens patrons aide contre ses sujets réfractaires, un accueil assez froid eût été fait à ce client incommode, et on lui eût poliment laissé entendre que, s’étant mis dans l’embarras sans prendre conseil, il devait avant tout tâcher de s’en tirer à lui tout seul. Mais, quand cet appel, qui en tout temps eût été mal reçu, arriva, un événement imprévu avait eu lieu qui ne permettait plus de regarder la situation de la Belgique comme une de ces difficultés qu’on a souvent l’art, dans les chancelleries, d’éluder avec une légèreté indifférente. Un coup de foudre avait éclaté à Paris et, d’une lutte de quelques heures, une révolution était sortie victorieuse et couronnée, dont l’insurrection belge, sous la forme aiguë qu’elle venait de prendre, n’était que le contrecoup et la conséquence. Dès lors, les deux mouvemens étaient liés, et l’effet ne pouvait être séparé de sa cause, ni l’imitation du modèle. La réponse qu’attendait Guillaume dépendait donc essentiellement de l’accueil que ferait l’Europe à la nouvelle royauté française.

Si l’insurrection, triomphant successivement à Paris et à Bruxelles, leur paraissait, pour la cause de toutes les royautés, un péril et un scandale de nature à les rappeler toutes au sentiment énergique d’une défense commune, si Juillet 1830, en un mot, ressuscitait les passions de 1815, on saurait gré au protégé de la coalition de rester sur la brèche et de pousser le cri d’alarme. Si, au contraire, les liens de cette communauté étaient tellement relâchés qu’aucun intérêt ni aucune inquiétude ne pussent les resserrer, il courait risque d’être traité comme la sentinelle qu’on relève quand l’heure de sa faction est passée.


I

À dire le vrai, la question n’était plus entière, car bien qu’entre le 9 août, date de la proclamation du roi Louis-Philippe comme roi des Français, et le 23 septembre, jour où les troupes hollandaises furent définitivement expulsées de Bruxelles, six semaines seulement se fussent écoulées, ce court intervalle avait été suffisant pour qu’il fût déjà certain que le nouvel établissement royal de France serait accepté par toutes les cours européennes avec plus ou moins de regret ou d’hésitation, mais sans qu’il y eût aucune chance que la note secrète d’Aix-la-Chapelle, menaçant d’une croisade européenne tout mouvement populaire triomphant à Paris, fût tirée nulle part de l’ombre où elle était prudemment restée. Ce silence et cette inaction de la première heure, explicables par des motifs divers qui seront à rechercher tout à l’heure, eurent pourtant une cause principale : ce fut l’effet de surprise et de réprobation générale qui accueillit la tentative imprudente faite par Charles X en violant la charte par les ordonnances inconstitutionnelles du 25 juillet 1830, acte téméraire dont aucun de ses alliés, n’ayant été prévenu, ne voulut paraître partager la responsabilité.

Il n’entre nullement dans mon sujet de me faire ici l’interprète du jugement de l’histoire sur le parti que prit alors la France, en réponse à cette provocation, d’interrompre l’ordre de la succession réglé par la Charte, et de transporter la couronne dans la branche cadette de la maison royale. Non que, si j’étais appelé à dire à cet égard ma pensée, j’y éprouvasse le moindre embarras, malgré les souvenirs très chers que cette date fameuse me rappelle, et qui pourraient y sembler intéressés. Je dirais hautement, et sans la moindre réserve, que, s’il y eût eu dans le cours si rapide de la crise imprudemment suscitée par Charles X, un moment, un seul, où il eût été possible de conserver soit à la personne royale son inviolabilité constitutionnelle, soit à ceux qui étaient appelés légalement à lui succéder leur droit héréditaire, quiconque aurait volontairement laissé échapper cet instant favorable et cette minute de grâce a encouru une responsabilité dont la postérité aurait le droit de demander compte à sa mémoire. Mais je devrais ajouter que, parmi tous ceux que j’ai connus et que leur devoir appelait à prendre leur part de cette redoutable résolution, je n’en ai rencontré aucun qui ne tînt à affirmer qu’il n’avait fait qu’obéir à une impérieuse nécessité, — subie peut-être avec trop peu de regrets par les uns, sincèrement déplorée par les autres, — mais à laquelle personne ne pouvait songer à se soustraire. Je dirais aussi que tous les récits impartiaux que j’ai pu lire m’ont confirmé dans cette conviction, et qu’ayant malheureusement deux fois pu constater, en 1848 et en 1870, avec quelle rapidité irrésistible, quand la force publique a cédé devant l’émotion populaire, monte le flot d’une révolution, je ne puis croire qu’il y ait eu, en 1830, d’autre moyen d’échapper à l’anarchie républicaine, dont le nom seul causait alors un effroi général, que l’essai d’implanter, sur un sol si violemment ébranlé, une monarchie nouvelle que ses fautes n’avaient pas compromise.

Au demeurant, le jugement qu’un historien peut porter à la distance d’un demi-siècle sur un événement auquel il n’a pas assisté est ici de peu d’importance. Le fait qu’il convient surtout de constater et qui ne peut être contredit, c’est que le sentiment que je viens d’exprimer fut commun, à ce moment, à tous les hommes d’Etat qui présidaient alors aux divers gouvernemens d’Europe. Il n’y en eut pas un seul qui ne condamnât sans ménagement la résolution de Charles X et n’imputât à lui seul la responsabilité du désastre où la royauté avait péri, et ils s’exprimèrent sur ce point d’autant plus nettement que, craignant le malheur, ils avaient fait de vains efforts pour le prévenir. Depuis la formation, déjà de très mauvais augure, du ministère du prince de Polignac, mais surtout depuis qu’à la suite du conflit engagé entre la couronne et le parlement, une dissolution avait eu lieu, amenant de nouvelles élections dont l’issue n’était pas douteuse, des bruits de coups d’Etat étaient répandus dans l’air, d’autant plus accrédités qu’une presse royaliste ardente ne se cachait plus d’appeler cet acte de force de ses vœux et de ses espérances. C’était alors à qui, parmi les chefs des divers cabinets, prodiguerait au vieux roi, avec le plus d’instance, des avertissemens et même des injonctions suppliantes pour le détourner de se jeter par un coup de tête en dehors des voies constitutionnelles : « Je conçois vos difficultés, disait le prince de Metternich, mais un coup d’Etat perdrait la dynastie. » — « Prévenez bien le Roi, disait l’empereur Nicolas au duc de Mortemart, quittant son ambassade de Pétersbourg pour retourner à Paris, qu’aucun traité ne nous obligerait à aider les Bourbons dans une si périlleuse entreprise. » À ces avis répétés, Charles X répondait avec une sérénité imperturbable qu’on le soupçonnait à tort d’une intention pareille, soit que, jugeant le secret important pour ses desseins, il crût pouvoir se permettre toutes les précautions nécessaires pour le conserver, soit, ce qu’on aime mieux à penser, que, par une interprétation subtile et forcée d’un article de la Charte, il mît sa conscience à l’aise sur le tort qu’il faisait à la vérité.

Ces dénégations répétées donnèrent même lieu à un incident, en apparence insignifiant, mais qui fit faire dès le premier jour à la situation un pas sur lequel il était difficile de revenir. Les ambassadeurs et les autres membres du corps diplomatique, recevant ces assurances de la bouche du souverain lui-même ou du premier ministre, et n’y entendant pas malice, avaient conçu, dans les derniers jours, une sécurité au moins relative, que leurs dépêches avaient dû tâcher de faire partager à leurs Cours. Aussi, grande fut leur surprise, lorsqu’en ouvrant le Moniteur du 25 juillet 1830, ils virent l’audacieux défi lancé, à leur insu, et leur dépit ne fut pas moindre, car rien n’est plus désobligeant que de n’avoir rien su pour les gens dont le métier est de tout savoir. Plus grande encore fut leur irritation de ne recevoir, ni le jour même, ni les suivans, aucun avis, aucune explication à transmettre. Leur trouble ensuite fut celui de tout le monde, quand ils virent la capitale en feu, l’état de siège proclamé, l’armée en déroute et un état d’anarchie dont les menaces ne respectaient personne. Enfin leur position devint extrêmement délicate, lorsque, après s’être retiré de Saint-Cloud, le roi s’arrêta à Rambouillet, rappelant autour de lui ce qu’il croyait garder de troupes fidèles et paraissant disposé à rentrer en lutte, tandis qu’au même moment, à Paris, le duc d’Orléans, contraint de sortir de la retraite où il s’était d’abord renfermé, arrivait pour recevoir du parlement l’investiture de la lieutenance générale du royaume : que devaient-ils faire, si le roi, pour attester qu’il se croyait toujours chef de l’Etat, les appelait auprès de lui ?

En principe, la question n’était pas douteuse. D’après toutes les traditions diplomatiques, c’est auprès du souverain nominalement et on personne que les agens diplomatiques sont accrédités, et c’est ainsi que, quand un roi meurt, toutes les lettres de créance doivent être renouvelées. On n’était pas encore arrivé à la distinction pratique que nos fréquentes révolutions nous ont appris depuis lors à faire entre le souverain et l’Etat, et qui a permis à des ambassadeurs, quand tout croulait autour d’eux, de rester en fonction et en relations au moins officieuses avec tous les gouvernemens de fait improvisés par la rue ou imposés par le sabre. Que faire donc ? Quelle conduite tenir ? Quel parti prendre ? Fallait-il attendre l’appel ou le devancer ? Convenait-il de s’y rendre, si enfin il arrivait ? Le télégraphe ne rendait pas alors aux diplomates le service, plus utile pour leur personne que pour l’intérêt public, de mettre, par une instruction demandée à temps, et souvent donnée au hasard, leur responsabilité à couvert. Cependant il y avait tel parti à prendre sur l’heure, soit de rejoindre la royauté fugitive, soit de l’abandonner à son sort, qui, pour l’effet moral et pour l’apparence, semblerait préjuger une résolution définitive. Faire cortège au roi et le suivre, s’il le fallait, jusqu’à un lieu d’exil, c’était déclarer que la France s’était mise au ban de l’Europe. Rester après lui à Paris, c’était reconnaître la vacance du trône.

Le cas était des plus embarrassans : heureusement pour ces diplomates en peine, et je crois aussi pour tout le monde, d’abord l’invitation n’arriva pas, et rien n’atteste mieux l’état de trouble moral qui accompagne et précipite toujours les déroutes. Une idée si simple et dont les conséquences pouvaient être si grandes ne passa par l’esprit ni de Charles X lui-même, ni d’aucun de ses conseillers éplorés et épars. Puis, pour discuter même la supposition, qui ne se réalisa pas, le corps diplomatique avait l’avantage de voir à sa tête un chef et un doyen qui, dans une carrière de brillante aventure, ayant figure successivement avec éclat sur les théâtres les plus divers, avait laissé partout sur son passage la renommée d’un esprit politique de premier ordre.

Personne n’était mieux fait pour bien juger de la situation de la France que l’ambassadeur de Russie, le général Pozzo di Borgo. Français, non pas d’origine, mais dès son premier âge (puisque la Corse, sa terre natale, avait été annexée à la France trois ans après sa naissance), il avait siégé dans une de nos premières assemblées et n’en était sorti que pour aller assister son ancien compatriote, Paoli, dans un suprême effort de résistance contre les ordres tyranniques du Comité de salut public. Par une singulière coïncidence, ce fut le moment où un jeune officier d’artillerie, Corse comme lui, et son camarade de jeunesse, assurait le triomphe de la Convention par une inspiration de génie, dont l’effet se fit sentir aussi bien à Ajaccio et à Bastia qu’à Toulon, et Pozzo, vaincu avec son chef, dut se bannir non seulement de la Corse, mais de la France. Cette rencontre inattendue, suivie, pour ces deux enfans du même sol, de fortunes si différentes, engendra dans l’âme du jeune Pozzo une de ces haines propres au tempérament de la race dont il était sorti et qui ne pardonnent pas. Pendant le cours de vingt années d’exil, passant de Londres à Vienne et de Vienne à Pétersbourg, il devint l’âme de toutes les coalitions dirigées non à ses yeux contre la France, mais contre Bonaparte. Puis, quand, par la chute de son ennemi, sa passion fut satisfaite, il retrouva toutes ses sympathies pour le pays qui avait accueilli sa jeunesse. Choisi par Alexandre comme son ambassadeur à Paris, dans tous les congrès auxquels il dut prendre part, il plaida avec chaleur la cause de la France vaincue. Ces sentimens furent même si bien connus, qu’il put devenir, sans que personne s’en étonnât, le conseil et le confident d’un des meilleurs ministres de Louis XVIII, qui songea même un instant à profiter de ce qu’il avait été un instant Français pour l’appeler à la Chambre des Pairs et le prendre comme collègue. S’il était entré moins avant dans la confiance des successeurs de Richelieu, dont il trouvait le zèle royaliste excessif et dont il ne se gênait pas pour critiquer les actes, au moins dans la politique extérieure, dont le soin lui restait confié, et surtout à propos des derniers troubles de l’Orient, son influence, toujours respectée, avait contribué à nouer et à rendre plus intime le rapprochement opéré entre son ancienne et sa nouvelle patrie.

Plus que personne, par conséquent, il avait le droit d’être mécontent qu’on l’eût d’abord induit en erreur, puis laissé à l’écart. Son impatience s’exprima tout de suite très vivement ; c’est du moins ce que rapporte, dans un récit qu’on m’a permis de consulter, une personne de haute distinction que tout le monde a connue dans la société parisienne et à qui une ancienne amitié ouvrait assez familièrement la porte de l’ambassadeur. Elle rend compte de ses impressions avec une grâce piquante et une finesse qui, même quand elle ne se serait pas nommée, ferait reconnaître une plume féminine : « Le mercredi, dit-elle, il n’était que troublé et alarmé, mais, le vendredi (troisième jour de la lutte), je trouvai qu’il avait fait bien du chemin depuis la veille. » C’est que l’émeute était victorieuse, l’armée en retraite, et le roi songeait à capituler, et qu’avec le coup d’œil d’un vieux praticien expert en révolution, Pozzo jugeait que l’heure critique était venue où qui recule est perdu. « C’est fini, disait-il, on ne rentre pas dans une capitale qu’on a ensanglantée. » Et quand on lui parlait des propositions pacifiques, portées par le duc de Mortemart à l’Hôtel de ville : « Démarche vaine, reprenait-il, le duc est un excellent homme, mais il n’est pas à la hauteur de la conjoncture, et personne ne le serait. » Puis il fut le premier à prononcer, dans un milieu officiel, un nom que tout le monde avait déjà sur les lèvres. « C’est du côté de Neuilly (la demeure du Duc d’Orléans) qu’il faut regarder, il n’y a plus que cela de possible, et tout le monde s’y rattachera. » Comme il ne tenait pas à cacher sa pensée, plusieurs personnes qu’il laissa entrer purent le voir et l’entendre. On se le représente alors tel que ceux qui l’ont connu nous le dépeignent, s’exprimant par des paroles vives, saccadées, dans un langage coloré, d’une voix vibrante que relevait un léger accent italien, et l’éclat du regard animant une physionomie dont l’âge, en respectant la régularité des traits, n’avait pas altéré la noblesse.

En parlant ainsi sans détour, il n’ignorait sans doute pas que la digne amie qui l’écoutait était liée elle-même d’enfance avec les princesses de la famille d’Orléans, et que pas un des mots qui lui échappaient ne tomberait dans le vide ; aussi une seconde visite, suivant de près la première, ne tarda pas à lui faire savoir combien on était touché des bonnes dispositions qu’il témoignait. Mais, cette fois (il faut bien le dire pour contenter ceux qui ont encore le goût si répandu autrefois de chercher dans l’histoire les petites causes amenant ou retardant les grands effets), l’accueil fut assez embarrassé et le jugement si résolu la veille paraissait ébranlé. Ses collègues, dit le général, étaient venus lui demander à conférer sur l’embarras de leur situation, et il ne voyait pas trop comment lever le scrupule de ceux qui se reprochaient la prolongation de leur séjour dans la capitale. Quelques mots, qui leur échappèrent, laissèrent voir d’où venait ce refroidissement inattendu. Avant que la royauté fût faite, on colportait déjà, en son nom, des listes ministérielles, et on attribuait généralement le portefeuille des Affaires étrangères à un membre éminent du parti libéral, le général Sebastiani, qui avait rempli sous l’Empire d’importantes fonctions diplomatiques. Mais personne n’avait songé que lui aussi était Corse et avait suivi la fortune de Bonaparte. C’était donc un nom qui rappelait et ravivait de fâcheux souvenirs. Heureusement il suffit que, dans la conversation, qui se prolongea, l’occasion s’offrît d’affirmer, bien entendu sans avoir l’air d’insister, que non seulement le choix n’était pas fait, mais qu’il n’aurait pas lieu. Le front du vieux général se dérida alors, et, changeant subitement de ton : « Parlons franc, dit-il, ils veulent régner, n’est-ce pas ? Ils disent que non, ils ont tort, car, s’ils ne le veulent pas aujourd’hui, ils le voudront demain ; il faut qu’ils le disent et qu’ils proclament leur volonté. »

Puis il se leva pour aller tenir avec ses collègues la conférence dont il avait parlé et dont, comme on peut bien s’y attendre, ne sortit aucune décision. Le ministre de Prusse. M. de Werther, avait bien reçu dès le premier jour l’ordre de quitter Paris si l’insurrection triomphait, mais le général n’eut pas de peine à lui persuader que cette instruction précipitée avait besoin d’une confirmation, et il se résigna sans peine à l’attendre, de sorte qu’en définitive, l’ambassadeur de Sardaigne fut laissé seul à vouloir s’associer à l’infortune de la branche aînée des Bourbons.

Le 2 août, eut lieu une démarche plus décisive. Le futur roi, informé des intentions bienveillantes de l’ambassadeur et désireux de recevoir ses conseils, demanda à l’entretenir, non pas lui-même, mais par l’intermédiaire de sa sœur, la princesse Adélaïde, dépositaire de toute sa confiance et fidèle interprète de ses volontés. Le rendez-vous dut avoir lieu, non au Palais-Royal, trop encombré de curieux et déjà même de solliciteurs, mais chez la même amie de la famille qui lui avait porté ces nouvelles favorables. Elle dut accompagner jusqu’à sa demeure, assez éloignée du Palais, la princesse à pied et voilée, à travers plusieurs rues encore hérissées de barricades. Le général arriva au rendez-vous, accompagné d’un secrétaire, porteur d’une dépêche encore ouverte, mais dont l’expédition, disait-il, était urgente. Effectivement, après un tête-à-tête assez long avec la princesse, il sortit un instant pour apposer, à la lettre préparée, sa signature. « Prenez cette plume et gardez-la, dit le secrétaire à l’amie qui se chargeait de l’envoi, vous ne savez pas le service qu’elle a rendu : elle a peut-être sauvé la paix du monde. »

La dépêche était probablement celle dont une partie a été déjà publiée, et qui, après un récit exact des événemens, concluait par ces fortes paroles : « La dynastie des Bourbons est effacée de la liste des rois, Charles X et son fils ne peuvent plus régner sur la France. Les droits du duc de Bordeaux sont incontestables, mais, enveloppé dans la ruine de ses parens et encore dans l’enfance, Dieu seul sait le sort qu’il lui destine… Le Duc d’Orléans a paru au milieu de la confusion, et, lorsque la ville était encore encombrée de cadavres, il s’est montré en qualité de lieutenant général du royaume. Les Chambres se sont réunies, et il en a fait l’ouverture : il serait inutile de vouloir chercher la légalité dans toutes ces opérations ; elles sont l’effet de la nécessité et de cet instinct qui porte les hommes à se donner un gouvernement[2]. »

Puis, quelques jours après, quand la royauté eut été proclamée, après un entretien, encore secret, mais cette fois direct avec le roi lui-même, il concluait : « La prudence me paraît conseiller de reconnaître, quand il en sera temps, ce qui est, puisque c’est fait, et d’accorder sa confiance à mesure que le gouvernement deviendra stable, régulier et pacifique, et de se tenir en garde contre les attaques et les violations de territoire, s’il en arrive. Le prince nouveau n’en commettra pas, et, s’il y était forcé, il ne serait plus souverain, car il n’aurait plus de volonté. » Enfin, dans une lettre particulière adressée au chancelier de Russie, le comte de Nesselrode, il résumait toute sa conduite par ces deux mots : « Dès que j’ai vu la chute des Bourbons inévitable, j’ai voulu éviter la République. »

Cette brève formule et le bon conseil qui en était le commentaire expriment certainement, en même temps que l’opinion personnelle de l’ambassadeur, l’impression qu’il avait rapportée de ses entretiens directs avec le roi. C’est de la bouche royale qu’il avait entendu l’affirmation de ces deux points qui devaient caractériser la politique du nouveau règne. Politique d’ordre, prenant à tâche de comprimer les passions révolutionnaires auxquelles la République aurait infailliblement donné l’essor. Politique de paix, fondée sur le respect des traités et par-là même de l’état territorial que les traités avaient consacré. Ce fut le thème commun des lettres autographes que le roi dut écrire pour notifier, à tous les souverains, son avènement, et attendre, en échange, leur reconnaissance. Ce fut aussi le sens des instructions données aux envoyés qui furent chargés de les porter.

L’illustre M. Guizot, arrivant à ce moment de ses Mémoires pour servir à l’histoire de son temps, où, devenu acteur en même temps que témoin, son jugement acquiert une autorité toute particulière, s’arrête un instant pour inviter ses lecteurs à rendre justice à l’esprit de modération dont tous les gouvernemens firent preuve, le nôtre aussi bien que les étrangers, en acceptant de bonne grâce des nécessités qui leur déplaisaient : la France ne portant, ni directement, ni indirectement, atteinte aux conséquences matérielles, pourtant encore si pénibles, des traités de 1815 ; les puissances en ouvrant leurs rangs à une royauté dont l’origine ne devait pas leur agréer. Il y voit un progrès moral de l’esprit public inspirant à tous une égale répugnance pour ces appels à la force auxquels, dans d’autres temps, et par suite de moindres motifs d’amour-propre ou d’ambition, on aurait certainement eu recours.

Comme M. Guizot a assez vécu pour être témoin d’événemens qui n’ont pas prouvé que la répugnance pour l’emploi de la force fût un sentiment aussi général et aussi souverain qu’il aimait à s’en féliciter, rien n’empêche, tout en faisant une juste part à ces hautes considérations, de rechercher quels motifs, après tout légitimes, bien que d’un ordre moins élevé, décidèrent toutes les parties intéressées dans cette résolution mémorable à subir, sans résistance, l’empire des circonstances et quelle mesure, quelle nuance particulière chacune donna à son adhésion.

En Angleterre, ce fut un entraînement irrésistible. On sait que l’heureuse constitution britannique a jusqu’ici toujours assuré la prédominance alternativement à un des deux partis qui représentent, dans un pays libre, l’un l’esprit de progrès, l’autre la résistance aux innovations et l’attachement aux traditions du passé. En 1830, c’était le tour de la veine libérale. Par la brèche que Canning avait ouverte dans les rangs du vieux parti conservateur, un Ilot démocratique avait pénétré et montait d’heure en heure avec une puissance qui emportait tous les obstacles. Une loi de réforme électorale, qui devait élargir les bases de la représentation nationale, frappait déjà à la porte du parlement, qui hésitait encore, mais ne pouvait tarder à s’ouvrir, d’autant plus que le roi Guillaume IV, appelé depuis quelques mois seulement à la couronne, ne pouvait guère s’y refuser, s’y étant montré favorable du temps qu’en sa qualité d’héritier présomptif, il courtisait l’opposition. Aussi, pendant tout le cours de la lutte engagée en France, l’hiver précédent, l’opinion anglaise avait pris chaudement parti pour le parlement contre la royauté. Puis c’était la révolution anglaise de 1688 qui servait de modèle à l’établissement de la nouvelle monarchie et l’amour-propre national était flatté de cette imitation.

L’envoyé de Louis-Philippe, le général Baudrand, fut donc reçu à bras ouverts. Peu s’en fallut même qu’il ne fût porté en triomphe. On sait qu’en Angleterre, quand la popularité s’attache à un homme ou à une cause, elle ne connaît pas de mesure. Une foule d’ordinaire réservée et silencieuse devient bruyante et exaltée à tout rompre. Aussi, sur le passage du général, c’était, dans le moindre village, des hurrahs frénétiques auxquels se mêlaient les refrains, fortement défigurés par l’accent britannique, du nouvel hymne français, la Parisienne. Il est vrai qu’il dut être reçu à Londres par Aberdeen comme ministre des Affaires étrangères, et Wellington premier ministre, deux noms de 1815 qui ne rappelaient aucun souvenir ni révolutionnaire, ni démocratique. Mais c’est le mérite des conservateurs anglais de suivre avec vigilance les mouvemens de l’opinion en s’efforçant de ne pas se laisser devancer par elle. Et le sentiment public était tel que toute pensée d’intervenir, même par la voie d’une abstention dédaigneuse et malveillante, dans le cours des événemens de France, eût causé un soulèvement général. La reconnaissance fut donc promise sans difficulté, et, par suite, un accueil froid dut être fait à la famille proscrite qui vint chercher refuge en Angleterre, une assez maigre hospitalité lui fut offerte dans un vieux château d’Écosse, et elle fut avertie que la qualité royale ne serait reconnue qu’au souverain qui descendait du trône, sans qu’on en laissât prendre officiellement le titre à ses héritiers. Si ces actes, d’une sagesse un peu triste, durent coûtera l’entourage aristocratique du ministère anglais, les politiques y trouvèrent une compensation. La royauté qui disparaissait avait, très peu de temps auparavant, blessé le cabinet anglais en deux points sensibles. L’alliance de la France et de la Russie l’avait forcé à reconnaître l’affranchissement de la Grèce, et son escadre, pour ne pas rester isolée, avait même dû y prendre part fort à contre-cœur par la victoire de Navarin. De plus, cette année même, la conquête d’Alger venait d’être entreprise et menée à fin, malgré les représentations et même les menaces, très noblement repoussées, de l’ambassadeur d’Angleterre à Paris. À la vérité, si l’on eut un instant à Londres l’illusion que le nouveau gouvernement ne soutiendrait pas, en Afrique comme ailleurs, l’honneur des armes françaises, l’erreur était grande, et on ne devait pas tarder à la reconnaître, mais l’orgueil britannique aime toujours à penser que toute offense qui lui est faite reçoit tôt ou tard et de manière ou d’autre son châtiment.

Les lettres de créance de l’ambassadeur d’Angleterre arrivèrent donc à Paris dès le 20 août, et il les remit sans consulter personne et sans rien attendre. Mais ce qui surprit davantage, ce fut de trouver à Berlin à peu près le même empressement : non que l’événement de Paris y eût été vu par l’opinion commune d’un autre œil qu’à Londres. « Le prince de Polignac, — avait écrit dès le premier jour, non sans chagrin, le représentant de la Sardaigne, — n’a, ni à Berlin, ni dans toute la Prusse, un seul approbateur. » Et c’était vrai de toute l’Allemagne. Dans les villes importantes, capitales des petits États, ou centres d’activité intellectuelle et sociale, on avait suivi tous les incidens de la lutte du parlement contre la monarchie avec une sympathie que la victoire n’avait pas refroidie. C’est que le triomphe des idées libérales en France était un bon augure, accepté avec joie, par toute la haute bourgeoisie et par la classe si importante des lettrés et des savans, qui aspiraient ouvertement soit à développer, soit à conquérir pour eux-mêmes les institutions constitutionnelles dont la promesse leur avait été faite à plusieurs reprises, mais n’avait été nulle part franchement remplie. L’approbation était donc très générale, sauf chez quelques partisans attardés de l’absolutisme et chez quelques vétérans des anciennes luttes chez qui la haine de la France l’emportait sur tout autre sentiment, tels par exemple que le vieux baron de Stein, qui s’écriait en recevant les nouvelles de Paris : Voilà encore ce méchant peuple qui va mettre toute l’Europe en trouble ! Mais, à ce petit nombre d’exceptions près, la bienvenue qui saluait en Prusse l’envoyé français était plus réservée dans son expression, mais tout aussi sincère et aussi cordiale qu’en Angleterre.

La question seulement était de savoir si le roi Frédéric-Guillaume lui-même, un des vainqueurs de 1815, suivant l’exemple de ses anciens amis anglais, se laisserait aller, comme eux, au courant de l’opinion. Une forte raison d’en douter, c’est que le vieux souverain, malgré la justice qu’on rendait à ses vertus privées, s’était mis en assez mauvais renom auprès de tout ce qui était libéral ou patriote. On l’accusait, non sans raison, d’avoir promis ou laissé promettre en son nom des libertés de toute espèce, quand il s’agissait de souffler le feu contre Napoléon pour la lutte de l’indépendance nationale, puis, après la victoire obtenue, d’avoir mis tous ces engagemens en oubli, et lancé la Prusse, à la suite de l’Autriche, dans un système de compression à outrance dont la Diète germanique, ne pouvant résister à ces deux directions unies, s’était faite l’instrument docile. Il y avait donc tout lieu de craindre que, dans un moment où leur œuvre commune pouvait être mise en question, la Prusse ne voulût encore agir que de concert avec l’alliée dont elle avait complaisamment accepté, les uns disaient la tutelle, d’autres, moins modérés, la complicité.

Mais ce qu’on ne savait pas, ou du moins ce que pensaient seuls savoir ceux qui étaient initiés aux ressorts secrets de la politique, c’est que c’était aussi le moment où la Prusse, quelque temps gênée dans sa marche par des dangers révolutionnaires qu’elle s’était exagérés, commençait à se lasser d’être entraînée à la suite, on pouvait dire même à la remorque de l’impérieuse voisine, dont elle avait été autrefois, dans des temps trop récens pour être oubliés, la rivale heureuse. La constitution de la Diète, en assurant la présidence au représentant de l’Autriche, mettait les ministres prussiens dans une situation secondaire qu’ils supportaient avec impatience ; aussi, plusieurs des conseillers de Frédéric-Guillaume l’engageaient secrètement à saisir les occasions naturelles de reprendre et d’attester son indépendance ; et c’est ce qu’il venait de faire avec un certain éclat en intervenant dans le conflit engagé entre la Russie et la Porte. La Prusse ne s’était pas alors associée au mécontentement de l’Autriche qu’elle n’avait en réalité aucun motif de partager, et c’était son représentant à Constantinople qui avait contribué principalement à faire accepter par la Porte des conditions de paix dont M. de Metternich avait été peu satisfait. La paix d’Andrinople, qui mit fin aux pénibles incertitudes de l’Europe, fut (dit un écrivain qui a eu tous les moyens d’être bien informé) l’œuvre personnelle de Frédéric-Guillaume[3].

Dans cette humeur ou plutôt cette velléité d’indépendance qui ne devait guère durer, les graves nouvelles de Paris lui parurent arriver à propos pour faire voir qu’il savait prendre son parti à lui tout seul et sans attendre un avis supérieur. Un courrier les lui apporta (dit toujours le même narrateur) à Pilsen où, revenant de Teplitz, il s’était arrêté pour dîner dans une villa de son ministre auprès de la cour de Saxe. Après le repas, il conféra, avec quelques conseillers qui l’accompagnaient, sur la conduite qu’il y avait lieu de tenir. Les avis furent différens ; l’un des présens, le prince Wittgenstein, s’écria qu’il fallait se mettre en campagne immédiatement pour sauver à tout prix la cause de la légitimité ; un autre, plus calme, fit remarquer que ce serait une grosse affaire, qu’il faudrait appeler la landwehr, qui n’était nullement préparée à une expédition de cette espèce. Après avoir réfléchi un instant, le roi dit au plus bouillant des deux donneurs d’avis : « Tout ce que vous dites est bel et bien, mais je ne puis pas faire ce que vous demandez : je n’ai pas assez de monde pour cela. » C’était dire que, ne se sentant pas assez fort pour agir seul, il ne voulait pourtant rechercher aucune compagnie.

Aussi, à peine de retour à Berlin, le 14 août, avant que le comte de Lobau, chargé de porter les complimens de Louis-Philippe, fût même parti de Paris, il fit expédier, à ses représentans à Londres, à Vienne et à Pétersbourg, une lettre circulaire leur indiquant la manière dont leur souverain envisageait la crise générale. En l’absence du ministre des Affaires étrangères, le comte Bernstorff, la lettre était rédigée par le conseiller d’ambassade, M. Ancillon, qui, en sa qualité d’auteur d’écrits philosophiques et littéraires distingués, tenait la plume dans les grandes circonstances, mais qui n’a jamais (même quand il fut plus tard appelé au ministère) passé pour être doué d’aucune initiative personnelle. C’était donc bien sûrement l’œuvre du roi lui-même. « Sa Majesté, était-il dit, a pris la ferme et invariable résolution d’abandonner la France à elle-même et de n’intervenir, ni directement, ni indirectement, dans ses affaires intérieures, mais, en même temps, de garantir et de défendre à tout prix, contre toute espèce d’agression, les possessions que les traités les plus solennels assurent à la Prusse, et de ne pas permettre que, par des débordemens quelconques, il soit porté atteinte à la tranquillité de ses peuples. Quelque désastreux que soit le bouleversement général de la France, par l’avènement du Duc, la forme monarchique a du moins été sauvée… Dans l’état actuel des choses, on doit souhaiter que la monarchie se consolide. Sa Majesté déplore sans doute que des événemens malheureux aient renversé un ordre de choses que l’Europe avait établi au prix de tant de sang et de sacrifices… Mais elle n’envisage les hautes questions du moment que sous le rapport de ses devoirs envers les peuples que la Providence lui a confiés. »

La circulaire ajoutait cependant qu’il était désirable que les puissances pussent parler et agir d’un parfait accord, et que chacune d’elles fût informée des intentions des autres, et la conséquence était que la lettre, sur laquelle on n’avait pas consulté le prince de Metternich, fût mise sans délai sous ses yeux.

Avec une ligne de conduite si nettement marquée d’avance, la réception de l’envoyé français ne pouvait souffrir aucune difficulté : elle fut empressée et cordiale. Le choix, du reste, était heureux : le général Mouton, comte de Lobau, s’était acquis une grande renommée militaire, à laquelle tous ceux qui l’avaient rencontré sur les champs de bataille étaient heureux de venir rendre hommage. Par sa femme, issue de la noble famille d’Arberg, il avait un lien éloigné de parenté avec la famille de Hohenzollern. Son humeur était franche et ouverte, et sa conversation piquante, bien qu’entremêlée de propos militaires. Le roi sembla y prendre plaisir. Je tiens d’ailleurs d’un diplomate, le comte Bresson, qui sut plus tard gagner sa confiance, qu’il avait un goût (et on disait volontiers autour de lui un faible) pour la compagnie des Françaises. C’est un fait connu que les souvenirs de jeunesse restent et même reviennent très vivans à l’âge où, au contraire, la mémoire des faits plus récens se confond et s’efface. Il avait été élevé à la cour de son oncle, le grand Frédéric, au temps où l’admiration de la Prusse était à la grande mode en France, et où les Français de toute espèce, gens du monde et de lettres, étaient empressés de venir à Berlin rendre hommage à leur vainqueur. Il aimait à se rappeler ces beaux jours et à oublier que les Français qu’il avait rencontrés depuis lors à Iéna, ne s’étaient pas montrés d’humeur si complaisante. Plus tard, il avait été bien (peut-être trop bien) reçu lui-même à Paris par une société qui laissait trop voir combien elle était heureuse d’être délivrée du joug impérial et savait gré à ceux qui l’en avaient affranchie. Il y avait laissé d’affectueuses, quelques-uns disaient même de tendres relations dont il aimait à garder la mémoire. De plus il ne chérissait pas seulement les souvenirs de son illustre grand-oncle ; il se piquait en plus d’un point de suivre ses exemples. Ainsi, il aimait à compter dans son entourage habituel des savans, des lettrés tels que Niebuhr et les deux Humboldt, à qui des travaux renommés avaient valu en France, dans le monde littéraire et libéral, des relations précieuses qu’ils tenaient à conserver, et qu’une rupture violente avec la France aurait compromises. Enfin il poussait l’imitation du grand homme jusqu’à s’occuper comme lui, personnellement, de la direction d’un Opéra, pour lequel il faisait venir de France des premiers sujets de chant ou de danse, et, après les représentations, auxquelles il assistait régulièrement, il faisait monter les plus applaudis pour leur faire compliment dans leur langue maternelle.

Bref, pour ces raisons et d’autres encore, le nom français étant on honneur à sa Cour, le comte de Lobau lut étonné de l’accueil qui lui fut fait. Le roi crut devoir lui dire lui-même que, si quelques ordres avaient été donnés pour mettre les places fortes du Rhin en état de défense, c’était une mesure de précaution contre des événemens imprévus, dont on ne devait prendre aucune défiance. A la vérité, les ordres qu’on lui avait dit d’attendre tardèrent quelques jours ; mais, quand ils arrivèrent, c’était accompagnés d’une invitation à dîner à Charlottenbourg, où il fut plus que jamais comblé de marques de distinction. Au nombre des convives étaient deux grands personnages russes, le maréchal Diebitsch et le comte de Nesselrode. « Mais, dit-il, on mit quelque soin à me faire remarquer que le hasard seul avait produit la réunion des individus avec lesquels je viens de dîner. »

Tout cela n’était pas aussi vrai qu’on le lui disait et qu’il le crut ou voulut le croire. Le retard avait bien tenu à de mauvaises nouvelles qui venaient d’arriver sur l’état agité de la Belgique. Puis les deux Russes de si haut parage, auxquels on l’avait présenté, étaient bien venus pour causer d’affaires un peu plus qu’on ne le lui faisait savoir. Mais il n’en partit pas moins, le 9 septembre, porteur d’une réponse à la lettre royale, dont Louis-Philippe ne cacha pas sa satisfaction. De plus, il fut suivi de près à Paris par le célèbre Alexandre de Humboldt, en relations très familières, comme j’ai pu plus tard en être témoin moi-même, avec les personnes les plus considérables du nouveau gouvernement, et on crut assez généralement que cette visite, sans avoir un caractère de mission officielle, n’était pourtant pas affaire de pure curiosité[4].

Restait à savoir comment serait jugée, dans les autres cours et principalement à Vienne, cette précipitation si peu accoutumée à prendre une initiative isolée ; et c’est sur quoi le chancelier de Russie, le comte de Nesselrode, le convive présenté au comte de Lobau, avait dû apporter des renseignemens positifs. Car ce n’était pas de Pétersbourg que Nesselrode arrivait, mais de Carlsbad, où, faisant une station balnéaire, il avait vu M. de Metternich accourir tout exprès de Vienne aux premiers grondemens de la bombe de Paris et avant même qu’elle eût complètement éclaté. C’était la première fois que les ministres des deux empires se retrouvaient dans un tête-à-tête de politique intime depuis les graves dissentimens qui avaient séparé leurs cours. Leur entretien, que M. de Metternich lui-même a raconté, fut naturellement très ému : mais il fut tout de suite évident qu’en homme d’expérience, qui savait qu’il n’est point de meilleure heure pour tendre un filet que celle où l’eau se trouble, le ministre autrichien entendait profiter du désordre imprévu de la scène politique pour reconquérir d’un seul coup l’ascendant qui lui avait échappé. Il n’y eut donc ni récrimination ni amertume dans son langage, mais des reproches tendres et amicaux sur le tort causé à l’intérêt commun de l’ordre monarchique par la séparation des deux États qui devaient s’en regarder comme les plus solides fondemens, et l’erreur d’avoir fait le moindre fond sur une amitié aussi précaire que celle de la France. Et, comme son interlocuteur, pris au dépourvu, ainsi que tout le monde, par l’événement, et ignorant absolument quelle impression son maître en recevrait, ne savait trop que lui répondre, celui qui savait où il voulait en venir eut aisément l’avantage dans la conversation : « Je le trouvai, écrivit-il avec un ton de suffisance doctorale qui lui était habituel, dans un état de surprise difficile à dépeindre : incapable en réalité de se former un tableau exact de cette épouvantable catastrophe, tiré par l’événement même d’un sommeil de méfiance et d’une quiétude fortement empreinte de nuance libérale ; il ne m’a pas paru difficile de lui faire adopter sans beaucoup d’effort plusieurs de mes jugemens. Le plein se déverse facilement dans le vide[5]. »

Cette effusion communicative ne fut pourtant pas aussi complète qu’il l’avait espéré, et ce ne fut pas sans quelque peine qu’il arriva à se mettre d’accord avec son collègue. Non que, sur la ligne de conduite à suivre immédiatement, il put y avoir pour des gens sensés deux avis différens : la nécessité parlait trop haut. Personne, Metternich moins que tout autre, ne pouvait songer, dans l’état de relâchement où étaient les liens de la politique européenne, à répondre à l’insurrection de Paris par un de ces actes soudains et unanimes d’agression belliqueuse, qui avaient accueilli en 1815 la réapparition inattendue de Napoléon échappé de l’île d’Elbe. Attendre, voir venir, laisser le temps au gouvernement nouveau de la France de tenir ou de violer ses promesses pacifiques, il n’y avait pour l’heure présente et entre le soir et le lendemain rien d’autre de possible à faire, ni même à imaginer. Mais Metternich aurait voulu que cette expectative méfiante et menaçante résultat d’un concert établi entre les trois puissances du Nord à la suite d’une réunion dont Berlin aurait pu être le théâtre. De là serait partie une déclaration collective, faisant savoir officiellement au gouvernement français à quelles conditions on lui marchandait quelques jours d’existence.

C’est à quoi le chancelier russe ne voulut pas se prêter ; il déclara même (s’avançant, en cela, comme on le verra, plus qu’il n’était en droit de le faire) que son souverain n’y consentirait jamais, parce qu’il craignait tout ce qui engagerait la liberté de sa politique personnelle : « Soyez certain, dit-il, que mon maître ne brûlera pas une amorce, ne fera pas verser une goutte de sang et ne dépensera pas un sou pour redresser les fautes commises en France. »

Repoussé par cette fin de non recevoir un peu hautaine, mais ne voulant pourtant pas retourner les mains tout à fait vides, Metternich saisit, non sans en laisser voir son dépit, un lambeau de papier où il traça de sa propre main le programme qu’il aurait présenté à la signature des Alliés. Voici en quels termes il était conçu : Adopter pour la base générale de notre conduite de ne point intervenir dans les démêlés intérieurs de la France, mais de ne point souffrir, d’un autre côté, que le gouvernement français porte atteinte aux intérêts matériels de l’Europe tels qu’ils sont établis et garantis par les transactions générales, ni à la paix intérieure des divers États qui la composent. C’est ce qu’on a pris l’habitude, dit toujours Metternich, d’appeler le chiffon de papier de Carlsbad. Correcte, ajoute-t-il, mais faible manifestation de principes ! Effectivement, elle ne contenait rien que d’inoffensif, et, en la portant à Berlin, Nesselrode ne devait avoir aucune difficulté à l’y faire accepter[6].

Pour un habile homme que M. de Metternich prétendait être, il avait, cette fois, trop peu déguisé sa pensée et trop laissé voir qu’au milieu de l’ébranlement général, son soin principal était de renouer la série, interrompue à Vérone, de ces réunions princières et ministérielles où il avait si longtemps tenu le premier rôle et exercé une influence prédominante. S’il voulait refaire la coalition, c’était surtout pour réinstaller sa présidence. Il se voyait déjà ouvrant la première séance du nouveau congrès par un de ces exposés dogmatiques d’allure solennelle, dont il recherchait volontiers l’apparat ; car c’était là un trait singulier de ce vieux praticien politique, qui, pendant sa longue carrière, avait dû faire face à tant de phases diverses, sans opposer jamais aux changemens de la fortune ni fermeté de conviction bien arrêtée, ni surtout de rigueur puritaine, dont la souplesse, l’art de plier à propos et de se retourner à temps était au contraire un des mérites. Il aimait pourtant toujours à donner à l’expression de sa pensée une forme qui parût la rattacher aux plus hautes considérations de philosophie sociale. Il se plaisait à ramener tous les cas de la politique courante à une seule formule, toujours composée de deux facteurs : c’était toujours, sous une forme ou sous une autre, la lutte des principes conservateurs sur lesquels toute société repose contre une faction révolutionnaire acharnée à les détruire. Envisagés de cette hauteur, les noms et les personnes disparaissaient, il n’était plus question ni des intérêts des cabinets, ni de leurs intrigues, ni de leurs ambitions ; il n’y avait plus que des idées et des êtres abstraits. Le sentiment monarchique prenait même rarement chez lui l’expression sentimentale de la fidélité dynastique. C’était un hommage théorique rendu à la vertu traditionnelle de l’hérédité, il restait ensuite (et il n’y manquait pas) à tirer de ces formules générales des conséquences particulières, applicables à ses visées personnelles. Dans les documens émanés de la plume de M. de Metternich, on trouve toujours cette affectation de traiter des moindres incidens du jour en des termes presque métaphysiques ; mélange pédantesque dont on a souvent plaisanté l’école de Royer-Collard et de ses disciples. C’est véritablement le doctrinaire de l’absolutisme.

Faute de pouvoir reprendre sur un théâtre aussi étendu qu’il l’avait espéré le rôle d’oracle, j’ai presque dit de pontife, des principes conservateurs qu’il affectionnait, il tint tout au moins à se montrer dans cette attitude à l’envoyé de Louis-Philippe, qu’il dut aller recevoir à Vienne.

Pour cette mission comme pour celle de Berlin, on avait fait choix d’un officier général qui, bien qu’illustré par de moindres faits d’armes que le général de Lobau, s’était pourtant distingué pendant toutes les guerres de l’Empire. Metternich avait dû le rencontrer, à plusieurs reprises, dans l’entourage de Napoléon, en particulier à Dresde, quand il était venu tenter, avec le gendre de François Ier vaincu, une dernière négociation qui précéda la rupture définitive. Rien n’eût donc été plus simple, quand le général Belliard vint demander à remettre à l’empereur la lettre autographe dont il était porteur, que de le recevoir familièrement comme un visage de connaissance. Metternich eut soin, au contraire, de donner tout de suite à son accueil un air d’autorité affectée. D’abord il fit attendre plus d’une semaine l’audience demandée, et dans l’intervalle il consentit à avoir avec l’envoyé, dont il exerçait ainsi la patience, deux longs entretiens où il se plut à détailler tous les motifs qui devaient enlever à un gouvernement fondé par une révolution toute chance et même toute possibilité de durée. « Quand vous me parlez, lui disait-il, des dispositions pacifiques de votre gouvernement, je vous crois sans peine. Il est une règle qui ne trompe jamais ; c’est celle qui place les calculs sur la base des intérêts. Le premier intérêt pour un gouvernement est celui de sa conservation. Les hommes arrivés au pouvoir désirent s’y maintenir, et ce n’est pas dans la voie du trouble que cela devient possible. Soyez persuadé, par conséquent, que je ne doute pas des dispositions que vous me dites être celles du nouveau gouvernement, mais la question n’est pas là : le gouvernement pourra-t-il ce qu’il veut ? mon opinion à cet égard est toute formée. »

Au premier rang, parmi ces raisons de croire à l’instabilité fatale du gouvernement nouveau, il plaçait l’influence exercée par La Fayette, celui qu’il appelait l’homme du 6 octobre et qu’il considérait comme l’incarnation de la faction révolutionnaire préparant sûrement la voie à la République ; et, comme Belliard, s’efforçant de dissiper sa terreur, insistait sur l’hommage que La Fayette lui-même avait rendu à la popularité du nouveau roi, en le serrant dans ses bras du haut du balcon de l’Hôtel de ville : « Cette scène, dit Metternich assez finement, fait honneur à la bonne contenance du Duc d’Orléans, mais, ajouta-t-il, un baiser est bien peu de chose pour étouffer une République : me donnerez-vous tous les baisers pour des garanties ? »

Ces façons hautaines, au travers desquelles on voyait déjà pourtant des précautions prises pour ne pas se refusera un arrangement au moins provisoire, n’avaient rien d’encourageant et ne rendaient pas agréable une attente déjà par elle-même assez pénible : car autant, dans un milieu militaire comme celui de Berlin, un soldat loi que Lobau avait pu se trouver à l’aise, autant, dans une Cour aristocratique et fermée comme celle de Vienne, la situation de l’envoyé d’une révolution, qu’on croyait encore voir descendre d’une barricade, respirant l’odeur de la poudre, était celle d’un excommunié tenu rigoureusement en quarantaine. Au bout de quelques jours, il fut obligé de déclarer que la dignité de son gouvernement ne lui permettait pas d’accepter un plus long délai. La porte s’ouvrit alors à la fin, et le souverain se montra tout de suite plus abordable que le ministre.

François Ier était un vieillard triste et doux, qui avait passé par de trop mauvais jours, trop souffert dans ses affections de famille, pour prendre avec la destinée un ton aussi impérieux. Son abattement était visible et faisait taire chez lui tout sentiment d’irritation. Tout en déplorant l’événement dont le général lui apportait la notification officielle, il se garda de toute condamnation contre ceux qui y avaient participé, et plus encore de toute apologie de l’acte imprudent qui l’avait amené. « Puisqu’on avait promis, dit-il, il fallait tenir ; il fallait aussi, une fois la chose faite, monter à cheval pour la soutenir. » Mais il concluait en tirant la conséquence que, pour sa part et de son vivant, il ne donnerait jamais à ses peuples des institutions qui pouvaient amener un tel résultat : je tiens chacun à sa place, dit-il, et saurai l’y maintenir. « Voyez par exemple, ajouta-t-il, ouvrant une parenthèse assez inattendue, comme je suis avec le fils de votre ancien maître : c’est un jeune homme, beau garçon, vif, ardent, qui promet beaucoup ; il irait loin si je le laissais aller. »

Bref, le résumé de la conversation fut : « Tout ce que nous avons à désirer, c’est que votre gouvernement prenne de la force : en aura-t-il assez pour gouverner ? Il faut un bras vigoureux pour vous contenir ; vous avez servi un autre maître, qui était bien fort, il comprimait les partis, il n’a pas pu les vaincre, et a succombé. Il est vrai qu’il a fait des folies ; je l’ai averti, il n’a pas voulu me croire. » Puis, en donnant congé, l’Empereur finit par une observation, qui montrait combien, dans son entourage, on s’indignait et on s’amusait tour à tour de l’aspect révolutionnaire de la royauté nouvelle : « On dit qu’il n’y a pas assez de représentation à votre Cour, qu’on y voit des gens qui ne devraient pas y être reçus, des costumes qui ne devraient pas y paraître. Vous ne pouvez pourtant pas, en France, vous passer d’apparat et de représentation. »

Somme toute, l’impression était favorable, trop peut-être au gré de Metternich, qui tint à l’atténuer en donnant au général, avant son départ, une dernière leçon de catéchisme politique à transmettre à ceux qu’il allait retrouver : « Vous allez retourner à Paris, lui ai-je dit, raconte-t-il lui-même dans ses Mémoires ; j’espère que vous m’avez compris ; j’ai eu l’honneur de m’entretenir deux fois avec vous sur les graves circonstances du moment. Désirant toutefois que vous ne vous livriez à rien qui ressemblerait à l’erreur sur la pensée réelle du cabinet autrichien, je regarde comme un devoir de résumer en peu de mois la vérité sur notre compte. L’Empereur abhorre ce qui vient de se passer en France : en cela, il ne se livre pas à un sentiment de prédilection pour telle ou telle forme de gouvernement, ou pour tel ou tel système. L’Empereur raisonne, et tout ceci prouve que la vérité n’est qu’une, et qu’appliquée à votre gouvernement, elle démontre que celui-ci se trouve placé dans une situation que l’épithète défausse et de pénible ne caractérise qu’imparfaitement. Le sentiment profond et irrésistible de l’Empereur est que l’état de choses actuel en France ne peut durer. Sa Majesté est également convaincue que le chef de ce gouvernement et que ses ministres ne sauraient se dissimuler cette vérité et que, dès lors, ils devront se livrer avec anxiété a la recherche des moyens de se soutenir le plus longtemps qui se pourra ; ces moyens, ils ne peuvent les trouver qu’en revenant aux règles et aux principes sur lesquels reposent tous les gouvernemens. Dès lors, et abstraction faite de leur origine, ils se trouvent placés sur une ligne d’action qui leur deviendra commune avec tous les gouvernemens d’Europe : tous veulent conserver, les fous seuls veulent détruire. C’est cette conviction qui, aux yeux de l’Empereur, peut seule excuser le parti qu’il vient de prendre. Il est des temps et des circonstances où le bien réel est impossible : alors la sagesse veut que les gouvernemens, comme les hommes, s’attachent à ce qui est le moindre des maux. L’Empereur, en prenant le parti que vous lui voyez suivre, a consulté cette règle, il ne voit derrière le fantôme d’un gouvernement en France que l’anarchie la plus caractérisée. L’Empereur n’a pas voulu avoir à se reprocher d’avoir favorisé l’anarchie ; que votre gouvernement se soutienne : qu’il avance sur une ligne pratique : nous ne demandons pas mieux[7]. »

Était-ce simplement pour mettre sa conscience en règle avec l’orthodoxie conservatrice qu’il croyait nécessaire d’expliquer ainsi par des circonstances atténuantes l’infraction qu’il se voyait réduit à tolérer, ou bien craignait-il d’avoir à en rendre compte à un juge plus rigoureux dont il aurait à fléchir la sévérité ? On serait tenté de le penser quand on remarque que ce fut justement deux jours avant la dernière audience accordée au général Belliard qu’arrivait à Vienne un envoyé spécial de l’Empereur de Russie, qui apportait, de la part de son maître, l’expression énergique de sentimens absolument différens des idées conciliantes auxquelles avait donné ouvertement cours Pozzo di Borgo à Paris, et s’était rallié, avec plus de réserve, Nesselrode à Carlsbad. Effectivement (comme on le savait déjà par des correspondances et comme on l’apprit plus en détail par le récit de son envoyé), le jeune Empereur avait laissé éclater une violente irritation à la nouvelle, non pas tant de l’insurrection elle-même, — dont il trouvait la cause, sinon l’excuse, dans les fautes de Charles X, — que de l’acceptation de la couronne par le premier prince du sang. C’était à ses yeux une violation impardonnable du droit et de la foi jurée ; il ne consentirait jamais à s’y associer : ce serait, avait-il dit très haut, transiger avec mes principes et avec mon honneur. N’attendez jamais de moi rien de pareil, avait-il répété, à plusieurs reprises, au chargé d’affaires de France, le baron de Bourgoing, encore présent à sa cour, en appuyant sur le mot jamais avec une emphase affectée. Puis il ajoutait que le roi de France venait, dans ses derniers démêlés avec la Porte, de se conduire envers lui en bon et fidèle allié ; c’était moins que jamais le moment de l’abandonner.

Cet éclat tout à fait imprévu jetait son entourage officiel dans une surprise d’autant plus grande que personne ne pouvait s’en bien expliquer la cause. Rien dans le passé de l’Empereur et des siens ne motivait cet attachement intraitable au principe de la légitimité. De toutes les familles régnantes, celle des Romanow était assurément celle où l’ordre naturel de succession avait été sujet à plus de hasards, dont quelques-uns même avaient été trop heureux pour qu’on put en répudier le souvenir. Ce n’était assurément pas à un titre quelconque d’hérédité, légitime ou autre, que la grande Catherine, propre aïeule du Tsar, avait recueilli la succession de l’époux qu’elle avait fait ou laissé périr, et, dans les partages de 1815, son frère Alexandre était loin d’avoir été le plus chaud partisan des restitutions à faire aux princes que la révolution avait dépossédés. Enfin Nicolas lui-même n’était pas l’aîné de la race, et il n’était arrivé au trône que par le renoncement d’un frère qui s’était reconnu lui-même, devant une opinion trop bien établie, incapable de régner. Et quant à l’alliance récente avec la France, elle était l’effet d’une combinaison politique et non d’une amitié personnelle, les deux souverains n’étant ni d’âge ni de situation à s’être jamais rencontrés. Rien ne l’empêchait donc de survivre au changement de dynastie. Tout faisait croire au contraire que, dans la faiblesse orageuse des premiers débuts, un gouvernement naissant comme celui de Louis-Philippe accueillerait avec reconnaissance toute main qui lui serait tendue. En refusant de l’entendre et même de le connaître, on courait risque au contraire de le mettre à la discrétion de l’Angleterre. Et de fait, il faut bien convenir que jamais fantaisie de pouvoir despotique n’eut de conséquences plus graves que celle qui, en mettant la Russie à la tête de toutes les puissances hostiles à la France, a imprimé à la politique générale de l’Europe une inflexion factice dont elle s’est ressentie pendant près de trente ans, et qui n’a cessé qu’après la prise de Sébastopol et la fin de la guerre de Crimée.

Quoi qu’il en soit, dans cet accès d’irritation que personne n’osait contredire, des mesures dont la précipitation seule était insensée furent un instant décrétées. L’entrée des ports de la Baltique fut interdite pendant quelques jours aux bâtimens français portant pavillon tricolore. Ordre fut envoyé à l’ambassade russe à Paris de refuser des passeports aux Français, et aux Russes de partir sans délai de France. L’ambassadeur lui-même dut quitter son hôtel, qui était propriété française. Après l’attitude et même l’initiative que le général Pozzo avait prises, c’était infliger à ce serviteur fidèle un désaveu éclatant qui le couvrait de ridicule. Heureusement, le soin de sa renommée vint en aide à son bon sens naturel, et il eut le courage de surseoir à l’exécution de ces injonctions pourtant faites sur un ton assez menaçant ; il prit le temps nécessaire pour laisser parvenir ses explications à l’Empereur par l’intermédiaire du comte de Nesselrode, coupable comme lui de la même défaillance. La lenteur des communications d’alors avait l’avantage qu’un échange de courriers donnait le loisir de la réflexion, et quelques jours furent suffisans pour que le prince irrité comprît que plus ses actes étaient violens, plus ils seraient sans effet, s’ils demeuraient sans écho, et que lancer une provocation à la France en ébullition, c’était la guerre et Dieu sait quelle guerre ! que la Russie ne pourrait pourtant pas soutenir à elle seule. Dès lors, il fallut faire une démarche instante auprès des Cours de Vienne et de Berlin pour les entraîner à marcher à sa suite. C’était réclamer précisément le concert que Nesselrode, on l’a vu, avait refusé en son nom. Mais il était trop tard pour y revenir. A Berlin, le parti était pris et le mal était fait, et, aux yeux de Metternich même, le moment utile était passé. D’ailleurs on ne voit pas bien sur quelles bases l’accord aurait pu s’établir, s’il est vrai (ce qu’on a peine à croire, quoique Metternich affirme le fait dans sa correspondance) que ce que proposait le tsar à ses alliés, c’était une demi-reconnaissance collective de Louis-Philippe, non pas dans sa qualité royale, mais dans celle de lieutenant général du royaume, la seule qu’il pût tenir à titre légal de la désignation de Charles X. Bien n’atteste mieux à quelle espèce d’égarement cet esprit, d’ordinaire plus réfléchi, était ce jour-là livré. On ne pouvait sérieusement douter qu’une communication portant cette suscription inconvenante et dérisoire serait renvoyée sans être ouverte.

De gré ou de force, par conséquent, tout en se plaignant même assez haut que chacun eût pris un parti sans le consulter, il fallut bien que le tout-puissant autocrate se résignât et, ne pouvant rien faire seul, fit comme les autres : il dut accueillir l’envoyé, recevoir la lettre et y répondre. Le général Athalin fut même reçu avec un certain empressement par l’impératrice, qui s’employait à calmer l’irritation de son mari. Le général avait un remarquable talent de dessin : elle lui demanda quelques ébauches, qu’elle mit de la bonne grâce à placer dans son album. De fait, elle avait raison. Du moment où la colère se trouvait ainsi réduite à une mauvaise humeur impuissante, il y avait plus de convenance et de dignité à ne pas la laisser voir. L’Empereur n’en jugea pas ainsi, il tint au contraire à en marquer très visiblement la trace, non seulement par le ton sec et maussade de sa réponse qu’il eut le mauvais goût de laisser publier, mais en refusant au nouveau roi, qu’il consentait à qualifier de Majesté, l’appellation habituelle (monsieur mon frère) que tous les souverains échangent entre eux, sans qu’on y ait jamais vu l’indice d’aucun sentiment personnel.

C’était une malice assez puérile, dont le moindre inconvénient fut qu’une fois s’en étant passé la fantaisie, il fallut la reproduire chaque année dans toutes les occasions solennelles, et y revenir, même à l’avènement du second Empire, pour ne pas paraître accorder à Napoléon III plus de légitimité qu’à Louis-Philippe : on sait que les meilleures plaisanteries perdent leur sel quand on les prolonge et qu’on les répète.

Quoi qu’il en soit et quelle que fût la mauvaise grâce de cette tardive adhésion, malgré les anathèmes du docteur et les menaces du champion attardé de la Sainte-Alliance, on aurait pu croire que le passage le plus difficile était franchi. La royauté nouvelle était entrée sinon dans l’intimité et dans la famille, au moins dans la compagnie des monarchies européennes. A la suite des grandes Puissances, vinrent, l’un après l’autre, tous les États secondaires, qui avaient attendu leur exemple : Confédération germanique, Espagne, Naples, Sardaigne, États Scandinaves ; le petit duc de Modène fut le seul qui manqua à l’appel, mais le moins empressé à se mettre dans le rang, ce ne fut pas le roi des Pays-Bas lui-même, qui, sentant qu’il allait avoir besoin de tout le monde, tenait à ne pas rester seul, et, par une singularité qui aurait paru un blâme indirect, à ne mécontenter personne.


II

C’était de lui pourtant qu’allait partir à ce moment précis le signal d’un nouveau trouble qui ne devait pas laisser à l’Europe, à peine remise d’une si forte secousse, même un jour de repos. Ce fut en effet au moment où ce défilé des reconnaissances officielles allait être terminé que l’insurrection belge, dont on avait pu espérer quelque temps une solution pacifique, fut amenée par une crise suprême, à faire un pas décisif. A la suite de l’échec des négociations vainement essayées par l’héritier du trône et d’un coup de force plus malheureux encore tenté par son frère plus jeune, Bruxelles se trouvant évacué par les troupes royales, un gouvernement provisoire s’y était installé où prirent place les personnages éminens des deux groupes dont l’union était victorieuse : Félix de Mérode représentant les catholiques, à côté du libéral avancé Potter, dont le bannissement avait été la cause première de l’agitation révolutionnaire, et qui rentrait en triomphateur. Toute la Belgique reconnut leur autorité, y compris les’ villes fortes et leurs citadelles qui, à l’exception d’Anvers, tombèrent au pouvoir de l’insurrection. Le premier soin de ces commissaires provisoires, après des précautions prises pour rétablir l’ordre matériel et prévenir un retour offensif des troupes royales, fut de convoquer un congrès national chargé de donner à la nation affranchie sa constitution définitive. Il fut seulement déclaré d’avance que les provinces détachées de la Hollande formeraient un État indépendant. Rien ne fut préjugé sur la forme qui serait donnée à cette organisation indépendante, ni sur le chef qui y présiderait, soit que l’on eût pu craindre que quelque dissentiment prématuré ne s’élevât à cet égard, soit plutôt qu’un mot de plus eût paru atténuer l’autorité d’une formule qui devait rester brève pour être impérative.

Mais peu importe, le sort en était jeté : l’Europe avait désormais en face d’elle une révolution de plus à enregistrer ou à combattre. C’est ce que deux membres du gouvernement provisoire, envoyés, M. Vandeweyer à Londres et M. Gendehien à Paris, furent chargés de lui notifier.

Quelque diligence que fissent ces députés, ils ne pouvaient se mettre en route plus tôt que les courriers du roi des Pays-Bas, chargés par lui de porter non seulement à Londres, mais à Berlin, à Vienne et à Pétersbourg, la demande de l’envoi immédiat d’une force militaire à l’effet de faire rentrer dans l’ordre la partie de son double royaume qu’il devait considérer comme perdue. Les Mémoires de Metternich nous apprennent qu’à cette dépêche circulaire était jointe une note privée, avertissait l’Autriche que, si on s’adressait à elle comme aux autres puissances, c’était pour ne faire aucune distinction entre les Alliés, mais qu’on comprenait bien que sa positionne lui permettait pas de donner un concours matériel aussi rapidement que les circonstances l’exigeraient. Ce dut être vrai également, et à plus forte raison, de toute démonstration qu’on aurait pu attendre de la Russie, de sorte qu’en réalité l’invitation, ou pour mieux dire la sommation n’allait qu’à l’adresse de la Prusse et de l’Angleterre[8].

Guillaume était-il informé que ces deux puissances étaient précisément celles qui, en face d’un trône renversé à Paris, venaient de se montrer les plus pressées de se détacher de la solidarité de la cause monarchique ? et, connaissant cet état de leur esprit, y avait-il quelque malice secrète à leur rappeler que c’était pourtant à elles principalement qu’il appartenait de lui prêter le secours qu’il se croyait en droit d’attendre ? Je l’ignore, mais on serait tenté de le croire. En tout cas, il disait vrai et frappait juste, s’il affirmait que c’étaient elles, plus que toutes autres, qui étaient engagées à la fois d’intérêt et d’honneur à ne pas laisser périr l’œuvre dont l’une avait conçu la première pensée, et dont l’autre avait assuré et complété l’exécution pour garantir sa sécurité personnelle.

Pour la Prusse, en effet, le fait d’une insurrection victorieuse à Bruxelles était un péril grave, qui menaçait son autorité à un point particulièrement sensible, dans la région où il était le plus facile de l’ébranler, parce qu’elle y était récente et précaire. Le royaume-uni des Pays-Bas, défendu par une ligne de forteresses bien armées, couvrait toute une frontière de ces provinces de la rive gauche du Rhin que les actes de 1815 avaient assignées à la Prusse. La Belgique insurgée, au contraire, laissait cette région désarmée et pouvait devenir naturellement un centre de propagande révolutionnaire, d’autant plus à craindre qu’entre les populations belges et rhénanes, il y avait non seulement des relations de voisinage, mais une affinité de sentimens et une communauté de souvenirs. Leur sort avait été pareil pendant toute la durée de la république et de l’empire, et de ces années passées dans les mêmes traditions administratives et sous les mêmes lois civiles résultait une analogie de mœurs et d’idées qui ne pouvait disparaître en un jour.

Sans doute, les nouvelles provinces prussiennes ne souffraient pas, de la destination qu’on leur avait donnée un peu au hasard, autant que la Belgique de sa cohabitation forcée avec la Hollande, mais le lien qui les rattachait au gouvernement si éloigné de Berlin, était pourtant artificiel et toujours prêt à se rompre. Une commotion populaire pouvait donc, à tout moment, partir de Bruxelles pour se communiquer par Namur et Liège à Aix-la-Chapelle, à Cologne et à Coblentz, où déjà d’assez graves émeutes, provoquées par de légers motifs, avaient dû être réprimées. C’était une traînée de poudre qui aurait rencontré partout des matières inflammables. L’intérêt était pressant et la tentation grande de mettre tout de suite le pied sur le foyer d’où pouvait partir l’étincelle, d’autant plus qu’à ne regarder que l’exécution matérielle, le coup à faire était facile : la Belgique n’ayant encore aucune organisation d’armée régulière et les plaines de Flandre n’offrant aucune défense naturelle, c’eût été l’affaire d’une promenade militaire de quelques jours. Tout était prêt pour y procéder du soir au lendemain, le corps d’armée prussien qui gardait les bords du Rhin venant d’être notablement renforcé, par une mesure de précaution, dont on avait, je l’ai dit, prévenu amicalement, la France.

Malgré ces raisons et ces facilités particulières d’entrer tout de suite en campagne, on ne pouvait attendre de la Prusse et de son souverain, prudent comme nous l’avons vu, et contrarié de tout ce qui dérangeait son repos, qu’il prît une résolution de ce genre, sans s’assurer qu’il ne serait pas laissé seul dans l’exécution et surtout sans savoir à quoi s’en tenir sur la conduite que tiendrait l’Angleterre, appelée comme lui à agir au même titre et dans les mêmes conditions. Mais, quand l’envoyé de Prusse à Londres vint poser la question au cabinet anglais, il le trouva livré à une extrême perplexité. En tout temps et pour un cabinet anglais quelconque, une expédition armée est toujours une grosse affaire. Ni le système militaire de l’Angleterre, qui lui donne peu d’hommes à mettre en ligne, ni le régime parlementaire, qui ne lui permet guère d’en bouger un seul sans discussion publique, ne se prêtent facilement à une manœuvre de ce genre ; et, avec les courans nouveaux de l’esprit public anglais, on ne pouvait savoir comment une telle proposition serait accueillie. Et cependant, s’il y avait jamais eu un engagement étroit et sacré, c’était celui qui liait l’Angleterre à la maison de Nassau, depuis des siècles déjà, mais surtout depuis cette aventure de réunion avec la Belgique, dont elle avait elle-même donné le conseil et presque imposé l’exécution. S’il y eut jamais un appel auquel ce fut un devoir de répondre, c’était celui que Guillaume adressait à ses patrons, je dirais volontiers ses parrains politiques, car c’étaient bien les ministres anglais eux-mêmes qui avaient présenté le royaume-uni à la consécration baptismale du Congrès de Vienne. Laissant même de côté cette obligation d’honneur à remplir, quel mécompte et même quel ridicule n’était-ce pas pour la politique anglaise que de laisser dissoudre sous ses yeux, sans résistance, une création artificielle qu’elle avait longtemps considérée comme le chef-d’œuvre de son art ! Pour le chef du cabinet en particulier, pour Wellington, quelle amertume de voir les forteresses qu’il avait élevées et armées lui-même, puis soldées avec l’or anglais, tombées au pouvoir d’une insurrection, et d’avoir ou à les reconquérir par la force, ou à les laisser passer à des mains inconnues, peut-être à celles mêmes de la France ! À cette seule pensée, tout le vieux sang du vainqueur d’Arapiles, de Talavera, et de Waterloo devait bouillonner dans ses veines.

Jusqu’à la dernière heure, il avait espéré que cette épreuve lui serait épargnée. Encore le 1er octobre, trois jours après le dernier combat de Bruxelles, un témoin intelligent dînant avec lui à Brighton, à la table royale, écrivait : « Le duc de Wellington est arrivé très calme, très assuré que les affaires belges devaient être terminées et que Bruxelles serait soumis. Après le dîner arriva le courrier de Londres, portant la nouvelle que l’armée du roi s’était retirée. Il fut accablé, atterré : « Diablement mauvaise affaire ! » s’est-il écrié[9]. » Puis, peu de jours après, répondant aux interrogations du ministre de Prusse, son langage laissait voir les plus sombres inquiétudes : « Je n’ai pas 10 000 hommes dont je puisse disposer ; ce n’est pas assez seulement pour défendre Anvers, et quant à votre corps d’armée de 40 000 hommes, il sera loin de suffire à tout ce qui naîtra de cette catastrophe[10]. » Il voyait déjà l’esprit révolutionnaire, dont le souffle venait de balayer deux trônes, répandu sur toute l’Europe, et toutes les puissances obligées de veiller à leur sécurité personnelle, ne disposant pas d’assez de force pour se protéger mutuellement.

Mais, si le trouble était grand à Londres, on peut bien penser qu’il n’était pas moindre à Paris. C’était, du premier coup, sinon perdu, au moins compromis, tout le terrain qu’on pensait avoir gagné. Les envoyés de Louis-Philippe avaient porté à toutes les Cours sa promesse formelle de respecter les traités de 1815 et la répartition des territoires que ces traités avaient consacrée. Il s’était engagé à n’y porter atteinte par aucune voie, ni directe, ni détournée ; ce n’était qu’à cette condition, plusieurs fois répétée, qu’on avait consenti à entrer en conversation avec lui. Mais voici qu’à peine l’engagement pris, survenait une épreuve qui apportait non seulement une tentation irrésistible de s’en affranchir, mais presque une impossibilité morale de le remplir. Nulle clause de ces fameux traités n’était plus expresse que celle qui plaçait le royaume des Pays-Bas sous la garantie de toutes les puissances, et, de plus, il n’y en avait aucune dont l’accomplissement dût tenir plus au cœur en particulier aux deux Etals, Prusse et Angleterre, qui avaient fait au gouvernement nouveau le meilleur accueil. Mais il n’en était aucune pourtant dont la révolution consommée de la Belgique rendit au gouvernement français plus difficile de supporter l’application.

L’existence seule de ce royaume des Pays-Bas avait été, je l’ai assez démontré, pour la France, à la fois une humiliation et une menace. C’était un monument érigé au souvenir de nos défaites et une barrière opposée au développement naturel de notre activité. Tant que cette construction élevée par la haine et par la passion restait encore intacte au moins en apparence, on pouvait en supporter patiemment l’affront et la charge et même espérer que l’habitude en rendrait le poids supportable : mais, quand elle s’effondrait d’elle-même par un vice intérieur et par une secousse du sol trop violemment comprimé, avait-on promis de laisser les architectes, victimes de leur imprévoyance, accourir en forces à nos portes et sous nos yeux pour en reprendre en sous-œuvre les fondemens ?

L’exigence était excessive et c’eût été pousser loin le scrupule de loyauté que de s’y conformer. D’autant plus que l’intervention étrangère en Belgique, prussienne ou autre, ne serait pas venue seulement confirmer l’état de choses dont la France avait souffert ; elle en aggravait notablement le péril. Appelée aujourd’hui pour subjuguer une nation révoltée, le même motif pouvait être invoqué demain pour la maintenir. Quand une occupation commence, personne n’en peut d’avance prévoir tous les incidens, ni fixer le terme : ce pouvait être la présence indéfinie d’une troupe étrangère, l’arme au bras, sur la lisière de notre territoire, n’ayant qu’un ordre à donner et un pas à faire pour la franchir : un tel spectacle eût-il été supportable ? La Restauration elle-même ne l’avait pas pensé, car, dès l’année précédente, quand Guillaume n’avait encore affaire qu’à des embarras parlementaires, le bruit s’étant répandu qu’il voulait recourir à l’appui des baïonnettes prussiennes, le prince de Polignac avait fait savoir à Berlin que pas un soldat ne pourrait entrer sur le sol belge sans un concert avec la France et son consentement préalable, et il n’avait pas été contredit[11].

D’ailleurs, où la nécessité parle, il n’y a engagement qui puisse tenir, et c’est vrai surtout des engagemens diplomatiques, qui ne sont jamais l’application d’un droit strict, mais seulement le résultat de considérations, toujours mobiles, d’intérêt et de circonstance. Le gouvernement français l’eût-il voulu, — et il n’y songea pas un instant, — il n’aurait pu supporter qu’une force étrangère vint à ses portes comprimer un mouvement populaire en tout semblable à celui dont il était sorti lui-même. Un souffle d’indignation générale aurait balayé, comme une paille, un pouvoir encore assis sur une base très chancelante, qui aurait eu l’air de renier lâchement son origine et de trahir la cause commune de l’indépendance nationale. Car, s’il était vrai, comme je l’ai dit, qu’à la première heure les deux mouvemens de Paris et de Bruxelles n’avaient pas été concertés, ils n’avaient pas tardé à s’unir et à se confondre. L’alliance entre les révolutionnaires français et les libéraux belges, tentée déjà, comme on l’a vu, en pleine Restauration, dans les plus étranges conditions, était devenue maintenant naturelle, étroite et intime. Par la presse, par les réunions populaires, par tous les moyens de propagande et de publicité, entre libéraux belges et libéraux français de toute nuance et surtout de la plus avancée, c’était un échange public de bruyantes sympathies.

Pour beaucoup même, il ne s’agissait plus seulement de vœux formés pour l’indépendance de la Belgique : c’était aussi l’espoir de voir le retour de ces belles provinces à l’unité française. L’annexion de la Belgique à la France était un désir déjà exprimé tout haut, surtout dans les cercles militaires, et on n’avait pas pu empêcher de jeunes officiers d’aller s’engager dans les régimens formés à Bruxelles pour résister aux troupes royales. Dans les rangs mêmes de notre armée, d’anciens officiers supérieurs, ayant été laissés ou s’étant tenus à l’écart pendant toute la Restauration, rentraient avec leurs décorations et leurs grades, le cœur plein d’une passion de revanche que l’isolement et l’inaction, loin d’avoir refroidie, avaient aigrie et nourrie ; ils n’attendaient rien avec plus d’impatience que le mot qui leur permettrait de rentrer sur un territoire tant de fois baigné du sang français et d’aller abattre, au pied du Mont-Saint-Jean, le lion vainqueur, sinistre, insolent monument d’un souvenir néfaste.

On comprendrait mal les difficultés de la situation si l’on ne tenait compte de ce patriotisme militant, sentiment très délicat à ménager, dont rien ne donne l’idée aujourd’hui, mais qu’on rencontrait alors dans toutes les classes de la société française et tous les partis politiques presque sans distinction. Sans doute un grand et légitime désir de paix existait chez cette bourgeoisie laborieuse et éclairée qui formait le principal appui du gouvernement nouveau. Elle détournait, avec une juste répugnance, ses regards de tous les maux que pouvait déchaîner une guerre générale et des excès révolutionnaires dont la victoire même aurait pu donner le signal. Mais elle n’était pourtant nullement résignée à faire à ce vœu très naturel aucun sacrifice de droit ou d’honneur. Rien ne ressemblait moins à ce besoin impérieux de repos qui n’a été que trop naturel à la France épuisée après nos derniers désastres : c’était un conseil de prudence, peut-être un calcul d’intérêt bien entendu, non un effet de découragement ou de lassitude. Qu’une cause légitime d’appeler aux armes se fût présentée, l’ardeur se fût réveillée même chez les plus sages. Je ne puis oublier dans quelle compagnie, assurément très pacifique, j’entendis alors, avec toute l’émotion d’un cœur d’enfant, un jour où l’on put croire qu’il fallait aller au-devant de la lutte au lieu de l’attendre, chanter en chœur le refrain de Béranger :


Le Rhin lui seul peut retremper nos armes !


Les nobles Chants du soldat de M. Déroulède, dont plus d’un n’a pas moins de valeur poétique, n’ont pas eu le même écho.

C’est que les revers qu’on déplorait alors avaient été mêlés de tant de jours de gloire que leur souvenir même ranimait l’espérance : le premier Empire avait péri dans une nuit d’orage dont les éclairs avaient embrasé l’horizon et laissaient les regards éblouis ; le second a fini dans un brouillard opaque dont aucune aube n’est venue dissiper l’ombre. Waterloo avait porté au flanc de la France abattue une de ces blessures d’où s’écoule un sang généreux et qui sont par-là même plus promptement cicatrisées ; Sedan a asséné un de ces coups de massue qui paralysent pour un temps le membre qu’ils frappent.

Le parti du gouvernement français fut donc tout de suite et très résolument pris, et M. Gendebien put rapporter à Bruxelles la certitude que la France ne se prêterait à aucune intervention étrangère en Belgique. La même déclaration, d’ailleurs, avait été déjà faite à la Prusse, avant que l’appel du roi des Pays-Bas fût officiellement connu et avant qu’elle eût été mise en demeure d’y répondre. Ce fut le sujet d’une entrevue demandée par le comte Mole, chargé des Affaires étrangères dans le premier ministère de Louis-Philippe, au ministre de Prusse, le baron de Werther, et qui dut avoir lieu dans l’hôtel particulier de M. Molé, les relations diplomatiques n’étant pas encore, malgré la reconnaissance déjà promise, régulièrement établies. Le récit de la conversation qui s’engagea entre eux diffère sensiblement suivant qu’on l’emprunte aux souvenirs des écrivains contemporains allemands ou français. Suivant un narrateur français qui a eu toute facilité d’être bien informé, M. Molé prit tout de suite le ton très haut, et annonça, sous une forme même comminatoire, la certitude d’un conflit armé avec la France, si un bataillon prussien se présentait à la frontière belge. Un historien qui a pu consulter les dépêches prussiennes affirme, au contraire, que tout se passa de part et d’autre d’une façon courtoise et même amicale, le ministre français s’en remettant au bon esprit dont le gouvernement prussien avait fait jusque-là preuve pour apprécier la situation critique où les deux pays seraient placés par l’apparition d’une troupe étrangère à portée de vue de nos frontières, le danger des rencontres possibles, et pour ne pas chercher à aggraver ainsi les difficultés que le gouvernement naissant éprouvait à se maintenir dans des voies pacifiques[12].

Je suis porté à penser qu’il y eut ici, comme il arrive souvent, dans le compte rendu des conversations auxquelles aucun témoin n’assiste, une part de vérité et quelque exagération des deux parts. Après le bon accueil fait à la royauté nouvelle à Berlin, qui n’avait encore été démenti par aucune démonstration de nature à donner ombrage, rien n’eût été plus déplacé que de prendre tout de suite une allure menaçante, et tous ceux qui ont connu le comte Molé, ce parfait homme du monde, modèle de tact et de bon goût, ne lui prêteront pas cet empressement à recourir à une bravade sans motif. Mais il est certain aussi qu’il ne se borna pas à plaider la cause de la paix en termes généraux, dont il aurait laissé l’application au bon jugement du gouvernement prussien. Il donna, au contraire, à la conduite que la France allait tenir, le caractère d’une adhésion explicite à la règle inaugurée par l’Angleterre et qui considérait, je l’ai dit, comme interdite et sans droit toute ingérence d’un État dans les démêlés intérieurs d’un voisin indépendant. Cette règle, le gouvernement français l’avait respectée lui-même, pendant la durée de l’insurrection belge, malgré la sympathie très générale en France pour la cause des révoltés : il entendait en exigera son tour le respect, maintenant que la chance avait tourné en leur faveur.

C’était une thèse assez nouvelle de droit public, qui fut tout de suite commentée par une note passée au ministre des Pays-Bas lui-même, et par les conversations des ministres français et du roi avec les membres du corps diplomatique : et, comme l’esprit français aime toujours à porter, même dans la politique (qui s’y prête si mal), des formules qui ont une tournure de généralité philosophique, on lui donna un nom qui allait devenir fameux et servir de thème à toutes les polémiques de la presse et de la tribune. On l’appela « le principe de non-intervention. » L’expression était peut-être trop absolue, et, avant de la proclamer, il eût été préférable d’en bien définir la portée. Le gouvernement français ne devait pas tarder à s’en apercevoir, car il allait être bientôt obligé lui-même d’en restreindre l’application, pour ne pas paraître prendre le rôle périlleux d’un redresseur de torts, engagé d’avance à embrasser la cause de tous les peuples en révolte.

Mais, dans quelque mesure qu’on l’eût limité, c’était le principe lui-même qui, à peine mis au jour et publiquement invoqué, ne pouvait manquer de susciter de vives protestations, car il allait directement à l’encontre de celui sur lequel les Alliés de 1815 avaient fait reposer tout l’équilibre de leurs combinaisons et, bien que cet équilibre fût déjà très ébranlé, il ne pouvait leur convenir d’en laisser disparaître la dernière trace. Une assurance mutuelle conclue entre tous les gouvernemens contre l’esprit révolutionnaire, et de là, non seulement le droit, mais le devoir réciproque de l’intervention en faveur de celui dont l’autorité serait compromise, c’était le fond même de l’alliance conclue en 1815 et confirmée encore expressément à Aix-la-Chapelle en 1818. La demande de secours du roi des Pays-Bas n’était qu’une application de cet engagement général. En élevant ainsi la résistance qu’on y opposait à la hauteur d’un principe, on élargissait, on n’aplanissait pas le champ de la discussion. Aussi la réclamation fut unanime. Dès le lendemain de l’entretien du baron de Werther avec M. Molé, le chargé d’affaires de France à Berlin, le baron Mortier, trouva le ministre, qui venait d’en recevoir le récit, le comte Bernstorff, dans un véritable état de consternation ; c’est tout au plus s’il ne laissa pas voir le regret que son souverain, en son absence, eût témoigné au nouveau gouvernement français un empressement dont on paraissait lui savoir si peu de gré, et il discuta ce qu’il appelait le prétendu droit de non-intervention dans plusieurs conversations de plus en plus animées et émues : « Que voulez-vous ? s’écriait-il ; permettre à tous les peuples de s’insurger quand ils le voudront en leur assurant l’impunité ? C’est ce qu’aucun gouvernement ne peut tolérer[13]. »

Quant à M. de Metternich, il trouva, dans les termes abstraits du débat, une favorable occasion pour prendre le ton doctoral qu’il affectionnait. « L’Empereur, mon Prince, écrivait-il à son ambassadeur à Londres, le prince Esterhazy, n’admettra jamais le principe de non-intervention, en face de l’action active de la propagande révolutionnaire. Sa Majesté Impériale reconnaît non seulement le droit, mais le devoir de prêter à toute autorité légale attaquée par l’ennemi commun tous les genres de secours dont les circonstances lui permettent l’emploi… L’adage du jour est la fraternité entre les peuples, et nous savons ce que la faction entend par le peuple et par la fraternité… Notre pouvoir ne va pas jusqu’à détruire ce que ce mot d’ordre renferme de mortel pour le repos des nations ; mais il doit nous servir d’avertissement et nous faire comprendre combien nous aurions tort de renoncer aux seules armes qui nous restent et d’abandonner aux clameurs des perturbateurs un droit incontestable qui, jusqu’ici, a sauvé l’Europe du naufrage universel dont elle est depuis longtemps menacée. »

Et il concluait à la nécessité d’établir plus que jamais une forte et entière solidarité morale entre les puissances avec une distribution des rôles dans l’action qui, en vertu de cette solidarité, pourrait tomber en partage à chacune des puissances alliées.

Puis, dans une lettre confidentielle jointe à la dépêche officielle, il ajoutait : « Le principe de non-intervention est populaire en Angleterre. Faux dans sa base, il peut être soutenu par une puissance insulaire. La nouvelle France n’a pas manqué de se l’approprier et de le proclamer hautement. Ce sont les brigands qui récusent la gendarmerie et les incendiaires qui protestent contre les pompiers[14]. »

Et, en attendant la protestation générale qu’il sollicitait de toutes les puissances contre la prétention de la France, il en obtenait une moins étendue mais peut-être plus énergique, à côté de lui, de la Confédéral ion germanique où son influence était toujours dominante. À la suite et à l’exemple des mouvemens de Paris et de Bruxelles, des émeutes, d’une nature assez grave, avaient eu lieu dans plusieurs États d’Allemagne, dans le duché de Brunswick, le royaume de Saxe et la Hesse électorale, où les populations réclamaient l’extension des libertés constitutionnelles qu’on leur avait promises et très insuffisamment accordées. Ces troubles, qui d’abord avaient paru sérieux, avaient été assez rapidement pacifiés par des concessions plus ou moins sincèrement accordées. Le président de la Diète, instrument docile de Metternich, ne crut pas moins nécessaire de convoquer l’Assemblée fédérale, afin de pourvoir aux dangers de la situation. Entre plusieurs mesures défensives précipitamment adoptées, la plus importante et qui fit la plus grande impression, ce fut un arrêté portant qu’ « attendu que les États germaniques se devaient un mutuel appui, celui qui serait appelé à son aide par un voisin menacé aurait le droit de lui porter secours, même par une assistance militaire, sans avoir besoin de requérir ni d’attendre l’autorisation de la Diète elle-même. » On ne pouvait affirmer, par un défi plus hardi, la résolution de ne tenir aucun compte de ce que Metternich appelait le nouveau dogme français.

Ce n’étaient pourtant encore que des protestations verbales : à Saint-Pétersbourg, on aurait voulu mieux. Le Tsar crut un instant le moment venu de retrouver l’occasion manquée à la première heure et de passer des paroles aux actes. Il laissait son aide de camp, le maréchal Diebitsch, en permanence à Berlin, pressant la Prusse d’agir, et l’assurant que, si les Prussiens se mettaient en marche, les Russes les suivraient de près. On aurait ainsi de première mise 300 000 hommes en ligne, dont les Hollandais seraient l’avant-garde, la Prusse le corps de bataille, et la Russie, la réserve. Nul doute qu’Autriche, Confédération germanique, Espagne, Naples et Piémont ne se missent ensuite en mouvement, et alors l’effort commun serait irrésistible.

Et, pour prêcher d’exemple, il renforçait lui-même les troupes qu’il avait en Pologne et leur donnait l’ordre de se tenir prèles au premier signal. On revenait ainsi non pas seulement au lendemain de 1815, comme M. de Metternich le désirait, mais à la veille de 1792, avec la guerre générale entamée sur toute la ligne. Je ne sais pas si l’Empereur faisait partager sa confiance à tous ses agens, mais, en tout cas, il leur donnait l’ordre de l’affecter car, le roi Louis-Philippe ayant dit devant le général Pozzo : « Si les Prussiens entrent en Belgique, ce sera la guerre, nous ne le souffrirons pas ; » le général, mieux instruit cette fois que trois mois auparavant, répondit sans hésiter : « En ce cas, vous y trouveriez toute l’Europe[15]. »

Toute l’Europe, c’était bientôt dit, mais il manquait toujours (Pozzo lui-même le savait sans doute) à cette totalité une unité importante, dont le concours n’était rien moins qu’assuré : c’était l’Angleterre, dont l’embarras croissait tous les jours à mesure que, sous la pression des circonstances, l’opinion, d’abord unanime, devenait agitée et confuse. S’il était impossible au cabinet britannique de s’associer à la croisade entreprise contre le principe de non-intervention, dont l’exécution première lui appartenait, l’idée d’une armée française entrant en Belgique, avec le dessein peut-être de mettre à exécution les projets déjà répandus d’annexion et de conquête, réveillait les souvenirs pénibles d’anciennes rivalités, surtout chez les amis les plus chauds et les soutiens les plus fermes du ministère Wellington. Ayant ainsi à répondre à des sentimens contraires, le ministre des Affaires étrangères, lord Aberdeen, eut une inspiration qui avait le mérite de le tirer de peine en ajournant la difficulté au lieu de la résoudre. Son idée très simple fut celle-ci :

Parmi tous ceux qui se montraient les plus pressés de restaurer l’autorité du roi des Pays-Bas, aucun n’allait jusqu’à croire possible de la rétablir dans les conditions où elle venait de périr. On convenait très généralement que l’unité étroite et intense des deux parties du royaume, le fameux amalgame de 1814, était condamné par l’expérience, comme incompatible avec l’antipathie réciproque des populations qu’on avait vainement essayé de fondre. C’était, d’un commun aveu, la prétention de rendre le lien trop serré qui en amenait la rupture. La pensée d’une séparation administrative, peut-être parlementaire et politique, entre Bruxelles et La Haye, pouvant même au besoin aller jusqu’à établir deux États distincts sous la souveraineté personnelle du même prince, paraissait à beaucoup d’esprits la meilleure, peut-être la seule manière de concilier les vœux des peuples avec le maintien d’une dynastie alliée et chère à toutes les monarchies. Guillaume lui-même ne paraissait pas y répugner absolument, puisque, cédant à la force des circonstances et dans les derniers jours du combat, il avait proposé et fait voter la révision de la loi fondamentale par une session des États généraux, improvisée, et à laquelle, a la vérité, très peu de Belges avaient pris part.

Mais on pouvait très bien soutenir que, cette révision devant porter sur un des points principaux el essentiels de la Constitution dont la base avait été posée par les Puissances en 1814, ne pouvait être opérée sans le concours el le consentement des hauts contractans eux-mêmes. De là, la pensée de convoquer une réunion où les représentans de toutes ces puissances garantes auraient, de concert avec le roi des Pays-Bas, à délibérer (ce fut l’expression ambiguë dont on se servit) sur les meilleurs moyens de mettre un terme aux troubles qui avaient éclaté dans ses États. On mettrait ainsi toutes les parties en présence sans se prononcer d’avance sur ce qu’il pouvait y avoir de contradictoire d’incompatible dans leurs prétentions et dans leurs desseins.

Toutes les réunions d’hommes se ressemblent ; la convocation d’une conférence joue très souvent, en diplomatie, le même rôle que, dans un parlement, le renvoi à une commission d’une question délicate : c’est le moyen de mettre, pour un temps au moins, tout le monde d’accord. L’initiative prise par lord Aberdeen eut cet effet, car elle obtint tout de suite l’approbation, par des motifs peut-être assez différens, de tous ceux dont l’assentiment était nécessaire.

Pour la France, d’abord, à qui la première communication fut faite, c’était un avantage inespéré, car elle obtenait ainsi, du premier coup, la reconnaissance éclatante de son droit à siéger dans cet aréopage européen, où la Restauration elle-même n’avait été admise qu’après trois ans d’épreuve ; elle était dispensée aussi de recourir à une démonstration militaire, qui n’aurait pas été sans péril avec une armée encore mal remise d’un ébranlement révolutionnaire. À Berlin non plus, on n’était pas fâché de ne pas mettre sitôt à l’épreuve d’une guerre, dont l’issue serait toujours incertaine, la solidité d’un État artificiellement composé d’élémens encore peu compacts et mal unis. Quant à l’Autriche, la résurrection d’un Congrès était l’idée favorite et le rêve du prince de Metternich : aussi l’accueillit-il avec empressement, regrettant seulement la faiblesse du gouvernement anglais, qui, au lieu de s’entendre d’abord avec ses alliés sur le plan à suivre dans la Conférence, avait mis la France sur la première ligne de l’action.

Le seul qui fut difficile à convaincre ce fut le Tsar, qui avait voulu se persuader jusqu’à la dernière heure que le cabinet britannique ne se montrerait pas si peu empressé à défendre un intérêt qui, disait-il, était au fond plus anglais qu’européen. Il se plaisait à prévoir toutes les mauvaises chances de la négociation. Il ne consentit à y entrer que pour y maintenir l’intégralité de l’Etat des Pays-Bas, quelle que fut son organisation, sous la domination de la maison de Nassau, et avec la pleine sûreté des forteresses qui doivent assurer son indépendance. Dans ces conditions, — si la France les acceptait, — la Conférence aurait au moins l’avantage de la compromettre avec les insurgés belges[16].

Quant au roi des Pays-Bas, en comptant les voix dans la réunion, il croyait avoir des raisons d’espérer que, soit pour lui-même, proche allié du roi de Prusse, soit pour son fils, beau-frère de l’empereur de Russie, la majorité ne pouvait pas manquer de lui être favorable. VA, effectivement, si tout devait se passer comme dans un parlement, la situation de l’ambassadeur de France allait être singulièrement difficile, se trouvant, lui cinquième, en face de trois adversaires de la cause qu’il devait défendre, et mollement soutenu par un seul appui douteux. Tout dépendait de l’attitude qu’il saurait prendre, ou, pour mieux dire, du choix qu’on avait fait dans sa personne.

Cet ambassadeur, on sait quel il était. C’était le diplomate le plus renommé, et peut-être l’un des personnages les plus connus du siècle, celui qui avait été déjà en 1792, sous le couvert d’un chef nominal, le véritable envoyé de la révolution naissante en Angleterre, plus tard le ministre des Affaires étrangères du Directoire, puis le meilleur confident de Napoléon après Austerlitz et Iéna, qui l’avait ensuite accompagné, peut-être surveillé et tenu en échec à Erfurt, enfin le représentant de la légitimité restaurée à Vienne en 1815, Charles-Maurice de Périgord, prince de Talleyrand.


DUC DE BROGLIE.

  1. Voyez la Revue du 1er décembre 1899.
  2. Pozzo di Borgo, par le vicomte Maggiolo, p. 325.
  3. Nous trouvons ce détail dans un écrit auquel le célèbre Droysen a attaché son nom et dont le but évident a été de montrer que la politique d’indépendance et d’hostilité contre l’Autriche et la Diète germanique qui a triomphé avec Guillaume Ier et Bismarck, avait été inaugurée par le roi Frédéric-Guillaume, son père, dès 1830 (Zeitschrift für Preussische Geschichte und Landeskunde, Berlin, 1874).
  4. Correspondance du comte de Lobau avec le comte Molé, 27 août, 9 septembre 1830. Mazure, p. 87. — Reconnaissance de la monarchie de Juillet. — Annales de l’École des sciences politiques, 1870.
  5. Mémoires de Metternich, t. V, p. 65.
  6. Mémoires de Metternich, t. V, p. 17 et 62.
  7. Ce récit des entretiens de Metternich et de l’Empereur avec le général Belliard est tiré à la fois des Mémoires de Metternich lui-même (t. V, p. 17 à 26) et des Mémoires de Belliard (t. I, p. 333 à 365).

    Naturellement, bien que le fond soit le même dans les deux récits, le ton n’est pas semblable. Le général Belliard atténue sensiblement la sévérité maussade du langage de Metternich et s’attribue à lui-même une attitude plus résistante : mais ce qui rend difficile de faire la comparaison, c’est que le général, suivant la fâcheuse habitude des diplomates français, rapporte plutôt ce qu’il a dit lui-même que ce qu’a dit son interlocuteur. Je dois ajouter que M. de Metternich ayant communiqué le récit de sa conversation par une circulaire adressée à ses ambassadeurs, le général Belliard en eut connaissance et en contesta l’exactitude.

  8. Mémoires de Metternich, t. V. p. 43.
  9. Souvenirs tirés des papiers de Stockmar. — La princesse de Lieven au prince Léopold, p. 159.
  10. Droysen. Document déjà cité, p. 198.
  11. Archives des Affaires étrangères. Le prince de Polignac au baron Mortier, chargé d’affaires de France à Berlin. Déc. 1829.
  12. Comte d’Haussonville. Histoire de la politique extérieure du gouvernement français, t. I. p. 20. — Hillebrand, Geschichte Frankreichs, t. I. p. 11. Ces deux écrivains ne placent pas à la même date l’entrevue qu’ils racontent. Y eut-il donc deux entrevues différentes, et ; qui expliquerait la contradiction ?
  13. Archives des Affaires étrangères. Dépêche du baron Mortier, octobre 1830.
  14. Metternich à Esterhazy, 20 octobre 1830. Mémoires, t. V, p. 41 et 46.
  15. Hillebrand, t. I, p. 145 ; — Capefigue, t. III, p. 198 et 199. Cet écrivain, qui mérite peu de confiance dans le récit des affaires intérieures, a eu évidemment sur les affaires diplomatiques des communications des ambassadeurs et du comte Molé.
  16. Mémoires de Talleyrand, t. III, p. 306. Dépêche du comte de Nesselrode à Matusewitch, ministre de Russie à Londres.