A. Soirat (p. 342-349).


LXI


La victuaille fut copieuse et d’une culinarité sublime. Pendant quelque temps, on n’entendit que le bruit des mandibules et de la vaisselle, accompagné, en dessous, du gargouillement hoqueté de la commençante déglutition des vieux. Une parole susurrée ondulait vaguement autour de la table immense, préliminaire d’une conversation générale qui cherchait à se préciser. Des interjections brèves, des exclamations suspendues, de timides interrogats, de préhistoriques facéties et des calembours tertiaires, faufilaient peu à peu la rumeur joyeuse, en attendant qu’elle éclatât comme une fanfare, sous l’excitation des puissants vins.

Beauvivier, flanqué à sa droite de Marchenoir et tamponné à sa gauche de Chaudesaigues, s’efforçait assez vainement, d’établir, à travers sa propre personne, un courant d’électricité cordiale entre ses deux voisins immédiats. Marchenoir, impraticable autant qu’un créneau couvert de givre, répondait, en mangeant, avec une concision boréale qui faisait tousser Chaudesaigues.

Néanmoins, Properce, aussi sagace que patient, calculait que l’anachorète finirait par s’allumer, comme un pyrophore, à l’oxygène ambiant de la sottise générale et qu’alors, il éructerait un de ces paradoxes véhéments dont on le savait coutumier, et dont la promesse, glissée sournoisement à quelques oreilles, faisait partie du menu de cet étonnant festin. Il avait même donné de machiavéliques instructions pour qu’on fût très attentif à ne pas le laisser expirer de soif…

Après pas mal de bourdonnements et d’incohérence de propos, la conversation finit par se fixer, à l’autre bout de la table, sur l’événement de la veille dont tous les journaux avaient retenti. Il s’agissait du duel, aussi malheureux que ridicule, d’un confrère catholique assez indépendant, par miracle, et assez courageux pour avoir écrit un livre contre la société juive, mais assez inconséquent pour avoir accepté de croiser le fer avec l’un des plus décriés représentants de cette vermine. Or, ce duel avait été des plus funestes. Le juif avait simplement assassiné le chrétien, aux applaudissements unanimes de la fripouille sémitique, et la justice criminelle, pénétrée de respect pour cette potentate, n’avait pas informé contre l’assassin.

Il va sans dire que nul, parmi les convives, ne gémissait amèrement sur la victime. La plupart, subventionnés par la Synagogue ou valets de cœur de la haute société juive, auraient estimé de fort mauvais goût de s’attendrir sur le juste châtiment d’un énergumène qui avait poussé l’insolence jusqu’à compisser le Veau d’or. On ne pouvait pas exiger, par exemple, que des romanciers aussi domestiqués que Vaudoré ou Dulaurier, s’indignassent de ce qui faisait la joie de leurs maîtres.

On discutait donc uniquement l’incorrection de cette rencontre au point de vue du sport, sans qu’une pensée ou un sentiment quelconques eussent la moindre occasion de se donner carrière dans le bavardage. Beauvivier espéra prématurément que son sauvage allait s’allumer.

— Que pensez-vous de cette affaire ? lui demanda-t-il.

La question, venant de ce juif, parut singulière à Marchenoir qui comprit qu’on voulait le faire poser, et qui décida, sur-le-champ, de déconcerter de son calme le plus inquiétant le scepticisme malicieux de son questionneur.

— Je pense, dit-il, que c’est une sotte affaire. Que voulez-vous que je dise d’un malheureux homme qui démontre jusqu’à l’évidence, en plusieurs centaines de pages, que les juifs sont des voleurs, des traîtres et des assassins, une race de pourceaux illégitimes engendrés par des chiens bâtards, et qui se hâte, aussitôt après, d’accepter un duel avec le plus vil d’entre eux ? Car ce pauvre diable a choisi, — tout le monde en conviendra, — l’adversaire le plus capable de l’égorger de ridicule, en supposant que l’autre manière n’eût pas réussi. Le courage de cette absurde victime est, d’ailleurs, incontestable. Son livre, quoique mal bâti et plus faiblement écrit, lui faisait assez d’honneur. Il a été mal payé d’en désirer davantage. Quant aux circonstances mêmes du duel, elle me sont indifférentes. Le caractère connu du meurtrier autorise le moins informé des Parisiens à préjuger hardiment l’assassinat. Seulement, il est heureux pour lui que je ne sois pas le frère du défunt…

Cela fut débité d’un ton exquis dont Marchenoir s’étonna lui-même. — Ils veulent me faire bramer comme un jeune daim, pensait-il, je vais leur dire tout ce qu’ils voudront, du même air que je commanderais une portion de tripes dans un restaurant.

— Que feriez-vous donc ? interrogea, à son tour, Denizot, qui passe généralement pour un oracle en matière de point d’honneur.

— Je l’assommerais sans phrases et sans colère… rien qu’avec un bâton, répondit suavement Marchenoir, en regardant son assiette, pour ne pas voir le monocle du plus spirituel de nos chroniqueurs.

L’attention devint générale. Le réfractaire excitait visiblement la curiosité. Il se souvint, par bonheur, du « complet triomphe » dont Beauvivier l’avait assuré, la veille, en le congédiant, et ce fut avec une vigueur extraordinaire qu’il serra ses freins.

— Si je vous entends bien, dit alors le vicomte de Tinville, non sans quelque hauteur, vous rejetez absolument la coutume du duel ?

— Absolument. Voudriez-vous m’apprendre, monsieur, comment je pourrais ne pas la rejeter ? Sans parler d’une certaine consigne religieuse qui serait peu comprise, et que je n’aurais probablement pas le courage de vous expliquer, il y a ceci qu’on oublie trop : Le duel est une prouesse de gentilshommes et nous sommes des goujats. Des goujats sublimes, peut-être, mais enfin, d’irrémédiables goujats. À l’exception de quelques rares personnages, semblables à vous, — dont les ancêtres escaladèrent autrefois les murs de Jérusalem ou d’Antioche, — on ne voit pas que nous différions sensiblement de ces croquants, à qui l’on donnait deux triques énormes et le champ clos d’un large fossé, pour vider leurs querelles. Je vous avoue que le ridicule d’une épée dans la main de gens de notre sorte a toujours été terrassant pour moi. Il serait donc parfaitement inutile de me proposer un duel. Si c’est là votre pensée, elle est admirablement judicieuse et fait le plus grand honneur à votre pénétration. Je veux même vous déclarer qu’à mes yeux, le véritable outrage commencerait précisément à cet instant-là. J’estimerais qu’on me regarde comme un farceur de catholique ou comme un imbécile, et mon courroux éclaterait, à la minute, d’une manière tout à fait surprenante.

— Mais, cependant, monsieur le réactionnaire, brailla aussitôt Rieupeyroux, dans une hilarante tonique de pur gascon, qui faillit déchirer en deux le velarium de la gravité générale, vous êtes assez violent, il me semble, quand vous attaquez vos confrères, et il serait peut-être juste que vous ne leur refusassiez pas les réparations qu’ils sont en droit de vous réclamer, quand vous les traînez dans la boue. C’est trop commode, vraiment, de se retrancher derrière le catholicisme pour échapper à toutes les conséquences de ses actes et de ses paroles !

Marchenoir qui sirotait, en souriant, un verre du plus délicieux de tous les Châteaux et que la claironnante cocasserie de ce marquis des marches de la Pouille intéressait, lui répondit en douceur parfaite :

— Si j’étais réactionnaire, comme vous dites inexactement, mon très doux maître, vous me verriez aussi ardent que vous-même à toutes les passes d’armes et à tous les genres de tournois. C’est, au contraire, parce que je suis le plus dépassant des progressistes, le pionnier de l’extrême avenir, que je contemne ces pratiques surannées. Vous affirmez que je suis violent. Dieu sait pourtant si je me refrène, car je pourrais l’être bien davantage !…

Quant aux belles âmes que mes écritures affligent, qui les empêche de m’affliger, à leur tour, de la même sorte ? Je serais le plus inique des éreinteurs si je me fâchais d’une riposte, même imbécile. Je taille mes projectiles avec le plus d’art que je puis et je me ruine à choisir, pour cet usage, les plus dispendieuses matières. L’un de mes rêves est d’être un joaillier de malédictions. Mais je n’exige pas que mes plastrons soient eux-mêmes des lapidaires et qu’ils se mettent en boutique. On fait ce qu’on peut et j’aurais mauvaise grâce à contester le choix d’une arme défensive à n’importe quel chenapan dont je serais l’agresseur. Si je poursuis un putois l’épée à la main et qu’il me combatte avec le jus de son derrière, c’est absolument son droit et je n’ai rien à dire. Il est loisible à chacun de publier que je suis un bandit, un faussaire, un va-nu-pieds, un proxénète, et même un idiot. J’accueille ces vocables avec une indifférence dont vous ne sauriez avoir une juste idée. Par exemple, il ne faut pas m’en demander davantage, car j’oppose aux voies de fait la plus insolite humeur…

Je mourrai certainement sans avoir compris ce que signifie le mot de réparation, au sens où les duellistes veulent qu’on l’entende. Je ne défends pas, d’ailleurs, aux mécontents de m’apporter leurs museaux, s’il leur paraît expédient d’opérer ce transit. Mon domicile est connu de tout le monde et nullement pourvu de retranchements catholiques ou autres. Ma porte s’ouvre facilement, aussi bien que ma fenêtre, mais je ne conseille à aucun brave de choisir ses plus chers amis pour me les expédier comme témoins. Je leur accorderais environ trois minutes de courtoisie, à l’expiration desquelles, il se pourrait que je les renvoyasse assez détériorés pour les guérir, quelque temps, du besoin d’embêter les solitaires dans leurs ermitages.

Léonidas, anciennement maltraité par le pamphlétaire, et que plusieurs mots de ce persiflage sérieux avaient clairement cinglé, ouvrait la bouche pour parler encore, quand Beauvivier l’arrêta d’un geste.

— Pardon, mon cher Rieupeyroux, le débat est clos. Vous avez forcé M. Marchenoir à renouveler des déclarations déjà anciennes et que nous avons tous entendues depuis longtemps. Vous n’espérez pas, sans doute, l’amener, pour vous complaire, à modifier ses vues ou ses sentiments. Notre convive est un homme exotique et d’un autre siècle. Il a d’autres idées que nous sur l’honneur, mais cette divergence est sans portée, puisque son intrépidité personnelle est hors de cause.

À ce dernier point de vue, même, je crois que ses chroniques seront d’un utile scandale en tête du Basile. Tenez ! si personne n’y voit d’inconvénient, et que l’auteur veuille bien y consentir, ajouta-t-il, en se tournant vers son voisin, je serais d’avis qu’il nous lût, tout à l’heure, l’article de début que je fais paraître après-demain, et dont les épreuves sont justement sur mon bureau. Je crois, messieurs, que votre surprise ne sera pas médiocre. Avez-vous quelque répugnance à nous donner ce plaisir intellectuel, monsieur Marchenoir ?

Celui-ci hésita une minute, puis se décida. Il sentait vaguement que, déjà, Beauvivier cherchait une occasion de le compromettre et de lui casser les reins, en le rendant impossible, puisqu’il le poussait à lire cette philippique, où les deux tiers des convives étaient plastronnés. Mais la seule pensée d’un tel risque le détermina, — étant de ces fiers chevaux, qui s’éventrent sur les baïonnettes, en hennissant de la volupté de souffrir !