A. Soirat (p. 321-335).


LIX


Marchenoir aurait bien voulu pouvoir s’en aller. Il prévoyait trop les abominables heures qu’il allait passer. — Quel amas de voyous ! se disait-il consterné. Il va falloir pourtant que je me mêle à tout ça, que je parle, que je mange aussi, que je fasse une trouée dans le dégoût dont ma bouche est pleine, pour y enfourner les aliments qu’on va m’offrir !

Il vit avec désespoir qu’il n’y avait pas devant lui un seul être avec lequel il pût échanger trois paroles sans laisser éclater son mépris.

Un tel merle blanc n’était, certes pas, ce normalien blondasse et barbu, l’homme à l’œil qui verse, l’augural vicomte Nestor de Tinville, le doctrinaire épicurien de la grande presse, qui s’étalait là. On peut défier de mettre la main sur un cuistre plus exaspérant. Il est, à l’heure actuelle, un des types les plus accomplis de cette intolérable ventrée de journalistes oraculaires dont Prévost-Paradol fut le prototype.

Rien ne saurait s’accomplir dans le monde sans la volonté de Dieu, mais sous la réserve des considérants préalables du noble vicomte. Il est le vrai sage affermi sur une expérience de granit, par conséquent, dispensé de toute invention, de tout style, et même de toute écriture. Il a pour lui la sagesse, rien que la sagesse. Il est celui qu’on ne trompe pas. La sagesse est son grand ressort. Si vous lui refusez la sagesse, vous l’assassinez. Quand les filandiers vulgaires ont pâli longtemps sur un écheveau, il laisse tomber, sereinement, une lourde sentence et tout se débrouille. Il ne reste plus qu’à débobiner la lumière.

Il a, — comme tous les sages, d’ailleurs, — un respect infini pour la richesse et pour les riches, sans exception. La richesse est, à ses yeux, un critérium de justice, de vertu, d’aristocratie, — peut-être aussi de virginité, car il parle souvent de virginité, sans qu’on sache pourquoi ce vocable lui est si cher.

Il prononce que le premier devoir du riche est « d’aimer le luxe », et que les crevants de misère, au lieu d’envier les gens qui s’amusent, les devraient bénir. « Que m’importe ? — écrivait-il, à propos d’un roman naturaliste racontant les angoisses d’un malheureux expirant de faim, — j’ai une si bonne cuisinière ! »

La solennité stérile, la morgue constipée, la dureté basse de ce mulet de la chronique, avaient le don d’irriter au plus haut degré Marchenoir. Puis, il savait l’effarante ignominie de sa vie privée et la honte, à faire beugler, de son mariage !…

— Ne pourriez-vous, dit-il à Beauvivier qui vint à passer, me faire dîner sur une petite table séparée, ou m’envoyer simplement à la cuisine ? Je vous assure que je ferais de bon cœur la connaissance de vos domestiques.

— Mes convives vous dégoûtent donc terriblement ? Vous êtes un fauve bien délicat ! C’est pourtant le dessus du panier qu’on vous offre !… Mais voyons, vous m’y faites penser. À côté de qui voulez-vous que je vous place, ou plutôt, à côté de qui tenez-vous absolument à n’être pas ? Vous m’aurez déjà à votre gauche. Mon voisinage vous répugne-t-il ? Non. Qui mettrai-je maintenant à votre droite ? Parlez, il est encore temps.

D’un regard circulaire, Marchenoir tria la chambrée.

— Placez-moi donc à côté de ce loucheur, répondit-il, en désignant Octave Loriot dans la profondeur d’un groupe. Celui-là, du moins, n’est qu’un imbécile.

Octave Loriot n’est, en effet, qu’un imbécile. Les analyses de la critique la plus attentive n’ont pu dégager un autre élément de la pulpe cérébrale de ce romancier pour dames. Il cuisine loyalement son petit navet au macaroni, selon les inusables formules d’Octave Feuillet, de Jules Sandeau, de Pontmartin ou de Charles de Bernard. Quelques-uns prétendent abusivement qu’il procède du Maître de Forges. Il est bien trop anémique et frêle, pour qu’on le compare à ce Crotoniate, à cet Hercule Farnèse, à ce Colosse Rhodien de l’imbécillité française. Il en est à peine le Narcisse et n’aurait pas même l’énergie de se noyer dans son image.

Mais voilà justement ce qui le rend si précieux aux sentimentales âmes dont il encourage les transports, — sans obérer son propre cœur. Car il ne se risque pas au hasardeux négoce des grandes passions. Il borne ses vœux à l’humble trafic des émollients et des préservatifs. C’est un modeste bandagiste pour les hernies inguinales ou scrotales de l’amour.

Il continue donc la série des romanciers de confiance de la société correcte, pour laquelle Chaudesaigues a trop d’originalité, Vaudoré trop de sentiment, et le bélître Ohnet trop de profondeur. Dulaurier, seul, pourrait lui porter ombrage. Mais l’auteur de Péché d’amour est un poulain de trop peu de manège, dont on n’est pas encore assez sûr. Demain, peut-être, il va tout casser, tandis qu’on est bien tranquille avec cette honnête rosse, qui n’a jamais renâclé, et qu’un strabisme, heureusement convergent, permet de gouverner sans œillères.

En conséquence, les personnes vertueuses qu’il a pudiquement lubrifiées de son imagination, pendant leur vie, se souviennent de lui à l’heure de la mort et le consignent dans leur testament. L’heureux Loriot est le seul romancier qui couche dans des châteaux légués par l’admiration.

Le groupe, dont ce propriétaire faisait partie, se massait respectueusement autour de Valérien Denizot, l’officier à monocle de la cavalerie légère du journalisme. Sacré homme de lettres par Dumas fils, le grand archonte, et vraisemblablement né pour autre chose, Denizot est le plus universel raté de son siècle. Raté de la poésie, raté du roman, raté du théâtre, raté de la politique, raté même de l’amour, ayant été cocufié à Lesbos, — ce qui est un cocuage sans espérance.

On ne connaît, à Paris, que le seul Bergerat qui puisse lui être comparé comme manant de l’écritoire. Encore, Bergerat fut-il rageusement vernissé de littérature par son beau-père, Théophile Gautier, dont la voluptueuse bedaine avait, dit-on, des entrailles répulsives pour ce théâtrier et ce fils de prêtre.

Denizot, lui, se passe très bien de littérature. Il est un manant sans mélange, un goujat complet, — à table surtout, quand il boit du vin du Rhin pour se donner l’air d’un burgrave. Les femmes sont obligées, alors, de prendre la fuite. Ce vieux gavroche n’a jamais soupçonné qu’il pût exister autre chose que des filles ou des brelandiers, car il est prince du tripot, comme il est roi de la basse blague, ayant été rétribué de ses services de spadassin de plume et de ses fonctions de torcheur privé de Waldeck-Rousseau, — dont il eut le génie de déshonorer un peu plus le ministère, — par un diplôme de chevalerie et le juteux octroi d’une cagnotte.

L’esprit de mots tant vanté de Valérien Denizot est puisé à une source difficilement tarissable. Il possède une bibliothèque Alexandrine de calembredaines, d’anas, de recueils grivois, de compilations burlesques. C’est à n’en jamais voir la fin. Il ne tient qu’à lui d’être, cent ans encore, « le plus spirituel de nos chroniqueurs ».

Par malheur, il se doute un peu de son néant et cela l’enrage contre l’univers. Personne n’est absous de son impuissance. S’il avait un sou de talent au service de sa désespérée fureur de raté, nul n’échapperait au venin de ses abominables crocs, — à l’exception, peut-être, de quelques turfistes à poigne, accoutumés à rosser des bêtes plus nobles, mais fort capables, après le champagne, de déroger jusqu’à son calottable visage.

Probablement fatigué de se porter lui-même, il s’appuyait sur son digne confrère, Adolphe Busard, connu dans tous les théâtres sous le sobriquet significatif de Mimi-Vieux-Chien. Ce vieux chien a les allures et la physionomie d’un officier de cavalerie, supérieur en grade à Denizot, mais d’une arme plus lourde.

C’est un bonapartiste obséquieux et rêche, à physionomie quelque peu chinoise, plagiaire plein d’impudence, très puissant au Basile et baryton des plus influents. Une vieille pratique, s’il en fut, et du meilleur temps ! On assure que Napoléon III a payé plusieurs fois ses dettes. Hélas ! le pauvre sire aurait mieux fait de venir en aide à quelques nobles artistes dédaignés, qui l’eussent efficacement protégé de leur encre ou de leur sang contre la hideuse vermine qui le dévora.

Le sang de Busard, si cette matière coulante existe en lui, est un trésor dont il paraît singulièrement avare. Quant à son encre, il l’utilise exclusivement, à faire, en littérature, des travaux d’expéditionnaire. Son zèle de copiste est infatigable. Une de ses prétentions les plus chères est de passer pour un historien littéraire, pour un bibliophile savant et documenté. Naturellement, il est moliériste, comme il convient à tout esprit bas. Jules Vallès est probablement le seul gredin qui ait méprisé Molière. Il est vrai que Vallès était un gredin de talent.

Busard se contente de démarquer le talent des autres ou, plus simplement, de les dépouiller en bloc, sans discernement et sans choix, car il est incapable même d’apercevoir le talent. On se rappelle cet important, ce définitif travail, tant annoncé, sur Villon, sur sa vie et son temps, renforcé de pièces inédites et de toutes les herbes de la Saint-Jean de l’érudition. À l’examen, il se trouva que la chose avait été copiée, intégralement, dans le Journal des Chartes. Le véritable auteur détroussé, qui avait encore sa montre, par grand bonheur, jugea enfin que l’heure était venue de se montrer et de protester. Il fit donc paraître ses notes et Busard, démoli, s’immergea dans un silence malheureusement bien court.

Ce qui le tire de pair, absolument, c’est le génie commercial. Les statistiques les plus exactes ont établi l’énorme supériorité numérique de sa clientèle d’écorchés. Wolff excepté, aucun journaliste ne peut se flatter d’une aussi grande puissance d’attraction sur les écus. Ces deux aruspices distribuent la justice, comme Danaé décernait l’amour. Ils sont virginaux et incorruptibles, juste aussi longtemps que cette éventrée de Jupiter. Il est vrai qu’Albert Wolff rançonne la terre et que Busard, moins équipé, opère surtout au théâtre, où il impose jusqu’à ses maîtresses. Mais sur ce marché, il est sans égal.

Et Dieu sait, pourtant, si Germain Gâteau, l’ancêtre du groupe Denizot, est un novice en cet art fructueux de s’engraisser du labeur d’autrui ! Ce Géronte visqueux et blanchâtre, au teint de mastic couperosé, est un sous-Wolff et s’en félicite. Hebdomadairement, il foire au Basile le tapioca d’une bibliographie gélatineuse et moléculaire, dont se pourlèche l’abonné sérieux. C’est lui qui est chargé d’informer deux cent mille lecteurs du mouvement intellectuel de la France contemporaine !

À ce titre, il est une des grosses influences du Paris actuel, et d’interminables théories de débutants implorateurs viennent déposer à ses pieds les fruits imprimés de leurs veilles. Mais une longue pratique du négoce a blindé son cœur contre les sollicitations éplorées des Malfilâtres, et les larmes d’argent sont seules admises à rouler sur le drap funèbre de son impartialité. Ce thaumaturge a découvert des filons d’or dans les poches percées de la littérature. Il est le Péruvien du compte-rendu sympathique et le carrier philosophal des transmutations de la Réclame.

Marchenoir, voué, par nature, à l’observation des hideurs sociales, n’avait jamais pu se remettre de l’ahurissement que lui avait causé le premier aspect de cet individu, qu’il avait pu rêver dégoûtant, mais non pas de ce genre ni de ce degré de dégoûtation. Il avait beau se pincer, se crier à ses propres oreilles, se traiter de triple niais, il n’en revenait pas qu’un intendant de la renommée, un être qui tient sous clef, pour le distribuer comme bon lui semble, le pain des artistes dont il serait indigne de décrotter la chaussure, — en lui supposant même la beauté d’un Dieu, — eût précisément l’ignoble physionomie de Germain Gâteau !

C’est la forme sensible que prendrait nécessairement la Vulgarité, si elle venait à s’incarner pour la rédemption des captifs de la Poésie, c’est une Méduse de vulgarité. Il y a du notaire de campagne usurier et du vieux garçon de tripot, du marchand de soupe de vingtième ordre, et du concierge de la place Pigalle, qui a vendu sa fille au capitaine retraité de l’entresol. Il y a, surtout, du laquais insolent et voleur, toléré par des maîtres à peine moins vils, dont il aurait surpris les secrets fangeux. La savate, — déjà levée ! — retombe aussitôt devant cette face décourageante où l’abjection sans mesure s’amalgame visiblement à une imbécillité, qu’on est forcé de conjecturer insondable !

À droite et à gauche de ces chefs, Marchenoir apercevait quelques jeunes thuriféraires en travail d’extase : Hilaire Dupoignet, Jules Dutrou, Chlodomir Desneux, Félix Champignolle et Hippolyte Maubec, — têtards de journalistes-pirates et de romanciers sans génie, fleurs écloses du crottin des vieux, dans les balayures saliveuses du boulevard, et qu’il faut craindre de grandir, en se donnant la peine de les mépriser.

Hilaire Dupoignet est un héros flûtencul de la guerre du Tonkin, où il se signala comme infirmier. Les troupiers l’avaient surnommé Cinq contre un, à cause d’une habitude honteuse qu’il se hâta de révéler à ses contemporains dans un roman autobiographique d’une invraisemblable fétidité. Il l’écrivit à son retour, de cette même main qui avait rendu de si grands services et se couvrit ainsi d’une gloire nouvelle, que les qualités de son esprit n’avaient pas promise, mais que la vilenie de son âme lui fit obtenir d’emblée.

Ce masturbateur a pour spécialité d’attaquer les gens qui ne peuvent pas se défendre. Il fit cette prouesse d’envoyer au frère Philippe le premier exemplaire de son punais roman, où le public est informé que les frères de la Doctrine chrétienne furent institués à l’unique fin de pourrir l’enfance.

Lâche évident, chourineur probable, empoisonneur par principes, mais incendiaire frigide, il offre à l’observateur la lividité sébacée d’un homme sur le visage duquel on aurait pris l’habitude de pisser…

Jules Dutrou, le moins jeune de ces têtards, donne l’idée d’une vipère qui serait devenue renard, tout exprès pour succomber aux atteintes d’une inexorable alopécie. Ce croûte-levé s’est fait journaliste pour avoir des femmes, malgré sa pelade et sa calvitie. Il chroniquaille dans une feuille de boulevard renommée pour le néant exceptionnel de ses virtuoses, et distribue sur l’asphalte des sourires à ressort et de dangereuses pressions de sa main suspecte.

Sa voix est celle d’un châtré de naissance, qui n’a jamais eu besoin d’aucune chirurgie pour devenir chanteur et qui porte ses cisailles dans son cerveau.

Dutrou se juge écrivain et parle quelquefois avec un équitable mépris des « voyous de lettres ».

Un jour, quelqu’un nomma Chlodomir Desneux à un romancier célèbre. Il s’agissait d’obtenir de ce pontife tout-puissant alors au Voltaire, qu’il y poussât le débutant rongé de misère, disait-on, et intéressant à tous les points de vue. Le maître se laissa toucher et parvint à imposer au directeur du dit Voltaire un roman de Chlodomir. Celui-ci soutire aussitôt une somme, décampe avec son manuscrit, le publie ailleurs, devient l’ami d’Arthur Meyer qui lui confie une magistrature, et, à la première occasion, il traîne son protecteur dans les ruisseaux.

Ce Mérovingien est une créature de Dulaurier, qui ne parla jamais de lui donner d’argent, mais qui le pilota de son expérience, et l’instruisit à devenir le semblant de quelque chose.

La force de Chlodomir Desneux est, peut-être, dans son sourire. Un sourire affreux qui lui déchausse les gencives et fait apparaître les dents d’un loup. Mais c’est un brave loup très éduqué qui rentre ses crocs, au surgissement le plus lointain d’une trique possible.

Il est aisément reconnaissable à ses redingotes de clergyman, boutonnées de pastilles de réglisse, et à ses faux gilets lacés dans le dos, en velours olive de vieux fauteuil, — ces derniers servilement copiés de Lécuyer, dont le dandysme de haut souteneur l’a fortement imprégné.

Il a ceci de commun avec Denizot, qu’il ferait, en temps de terreur, un délicieux proconsul de la guillotine. Tant qu’ils pourraient, l’un et l’autre de ces deux envieux couperaient des têtes pour se venger d’avoir été d’heureux impuissants.

Marchenoir n’avait pas à craindre que Félix Champignolle s’approchât de lui. Ce jeune bandit, à figure d’équivoque larbin, était trop prudent pour se mettre à portée d’une main dont il savait la vigueur. Il n’ignorait pas que Marchenoir avait été l’ami d’un pauvre diable d’homme de lettres dont lui, Champignolle, avait procuré la mort tragique, en le faisant tomber dans le guet-apens d’un duel, et, même, il avait été sur le point de prendre congé, sous un prétexte quelconque, en voyant entrer le désespéré. Mais on eût trop compris le vrai motif de cette départie, et la politique le contraignit à rester. Quant à Marchenoir, il n’eut pas trop de toute son énergie pour se tenir tranquille, en attendant une occasion meilleure. Quelle danse, alors !

Champignolle est un personnage des plus remarquables, en ce sens qu’il a l’air d’un parfait scélérat, au milieu d’une bande de coupe-jarrets que sa présence fait ressembler à d’inoffensifs bourgeois. À l’exception d’un acte courageux ou spirituel, on peut dire qu’il est absolument capable de tout. Son effronterie est sans exemple et sans précédent. Il est le seul homme de lettres ayant osé publier un livre plagié de tout le monde, à peu près sans exception, et fabriqué de coupures dérobées aux livres les plus connus, sans autre changement que l’indispensable soudure d’adaptation à son sujet. On s’étonne même que cette audace ait eu des bornes et qu’il n’ait pas donné, comme de lui, le Lac de Lamartine ou l’une des Diaboliques de Barbey d’Aurevilly. Mais il est facile de concevoir les résultats esthétiques d’une telle méthode.

La personne d’un chenapan de cet acabit ne serait pas tolérée, un quart de minute, dans une société de voleurs de grand chemin, où subsisterait quelque regain de virile solidarité. La société des lettres l’accepte, néanmoins, avec honneur, et se serre, volontiers, pour le mettre à l’aise. Il est offert en exemple à l’émulation des jeunes, qui convoitent sa dextérité et naviguent en cohue dans son sillage.

Sa force est, d’ailleurs, attestée par les précautions qu’on est obligé de prendre pour le recevoir. Non seulement, il est conseillé de cacher soigneusement tous les papiers de quelque importance, mais il faut encore surveiller les mains agiles du visiteur, aussi longtemps qu’il stationne dans un endroit où quelque chose est à prendre.

Chamfort recommandait aux ambitieux d’avaler un crapaud tous les matins, avant de sortir, pour se faire la bouche. Champignolle a trouvé mieux. Il a passé le matin de sa vie à solliciter les coups de pieds au derrière de tous les passants, dont la botte pouvait utilement retentir, et quand il ne les obtenait pas, il inventait le moyen de les carotter.

On peut donc tout prédire à un aventurier d’un tel caractère. Les journaux ont raconté la touchante cérémonie de son mariage avec une jeune amie de Madame Valtesse… Où n’ira-t-il pas, désormais, ce jeune vainqueur, qui commençait hier, à peine, en se glissant, comme une punaise, par les fentes des parquets et pour qui, bientôt, aucun portail, aucun arc de triomphe ne s’élèvera suffisamment au-dessus du sol ?

Enfin, Hippolyte Maubec, premier reporter de Paris, ainsi qu’il se qualifie lui-même. Il passe, du moins, pour l’un des meilleurs flairs et des plus tenaces à la piste, parmi tous ces chiens du journalisme dont l’héroïque emploi consiste à réaliser, dans la vie privée des contemporains illustres, les manœuvres décriées que la loi martiale rétribue d’une demi-douzaine de balles aux alentours présumés du cœur. Ce métier demande, avant tout, du front et de l’estomac. Quant à l’esprit, il en faut tout juste assez pour voir, à temps, monter la moutarde dans le nez d’autrui, ou pour accueillir les coups de bottes des exaspérés, avec le sourire d’un gladiateur de l’information.

Cependant, cette place enviée n’arrivant pas à combler ses vœux, Hippolyte Maubec s’improvisa moraliste consultant au journal fameux dont s’imprègnent les républicains honnêtes, où il s’arrange, — malgré le voisinage de Sarcey, — pour être la plus laide chenille de cette feuille de mauvais figuier qui rend un peu plus visibles les parties honteuses de notre histoire contemporaine.

Il est donc d’une espèce de figure syphilitique et foraminée, aux glandes cutanées perpétuellement juteuses. C’est précisément le contraire de son croûteux et feuilleté confrère, Jules Dutrou, dont la lèpre est sèche. Quand l’humeur liquide menace de s’indurer, il presse délicatement les pustules réfractaires au suintement et fait jaillir son ordure. Malheur à qui se trouve, alors, devant son abominable gueule !

N’importe. Les boutiquiers et les commis voyageurs, qui lisent assidûment son journal, lui adressent force épîtres anxieuses, auxquelles il répond, publiquement, avec un zèle patriotique à peine surpassé par le ridicule inouï de son ton d’augure, car ce vénéneux est pour la vertu et ce hanteur de tripots pour la probité.

Redouté comme une mouche de pestilence et rempli de charbonneuses notions sur la conjecturale moralité des uns et des autres, on lui abandonne sans discussion toute l’autorité qu’il veut prendre, et le drôle immonde en profite pour organiser, à son usage, une sorte de royauté de l’espionnage et de l’intimidation. Il donne ainsi des mots d’ordre à la presse entière, organise le scandale, décrète le bruit, promulgue le silence et, aussi savant délateur que redouté complice, fait tout trembler de son omnipotente ignobilité.

Et c’est une juste royauté, une trois fois légitime primatie, nul, — pas même Albert Wolff et Valérien Denizot ! — n’étant plus bas, plus fangeusement côté, plus dénué de talent, plus invulnérable à un sentiment d’ordre élevé, plus impossible à calomnier.