A. Soirat (p. 240-245).


XLVII


Véronique avait expérimenté la misère infinie de ce clergé, avec une rigueur proportionnée à la suréminence de sa propre vocation mystique. Elle avait enduré, dès le commencement et toute la première année, un tourment intérieur, continuel, à défier les flammes et les chevalets du martyrologe.

Au début de son installation avec Marchenoir, elle avait été résolument se présenter au guichet d’un confessionnal quelconque et, assoiffée de mépris, ambitieuse d’être foulée aux pieds, elle avait tout d’abord déclaré ceci : — Mon père, je suis une sale prostituée. L’effet de cette parole, nullement inouïe, pourtant, dans ces vestibules de l’Espérance où viennent tomber tant d’épaves d’âmes, avait été immédiat et confondant. On lui avait jeté le guichet au nez, par un geste soudain, d’une incroyable violence.

Elle ne sut jamais quel ecclésiastique avait accompli cet acte de vertu et ne voulut jamais le savoir. C’était, peut-être, un de ces jeunes prêtres caramélisés dans la blanche confiture des petites puretés « inviolables », qui conçoivent la vie comme une très longue allée d’innocents tilleuls de séminaire, avec une petite statue de Marie sans tache à l’extrémité, au-dessous d’un phylactère édifiant déployé par deux chérubins, pendant que d’immaculées douillettes et d’insexuels surplis vont et viennent, sirupeux de chasteté. Peut-être, aussi, était-elle tombée sur quelque mûr soutanier, admirateur de Fénelon et de Nicole, et farouche ennemi du naturalisme pénitentiel, par conséquent, expulseur impitoyable de tout repentir qui déconcertait les litotes et les hypotyposes de son formulaire. Ces deux variétés de vermine sacerdotale remplacent assez souvent, de la manière la plus effective, les filets du Prince des apôtres par les filets de la morgue où vont se jeter certains misérables, au désespoir desquels il n’avait manqué, jusqu’alors, que le suggestif dégoût de les rencontrer.

La vaillante fille trouva la chose un peu dure, mais absolument normale, et s’en alla, le cœur gros, à la recherche d’un intendant moins parcimonieux de la provende apostolique. Elle eut le bonheur de trouver presque aussitôt, à Notre-Dame des Victoires, un vieux praticien jésuite, mort aujourd’hui, que sa dextérité spéciale comme confesseur de libertins et de prostituées, a rendu célèbre. Ce curieux vieillard de quatre-vingts ans, dont la pénétration psychologique tenait du miracle, a guéri des centaines d’âmes abandonnées. — Je ne pêche que le gros poisson, — disait-il, avec sa bonhomie narquoise d’ancien pandour converti lui-même, — que le fretin s’adresse ailleurs. Je suis le vidangeur des consciences et j’enlève les fortes ordures, mais je me déclare inapte aux ouvrages d’embellissement et de parfumerie.

Discernant apôtre et moraliste plein de judiciaire, il pensait que le péché habituel de la chair est surtout une névrose d’enfantillage, à la vérité terrible et mortelle, mais intraitable, dans le plus grand nombre des cas, sans l’attractive bénignité d’une sorte de lactation prophylactique. L’énergie, parfois étonnante, impliquée par l’acte pur et simple de l’aveu pénitentiel, il la décrétait éminemment satisfactoire et, prenant gaillardement tout sur lui, réintégrait sur-le-champ les repentantes brebis, — sans exiger les préalables et décourageantes corvées que le Jansénisme inventa pour les mettre en fuite. Véronique fut donc accueillie par lui comme une fille prodigue, avec une joie sans bornes. Il tua pour elle le veau gras des absolutions…

Mais cette bombance ne pouvait durer. Quand il s’aperçut que sa nouvelle cliente était de propos solide et ne retournerait pas, comme les autres, à ses vomissures, il lui déclara son insuffisance pour la guider utilement sur n’importe quels sommets et l’engagea à chercher un directeur.

Ce fut l’aurore des tribulations. Personne ne comprenait rien à cette brûlée d’amour qui se diaphanéisait en montant dans la lumière. La plus tenace et la plus dure de ses épreuves fut l’inclairvoyante opiniâtreté d’un tas de prêtres, engraissés d’identiques formules, qui s’efforcèrent de la jeter dans le découragement par le conseil, uniformément comminatoire, de se séparer de Marchenoir. La simple créature, prise dans l’étau du dilemme de son obéissance et de l’impossibilité absolue de vivre seule, aurait vingt fois perdu la tête, sans le bienheureux précédent des absolutions données, quand même, par le bonhomme qui avait accepté la cote mal taillée de cette inévitable situation, dont elle était bien certaine de n’avoir jamais abusé.

Et puis, elle les exaspérait, tous ces ecclésiastiques à charnières, par son adorable simplicité qui aurait dû les attendrir jusqu’aux larmes. La confession, qui porte ce nom grandiose de Sacrement de Pénitence, est devenue, dans le coulage et le délavage actuel du christianisme, un vulnéraire si parfaitement incolore et neutre, que sa force thérapeutique sur les âmes doit, en général, être à peu près nulle. C’est presque toujours une petite mécanique prévue, du fonctionnement le plus enfantin. Le pénitent apporte sa formule de contrition et le confesseur lui passe en échange sa formule d’exhortation. C’est un négoce de rengaines apprises par cœur, où le cœur, précisément, n’a plus rien à faire d’aucun côté, et dont le Seigneur Dieu s’accommode comme il l’entend. Véronique ignorait profondément cette tenue de sottes paroles en partie double. Elle en avait appris une autre, — un peu différente, — et depuis qu’elle l’avait oubliée, elle ne savait plus rien au monde, sinon le sublime de l’amour divin et de l’amour humain fondus ensemble dans une seule flamme aussi candide que tous les lys. Mais voilà ce qui ne pouvait être compris.

Tant qu’ils voulurent, ils lui tordirent le cœur, de leurs mains salissantes et pataudes, à cette ouaille très soumise qui ne demandait pas mieux que de souffrir. Interprétant les naïvetés de sa tendresse par le zèle indiscret d’un satanique orgueil, ces bestiaux consacrés ne voyaient rien de mieux à faire que de l’accabler sans cesse de son passé, les uns avec véhémence, les autres avec ironie, et ces derniers étaient de beaucoup les plus cruels.

L’ironie est, à coup sûr, l’arme la plus dangereuse qui soit dans la main de l’homme. Un écrivain, redoutable lui-même par l’ironie, nommait cet instrument de supplice « la gaîté de l’indignation », fort supérieure à l’autre gaîté qu’elle fait ressembler à une gardeuse de dindons. Mais, que penser de l’ironie d’un cuistre niaisement indigné de l’inobservation d’une étiquette ou d’un rudiment, et rendu tout fort par l’humilité d’un repentir que sa sottise lui fait prendre pour de l’abjection ? — car la préséance évangélique de l’unique pénitent sur une multitude de justes sans taches n’est, aux yeux de tout vrai sulpicien, qu’une bonne blague sans application pratique. Beaucoup de prêtres utilisent donc avec succès cet heureux moyen de dégoûter de leurs personnes et du sacrement qu’ils avilissent. La pauvre fille, résignée à tout, en fut néanmoins crucifiée dans le fond du cœur. Silencieusement, elle savoura cette avanie, comme une sainte qu’elle était, et Marchenoir n’en connut par elle absolument rien.

À la fin, pourtant, elle avait mis la main sur un brave homme de missionnaire qui l’avait à peu près acceptée telle qu’elle était. L’expérience de la cohabitation fraternelle en était à son dix-huitième mois de la plus concluante innocence. Le rouge grief, qui avait attiré tant de pudiques taureaux, s’éteignait enfin, et la paix venait de commencer, quand arriva la foudroyante lettre de Marchenoir. Pour tout dire, une mystique de telle envergure se trouvait désorientée de n’avoir plus rien à souffrir.

L’étonnante fredaine d’holocauste qui suivit, avait paru énorme à son confesseur, qui n’hésita pas à l’inculper énergiquement de zèle excessif, tout en s’avouant, dans l’intime de ses conseils, singulièrement édifié lui-même par cette chrétienne, dont il avait la prétention d’être le remorqueur. Même, il n’avait pu s’empêcher d’exprimer des craintes sur l’efficacité de l’expédient, alléguant, non sans profondeur, l’instinct de résignation mendicitaire particulier à l’amour sensuel, qui fait convoiter aux désirants les plus superbes, jusqu’aux moindres miettes de la ripaille dont ils sont frustrés. Il pensait surtout, mais sans l’exprimer, qu’aux yeux d’un spiritualiste, au transport facile, tel que Marchenoir, la splendeur morale de l’immolation devrait infiniment surpasser en illécébrant vertige la charnelle beauté sacrifiée…