A. Soirat (p. 215-223).


XLV


C’était l’heure où la pire brute, assouvie de son repos, sort de ses antres et coule à pleines rues dans tout Paris. La besogneuse pécore aux millions de pieds, coureuse d’argent ou de luxure, mugissait aux alentours, dans cet excentrique quartier. Le prolétaire souverain, à la gueule de bois, s’élançait de son chenil vers d’hypothétiques ateliers ; l’employé subalterne, moins auguste, mais de gréement plus correct, filait avec exactitude sur d’imbéciles administrations ; les gens d’affaires, l’âme crottée de la veille et de l’avant-veille, couraient, sans ablutions, à de nouveaux tripotages ; l’armée des petites ouvrières déambulait à la conquête du monde, la tête vide, le teint chimique, l’œil poché des douteuses nuits, brimbalant avec fierté de cet arrière-train autoclave, où s’accomplissent, comme dans leur vrai cerveau, les rudimentaires opérations de leur intellect. Toute la vermine parisienne grouillait en puant et déferlait, dans la clameur horrible des bas négoces du trottoir ou de la chaussée. Qui donc se fût avisé de soupçonner là, derrière une de ces murailles de rapport dont s’éloigne en gémissant l’ange à pans coupés de l’architecture, une mystique véritable, une Thaïs repentie, une furie de miséricorde et de prière, comme il ne s’en voit plus depuis des siècles ? Et qui donc, l’apprenant, n’aurait pas éclaté de ce rire de graisse qui déculotte les peuples sages, venus à point pour être fustigés ?

L’action qu’elle venait d’accomplir, cette simple chrétienne, était aussi parfaitement inintelligible pour ses contemporains que pourrait l’être la Transfiguration du Seigneur aux yeux d’un hippopotame vaquant à son bourbier. Une si haute température d’enthousiasme répugne invinciblement à la fuyante queue de maquereau de cette fin de siècle. Jamais, sans doute, dans aucune société, l’héroïsme ne fut aussi généralement cocufié par la nature humaine, depuis six mille ans que ce rare pèlerin d’amour est forcé de concubiner avec elle.

Le christianisme, quand il en reste, n’est qu’une surenchère de bêtise ou de lâcheté. On ne vend même plus Jésus-Christ, on le bazarde, et les pleutres enfants de l’Église se tiennent humblement à la porte de la Synagogue, pour mendier un petit bout de la corde de Judas qu’on leur décerne, enfin, de guerre lasse, avec accompagnement d’un nombre infini de coups de souliers.

Si la pauvre fille avait dû être jugée, ce n’est, assurément, ni par les hérétiques ni par les athées qu’elle eût été le plus rigoureusement condamnée. Ceux-là se fussent contentés de la gratifier, en passant, de quelques pelletées d’ordures. Mais les catholiques l’eussent dépecée pour en engraisser leurs cochons, — aucune chose, à l’exception du génie, n’étant aussi férocement détestée que l’héroïsme, par les titulaires actuels de la plus héroïque des doctrines.

Ce qu’ils nomment vie spirituelle, par un étrange abus du dictionnaire, est un programme d’études fort compliqué et diligemment enchevêtré par de spéciaux marchands de soupe ascétique, en vue de concourir à l’abolition de la nature humaine. La devise culminante des maîtres et répétiteurs paraît être le mot discrétion, comme dans les agences matrimoniales. Toute action, toute pensée non prévue par le programme, c’est-à-dire toute impulsion naturelle et spontanée, quelque magnanime qu’elle soit, est regardée comme indiscrète et pouvant entraîner une réprobatrice radiation.

Donner son porte-monnaie à un homme expirant d’inanition, par exemple, ou se jeter à l’eau pour sauver un pauvre diable, sans avoir auparavant consulté son directeur et fait, au moins, une retraite de neuf jours, telles sont les plus dangereuses indiscrétions que puisse inspirer l’orgueil. Le scrupule dévot, à lui seul, exigerait une seconde Rédemption.

Les catholiques modernes, monstrueusement engendrés de Manrèze et de Port-Royal, sont devenus, en France, un groupe si fétide que, par comparaison, la mofette maçonnique ou anticléricale donne presque la sensation d’une paradisiaque buée de parfums, et Dieu sait, pourtant, que, de ce côté-là, les intelligences et les cœurs n’ont plus grand’chose à recevoir, maintenant, pour leur porcine réintégration, de l’animale Circé matérialiste !

Il est vrai qu’on n’a pas encore abattu toutes les croix, ni remplacé les cérémonies du culte par des spectacles antiques de prostitution. On n’a pas non plus tout à fait installé des latrines et des urinoirs publics dans les cathédrales transformées en tripots ou en salles de café-concert. Évidemment, on ne traîne pas assez de prêtres dans les ruisseaux, on ne confie pas assez de jeunes religieuses à la sollicitude maternelle des patronnes de lupanars de barrière. On ne pourrit pas assez tôt l’enfance, on n’assomme pas un assez grand nombre de pauvres, on ne se sert pas encore assez du visage paternel comme d’un crachoir ou d’un décrottoir… Sans doute. Mais toutes ces choses sont sur nous et peuvent déjà être considérées comme venues puisqu’elles arrivent comme la marée et que rien n’est capable de les endiguer.

Le mal est plus universel et paraît plus grand, à cette heure, qu’il ne fut jamais, parce que, jamais encore, la civilisation n’avait pendu si près de terre, les âmes n’avaient été si avilies, ni le bras des maîtres si débile. Il va devenir plus grand encore. La République des Vaincus n’a pas mis bas toute sa ventrée de malédiction.

Nous descendons spiralement, depuis quinze années, dans un vortex d’infamie, et notre descente s’accélère jusqu’à perdre la respiration. Nous allons maintenant, comme la tempête, sans aucune chance de retour, et chaque heure nous fait un peu plus bêtes, un peu plus lâches, un peu plus abominables devant le Seigneur Dieu, qui nous regarde des enfoncements du ciel !…

Joseph de Maistre disait, il y a plus d’un siècle, que l’homme est trop méchant pour mériter d’être libre.

Ce Voyant était un contemporain de la Révolution dont il contemplait, en prophète, la grandiose horreur, et il lui parlait face à face.

Il mourut dans l’épouvante et le mépris de ce colloque, en prononçant l’oraison funèbre de l’Europe civilisée.

Il n’aurait donc rien de plus à dire aujourd’hui, et les finales porcheries de notre dernière enfance n’ajouteraient absolument rien à la terrifiante sécurité de son diagnostic.

Eh bien ! quand toutes les menaces de la crapule antireligieuse auront enfin crevé sur nous, comme les nuées d’un sale déluge, quand la société soi-disant chrétienne, irréparablement désagrégée, s’en ira, comme une flotte d’épaves nidoreuses, sur le liquide phosphoré qui aura submergé la terre, — que sera-ce auprès du monstre déjà formé, dont la raison s’épouvante, et qui règne en accroupi despote sur le stérile fumier de nos cœurs ?

Il n’y a que deux sortes d’immondices : les immondices des bêtes et les immondices des esprits.

Or, c’est une puanteur bien subalterne que la boue révolutionnaire et anticléricale. Elle est fabuleusement surannée et plus vieille encore que le christianisme. Elle coule des parties basses de l’humanité depuis soixante siècles et a usé des pelles et des balais, à payer la rançon d’un roi de vidangeurs.

C’est un inconvénient de ce triste monde, une simple affaire de voirie et d’assainissement pour les diligentes autorités qui ont à cœur la santé publique. Il faut que la brute suive sa loi et le mal est à peu près nul aussi longtemps que ces autorités ne décampent pas. Et, même alors qu’elles ont décampé, le mal se coule en persécution pour se transformer en gloire.

Les injures bestiales, les goîtreux défis, les sacrilèges stupides, les idiotes atrocités de nègres échappés au bâton et tremblants d’y retourner, tout cela est peu de chose et ne contamine essentiellement ni la vérité ni la justice.

Depuis le Calvaire et le Mont des Oliviers, il n’y a rien qui n’ait été tenté par l’interne pourceau du cœur de l’homme, contre cette excessive magnificence de la Douleur.

L’invention n’est plus possible et les Galilée ou les Edison de la fripouillerie démocratique y perdraient leur génie. Rabâchage de séculaires rengaines, recopie sempiternelle de farces immémorialement décrépites, remâchement de salopes facéties dégobillées par d’innumérables générations de gueules identiques, parodies éculées depuis deux mille ans, on n’imagine rien de plus.

Il est probable que les Juifs étaient plus forts, d’abord, pour avoir été les initiateurs et, peut-être aussi, parce qu’ayant à faire souffrir l’Homme qui devait assumer toute expiation, ils savaient des choses dont l’épaisse ignorance des blasphémateurs actuels n’a même pas le soupçon.

Ce qui est vraiment épouvantable, c’est l’immondicité des esprits.

Les pieds du Christ ne peuvent pas être souillés, mais seulement sa Tête, et cette besogne d’iniquité idéale est le choix inconscient ou pervers de la multitude de ses amis.

Le Christ, ne pouvant plus donner à ceux qu’il nomma ses frères aucun surcroît de grandeur, leur laisse au moins la majesté terrible du parfait outrage qu’ils exercent sur Lui-même. Il s’abandonne jusque-là et se laisse traîner au dépotoir.

Les catholiques déshonorent leur Dieu, comme jamais les Juifs et les plus fanatiques antichrétiens ne furent capables de le déshonorer.

L’imbécile rage des ennemis conscients de l’Église fait pitié. Le boniment légendaire des souterraines conspirations jésuitiques, romantiquement organisées par des cafards nauséeux, mais pleins de génie, peut encore agir sur le populo, mais commence à perdre crédit partout ailleurs, ce qui étonne d’une si énorme sottise. Les calomnies stupides ont ordinairement la vie plus dure. Déjetées, savetées, éculées, indécrottables et inépousables, elles subsistent, immortellement juteuses.

Il est vrai que les catholiques ont pris eux-mêmes à forfait leur propre ignominie, et voilà ce qui supplante un nombre infini de venimeuses gueules. C’est l’enfantillage voltairien d’accuser ces pleutres de scélératesse. La surpassante horreur, c’est qu’ils sont médiocres !

Un homme couvert de crimes est toujours intéressant. C’est une cible pour la Miséricorde. C’est une unité dans l’immense troupeau des boucs pardonnables, pouvant être blanchis pour de salutaires immolations.

Il fait partie intégrante de la matière rachetable, pour laquelle il est enseigné que le Fils de Dieu souffrit la mort. Bien loin de rompre le plan divin, il le démontre, au contraire, et le vérifie expérimentalement par l’ostentation de son effroyable misère.

Mais l’innocent médiocre renverse tout.

Il avait été prévu, sans doute, mais tout juste, comme la pire torture de la Passion, comme la plus insupportable des agonies du Calvaire.

Celui-là soufflète le Christ d’une façon si suprême et rature si absolument la divinité du Sacrifice, qu’il est impossible de concevoir une plus belle preuve du Christianisme que le miracle de sa durée, en dépit de la monstrueuse inanité du plus grand nombre de ses fidèles !

Ah ! on comprend l’épouvante, la fuite éperdue du xixe siècle, devant la Face ridicule du Dieu qu’on lui offre et on comprend aussi sa fureur !

Il est bien bas, pourtant, ce voyou de siècle, et n’a guère le droit de se montrer difficile ! Mais, précisément, parce qu’il est ignoble, il faudrait que l’ostensoir de la Foi fût archi-sublime et fulgurât comme un soleil…

Veut-on savoir comme il fulgure ? Voici.