A. Soirat (p. 184-190).

XXXIX

Le voyage du retour parut interminable à Marchenoir. On était en plein février et le train de nuit qu’il avait choisi dans le dessein d’arriver le matin à Paris, lui faisait l’effet de rouler dans une contrée polaire, en harmonie avec la désolation de son âme. Une lune, à son dernier quartier, pendait funèbrement sur de plats paysages, où sa méchante clarté trouvait le moyen de naturaliser des fantômes. Ce restant de face froide, grignotée par les belettes et les chats-huants, eût suffi pour sevrer d’illusions lunaires une imagination grisée du lait de brebis des vieilles élégies romantiques. De petits effluves glacials circulaient à l’entour de l’astre ébréché, dans les rainures capitonnées des nuages, et venaient s’enfoncer en aiguilles dans les oreilles et le long des reins des voyageurs, qui tâchaient en vain de calfeutrer leurs muqueuses. Ces chers tapis de délectation étaient abominablement pénétrés et devenaient des éponges, dans tous les compartiments de ce train omnibus, qui n’en finissait pas de ramper d’une station dénuée de génie à une gare sans originalité.

De quart d’heure en quart d’heure, des voix mugissantes ou lamentables proféraient indistinctement des noms de lieux qui faisaient pâlir tous les courages. Alors, dans le conflit des tampons et le hennissement prolongé des freins, éclatait une bourrasque de portières claquant brusquement, de cris de détresse, de hurlements de victoire, comme si ce convoi podagre eût été assailli par un parti de cannibales. De la grisaille nocturne émergeaient d’hybrides mammifères qui s’engouffraient dans les voitures, en vociférant des pronostics ou d’irréfutables constatations, et redescendaient, une heure après, sans que nulle conjecture, même bienveillante, eût pu être capable de justifier suffisamment leur apparition.

Marchenoir, installé dans un coin et demeuré presque seul vers la fin de la nuit, par un bonheur inespéré dont il rendit grâce à Dieu, allongea ses jambes sur la banquette implacable des troisièmes classes, mit son sac sous sa tête et essaya de dormir. Il avait froid aux os et froid au cœur. La lampe du wagon vacillait tristement dans son hublot et lui versait à cru sa morne clarté. À l’autre extrémité de cette cellule ou de ce cabanon roulant, un pauvre être, ayant dû appartenir à l’espèce humaine, un jeune idiot presque chauve, agitait sans relâche, avec des gloussements de bonheur, une espèce de boîte à lait dans laquelle on entendait grelotter des noisettes ou de petits cailloux, — pendant qu’une très vieille femme, qui ne grelottait pas moins, s’efforçait, en pleurant, de tempérer son allégresse, aussitôt qu’elle menaçait de devenir trop aiguë.

Le malheureux artiste ferma les yeux pour ne plus voir ce groupe, qui lui paraissait un raccourci de toute misère et qui le poignait d’une tristesse horrible. Mais il mourait de froid et le sommeil n’obéissait pas. Les choses du passé revinrent sur lui, plus lugubres que jamais. Cet affreux innocent lui représenta l’enfant qu’il avait perdu et il se vit, lui-même, par une monstrueuse association d’images et de souvenirs, dans cette aïeule, dont le vieux visage ruisselant lui rappelait tant de larmes, sans lesquelles il y avait fameusement longtemps qu’il serait mort. Le beau malheur, en vérité ! Ses réflexions devinrent si atroces qu’il laissa échapper un gémissement, à l’instant répercuté en éclat de jubilation par l’idiot que sa gardienne eut quelque peine à calmer.

Alors, Marchenoir se jeta au souvenir de sa Véronique comme à un autel de refuge. Il voulut s’hypnotiser sur cette pensée unique. Il commanda à la chère figure de lui apparaître et de le fortifier. Mais il la vit si douloureuse et si pâle que le secours qu’il en attendait, ne fut, en réalité, qu’une mutation de son angoisse. Les faits imperceptibles de leur vie commune, immenses pour lui seul, et qui avaient été son pressentiment du ciel ; les causeries très pures de leurs veillées, quand il versait dans cette âme simple le meilleur de son esprit ; les longues prières qu’on faisait ensemble, devant une image éclairée d’un naïf lampion de sanctuaire, et qui se prolongeaient encore pour elle, bien longtemps après que, retiré dans sa chambre, il s’était endormi saturé de joie ; enfin, les singuliers pèlerinages dans des églises ignorées de la banlieue : toute cette fleur charmante de son vrai printemps, lui semblait, cette nuit-là, décolorée, sans parfum, livide et meurtrie, ayant l’air de flotter sur une vasque de ténèbres…

Il se rappelait, surtout, un voyage à Saint-Denis, dans l’octobre dernier, par une journée délicieuse. Après une assez longue station devant les reliques de l’apôtre, dont Marchenoir avait raconté l’histoire, on était descendu dans la crypte aux tombeaux vides des princes de France. La majesté leur avait paru sonner fort creux dans cette cave éventée des meilleurs crûs de la Mort, et les épitaphes de ces absents jugés depuis des siècles, dont les chiens de la Révolution avaient mangé la poussière, ils les avaient lues sans émotion comme le texte inanimé de quelque registre du néant. L’émotion était venue, pourtant, comme un aigle, et les avait grillées, tous deux, ces étranges rêveurs, jusqu’au fond des entrailles.

Au centre de l’hémicycle obituaire, sous le chœur même de la basilique, une espèce de cachot noir et brutalement maçonné, se laisse explorer à son intérieur, par d’étroites barbacanes d’où s’exhale un relent de catacombe. Ils aperçurent, dans cet antre éclairé par de sordides luminaires, une rangée de vingt ou trente cercueils, alignés sur des tréteaux, lamés d’argent, guillochés des vers, maquillés de moisissures, éventrés pour la plupart. C’est tout ce qui reste de la sépulture des Rois Très Chrétiens.

Ce tableau avait été pour Marchenoir d’une suggestion infinie et, maintenant, il le retrouvait, avec précision, dans la lucide réminiscence d’un demi-sommeil où s’engourdissait sa douleur. Sa très douce amie était à côté de lui, toute vibrante de son trouble, et il expliquait de façon souveraine la transmutation des mobiliers royaux dont cet exemple était sous leurs yeux. La rouge clarté des lampes luttait en tremblant contre la buée d’abîme qui s’élevait en noires volutes des cassures béantes des bières. Tout ce qu’on voulut appeler l’honneur de la France et du nom chrétien gisait là, sous cette arche fétide. Les sarcophages, il est vrai, avaient été vidés de leurs trésors, que les fossés et les égouts s’étaient battus pour avoir, et il n’eût certes pas été possible de trouver, dans leurs fentes, de quoi ravitailler une famille de scolopendres, pour un seul jour, — mais les caisses de chêne ou de cèdre, pénétrées et onctueuses des liquides potentats qui les habitèrent, n’appartenaient plus à aucune essence ligneuse et pouvaient très bien prétendre, à leur tour, en qualité de royale pourriture, à la vénération des peuples. On aurait même pu les hisser, avec des grappins respectueux, sur le trône du Roi Soleil, où ils eussent fait tout autant que lui, pour la gloire de Dieu et la protection des pauvres.

À force de regarder dans ce tissu de ténèbres éraillé d’impure lumière, Marchenoir finit par ne plus rien discerner avec certitude. Une lampe infecte en face de lui, paraissait devenir énorme et s’abaisser, comme pour une onction, vers les cercueils. Il y avait, en bas, un remuement effroyable de formes noires défoncées, pendant qu’une rafale glaçante soufflait en haut, et Véronique se débattait au milieu d’une émeute de spectres, avec des cris stridents, sans qu’il pût comprendre comment cela se faisait, ni la secourir, ni même l’appeler…

Un effort suprême le réveilla. L’idiot, en proie à une violente crise, ayant abaissé la glace de la portière, vociférait avec rage, et la malheureuse vieille, en détresse, implorait du secours. Le songeur avait eu beaucoup d’affaires avec les idiots et il savait comment on les dompte. Il s’approcha donc, prit les deux mains du pauvre être dans une de ses fortes mains et, de l’autre, lui tenant la tête, le contraignit à le regarder. Il n’eut pas même un mot à prononcer, il avait le genre d’yeux qu’il fallait et il eût fait un gardien exquis pour des aliénés. L’exacerbé se détendit comme une loque et s’endormit presque aussitôt sur l’épaule de sa compagne.

Lui-même, hélas ! aurait eu fièrement besoin qu’on le détendît et qu’on l’apaisât. Il lui fallut quelques minutes pour se remettre complètement de l’agitation de son cauchemar. Par bonheur, l’aube naissait et il était sûr d’arriver avant une heure. Vainement, il se proposa d’être tout fort, de pratiquer l’héroïsme le plus sublime, quelque mal qui pût arriver. Rien ne pouvait contre les pressentiments affreux qui le torturaient. Il se dit qu’il aurait peut-être mieux fait de voyager en seconde classe. Il aurait eu moins froid, et le froid lui châtrait le cœur, il l’avait souvent éprouvé… Enfin, il avait fait ce qu’il avait pu, Dieu ferait le reste… Il n’avait pas averti ses deux fidèles de l’heure de son arrivée. Il était trop sûr qu’ils auraient passé la nuit pour venir l’attendre à la gare. Il sentit un soulagement à la pensée qu’il allait avoir Paris à traverser avant de les revoir, et que ce délai, cette prise d’un air nouveau, dissiperait, sans doute, son irraisonnée inquiétude. C’était sa lettre à Véronique qui le poignardait. Il se jugeait atroce et insensé pour l’avoir écrite. Et, cependant, qu’aurait-il pu faire ou ne pas faire, sans être, à ses propres yeux, un pire insensé ou un véritable traître ?

— Je suis un sot, tout ce qui arrive est pour le mieux, finit par conclure cet étonnant optimiste ; Dieu permet de sa main gauche ou il ordonne de sa main droite et tout s’accomplit dans l’ellipse à deux foyers de sa Providence !