A. Soirat (p. 141-149).


XXXII


Précisément, le soir même, il fut averti que le lendemain, après la messe, on devait enterrer un frère mort de la veille, dont le panégyrique, imperceptiblement murmuré, avait glissé jusqu’à lui, comme un frisson, le long des murs de cette demeure imperturbable, où tout est silence, jusqu’à la joie de mourir. Nul spectacle ne pouvait attirer plus fort un personnage aussi fréquenté de visions funèbres, — sorte de carrefour humain, toujours ténébreux, où se faisaient des conciliabules de fantômes dans le perpétuel minuit tragique du souvenir.

Ce qui l’avait souvent exaspéré, cet acolyte passionné de tous les deuils, c’est l’absence, ordinairement absolue, de prières, sur les cercueils, dans les enterrements soi-disant religieux, les plus somptueusement exécutés. Les fleurs abondent et même les larmes, mais l’effrayant épisode surnaturel de la comparution devant le Juge et l’incertitude plus glaçante encore d’une Sentence inéluctable, — combien peu s’en souviennent ou sont capables d’y penser !

On se groupe avec des airs dolents, on s’informe exactement de l’âge du défunt et on s’assure, avec une bienveillance polie, qu’il laisse après lui, en même temps que le parfum de ses vertus, des consolations suffisantes à ceux qui « viennent d’avoir la douleur de le perdre ». Si cet émigrant, vers le pourrissoir a tripotaillé avec succès, on voit s’empresser à travers la foule, comme des acarus dans une toison, quelques preneurs de notes envoyés par les grands journaux, — rapides chacals attirés par l’odeur de mort. Si la maladie a été longue et douloureuse, on se montre plus accommodant que la Sacrée Congrégation des Rites et on le béatifie volontiers, en déclarant « qu’il est bien heureux, maintenant, et qu’il ne souffre plus ».

Pendant ce temps, la terrible Liturgie gronde et pleure sans écho. C’est son affaire de parler au Juge, cela rentre dans les frais qui grèvent, hélas ! toute succession, et le banal convoi s’éloigne bientôt, — Dieu merci ! — avec certitude, dans un brouillard d’immortels regrets.

À la Chartreuse, quelle différence ! De quoi pourraient s’informer ces muets d’amour qui ne parlent que pour louer le Seigneur et qui n’ont jamais eu la pensée de juger leurs frères ? Ils savent que le compagnon de leur solitude est maintenant une âme devant Dieu et ils savent aussi, mieux que personne, ce que c’est qu’une âme et ce que c’est que d’être devant Dieu !

Une simple croix de bois, sans aucune inscription, garde la tombe des chartreux. On donne, par exception, une croix de pierre aux Supérieurs Généraux. C’est une marque de respect usitée dès les premiers temps de l’Ordre. Marchenoir, ignorant encore la prodigieuse longévité des chartreux, s’étonna de voir leur cimetière occuper un espace si peu considérable. Il paraît que les victimes de la Ribote sont mille fois plus nombreuses que celles de la Pénitence, et qu’une Règle austère est la plus sûre des hygiènes. Il en eut la preuve en apprenant qu’un registre des décès de la Grande Chartreuse serait presque une liste de centenaires. On voit de ces interminables religieux qui ont plus de soixante et dix ans de profession et il n’est pas rare qu’un solitaire ne meure qu’après cinquante ans de Chartreuse.

En ce moment, d’ailleurs, Marchenoir ne pensait guère à demander l’âge de celui qu’il vit mettre en terre, et personne, peut-être, n’eût été capable de le renseigner avec précision. Pour ces âmes penchées sur l’abîme, la vie représente un certain poids de mérite et voilà tout. Au point de vue absolu, « le Temps ne fait rien à l’affaire » de l’Éternité. L’essentiel, c’est d’être confirmé en grâce, au bout d’un siècle ou au bout d’un jour.

Mais on peut souhaiter de telles funérailles aux plus fiers ilotes de la passion ou de la gloire. Excepté le Pape, aucun chrétien n’a autant de prières à sa mort que le plus ignoré et le dernier des chartreux, et quelles prières ! Marchenoir fut profondément saisi de ce simple fait assez peu connu, que le chartreux est enterré, comme sur un champ de bataille, sans bière ni linceul. Il est enseveli dans le pauvre habit blanc de son Ordre, dont la couleur correspond symboliquement à la Résurrection de Notre-Seigneur, comme la couleur noire de l’Ordre bénédictin figure le saint mystère de sa Mort. Il est ainsi restitué à la poussière, pendant que ses frères assemblés pleurent et prient sur sa dépouille.

Une dizaine de mois auparavant, Marchenoir avait vu Paris enterrer un homme fameux qui avait déclaré la guerre à tous les religieux de la France et qui devait exterminer le christianisme en combat singulier. Ce personnage, parti de bas, n’avait presque pas eu besoin de s’élever pour que ses pieds de cyclope révolutionnaire fussent exactement au niveau de la plupart des têtes contemporaines.

Pendant plus de dix ans, Léon Gambetta, continuant les jeux de sa charmante enfance, put se maintenir à califourchon sur les épaules de la Fille aînée de l’Église, qui reçut ainsi le salaire de ses apostasies et qui but la honte des hontes, — en attendant la dernière ivresse, qui sera vraisemblablement « ce que l’œil n’a point vu, ce que l’oreille n’a point entendu et ce que le cœur de l’homme ne saurait comprendre », en sens inverse de ce que Dieu réserve à ceux qui l’aiment. C’est pourquoi Paris lui a fait les obsèques d’un roi. Jamais, peut-être, dans aucun pays d’Occident, un faste plus énorme n’avait été déployé sur les restes pitoyables d’aucun homme…

Marchenoir se souvenait des trois cent mille têtes de bétail humain, accompagnant à sa demeure souterraine le Xerxès putrescent de la majorité, pendant que roulaient les chars de parade et les innombrables discours funèbres, et il compara ce mensonge d’enfouisseurs à l’enterrement véridique de ce chartreux inconnu, dans l’humble cimetière comblé de neige où cinquante frères en larmes demandaient à Dieu de le ressusciter pour la vie éternelle.

Ce dernier spectacle lui parut plus grand que l’autre, et les canonnades prostituées de l’inhumation du dictateur lui firent l’effet d’un bruit étrangement stupide et mesquin, auprès de l’intelligente et grandiose clameur religieuse de ces âmes voyantes, qui se savent les héritières de la magnificence de Salomon, en face de la misère des sépulcres, et qui portent bien moins le deuil de la mort que le deuil de la vie terrestre !

Il est vrai que les funérailles de Gambetta furent, elles-mêmes, une bien piètre solennité en comparaison de l’apothéose de Victor Hugo, que Marchenoir était appelé à contempler, deux ans plus tard.

Cette fois, ce ne fut plus seulement Paris, ni même la France, ce fut le globe entier, semble-t-il, qui se rua sur la piste suprême du Cosmopolite décédé. Le monde moderne, las du Dieu vivant, s’agenouille de plus en plus devant les charognes et nous gravitons vers de telles idolâtries funèbres que, bientôt, les nouveau-nés s’en iront vagir dans le rentrant des sépulcres fameux où blanchira, désormais, le lait de leurs mères. Le patriotisme aura tant d’illustres pourritures à déplorer que ce ne sera presque plus la peine de déménager des nécropoles. Ce sera comme un nouveau culte national, sagement tempéré par le dépotoir final où seront transférés sans pavois, — pour faire place à d’autres, — les carcasses de libérateurs et les résidus d’apôtres, au fur et à mesure de leur successive dépopularisation.

Lorsque Marat eut achevé son ignoble existence, « on le compara, dit Chateaubriand, au divin auteur de l’Évangile. On lui dédia cette prière : Cœur de Jésus, Cœur de Marat ! ô sacré Cœur de Jésus, ô sacré Cœur de Marat ! Ce cœur de Marat eut pour ciboire une pyxide précieuse du garde-meuble. On visitait dans un cénotaphe de gazon, élevé sur la place du Carrousel, le buste, la baignoire, la lampe et l’écritoire de la divinité. Puis, le vent tourna. L’immondice, versée de l’urne d’agate dans un autre vase, fut vidée à l’égout. »

La poésie moderne, devenue l’amie de la canaille, devait finir comme L’Ami du Peuple. Madame se meurt, Madame est morte, Madame est ensevelie, non dans la pourpre ni dans l’azur fleurdelysé des monarchies, mais dans la défroque vermineuse du populo souverain et voici de bien affreux croque-morts pour la porter en terre. Toute la crapule de l’univers, en personne ou représentée, défilant pendant six heures, de l’Arc de Triomphe au Panthéon !

Il eût été si facile, pourtant, et si simple, de faire la levée de ce cadavre à coups de soulier, de le lier par les pieds avec des câbles de trois kilomètres et d’y atteler dix mille hommes, qui l’eussent traîné dans Paris, en chantant la Marseillaise ou Derrière l’Omnibus, jusqu’à ce que chaque pavé, chaque saillie de trottoir, chaque balustre d’urinoir public, eût hérité de son lambeau, pour le régal des cochons errants !

L’horreur matérielle de cette expiation posthume aurait eu pour effet, du moins, d’émouvoir la pitié du monde. Un immense chœur de sanglots eût brisé pour quelques jours, la vieille poitrine de l’humanité. Une absolution de vraies larmes fût tombée des yeux des innocentes et des yeux des prostituées, sur l’impénitent Proxénète de l’Idéal, et jusqu’aux âmes les plus courroucées lui eussent fait un meilleur Panthéon de leur éternel oubli !

On a préféré traîner cette dépouille dans le cloaque d’une apothéose démocratique. Profanation mille fois plus certaine, parce qu’elle s’est accomplie sur le cadavre intellectuel, et qu’elle est sans espérance de repentir !

L’auteur des Misérables ayant absurdement promulgué l’égalité du Bras et de la Pensée, le Bras imbécile a voulu tout seul manifester sa reconnaissance et l’âme flottante du poète a dû s’envoler, en gémissant, hors de portée de cet hommage.

Les bataillons scolaires, les amis de l’A. B. C. de Marseille, la chambre syndicale des hôteliers logeurs, les francs-tireurs des Batignolles, la Libre-Pensée de Charenton, le Grelot de Bercy, la Fraternité de Vaucresson, le choral des Allobroges et l’Espérance de Javel ; les chefs de rayons du Printemps, les contrôleurs de l’Eden-Théâtre, les orphéonistes de Nogent-sur-Vernisson et la corporation des clercs d’huissier ; les cuisiniers, les herboristes, les fleuristes, les fumistes, les dentistes, les emballeurs, les plombiers, les brossiers et « tout le commerce des os de Paris » : tels furent, avec deux cents autres groupes non moins abjects, les convoyeurs au gâteau de Savoie de ce mendiant trop exaucé de la plus anti-littéraire popularité.

Victor Hugo était parvenu à tellement déshonorer la poésie, qu’il a fallu que la France inventât de se déshonorer elle-même un peu plus qu’avant, pour se mettre en état de lui conditionner un dernier adieu qui fît éclater, comme il convenait, — en l’indépassable ignominie d’une solennité de dégoûtation, — la complicité de leur avilissement.

Ce monument, dont lui-même dénonça le ridicule, il y a cinquante ans, pouvait, sans doute, convenir à Dieu qui s’en contentait en silence, puisque le ridicule des hommes est la pourpre même de l’interminable Passion du Roi conspué ; mais le plus grand poète du monde, — à supposer que Victor Hugo méritât ce titre, — ne peut absolument pas s’accommoder de cette coupole, bien moins respirable pour sa gloire que le tabernacle en sapin du plus humble de tous les tombeaux…

De toute cette exultation du goujatisme contemporain, les Chartreux n’ont probablement rien su. Le déloge des journaux n’a pas encore escaladé leur solitude. Ils continuent de prier pour les très humbles et les très glorieux, pour les poètes qui se prostituent et pour les imbéciles qui lancent l’ordure au visage mélancolique de la Poésie, et quand ils meurent à leur tour, c’est assez pour les inonder de joie, d’espérer que les anges invisibles planeront sur l’étroite fosse où on les enterre sans cercueil !