A. Soirat (p. 102-110).


XXVI


L’ensemble des constructions de la Grande Chartreuse couvre une étendue de cinq hectares et ses bâtiments sont abrités par quarante mille mètres carrés de toiture. Au seul point de vue topographique, ces chiffres justifient suffisamment l’épithète de grande inséparable du nom de Chartreuse, quand on veut désigner ce caput sacrum de toutes les chartreuses de la terre. On dit la Grande Chartreuse comme on dit Charlemagne.

Écrasée une première fois par une avalanche, au lendemain de sa fondation, et reconstruite presque aussitôt sur l’emplacement actuel, moins exposé à la chute des masses neigeuses ; saccagée deux fois de fond en comble par les calvinistes et les révolutionnaires, cette admirable Métropole de la Vie contemplative a été incendiée huit fois en huit siècles. Ces huit épreuves par le feu, symbole de l’Amour, rappellent à leur manière les huit Béatitudes évangéliques, qui commencent par la Pauvreté et finissent par la Persécution.

Enfin, le 14 octobre 1792, la Grande Chartreuse fut fermée par décret de l’Assemblée nationale et rouverte seulement le 8 juillet 1816. Pendant vingt-quatre ans, cette solitude redevint muette, de silencieuse qu’elle avait été si longtemps, muette et désolée comme ces cités impies de l’Orient que dépeuplait la colère du Seigneur.

C’est qu’il lui fallait payer pour tout un peuple insolvable que pressait l’aiguillon du châtiment, en accomplissement de cette loi transcendante de l’équilibre surnaturel, qui condamne les innocents à acquitter la rançon des coupables. Nos courtes notions d’équité répugnent à cette distribution de la Miséricorde par la Justice. Chacun pour soi, dit notre bassesse de cœur, et Dieu pour tous. Si, comme il est écrit, les choses cachées nous doivent être révélées un jour, nous saurons, sans doute à la fin, pourquoi tant de faibles furent écrasés, brûlés et persécutés dans tous les siècles ; nous verrons avec quelle exactitude infiniment calculée furent réparties, en leur temps, les prospérités et les douleurs, et quelle miraculeuse équité nécessitait passagèrement les apparences de l’injustice !

Chose digne de remarque, la Grande Chartreuse continua d’être habitée. Un religieux infirme y resta et n’y fut jamais inquiété, bien qu’il portât toujours l’habit. Le 7 avril 1805, — c’était le dimanche des Rameaux, — on le trouva mort dans sa cellule, à genoux à son oratoire : il avait rendu son âme à Dieu, en priant. Peu de jours après, Chateaubriand visitait la Grande Chartreuse.

« Je ne puis décrire, dit-il dans ses Mémoires d’Outre-Tombe, les sensations que j’éprouvai dans ce lieu ! Les bâtiments se lézardaient sous la surveillance d’une espèce de fermier des ruines ; un frère lai était demeuré là pour prendre soin d’un solitaire infirme qui venait de mourir. La religion avait imposé à l’amitié la fidélité et la reconnaissance. Nous vîmes la fosse étroite, fraîchement couverte. On nous montra l’enceinte du couvent, les cellules accompagnées chacune d’un jardin et d’un atelier ; on y remarquait des établis de menuisiers et des rouets de tourneurs, la main avait laissé tomber le ciseau. Une galerie offrait Les portraits des Supérieurs de l’Ordre. Le palais ducal de Venise garde la suite des ritratti des Doges, lieux et souvenirs divers ! Plus haut, à quelque distance, on nous conduisit à la chapelle du reclus immortel de Lesueur. Après avoir dîné dans une vaste cuisine, nous repartîmes. »

Aujourd’hui, la Grande Chartreuse est aussi prospère que jamais. Les innombrables voyageurs peuvent rendre témoignage de l’étonnante vitalité de cette dernière racine du vieux tronc monastique, que quatre révolutions et quatre républiques n’ont pu arracher du sol de la France.

Il serait puéril d’entreprendre une cent unième description de cette célèbre Cité du renoncement volontaire et de la vraie joie, aujourd’hui connue de tout ce qui lit et pense dans l’univers. D’ailleurs, Marchenoir ne visitait pas la Grande-Chartreuse en observateur, mais en malade, et, plus tard, il eût été fort embarrassé de rendre compte des heures de son séjour qui dura près d’un mois.

Simplement, il avait résolu de s’enfoncer, comme il pourrait, dans ce silence, dans cette contemplation, dans ce crépuscule d’argent de l’oraison, qui guérit les colères et qui guérit les tristesses. Il savait d’avance combien la solitude est nécessaire aux hommes qui veulent vivre, plus ou moins, de la vie divine. Dieu est le grand Solitaire qui ne parle qu’aux solitaires et qui ne fait participer à sa puissance, à sa sagesse, à sa félicité, que ceux qui participent, en quelque manière, à son éternelle solitude. Sans doute, la solitude est réalisable partout et même au milieu des meutes courantes du monde, mais quelles âmes cela suppose, et quel exil pour de telles âmes ! Or, il avait le pied dans la patrie de ces exilées : la famille chartreuse de saint Bruno, la plus parfaite de toutes les conceptions monastiques, la grande école des imitateurs de la solitude de Dieu !

Marchenoir y trouva précisément ce qu’il était venu chercher, ce qu’il avait déjà commencé à trouver en chemin : la paix et la charité.

Levavi oculos meos in montes, dit-il au père qui le reçut, unde veniet auxilium mihi. Je vous apporte mon âme à ressemeler et à décrotter. Je vous prie de souffrir ces expressions de cordonnier. Si j’en employais de moins nobles, j’exprimerais encore mieux l’immense dégoût que m’inspire à moi-même l’indigent artiste qui vient implorer l’hospitalité de la Grande Chartreuse.

L’autre, un long moine pacifique à la tonsure joyeuse, regarda l’hirsute et lui répondit avec douceur :

— Monsieur, si vous êtes malheureux, vous êtes le plus cher de nos amis, les montagnes de la Grande Chartreuse ont des oreilles et le secours qu’elles pourront vous donner ne vous manquera pas. Quant à votre chaussure spirituelle, ajouta-t-il en riant, nous travaillons quelquefois dans le vieux, et peut-être arriverons-nous à vous satisfaire.

La jubilante physionomie de ce religieux plein d’intelligence plut immédiatement à Marchenoir. En quelques paroles serrées et rapides de ce préliminaire entretien, il lui exposa toute son aventure terrestre. Il lui dit ses travaux et les ambitieuses pétitions de sa pensée. — Je veux écrire l’histoire de la Volonté de Dieu, formula-t-il, avec cette saisissante précision de discobole oratoire qui paraissait le plus étonnant de ses dons.

Pour le dire ici en passant, Marchenoir, aux temps de la République romaine, eût été tribun, comme les Gracques, et il eût marché de plain-pied sur la face antique. La maîtresse du monde prenait volontiers ses maîtres parmi ces porte-foudre, ces fracassants de la parole que le genre humain, — muet de stupéfaction depuis sa chute, — a toujours écoutés.

Cette faculté, tout à fait supérieure en lui, avait eu le développement tardif de ses autres facultés. Longtemps, il avait eu la bouche cousue et la langue épaisse. Sa timidité naturelle, une compressive éducation, puis l’étouffoir de toutes les misères de sa jeunesse, avaient exceptionnellement prolongé pour lui le balbutiement de l’enfance. Il avait fallu la décisive rencontre de Leverdier et la nouvelle existence qui s’ensuivit, pour lui dénouer à la fois le cœur, l’esprit et la langue. Un jour, il se leva tout armé… pour n’avoir jamais à combattre, — l’exutoire unique d’un orateur dans les temps modernes, c’est-à-dire la politique de parlement, lui faisant horreur.

Ce tonitruant dut éteindre ses carreaux. Seulement, parfois, il éclatait, et c’était superbe. Comme imprécateur, surtout, il était inouï. On l’avait entendu rugir comme un lion noir, dans des cabinets de directeurs de journaux, qu’il accusait, avec justice, de donner le pain des gens de talent à d’imbéciles voyous de lettres et qu’il saboulait comme la plus vile racaille.

Mais, à la Grande Chartreuse, il n’avait aucun besoin de ce prestige, ni d’aucun autre. Il suffisait, comme le lui avait dit le père Athanase, dès le premier instant, qu’on le sût malheureux et souffrant d’esprit. Même les habitudes de cet artiste parisien furent prises en considération, autant qu’il était possible, par l’effet d’une bonté discrète et vigilante qui le pénétra. Ce malade ne fut soumis à la décourageante rigueur d’aucun règlement de retraite. Tout ce qui n’était pas incompatible avec la régularité du monastère lui fut accordé, sans même qu’il le demandât, jusqu’à la permission de fumer dans sa chambre, faveur presque sans exemple. On le laissa songer à son aise. Son âme excédée, vibrante comme un cuivre, se détendit et s’amollit, — délicieusement, — à la flamme pleine de parfums de cette charité…

Chaque jour, le père Athanase, devenu son ami, le venait voir, lui donnant avec joie tout le temps qu’il pouvait. Et c’étaient des conversations infinies, où le religieux, naguère élevé dans les abrutissantes disciplines du monde, s’instruisait, une fois de plus, de leur néant, à l’école de ce massacré, et qui remplissaient celui-ci d’une tranquille douleur de ne pouvoir leur échapper dans la lumineuse Règle de ces élargis.

Ces chartreux si austères, si suppliciés, si torturés par les rigueurs de la pénitence, — sur lesquels s’apitoie, légendairement, l’idiote lâcheté des mondains, — il voyait clairement que ce sont les seuls hommes libres et joyeux dans notre société de forçats intellectuels ou de galériens de la fantaisie, les seuls qui fassent vraiment ce qu’ils ont voulu faire, accomplissant leur vocation privilégiée dans cette allégresse sans illusion que Dieu leur donne et qui n’a besoin d’aucune fanfare pour s’attester à elle-même qu’elle est autre chose qu’une secrète désolation.

— Mon père, dit-il un jour, croyez-vous, en conscience, que la vie religieuse régulière me soit décidément et absolument interdite ? Vous savez toute mon histoire, tous mes rêves inhumés, et mon clairvoyant dégoût de toutes les séculières promesses. Les liens qui me tiennent encore peuvent se rompre. Le livre que je porte en moi, s’il est viable, pourrait naître ici, puisque vous êtes un ordre écrivant. Vous voyez combien je suis exposé à périr dans de vaines luttes, où il est presque impossible que je triomphe, combien je suis fatigué et recru de ma douloureuse voie. Mon âme, qui n’en peut plus, s’entrouvre comme un vaisseau criblé qui a trop longtemps tenu la mer… Ne pensez-vous pas que cette retraite imprévue est, peut-être, un coup de la Providence qui voulait, dès longtemps, me conduire et me fixer dans le Havre-de-Grâce de votre maison ?

— Mon cher ami, repartit le père devenu très grave, depuis l’heure de votre arrivée, j’attendais cette question. Elle vient assez tard pour que j’aie pu, en vous étudiant, me préparer à y répondre. En conscience et devant Dieu, dont j’ignore autant que vous les desseins, je ne vous crois pas appelé à partager notre vie, quant à présent, du moins. Vous avez quarante ans et vous êtes amoureux. Vous ne le voyez pas, vous ne le savez pas, mais il en est certainement ainsi et cela saute aux yeux. Votre ami pourrait vous le dire, s’il n’est pas aveugle. Je veux croire à la pureté de votre passion, mais cette circonstance est adventice et n’en change pas le caractère. Vous êtes tellement amoureux qu’en ce moment même, vous frémissez jusqu’au fond de l’âme.

Or, je le répète, vous avez quarante ans. Vous m’avez parlé de la valeur symbolique des nombres, étudiez un peu celui-là. La quarantième année est l’âge de l’irrévocable pour l’homme non condamné à un enfantillage éternel. Une pente va s’ouvrir sous vos pieds, j’ignore laquelle, mais, à mon jugement il serait miraculeux qu’elle vous portât dans un cloître. Puis, vous êtes un homme de guerre et de perpétuelle inquiétude. Tout cela est bien peu monastique. C’est encore une sottise romantique dont il faudra vous débarrasser, mon cher poète, de croire que le dégoût de la vie soit un signe de vocation religieuse. Vous n’êtes jusqu’à présent que notre hôte, vous allez et venez comme il vous plaît, vous rêvez sur la montagne et dans notre belle forêt de sapins verts, malgré les cinquante centimètres de neige qui vous paraissent un enchantement de plus, mais, croyez-moi, l’apparition de notre Règle vous remplirait d’effroi. C’est alors que vous sentiriez la force du lien que vous croyez pouvoir rompre à votre volonté, et qui vous paraîtrait aussi peu fragile que l’immense chaîne de bronze qui barrait le port de Carthage. Au bout d’une semaine de cellule, le manteau noir de nos postulants vous brûlerait les reins comme la fabuleuse tunique, et vous deviendriez vous-même un Centaure pour nous fuir… mon pauvre enfant !

Marchenoir baissa la tête et pleura.