A. Soirat (p. 77-81).


XXI


On conçoit maintenant ce que pouvaient être les idées et les sentiments de Marchenoir, veillant le cadavre de son père qu’il s’accusait d’avoir fait mourir. Le retour spectral de ses propres songes de béatitude paternelle éclairait d’une lumière fantastiquement désolée, — à la manière d’une lune déclinante et rasant le niveau des eaux, — la vengeresse coalition de ses remords. Les remontrances expiatrices de son passé lui faisaient, une fois de plus, indéniablement manifeste, l’inoxydable équité des glaives dans les cœurs qui sont à point pour être transpercés.

C’était vrai, cependant, que pour lui, les glaives avaient été jugés par trop nobles. Ce qu’il avait enduré, c’était une transfixion de pilotis, enfoncés à coup de marteaux qui pesaient le monde, avec cent mille hommes au cabestan !

Mais, en cet instant de méditative rétrogradation de sa conscience, envahi du grandiose quasi divin de la paternité et mesurant à ses souffrances personnelles les présumables souffrances du mort, il se persuadait qu’une Justice incapable d’erreur s’était exercée, ici et là, comme toujours, dans d’irrépréhensibles arrêts, quoiqu’il se proclamât sans intelligence pour en pénétrer les indéchiffrables considérants. Étant arrivé par cette route à un complet attendrissement, les larmes avaient redoublé dans le silence précaire de l’esprit et le facteur de la poste avait dû présenter son registre ponctuel au plus beau milieu d’une tempête de pleurs.

Dans son actuelle disposition à tout magnifier, la fidélité canine de son ami lui parut immense, surhumaine, et, par un bonheur inouï, il ne se trompait pas. Leverdier était véritablement unique. On pouvait croire qu’il avait été créé spécialement pour cette besogne de se donner à un être d’exception qui, sans lui, eût été tout à fait seul. Pour employer une image extravagante et monstrueuse, ce dévouement était comme l’appendice génital de la supériorité virile de Marchenoir, probablement inféconde sans ce testicule providentiel !

Sa lettre lui fut donc un dictame, un électuaire, un rafraîchissement céleste. Sans hésiter une seconde, il résolut d’accomplir le voyage que lui conseillait un homme dont il avait eu tant d’occasions d’éprouver le pratique discernement. D’ailleurs, cette retraite à la Grande-Chartreuse était, depuis longtemps, un de ses vœux et lui souriait étrangement.

Il était, certes, bien éloigné de la vocation cénobitique. Après la mort de son enfant, il y avait deux ans, la pensée lui était venue d’essayer de la Trappe et il avait été se faire tâter à la Maison-Dieu. L’expérience, fort bien faite, avait donné un résultat surabondamment négatif et on ne s’était pas gêné pour lui dire qu’une excessive activité d’imagination s’opposait en lui à l’architecture de cet acéphale rigide et pieux qu’on nomme un trappiste.

Mais quelques semaines de recueillement dans la mouvance plus intellectuelle de saint Bruno lui paraissaient extrêmement désirables. Il pourrait, dans la paix sédative de ce désert, vérifier à l’aise certaines inductions métaphysiques encore insuffisamment élaborées, pour un livre qu’il avait entrepris dans les affres écartelantes de son existence de Paris. Surtout, il appuierait son âme exténuée à ce rouvre monastique du silence et de la prière qui lui communiquerait, sans doute, quelque chose de sa tranquille vigueur.

Du côté de cette femme que Leverdier nommait Véronique et qui n’était pas la maîtresse de Marchenoir, quoiqu’elle vécût avec lui et par lui, la sollicitude pélicane de son mamelouck le délivrait de tout rongeur souci, au sujet de la subsistance quotidienne, aussi longtemps que durerait sa départie. Il y avait là une histoire aussi simple que peu vraisemblable.

Véronique Cheminot, célèbre naguère au quartier latin sous le nom expressif de la Ventouse, était une splendide goujate que dix années, au moins, de prostitution sur vingt-cinq, n’avaient pu flétrir. Et Dieu sait pourtant l’effroyable périple de ce paquebot de turpitudes !

Née dans un port breton, d’une ribaude à matelots malencontreusement fruitée par un cosmopolite inconnu, nourrie, on ne savait comment, dans cet égout, polluée dès son enfance, putréfiée à dix ans, vendue par sa mère à quinze, on l’avait vue se débiter dans toutes les halles à poisson de la luxure, se détailler à la main sur tous les comptoirs du stupre, pendre à tous les crocs de la grande triperie du libertinage.

Le boulevard Saint-Michel l’avait assez connue, cette rousse audacieuse qui avait l’air de porter sur sa tête tous les incendies qu’elle allumait dans les reins juvéniles des écoles !

Elle ne passait pas généralement pour une bonne fille. Quoiqu’elle eût fait d’étranges coups de tête pour des hommes qu’elle prétendait avoir aimés, cette avide guerrière se livrait à de terrifiques déprédations qui la rendaient infiniment redoutable aux familles. À l’exception de quelques rares et singuliers caprices qui lui faisaient mettre parfois dans son lit des vagabonds sans asile, — et qu’on expliquait inexactement par la fangeuse nostalgie de sujétion particulière à ces réfractaires, — ses caresses les plus authentiques étaient d’une vénalité escaladante, qui montait jusqu’au lyrisme. Elle avait gardé cette ingénuité de croire fermement que les hommes qui la désiraient étaient tous des apoplectiques d’argent qu’aucune saignée ne pouvait jamais anémier.

Sa cupidité fort à craindre n’était pourtant pas hideuse. Elle vidait facilement son porte-monnaie dans la main de ses camarades moins achalandées et, quelquefois même, ne se refusait pas la fantaisie d’inviter brusquement le premier mendiant guenilleux qu’on rencontrait, à l’inexprimable consternation du type, horripilé de ce convive et menacé, — s’il aventurait un mot séditieux, — de l’apparition d’Adamastor.