A. Soirat (p. 67-70).

XVIII

Ce Georges Leverdier, à peine connu dans le monde des lettres, était bien, en réalité, le seul homme sur lequel Marchenoir pût compter. L’avare destinée ne lui avait donné que cet ami, et, encore, elle l’avait choisi pauvre, comme pour empoisonner le bienfait.

Il faut l’expérience de la misère pour connaître l’affreuse dérision d’un sentiment exquis frappé d’impuissance. La crucifiante blague archaïque sur les consolations lambrissées et trimalcyonnes de l’amour dans l’indigence, ne paraît pas une ironie moins insupportable quand il s’agit de la simple amitié. C’est peut-être la plus énorme des douleurs, et la plus suggestive de l’enfer, que cette nécessité quotidienne d’éluder le réciproque secours qui s’achèterait quelquefois au prix de la vie, — si l’infâme vie du Pauvre pouvait jamais avoir le poids d’une rançon !

Leverdier, passionné pour Marchenoir, qu’il regardait comme un homme du plus rare génie, et dont il s’honorait d’être l’inventeur, avait réalisé des prodiges de dévouement. Il se comptait pour rien devant lui et ne s’estimait qu’à la mesure des services qu’il pouvait lui rendre.

Il l’avait connu en 1869, il y avait déjà quatorze ans, — alors que la supériorité hivernale de son étonnant ami ne donnait encore aucun signe de maturité prochaine. Mais il l’avait fort bien démêlée sous la gourmande frondaison de chimères et de préjugés qui en retardait le développement. Il avait même, en horticulteur plein de diligence, pratiqué, d’un sécateur tremblant, quelques émondages respectueux.

Marchenoir était un peu son œuvre. Naturellement froid et peu enthousiaste pourtant, cet original critique avait livré son âme en esclavage pour cette Galatée d’airain qui aurait lassé la ferveur d’un Pygmalion moins intellectuel. Cette donation de tout son être avait été jusqu’au célibat volontaire ! — la piété de ce séide ne lui permettant pas de reculer devant aucune immolation avantageuse pour son prophète.

Il est vrai que celui-ci lui avait à peu près sauvé la vie pendant la guerre. Ils faisaient partie du même bataillon de francs-tireurs et, dans l’effroyable sauve-qui-peut de la retraite du Mans, le chétif Leverdier, épuisé de fatigue et tordu par le froid, serait peut-être mort sur la neige, au milieu de l’indifférence universelle, si son compagnon, doué d’une vigueur extraordinaire, ne l’eût porté dans ses bras pendant plus de deux lieues et n’eût enfin réussi, par supplications et menaces, à le faire admettre dans une charrette quelconque dont il faillit égorger le conducteur.

Aussi, Leverdier ne pouvait s’absoudre de n’être pas millionnaire. Volontiers, il s’accusait de sa pauvreté comme d’une trahison.

— Je déteste l’argent pour lui-même, disait-il, mais je devrais être un sac d’écus sous la main de Marchenoir. J’aurais ainsi une excuse plausible d’encombrer sa voie.

Et cependant, il n’était guère assuré d’un futur triomphe ! Sa pensée, fort enflammée quand elle se fixait sur son ami, redevenait singulièrement lucide et froide quand il l’abaissait sur le public contemporain. L’espérance d’un avenir moins sombre était chez lui en raison inverse de la hauteur de génie qu’il supposait et ce calcul n’allait pas sans déchirement.

Marchenoir, son aîné de quelques mois, venait d’entrer dans sa quarante et unième année, il avait publié déjà deux livres jugés de premier ordre et la gloire aux mains pleines d’or ne venait pas. Elle se prostituait dans les pissotières du journalisme.

Leverdier avait fait des démarches inouïes auprès des directeurs et rédacteurs en chef, qui se refusèrent toujours au lancement d’un écrivain dont l’indépendance révoltait leur abjection. Celui-ci, d’ailleurs, ne leur avait jamais caché son absolu dégoût. Littéralement, il les déféquait. Il laissait agir son fidèle esclave pour qu’on ne lui reprochât pas de refuser absolument de s’aider lui-même, mais il se serait fait couper tous les membres avec des cisailles de tondeur de jument et scier entre deux planches à bouteilles longtemps savonnées, par un maniaque centenaire ivre depuis trois jours, avant de consentir à une démarche personnelle en vue de recueillir, de leurs nidoreuses mains, un quartier de cette charogne archi-putréfiée dont ils sont les souteneurs et qu’ils vendent pour de la vraie gloire !

On ne pouvait raisonnablement pronostiquer un succès beaucoup plus éclatant à la nouvelle œuvre qui se préparait. Marchenoir allait toujours s’exaspérant dans sa forme déchaînée, qui rappelait l’invective surhumaine des sacrés Prophètes. Il se faisait de plus en plus torrentiel et rompeur de digues.

Leverdier qui l’admirait précisément à cause de cela, ne pouvait, cependant, se dissimuler qu’on allait ainsi à d’inévitables catastrophes. Il avait fini par en prendre son parti et s’était fait le résigné pilote de la tempête et du désespoir.