A. Soirat (p. 59-63).


XVI


La femme n’apparut dans la vie de Marchenoir qu’à la fin de cette première période, c’est-à-dire après la guerre et après cette décisive secousse d’âme qui l’avait subitement restitué au sentiment religieux dont il portait en lui, dès son premier jour, les prédéterminations ignorées.

Auparavant, il avait été chaste à la manière des prisonniers et des matelots, lesquels ne voient ordinairement dans l’amour qu’une désirable friction malpropre, en l’obscurité de coûteux repaires. Tantale stoïque d’un festin d’ordures, il s’était résigné, comme il avait pu, à la privation des inespérables immondices. D’un côté, le dénûment absolu, de l’autre, la timidité la plus incroyable chez un tel violent, le préservèrent plus efficacement que la religion même, quand elle intervint pour lui amollir le cœur…

Les hauts penseurs qui décrètent professionnellement le balayage de toute notion religieuse, ont cette amusante contradiction d’exiger que les chrétiens dont la foi résiste à leurs récurages et à leur potasse soient, au moins, des saints. Surtout, ils les veulent purs. Ils leur disent des choses aussi robustes que ceci : Vous péchez, donc vous êtes des hypocrites ; enthymème lacustre d’une autorité certaine sur les palmes et les squames du marécage antireligieux.

Ce ne serait pas encore trop bête, s’il ne s’agissait ici, pour l’âme pensante, livrée aux Dévorants invisibles, que d’un combat très difficile où l’héroïsme continuel fût de rigueur. Après tout, c’est une politique judicieuse et barbue comme l’expérience même, d’empiler sur les épaules d’autrui d’écrasants fardeaux qu’on ne voudrait pas seulement remuer du bout des doigts.

Mais le sentiment religieux est une passion d’amour et voilà ce qu’ils ne comprendront jamais, ces pédagogues de notre dernière enfance, quand il pleuvrait des clefs de lumière pour leur ouvrir l’entendement !

Or, ce tison incendiaire lancé tout à coup, du plus inaccessible des sommets, dans le misérable torchis humain, au travers du chaume défoncé, — il serait pourtant nécessaire d’en tenir compte, si l’on voulait être raisonnable et juste, à la fin des fins !…

Marchenoir était, plus qu’aucun autre, une conquête de l’Amour et son cœur avait été l’évangéliste de sa raison. Les châtiments et les récompenses du prône, par lesquels on explique si bassement les plus désintéressés transports, n’avaient été pour rien dans son exode spirituel. Il s’était rué sur Dieu comme sur une proie, aussitôt que Dieu s’était montré, — avec la rudimentaire spontanéité de l’instinct.

Alors, comme si sa destinée se fût accomplie à cet instant, une soudaine et corrélative révélation s’était faite, en cet élu de la Douleur, de sa propre puissance affective, jusqu’alors inconnue de lui-même, enveloppée et flottante dans l’amnios… Une surprenante avidité de tendresse humaine fut l’accompagnement immédiat des surnaturelles appétences de ce vierge cœur.

Du premier coup, sans avoir passé par le cloaque des intermédiaires impressions cupidiques, il se trouva prêt pour la grande tribulation passionnelle. Tout ce que la misère et les défiances d’un rétractile orgueil avaient, jusque-là, comprimé, fit explosion : l’ignorance, les niaises pudeurs, les crédulités jobardes, les lyriques éruptions, les attendrissements dangereux, le besoin subit de se fendre l’âme du haut en bas, au milieu du hennissement sexuel, enfin, tout le déballage coquebin d’un chérubinisme attardé et grandiloque. Éternelle dilapidation des mêmes trésors pour aboutir à l’empyreume fatal de la passion satisfaite !

Cet éphèbe de vingt-huit ans, sourcilleux et mal vêtu, — qui portait son cœur comme un hanneton dans une lanterne et dont le redoutable esprit, semblable à la fleur détonnante du cactus, commençait à peine à se détirer sous ses membraneuses enveloppes, — était une proie trop facile pour que de passantes curiosités libertines ne s’en emparassent pas.

Marchenoir fit de l’amour extatique dans des lits de boue, avec une conscience dilacérée, en se vomissant lui-même, — à l’instar de ces anachorètes pulvérulents de l’ancienne Égypte que l’aiguillon de la chair contraignait parfois à venir secouer leurs carcasses mortifiées dans d’impures villes et qui s’enfuyaient ensuite, gavés d’horreur.

Plus coupable encore, cet assidu relaps d’incontinence laissait mijoter son vomissement de chien de la Bible, en prévision des lâches retours. Écartelé à Dieu et aux femmes, navré du perpétuel fiasco des héroïques puretés qu’il avait rêvées, — également incapable de s’asseoir dans un granitique parti-pris de paillarder impavidement, et d’exterminer le bouc intérieur qui renaissait jusque sous le couteau des holocaustes pénitentiels, il se vit souffleter par l’imperturbable nature, juste autant de fois qu’il avait prématurément espéré de la dompter.

Lâche pénitent, sans aucun doute, mais vergogneux et humilié. Il avouait, du moins, sa détresse et ne cadenassait pas exclusivement son ignominie dans le coffre-fort des confessionnaux et des tabernacles. Il eût été difficile de rencontrer un fornicateur plus éloigné de l’hypocrisie ou de la plus légère velléité de contentement de lui-même.

Il faut le redire, cet adolescent ne ressemblait à aucun autre. Il était né pour le désespoir et le christianisme dérangea sa vie, en le remplissant, — si tard ! — de l’afflictive famine d’amour, surajoutée à l’autre famine. À moins d’un miracle que Dieu ne fit pas, comment cet ébloui de la Face du Seigneur, — Icare mystique aux ailes fondantes, — aurait-il pu échapper au vertige qui l’aspirait vers les argileuses créatures conditionnées à cette Ressemblance !…

Il serait évidemment insensé d’espérer que des contemporains de M. Zola, par exemple, auront la bonté de concéder ces prolégomènes enfantins de la très rare grandeur morale qui va être racontée. La déliquescente psychologie littéraire de cette fin de siècle n’acceptera pas non plus que d’aussi peu perverses prémisses puissent jamais engendrer une concluante délectation esthétique. Enfin et surtout, la porcine congrégation des sycophantes de la libre-pensée pourra s’accorder le facile triomphe de contemner, — jusqu’au fientement vertical ! — l’exacte genèse de ce catholique ballotté par d’impures vagues au-dessus d’absurdes abîmes… Qu’importe ?