Le Désert du Gobi
Revue des Deux Mondes3e période, tome 97 (p. 415-432).
LE GOBI

Dans une étude précédente[1], j’avais essayé d’ébaucher le tableau du plus grand désert connu, celui du Sahara, auquel on peut comparer, sous le rapport de l’étendue, le désert de Gobi, bien que, sous tous les autres rapports, ils diffèrent complètement l’un de l’autre.

D’abord le Sahara, situé à 14 degrés au sud du Gobi, est baigné par la mer, tandis que le Gobi se trouve dans le centre même de l’Asie, entre la Sibérie et le Tibet, entouré de tous côtés par des montagnes qui figurent au nombre des plus élevées du monde. Ensuite, le Sahara a un passé historique qui remonte à une antiquité reculée, car sa région septentrionale, — la Mauritanie, — s’étendait bien avant dans l’intérieur du désert, et fut de tout temps animée par de nombreuses cités, parmi lesquelles brillait Carthage. Il en est tout autrement du Gobi, complètement ignoré des géographes anciens, dont les connaissances, dans cette partie de l’Asie, ne s’étendaient guère au-delà de l’Afghanistan, embrassant la Sogdiane (Samarcande) et la Bactriane (Balk). Plus à l’est, ils plaçaient l’énigmatique chaîne montagneuse de l’Imaus et les Massagèles, non moins énigmatiques.

L’Europe n’apprit l’existence du Gobi qu’au XIIIe siècle, à l’époque où cette région de l’Asie centrale vomit les innombrables hordes de Mongols que le terrible Djinghiz-khan conduisait à la conquête, ou plutôt au pillage de l’Asie. Le premier Européen qui traversa, au XVIIe siècle (1688-1698), cette mystérieuse contrée, fut le père Gerbillon. Cependant l’intrépide missionnaire n’eut que peu de successeurs, parmi lesquels on compte quelques savans russes et anglais, qui se bornèrent presque toujours à la voie postale que suivent les Russes pour se rendre de Kiakhta à Pékin, voie dont j’ai parcouru une partie. Aussi le peu que nous connaissons encore de cette immense contrée est dû au célèbre voyageur, le général Prjevalsky, qu’une mort prématurée et à jamais regrettable vient de ravir à la science.


I

Le Gobi des Mongols, ou Chamo (océan de sable) des Chinois, mesure du nord au sud (des frontières de la Sibérie jusqu’à celles du Tibet) environ 850 kilomètres, et 3,500 kilomètres de l’ouest à l’est (du plateau de Pamir jusqu’à la chaîne de Khin-gan). Placée entre 40 et 50 degrés de latitude nord, conséquemment presque sous la même latitude que la région comprise entre la Méditerranée et l’Allemagne, cette surface, à climat plus ou moins rigoureux, représente plus de 2 millions de kilomètres carrés (ce qui équivaut à un cinquième de l’Europe) et constitue un énorme plateau élevé, que des chaînes de montagnes séparent nettement des contrées limitrophes. Ces frontières naturelles sont, au nord : l’Altaï et les monts Yablonovoï ; à l’est, la chaîne méridionale de Khin-gan ; au sud, la chaîne de Kouen-luen ; enliu, à l’ouest, le plateau de Pamir et le Thian-chan occidental.

Parmi les chaînes montagneuses limites, il n’y a que le Thian-chan, mais surtout l’Altaï, qui pénètrent bien avant dans l’intérieur du Gobi, en y formant le massif isolé d’Alaschan ; les autres groupes montagneux, disséminés çà et là au milieu du désert, n’ont que des proportions comparativement peu considérables et se présentent, le plus souvent, sous la forme de hauteurs à pentes douces, rarement rocailleuses.

On ne connaît pas encore d’une manière précise l’altitude absolue du Gobi. Ses parties les plus déprimées se trouvent dans le bassin du Tarim, dans la Dzungarie et sur la voie qui conduit de Kiakhta à Kalgan. Pour le reste du désert, l’altitude oscille entre 1,100 mètres et 1, 600 mètres ; ce n’est que rarement qu’elle s’élève à 1,700 et même à 1,800 mètres. Le docteur Fritsche évalue l’altitude moyenne du Gobi, sur la ligne entre Ourga et Kalgan, à 1,200 mètres.

Dans les parties les plus basses comme dans les plus élevées du désert, l’irrigation est très pauvre, à la seule exception des régions septentrionales et méridionales. Le Gobi n’a qu’un seul cours d’eau considérable, c’est le Tarim, qui débouche dans le lac Lob (Lob-nor). Quant au grand fleuve chinois, le Hoang-ho, il ne fait que des apparitions locales dans les parages sud-est du désert. Les autres cours d’eau, plus ou moins insignifians, qui descendent des hauteurs, disparaissent presque aussitôt qu’ils ont touché le sol du désert.

La partie septentrionale du Gobi, celle qui constitue la Mongolie ou Turkestan mongol, est fort riche en bassins lacustres ; mais, dans les autres régions du désert, ils sont peu nombreux, et pour la plupart à eau salée, à l’exception du Lob-nor.

Les sources sont rares particulièrement sur les points occupés par les sables mouvans ; d’ailleurs leur eau est quelquefois salée ou imprégnée de substances minérales. On peut en dire autant des puits, qui, au reste, sont peu profonds ; ainsi, sur l’espace entre Dyn-oan (contrée d’Alaschan) et Ourga, les puits ont rarement plus de A mètres de profondeur ; fréquemment l’eau s’y présente déjà à 2 mètres ou même 0m, 90 au-dessous de la surface du sol, ce qui prouverait que, si l’on n’y rencontre pas des eaux souterraines aussi abondantes qu’au Sahara, elles ne font pas complètement défaut au Gobi.

Le sol du Gobi consiste en matières détritiques telles que galets, graviers, sable mouvant et loess argileux. Chacun de ces élémens prédomine selon les localités. Ainsi, les sables mouvans se groupent surtout dans le Gobi méridional, tout en se présentant ailleurs sporadiquement. Les détritus et galets, produits de la décomposition et de la désagrégation des roches sous-jacentes, de même que le gravier, contenant quelquefois des fragmens de calcédoine, d’agate et de quartz, occupent la partie centrale, la plus aride du Gobi. Les sables mouvans reposent presque partout sur le loess argileux, qui se montre à nu, ou bien sous forme de marais salans dans les régions méridionales, centrales et occidentales, tandis que dans celles du nord-est et du sud-est, grâce à l’humidité atmosphérique, le lœss se revêt de végétation et se convertit en steppe. Au reste, même dans les régions les plus sablonneuses et les plus arides du désert, notamment dans ses parties déprimées (à environ 1,000 mètres d’altitude), on observe sur plusieurs points des ormes isolés.

Le climat du Gobi porte l’empreinte la plus prononcée du climat continental, et, à l’exception des régions méridionales, il est d’une rigueur extrême. Même dans la Mongolie sud-est, sous une latitude de 42 degrés, qui et à peu près celle de Naples, Prjevalsky observa (20 novembre 1871) — 32°, 7, tandis que, dans le Gobi septentrional et dans la Dzungarie, on voit quelquefois le thermomètre baisser au-dessous du point de congélation du mercure. D’autre part, dans les mêmes localités, les étés ont une température presque tropicale qui s’élève (à l’ombre) à 36 et 38 degrés, et même atteint 45 degrés dans la contrée d’Alaschan. Ces chaleurs deviennent accablantes, surtout à cause du manque d’ombrage et de l’extrême sécheresse atmosphérique. À cette époque, le sol dénudé du désert s’échauffe ordinairement jusqu’à 50°, 60° et quelquefois plus, tandis qu’en hiver sa température descend au-dessous de — 26°.

C’est au printemps et en automne que les transitions thermiques sont particulièrement brusques. À côté des écarts excessifs entre les températures hivernales et estivales règne constamment, dans le Gobi, une extrême sécheresse atmosphérique, surtout dans les parties centrales et méridionales ; en revanche, les régions septentrionales et orientales jouissent, en été, de précipitations aqueuses comparativement abondantes. Elles sont apportées par les vents du nord et du nord-est, qui, en venant de la mer polaire à travers la Sibérie, déposent leur humidité sur les versans septentrionaux des montagnes, tout en en conservant une certaine quantité pour la déverser sur la partie limitrophe du désert, de manière à imprimer à celui-ci le caractère de steppe. Quant aux vents d’est et de sud-est du Gobi, les pluies estivales y sont amenées de la mer de Chine par les moussons sud-est, qui atteignent ici leur limite occidentale. Dans tout le reste du Gobi, particulièrement dans le bassin du Tarim, les pluies et les neiges sont rares. Le Gobi central éprouve quelquefois (mais non chaque été) de copieuses ondées de courte durée, mais suffisantes pour donner lieu à des cours d’eau et des lacs temporaires dans les endroits argileux à surface unie. La neige est presque inconnue dans les régions méridionales du désert.

Enfin, le dernier trait climatologique du Gobi, c’est le phénomène des orages, qui se produisent le plus souvent en automne et en hiver, plus rarement en été et au printemps. Ils viennent presque toujours du nord-ouest. Seulement, sur le lac Lob, où, comme dans tout le bassin du Tarim, il n’y a point d’orage en hiver, ils éclatent en automne, venant du nord-est, c’est-à-dire des crêtes neigeuses du Thian-chan et des parties froides du Gobi central. La direction du nord-ouest (rarement d’ouest), qui caractérise les orages du Gobi proprement dit, tient à la proximité de la contrée plus basse et plus chaude de la chaîne, où se précipite l’air froid des montagnes, ce qui cause l’énorme différence de température qui, pendant les jours sereins, s’observe suivant l’orientation des objets, selon qu’ils sont exposés au soleil ou à l’ombre. L’action de ces deux facteurs est plus prononcée en automne, et c’est pour cela que, dans le Gobi, l’automne est la saison des orages. Ces orages remplissent l’atmosphère de nuages de sable très ténu, qui, en se déposant dans les vallées closes, forment, avec le temps, des dépôts de loess.


II

On conçoit aisément que les conditions climatologiques et topographiques que je viens de signaler doivent être éminemment défavorables à la végétation. L’action de ses ennemis les plus dangereux, — la sécheresse excessive, les extrêmes thermiques, les orages et les substances salines du sol, — explique tout à la fois la pauvreté et l’uniformité de la flore du Gobi.

Ce sont les régions frontières du nord, de l’est et du sud-est qui possèdent les terrains les plus productifs, car on y voit çà et là d’excellens pâturages. Dans le désert même, la végétation la plus riche se trouve sur le sol composé de loess argileux, tandis que les bords humides des marais salans et les steppes à galets sont complètement arides.

Le trait caractéristique de la flore du désert et des steppes du Gobi, c’est l’absence des arbres et du gazon des prés. Les arbres, à ce qu’il paraît, ne peuvent supporter la sécheresse et les contrastes thermiques ; quant au gazon, étant le produit de l’humidité et de la putréfaction des végétaux herbacés précédens, il ne saurait s’accommoder ni du sol de loess, ni du climat sec de la contrée ; c’est pourquoi toute la végétation herbacée du Gobi, même dans les régions les plus favorisées, se présente en taches isolées, dissimulant à peine le fond jaunâtre ou rougeâtre du sol.

D’autre part, malgré l’uniformité apparente des conditions physiques, les différentes parties du désert n’en possèdent pas moins des formes spéciales, exclusivement locales. Ainsi, le Halimodendron argenteum, si abondant dans le bassin du Tarim, ne se rencontre pas dans la région orientale du Gobi ; en revanche, on ne voit pas dans le bassin du Tarim le fameux Saxaul, arbrisseau fort original, propre à toute l’Asie intérieure, depuis la Caspienne jusqu’à la Chine ; de même, deux espèces de Pugonium appartiennent exclusivement aux sables des contrées d’Ordos et d’Alaschan ; enfin, le tamarix fait défaut à cette dernière, ainsi qu’au Gobi central et septentrional, mais abonde sur le Tarim et dans l’Ordos. Sous le rapport de sa faune, le Gobi constitue un domaine zoologique à part, sans que cependant le règne animal y soit riche en espèces. Dans certaines localités, notamment dans les montagnes, le long des rivières et des lacs, les animaux se trouvent souvent abondamment groupés, mais ils sont comparativement rares dans le désert même, où l’on ne rencontre que d’innombrables lézards qui viennent se glisser sous les pieds de l’homme. D’ailleurs, les oiseaux, comme les quadrupèdes du Gobi, mènent une vie nomade, étant forcés de chercher leur nourriture à des distances plus ou moins considérables. Il est vrai que, sous ce rapport, les animaux du désert sont généralement peu difficiles, surtout quant à la boisson, car quelques-uns des petits mammifères, probablement, ne boivent jamais, et se contentent soit de plantes succulentes, soit du peu de neige qui tombe quelquefois en hiver. Parmi les mammifères méritent d’être mentionnés le cheval et le chameau sauvages, ainsi que le mouton argali.

C’est dans la Dzungarie que le général Prjevalsky découvrit un représentant intéressant de la race chevaline. M. Poliakof l’a nommé equus Prevalskii ; les Kirghiz l’appellent kantag, et les Mongols tnnkè. Il n’habite que les régions les plus inhospitalières, en petits troupeaux de cinq à dix individus. En dehors de la Dzungarie, on ne le trouve nulle part, en sorte que le cheval sauvage, qui, selon les données paléontologiques, occupait jadis la majorité de l’Europe, est limité actuellement à une seule localité du désert de Gobi.

Tandis que l’existence dans l’Asie centrale d’une espèce de cheval sauvage était un fait complètement inconnu jusqu’à ce jour, déjà depuis Marco Polo on avait admis que le chameau à l’état sauvage habitait ces régions, mais aucun des auteurs qui en avaient parlé, sur l’autorité des Chinois, n’avait jamais vu cet animal, et même son existence avait été révoquée en doute par Cuvier. Ce fut encore l’éminent voyageur russe qui eut le mérite de le découvrir, d’abord dans les environs du lac Lob et puis dans le désert de la Dzungarie.

Le chameau aime les lieux sablonneux plus ou moins inaccessibles à l’homme. Son aire d’expansion est beaucoup plus étendue que celle du cheval sauvage, car, tandis que ce dernier est cantonné dans une seule localité de la Dzungarie, le chameau habite le Tarim inférieur, le lac Lob, le Khami et le désert tibétain de Zaïdam. Prjevalsky a désigné cet animal par le nom de camelus bactrianus feras. C’est une curieuse variété du chameau bactrien (à deux bosses), le seul que possède le Gobi.

À l’époque des fortes chaleurs, le chameau sauvage du lac Lob gravit l’Altyn-tau jusqu’à la hauteur de 3,500 mètres. Tandis que le chameau domestique est généralement craintif, stupide et indolent, le chameau sauvage se distingue par sa vigilance et par le développement extraordinaire de son organe visuel et des sens de l’ouïe et de l’odorat, car sous le vent il peut découvrir la présence du chasseur à des distances considérables, et le moindre bruit n’échappe point à son oreille ; quand il se croit en danger, il parcourt avec rapidité une centaine de kilomètres sans s’arrêter un moment. Son agilité à gravir les montagnes peut être comparée à celle du chamois. Il fait rarement entendre sa voix, qui ne rappelle guère celle du chameau domestique, mais plutôt celle du taureau. Une étude approfondie de la charpente osseuse et surtout du crâne serait nécessaire pour décider la question de savoir si le chameau du Gobi est le représentant d’une race primitive, ou bien, s’il n’est que le descendant de cette race, devenu sauvage à l’instar du bétail et des chevaux en Amérique du Sud, — fait que le général Prjevalsky a vu se reproduire d’une manière frappante dans la région désertique du Gobi, nommée Ordos, où, depuis l’invasion des Dzungares, quatre ou cinq années avaient suffi, pour réduire les vaches à un état tellement sauvage, qu’elles sont aussi difficiles à chasser que les antilopes. Cependant, le général pense que le lait relatif au bétail et aux chevaux n’est guère applicable au chameau, parce que, même à l’état domestique, sa propagation réclame l’assistance de l’homme : la chamelle ayant une parturition très laborieuse et le chameau mâle n’étant pas toujours apte à la fécondation. Prjevalsky en conclut que, selon toute vraisemblance, la patrie du chameau sauvage serait le désert Koumtag, où il se trouve aujourd’hui cantonné, après avoir occupé autrefois une aire d’expansion plus étendue. D’autre part, la région du lac Lob, qui offre encore quelques moyens de subsistance à l’homme, est précisément peu favorable au chameau, à cause d’une trop grande abondance d’eau, du fléau des insectes, et du manque de nourriture.

Il nous reste à parler du mouton argali, qui est assez fréquent dans les parties montagneuses du Gobi, d’où il descend au printemps lorsque le tapis végétal commence à se revêtir de plantes alpines. Il se maintient dans les localités une fois choisies, et souvent un point montagneux sert de demeure permanente à tout un troupeau. N’ayant aucune persécution à craindre de la part des indigènes, l’argali est si peu ému par l’aspect de l’homme, qu’il passe à côté des campemens des Mongols pour aller s’abreuver. « Nous ne pûmes on croire nos yeux, dit Prjevalsky, lorsque pour la première fois nous aperçûmes, à une distance de 500 mètres de nos tentes, un troupeau de ces splendides animaux en train de paître tranquillement sur le versant d’une montagne. »

Enfin, parmi les carnivores rapaces du Gobi figurent le tigre et le loup, mais non pas l’ours, qui semble y faire complètement défaut, bien qu’il se trouve dans les montagnes de Thian-chan.


III

Après ce rapide coup d’œil sur l’hydrographie, la flore et la faune du Gobi, nous examinerons de plus près les particularités qui caractérisent les diverses parties de cette vaste contrée. On peut y distinguer les trois régions suivantes : celle bordée de tous côtés par le Hoang-ho et nommée Ordos ; celle située à l’ouest de ce fleuve, et représentée par le vaste désert d’Alaschan ; enfin la région septentrionale qui s’étend jusqu’à la frontière de la Russie et qui constitue la Mongolie, ou le Turkestan mongol.

La région de l’Ordos, comprise dans l’intérieur de la courbe semi-circulaire que décrit le Fleuve-Jaune (Hoang-ho), forme une steppe presque unie, dont le sol est partout sablonneux ou salé, et par conséquent impropre à la culture, en exceptant la vallée du Hoang-ho, habitée par une population chinoise sédentaire. L’Ordos, dont l’altitude absolue est de 1,000 à 1,300 mètres, peut être considéré comme pays de transition entre le Gobi et la Chine.

Le Fleuve-Jaune décrit des méandres assez tortueux, en parcourant 100 mètres par minute. Dans les parages de la petite ville de Banta, les rives et le fond du fleuve consistent en limon ; son eau est tellement chargée de substances terreuses, qu’elle en contient au-delà de 3 pour 100. Cependant, les impuretés contenues dans son eau, qui lui donnent une teinte jaune grisâtre, n’ont rien d’insalubre, lorsqu’on a la précaution de les laisser se déposer. Sur son parcours dans le pays de l’Ordos, la largeur du fleuve est presque partout la même ; vis-à-vis de la ville de Dincha, elle est de 385 mètres. Sa profondeur est très considérable et l’on n’y trouve nulle part des gués qui permettent de la traverser. Il est probable que, sur cet espace, le fleuve se prêterait à la navigation des bateaux à vapeur.

Le Hoang-ho a fréquemment changé son cours, ainsi que le prouvent d’ailleurs ses anciens lits, dont l’un, nommé Ulan-Chalan, est parfaitement conservé. Un changement de cette nature vient d’avoir lieu récemment avec une violence extraordinaire. Le fleuve a tourné brusquement au sud-est, et débouche actuellement, de concert avec le Hweï-ho, dans le lac Hung-tsi, qui se rattache au delta du Yang-tsé-Kiang, de sorte qu’aujourd’hui les deux gigantesques fleuves chinois ne constituent plus qu’un seul système hydrographique. On évalue la perte d’hommes causée par cette terrible catastrophe à plusieurs millions, et l’espace submergé à environ 2, 400 kilomètres carrés[2].

Près de la rive droite du Hoang-ho se trouve le petit lac Zaïdadamin ; à 11 kilomètres au nord-ouest s’élève une colline conique où les Mongols prétendent qu’a été ensevelie l’une des femmes de Djinghiz-khan. La mémoire de ce dernier s’est conservée dans l’Ordos encore plus que dans la contrée de la Mongolie, et Prjevalsky rapporte à cet égard des légendes curieuses, parmi lesquelles il en est une, selon laquelle le tombeau de Djinghiz-khan se trouverait dans la région méridionale de l’Ordos ; on ajoute qu’au moment de sa mort, il aurait déclaré que dans huit cents ou mille années il ressusciterait, battrait les Chinois et reconduirait les Mongols dans le pays des Chalkas, leur ancienne patrie. Comme six cent soixante années se sont écoulées depuis la mort de Djinghiz-khan, les Mongols s’attendent à le voir reparaître dans cent quarante, ou tout au plus dans trois cent quarante années.

À l’ouest du pays de l’Ordos se déploie le grand désert d’Alaschan, qui s’étend au sud jusqu’aux montagnes qui constituent le bord septentrional du Tibet. Selon toute apparence, la surface connue de l’Alaschan représente le fond d’un immense bassin lacustre ; c’est ce qu’indique le sol limoneux, salin, recouvert par des sables, ainsi que par des lacs situés dans les dépressions où les anciennes eaux se seront concentrées. Prjevalsky déclare que la désolation du désert Alaschan défie toute description, surtout dans la partie méridionale, que les Mongols appellent Tyngere, c’est-à-dire Ciel, pour indiquer que, comme celui-ci, les surfaces sablonneuses sont illimitées. La planche sur laquelle Prjevalsky a essayé de figurer l’aspect de ces surfaces représente, à s’y méprendre, une mer fortement agitée, et de même que sur la mer le vaisseau ne laisse point de traces, les vestiges imprimés dans les sables par l’homme ou les animaux sont promptement effacés par les vents ; aussi les caravanes ne se hasardent que rarement à traverser le Tyngere.

Dans son développement occidental, le désert d’Alaschan devient çà et là moins désolé, surtout dans la proximité de l’oasis de Khami, qui contraste singulièrement avec le désert. Au reste, l’état florissant de Khami jouit dans toute cette partie d’Asie d’une telle réputation, que les auteurs chinois décrivent l’oasis comme une espèce de paradis, au point que l’empereur Chona-Kansi y signale non-seulement la vigne, mais aussi l’oranger et le grenadier, assertion qui a été reproduite par plusieurs de nos géographes modernes. Or, M. Potanine a complètement dissipé ce miracle, car c’en serait un, si l’oranger était cultivé au milieu du désert, dans une localité de 900 mètres d’altitude, presque sous 49° de latitude.

L’oasis de Khami constitue le terme oriental des groupes d’oasis échelonnés le long de la lisière septentrionale et méridionale du Thian-chan. De semblables oasis se trouvent également au pied du Pamir et s’étendent le long du Kouen-luen, de l’Altyn-dagh et des contreforts des remparts tibétains. Ces lambeaux dispersés représentent dans cette partie de l’Asie centrale les seuls points propres à la vie sédentaire.

Par sa position, l’oasis de Khami a une grande importance stratégique, et sous ce rapport, comme aussi sous le rapport commercial, sa possession serait précieuse pour la Russie. Elle constitue l’unique voie de communication entre la Chine occidentale et le Turkestan oriental ; toute autre voie est interceptée par le désert. C’est ainsi que l’oasis de Khami est, du côté de l’est, la clé du Turkestan. Si ce point est occupé par l’ennemi, l’armée chinoise stationnée à l’ouest perd immédiatement ses moyens de subsistance qu’elle tire de la Chine ; il ne lui resterait que la voie septentrionale, très longue et très difficile, par la ville d’Ulassataï, si toutefois l’ennemi n’a pas eu soin de s’en assurer.

Le désert d’Alaschan se confond avec la vaste surface qui se déploie jusqu’à la frontière russe et constitue la Mongolie proprement dite, appelée aussi Turkestan mongol. Cette surface va en s’exhaussant dans la direction du nord, en sorte qu’elle est plus élevée que le reste du Gobi ; de plus, les sables laissent percer sur plusieurs points la charpente solide de la contrée, probablement composée de gneiss et de syénite. La faible population de la Mongolie est désignée par le nom de Chalkas, — probablement les descendans des Mongols qui constituaient l’état fondé par Djinghiz-khan. C’est dans la région est de la Mongolie que s’élevait sa résidence et celle de ses successeurs, célèbre au moyen âge sous le nom de Karakoroum. Aujourd’hui, il serait difficile d’en préciser la position ; selon Abel Rémusat, Karakoroum se trouvait sur le cours supérieur de l’Orkhan, ce qui le placerait à peu près par 46° 50′ de latitude nord, à 225 kilomètres au sud-ouest de la ville d’Ourga, située non loin de la frontière russe.

En tout cas, c’est un fait très curieux de voir au milieu du désert surgir la résidence d’un des plus grands conquérans du monde, qui certes n’avait que l’embarras du choix parmi les plus riches et les plus pittoresques contrées de l’Asie.

Karakoroum fut visité au XIIIe siècle par le célèbre missionnaire Rubruquis (ou plutôt Rubruk), que Mangou, descendant de Djinghiz, reçut avec bienveillance. Rubruk, qui a laissé une description détaillée, fort curieuse, de la ville, fut étonné d’y trouver un artiste français nommé Guillaume Buchier, qui avait splendidement orné l’un des palais d’été du khan.

Rubruk nous apprend les sentimens de tolérance religieuse qui caractérisaient le prince mongol, et il en rapporte l’exemple suivant. Lorsqu’au mois d’août, Rubruk franchit la chaîne de Khan-gaï, au pied de laquelle se trouvait Karakoroum, il essuya une violente tempête qui ne cessa de sévir dans la capitale de l’empereur mongol, et causa à celui-ci une grande frayeur ; mais au lieu d’en rendre responsable le prêtre chrétien, comme l’eût indubitablement fait tout souverain musulman, Mangou enjoignit à Rubruk d’adresser au dieu des chrétiens de ferventes prières pour apaiser l’orage.

Ces faits, comme plusieurs autres de la même nature, rapportés non-seulement par Rubruk, mais aussi par le missionnaire Plan Carpin, démontrent que les mobiles qui poussaient aux invasions les Arabes et les Mongols n’étaient pas les mêmes : les premiers étaient animés par le fanatisme religieux, et les derniers par l’esprit de pillage.

Du côté de l’ouest, et déjà confinant au Turkestan russe, la Mongolie se termine par une région déserte nommée Dzungarie. Elle ne s’élève guère au-dessus de 800 mètres, et descend au-dessous de ce niveau sur plusieurs points, particulièrement du côté du midi, où le lac Ebenor n’a que 227 mètres d’altitude, chiffre presque inconnu dans cette partie de l’Asie centrale.

L’argile du loess, mélangée de sable très fin et de calcaire de teinte grise ou jaune blanchâtre, constitue la majorité du sol de la Dzungarie. Cette masse argileuse est percée, comme une éponge, par de nombreux tubes ou pores, souvent revêtus d’incrustations provenant de plantes herbacées. L’eau et les vents amoncellent souvent ces dépôts en masses abruptes élevées, divisées en parallélipipèdes. Cette propriété de former en quelque sorte des falaises verticales, ainsi que la texture poreuse et l’absence de toute stratification, sont les traits caractéristiques du loess, on peut encore y ajouter le défaut de fossiles pélagiques, remplacés exclusivement par les animaux terrestres ou lacustres. Grâce à l’extrême ténuité de ses élémens constitutifs, et en partie à la présence de sels divers, le loess est généralement d’une grande fertilité, lorsqu’il est suffisamment arrosé. Dans toutes les contrées cultivables de l’Asie centrale, la Chine comprise, il joue le rôle de la terre noire (tchernoziem) de la Russie.

L’arrosement du désert dzungarien est extrêmement défectueux ; de là, la pauvreté de la faune et de la flore, bien qu’il possède une nouvelle espèce chevaline (equus Prjevalskii). Les montagnes qui, au sud, constituent le bord occidental de la Dzungarie sont riches en substances minérales plus ou moins précieuses. Ainsi, l’or est un produit important pour la région du’ Khotan, où il n’y a pas moins de 22 mines ; dans celle de Kapha, le nombre des ouvriers est de 4,000, et de 3,000 dans celle de Saghuk. On évalue à 7,000 ser chinois le produit annuel du Khotan. Cette localité a joui pendant longtemps du privilège d’être le seul point connu produisant le néphrite et le jade. C’est dans le district de Karakach que se trouvent les gîtes de cette rare substance, dont l’exploitation a été presque abandonnée, depuis l’expulsion des Chinois et la fondation de l’état éphémère de Yakoub-khan.


IV

L’aperçu très général que je viens de donner des principales régions du Gobi serait incomplet sans un coup d’œil jeté sur les montagnes qui forment l’enceinte extérieure du grand désert. Un mot sur la composition de ces montagnes est d’autant plus indispensable à la connaissance de la constitution du désert que, la charpente solide de ce dernier étant presque partout masquée par les sables, nous ne pouvons en juger que par les affleuremens qu’elle présente ; mais comme ils sont peu nombreux, il ne devient que plus important de savoir jusqu’à quel point les roches mises à nu s’accordent avec celles qui figurent dans les montagnes dont le Gobi est entouré de tous côtés. Si une telle concordance a réellement lieu, on pourra en conclure que les roches dont est composée l’enceinte extérieure du désert constituent également la base de l’aire intérieure, et dès lors, nous serons à même de déterminer avec beaucoup de probabilité l’âge du Gobi, c’est-à-dire d’indiquer l’époque à laquelle il fut soulevé comparativement aux autres régions de notre globe.

Contrairement à ce qui a lieu dans le Sahara, où les chaînes bordières n’ont comparativement qu’une hauteur assez faible, et d’ailleurs ne limitent pas partout le désert d’une manière tranchée, les massifs qui forment pour ainsi dire une gigantesque muraille autour du Gobi figurent au nombre des soulèvemens les plus considérables de notre globe sous forme soit de chaînes, soit d’énormes plateaux, tels que celui de Pamir. C’est par ce dernier que nous commencerons la revue de l’enceinte extérieure du Gobi, en choisissant pour guide l’excellent travail du docteur Wilhelm Geiger[3].

Le Pamir, qui, par ses ramifications, représente la limite occidentale du Gobi, touche de près à la région de Kachgar, vers laquelle s’étendent les contreforts sud-est de la chaîne du Kizil-Yart. Ce n’est que récemment que les explorateurs russes non-seulement ont fait évanouir l’hypothèse de Humboldt d’après laquelle une longue chaîne méridienne rattacherait sous le nom de Bolor le Pamir au Thian-chan et au Kouen-Inen, mais encore l’existence même du nom de Bolor, désignant une chaîne méridienne quelconque.

Quant au nom de Pamir ou Pamer, ce n’est point le nom propre d’une localité particulière ; mais, comme le fait voir M. Geiger, il signifie « contrée à vents glacés, » condamnée à la solitude et à la mort.

On peut évaluer, dans un sens restreint, la longueur du grand renflement du Pamir, du nord au sud, en chiffres ronds, à 300 kilomètres, depuis la crête des montagnes du Trans-Altaï jusqu’à celle du Hindou-Kouch. Son extension, de l’est à l’ouest, aurait environ 500 kilomètres ; enfin, la superficie du plateau de Pamir serait de 100,000 kilomètres carrés et son altitude moyenne de 4,000 à 4,500 mètres.

Qu’on se figure une surface ayant le tiers de celle de l’Italie portée à la hauteur de la Jungfrau (4,167 mètres), l’un des pics les plus élevés de la Suisse ! phénomène prodigieux du renflement de l’écorce terrestre, qui ne se présente nulle part ailleurs sur notre globe. Le Pamir est sillonné particulièrement de l’est à l’ouest par un grand nombre de cours d’eau débouchant dans l’Amou-Daria, le célèbre Oxus des anciens, qui vient du lac Sarkul, découvert par Wood et nommé par lui lac Victoria. Ce lac a de 3 à 4 kilomètres de largeur et une altitude de 4,255 mètres ; malgré les sources thermales qu’il reçoit, il est recouvert pendant tout l’hiver d’une épaisse croûte de glace. Ce fut dans cet état que le trouva Wood au mois de février ; le froid fut tellement intense que son thermomètre à mercure ne put l’indiquer. Même au mois de mai, lorsque l’expédition de Forsyth visita le lac, il était encore solidement gelé.

Sous le rapport du relief, le Pamir offre deux types orographiques très distincts, savoir : le Pamir oriental ou petit Pamir, composé de vallées de la nature des steppes, et le Pamir occidental ou grand Pamir, très montueux. Ce qui caractérise le Pamir en général, c’est sa position au-dessus de la zone forestière, la pauvreté de sa végétation et le défaut plus ou moins complet d’habitans. Les chaînes montagneuses qui séparent les hautes vallées paraissent insignifiantes, comparativement au prodigieux renflement de ce grand plateau, et les défilés par lesquels on les franchit sont généralement peu profonds et aisés à traverser. La transition du Pamir à steppes au Pamir montueux est brusque. C’est d’un seul coup que change la physionomie de la contrée. Les chaînes montagneuses qui constituent les limites septentrionales et méridionales du Pamir offrent le développement le plus considérable, ce sont les chaînes du Trans-Altaï et du Hindou-Rouch. La première, qui forme le bord septentrional du Pamir, a, de l’est à l’ouest, une longueur d’environ 250 kilomètres et s’élève dans le pic Kauffmann à plus de 7,000 mètres.

La ligne des neiges perpétuelles offre, sur le Pamir, des oscillations considérables. Dans les montagnes de l’Altaï, la neige perpétuelle commence à 4,200 ou 4,300 mètres sur les versans septentrionaux, et à 4,000 mètres sur les versans méridionaux. Sur les montagnes au sud du Pamir, la limite des neiges perpétuelles s’élève au-delà de 5,000 mètres.

Dans le Pamir, le climat est déterminé par deux facteurs (en dehors d’influences locales) : par sa position au milieu d’un immense continent et par son altitude très considérable. Eu égard aux latitudes sous lesquelles se trouve le Pamir et qui correspondent aux régions méridionales de l’Espagne, le climat est prodigieusement rigoureux.

La zone culturale s’arrête généralement à 1,500 ou 1, 600 mètres au-dessous de la limite des neiges. Dans cette zone, les céréales sont cultivées sur plusieurs points, et çà et là se présentent d’assez beaux pâturages. Les essences forestières qui, sur le Thian-chan, montent jusqu’à 2,100 mètres, font complètement défaut au Pamir.

De même que dans le Hindou-Kouch, le granit forme la majorité des chaînes du Pamir. Les dépressions entre les chaînes granitiques sont recouvertes, comme dans le Turkestan, par des roches sédimentaires cristallines, telles que les micaschistes et les schistes argileux ; les dépôts tertiaires sont limités à la partie sud-est du Pamir.

M. Severtzow, l’un des plus anciens et des plus sérieux explorateurs du Pamir, fournit des renseignemens intéressans sur sa faune ; malheureusement nous ne pouvons nous y arrêter, et sommes forcés de quitter cette contrée si importante pour continuer la revue de l’enceinte extérieure du Gobi, en abordant les massifs du Thian-chan qui forment les bords nord et nord-est du désert.

Ce sont les terrains anciens qui constituent particulièrement la partie bordée du Thian-chan ; ils sont représentés par le calcaire de montagne, accompagné çà et là de dépôts quaternaires.

De même que le Pamir et les contreforts est et nord du Thian-chan constituent la limite occidentale du Gobi, ainsi la limite septentrionale du désert est représentée par les chaînes qui longent la frontière méridionale de la Sibérie.

Parmi ces chaînes, c’est d’abord l’Altaï qui doit fixer notre attention ; mais nous ne nous y arrêterons pas longtemps, en renvoyant les lecteurs aux études que j’ai consacrées à cette importante chaîne[4]. Je me permettrai seulement de rappeler ici que la majeure partie de cette longue succession de massifs montagneux plus ou moins élevés, et dirigés en moyenne de l’est à l’ouest, est composée de roches cristallines et d’anciens sédimens schisteux, séparés les uns des autres et quelquefois traversés par des granits, porphyres et diorites. C’est sur toutes ces roches que reposent les dépôts diluviens ou récens dont l’énorme nappe s’étend au nord de l’Altaï jusqu’à la Mer-Glaciale, et, à l’ouest, jusqu’à l’Oural.

Les anciens terrains sédimentaires appartiennent aux époques silurienne, dévonienne et carbonifère ; il en résulte que la succession des terrains présente dans l’Altaï une immense lacune par l’absence du dyas, du trias, du jurassique, du crétacé et du tertiaire. C’est là un trait caractéristique pour la géologie de l’Altaï, auquel on peut ajouter l’extrême rareté du trachyte parmi les roches éruptives. La chaîne de l’Altaï ne constitue, à la vérité, qu’une partie de la limite septentrionale du Gobi, mais cette chaîne paraît avoir une extension considérable du côté de l’est et ne se termine que sous le méridien d’Ourga, en sorte qu’il est fort probable qu’elle conserve les principaux traits géologiques de la partie de la chaîne que j’ai été dans le cas d’explorer ; et, selon toute apparence, il en est de même de la chaîne des Yablonovoï, qui n’est que la continuation orientale de l’Altaï.

On voit donc que les roches cristallines plus ou moins anciennes jouent le rôle principal dans la contrée comprise entre la Sibérie orientale et la Mandchourie et constituent, par conséquent, le bord septentrional du Gobi.

Quant à son bord oriental, il est très nettement marqué par la chaîne méridienne de Khin-gan. Malheureusement, nous ne le connaissons qu’imparfaitement. M. Fritsche, qui lut le premier à franchir cette chaîne, y signale les granits. D’ailleurs, la Mandchourie du sud doit contenir des terrains paléozoïques, car la houille y est exploitée sur plusieurs points, entre autres dans les environs de la ville de Moukden.

Par son extrémité méridionale, le Khin-gan se rattache à la chaîne de Kouen-luen, qui constitue la limite méridionale du Gobi. Cette gigantesque chaîne est de caractère éminemment paléozoïque. M. de Richthoten la considère comme la plus ancienne de l’Asie : « Le Kouen-luen, dit-il, se présente comme un massif qui a ses racines dans la charpente solide la plus ancienne de notre globe ; c’est en quelque sorte un rempart tracé d’avance dès l’époque géologique la plus reculée[5]. »


V

L’aperçu que nous venons de donner de l’enceinte extérieure du Gobi nous démontre qu’elle est presque partout composée de roches anciennes, soit sédimentaires, soit granitiques ou gneissiques. Or ce sont précisément les roches de cette nature qui affleurent dans l’intérieur du Gobi à travers les sables ; de sorte que nous pouvons en conclure que ces affleuremens, représentant les terrains et les roches dont est composée l’enceinte extérieure, forment la base de son enceinte intérieure. Or il résulte de ces faits des conséquences fort importantes que nous allons énumérer.

L’émersion du Gobi et des montagnes qui l’entourent a dû avoir eu lieu à une époque géologique très ancienne, notamment pendant la période paléozoïque, et par conséquent bien antérieurement au Sahara, qui n’apparut qu’à l’époque tertiaire.

Ainsi les immenses surfaces granitiques, gneissiques et carbonifères du Gobi, de la Chine et de la Mandchourie se déployaient déjà comme terre ferme et représentaient une île gigantesque au milieu de l’Océan qui recouvrait encore la plus grande partie de l’Asie, de l’Europe et de l’Afrique.

De même que dans le Sahara, la surface émergée du Gobi fut semée de nombreux bassins lacustres et fluviatiles, ainsi que l’indiquent les restes de fossiles qu’ils ont laissés. L’étude de la flore de l’Asie centrale a porté M. Regel, le savant directeur du Jardin botanique de Saint-Pétersbourg, à admettre que les steppes salines et les dunes sablonneuses des régions basses de l’Asie centrale indiquent que, même au commencement de l’époque actuelle, par conséquent pendant la période diluvienne, l’Asie centrale présentait l’aspect d’un immense lac d’eau douce, au sein duquel les montagnes surgissaient comme autant d’îles ; cela dura jusqu’à l’époque où les eaux se frayèrent un passage à travers les montagnes et furent conduites à la mer par le fleuve Obi et peut-être l’Amour, laissant ainsi à sec d’énormes steppes sablonneuses imprégnées de sel, qui, aujourd’hui, contiennent une flore uniforme composée d’halophytes et d’espèces paludéennes, flore qui probablement a empêché l’immigration d’autres plantes. On peut citer, comme un exemple frappant de ce fait, l’absence complète dans l’Asie centrale d’un rhododendron ou d’un lis quelconque, tandis qu’ils sont représentés sur le Caucase, sur l’Altaï, dans les régions balkaniennes et dahuriennes, et particulièrement dans le système orographique de l’Himalaya.

Mais si le Gobi a sur le Sahara l’avantage d’une plus grande ancienneté géologique, il ne possède point, comme le désert africain, les chances d’un avenir favorable. En effet, nous avons vu que le Sahara pourra un jour être traversé par de nombreux chemins de fer qui joueront un rôle décisif dans la civilisation du continent africain.

Or le Gobi n’offre rien de semblable. Les immenses surfaces plus ou moins désolées entre la Sibérie, la Chine et le Tibet ne présentent guère de chances de communications de cette nature, et il est probable qu’on ne parviendra point à ajouter de nouvelles voies à celle qui rallie Kiakhta, en Sibérie, à Pékin, capitale de la Chine. Cette voie est parcourue soit par des chevaux de poste attelés à des véhicules assez primitifs, soit par des chameaux. La communication postale fut établie par les traités de Tien-tsin (1858) et de Pékin (1868), qui assurent à la Russie le droit de transmettre à ses frais des lettres et autres envois de kiakhta à Pékin et Tien-tsin. Dans chacune de ces localités se trouve un employé russe chargé de l’expédition des envois. Les postes à lettres partent trois fois par mois pour Kiakhta et Tien-tsin ; celles à paquets ne vont qu’une fois par mois. Les postes à lettres sont desservies par les Mongols avec des voitures ; elles mettent généralement quatorze jours de Kiakhta à Pékin, tandis que les postes à paquets exigent de vingt à vingt-quatre jours.

Cette voie de communication répond suffisamment aux relations politiques et commerciales entre la Russie et la Chine, de sorte que l’établissement d’un chemin de fer n’offrirait guère d’avantages proportionnés aux dépenses, surtout lorsqu’on considère que l’espace à parcourir entre kiakhta et Pékin est de 1,500 kilomètres à travers une contrée placée sous un climat extrême.

On le voit donc, le désert du Gobi n’offre nullement l’avenir de celui du Sahara : c’est une contrée inhospitalière qui n’a aucune valeur pour l’homme et ne présente qu’un intérêt scientifique. Au reste, indépendamment de cet intérêt, les grands déserts, tels que le Sahara et le Gobi, ont cela de remarquable, qu’ils exercent sur l’esprit humain une puissante action. En effet, parmi tous les phénomènes de la surface de notre globe, le désert et l’océan seuls reflètent on quelque sorte l’infini et l’éternel, attributs sublimes et mystérieux de la Divinité, et cette impression est tellement naturelle qu’elle s’impose aux esprits les moins cultivés, car nous avons vu que les Mongols donnent au désert d’Alaschan le nom de « Ciel, » évidemment parce que, la terre ne leur suggérant aucun terme de comparaison, ils sont obligés de l’emprunter aux espaces célestes.


P. DE TCHIHATCHEF.

  1. Voyez la Revue du 1er janvier 1889.
  2. Verhandlungen der Gesellschaft für Erdkunde zu Berlin, 1888. Bd. XV, p. 278.
  3. M. Geiger a publié un ouvrage intitulé das Pamir-Gebirge, eine geographische Monographie. Dans ce travail, vrai modèle d’érudition et de sagacité scientifique, le savant allemand a réuni et discuté avec soin tout ce qui a été publié sur le Pamir. L’ouvrage est accompagné d’une carte fort instructive. La longue liste de voyageurs cités par M. Geiger prouve que les explorateurs n’ont pas fait défaut au Pamir, d’où l’on serait tenté de conclure que ce plateau est désormais l’un des points les plus connus du monde. Malheureusement, les conditions physiques où il se trouve placé en rendent l’étude plus difficile que partout ailleurs. Sans doute, la connaissance définitive du Pamir sera l’œuvre des savans russes, qui se trouvent plus à la portée que ceux des autres pays. Dans tous les cas, il s’agit d’une œuvre exclusivement scientifique, le Pamir n’ayant absolument aucune importance politique pour la Russie ; car certes ce n’est pas par ce plateau glacé que les Chinois ou les Anglais viendraient jamais l’attaquer, de même qu’à la Russie le Pamir ne peut servir de point de départ pour une expédition militaire quelconque.
  4. Voir Tchihatchef, Voyage scientifique dans l’Altaï oriental et la partie adjacente de la frontière de Chine.
  5. Richthofen, China, t. I, p. 224.