PREMIERE PARTIE


I

Le café, les liqueurs, venaient d’être servis par les maîtres d’hôtel et les chefs d’office. Les grands laquais à la livrée verte refermaient les portes de la salle à manger. Et du salon des Vernet, où Leurs Majestés s’étaient arrêtées, jusqu’au salon Rouge, les convives, par petits groupes, se dispersèrent dans les quatre hautes pièces.

Ouvertes sur le jardin de l’Empereur, les fenêtres laissaient pénétrer, avec l’odeur des parterres, le souffle tiède de la nuit. La flamme des lustres et des girandoles brûlait droite, mirée à l’infini dans les glaces profondes, les parquets luisans. Et sous les plafonds dorés, peints de mythologies triomphales, entre les murs étincelans de lumières, c’était un mouvement d’uniformes chamarrés, bleus, rouges, verts, d’habits noirs étoiles de croix et de plaques, de robes claires et d’épaules nues.

Cette rumeur d’agitation et de fête étourdit Pierre Du Breuil.

Il sourit avec politesse aux derniers mots de {{Mmeøø de Vernelay, s’inclina sans répondre. Justement un gros homme survenait : teint de brique, favoris blancs, l’air tout miel démenti par des yeux de proie. C’était un des chambellans honoraires de l’Empereur. Vieille créature de Charles X, serviteur zélé de Louis-Philippe, il avait réussi, comme couronnement de carrière, à se faire attacher, in partibus, à la maison civile, lors de son organisation. Il ne se consolait pas d’être maintenant une chose inutile, oubliée. Il était rongé par le regret, le besoin de la servitude. Avec une amabilité fielleuse, il demanda au commandant, officier d’ordonnance du ministre de la guerre, des nouvelles de son oncle, le marquis de Champreux, chambellan de service.

— Mais vous allez le voir. Il est auprès de Leurs Majestés.

— Où sont-elles ? demanda le gros homme, précipitamment.

— Dans le salon des Vernet.

Il était déjà loin, Du Breuil sourit.

Le salon Rouge se remplissait. Après les graves événemens de la journée, il était facile de prévoir que tous les familiers de la cour seraient à Saint-Cloud, ce soir. Un à un en effet, ils montraient leurs visages, où se lisaient la dissimulation, l’angoisse, la curiosité, la joie.

Les portes de la bibliothèque ouvertes, Du Breuil traversa le salon de la Vérité. À droite et à gauche, le salon de Mercure et celui de Vénus se peuplaient de figures nouvelles ; et sans cesse débouchaient, par le vestibule des grands appartemens, des personnages officiels, des membres du corps diplomatique, une foule toujours grossissante d’habits brodés et de fraîches toilettes.

— C’est vous, Du Breuil, qu’est-ce que vous faites là ?

Le commandant reconnut la voix perçante du général Jaillant, un des directeurs au ministère de la guerre.

— Rien. J’ai dîné au château, mon général.

— Mes complimens.

Le ton de secrète envie se nuança de bienveillance protectrice :

— Eh bien ? Quoi de neuf dans votre bureau ? Si le discours du duc de Gramont tient ce qu’il présage, nous aurons du travail sur les bras. Tout n’est pas rose pour nous autres paperassiers. Dire qu’il y a des gens qui nous envient !

— Ils ont tort, mon général. Les camarades, eux, n’ont qu’à se battre…

— Bah ! bah ! Quand on a fait la campagne d’Italie, comme vous et moi, mon cher, on ne s’étonne de rien. À propos, puisque vous êtes des familiers, savez-vous à quelle heure Leurs Majestés traverseront les salons ? Tiens : Chenot ! Vomment vas-tu, mon vieux ?

— Pas mal. Sais-tu la nouvelle ?… Bonjour, Du Breuil.

Le commandant salua. Les deux généraux, bras dessus, bras dessous, s’éloignèrent en causant à voix basse.

Du Breuil regardait le dos voûté de Chenot, le bourrelet de sa nuque rouge, écrasant le col brodé d’or. Il marchait d’un pas inégal et plongeant, faisant l’enjambée droite plus longue que la gauche. Plus d’un courtisan, par cette démarche, croyait imiter celle de l’Empereur. Chenot, gourd, épais, mais très fin sous ses apparences de paysan du Danube, semblait en ce moment au mieux avec Jaillant, qu’il exécrait.

Un nouvel arrivant fit sensation. Grand, blême, d’une laideur spirituelle et méchante, le publiciste Favergues, qu’on voyait tous ces jours-ci au château, se heurta contre un gros sénateur bancroche.

— Eh bien ? fit celui-ci.

— On s’agite dans les rues. Paris a la fièvre. La déclaration du ministre a retenti comme un coup de gong. On criait sur le boulevard : — Vive la guerre !

— Oui, dit un député de l’opposition, stipendié par l’Empire, et qui trahissait également la droite et la gauche, — mais la rente a baissé de plus d’un franc…

Du Breuil prêtait l’oreille, anxieux. Il avait quitté le ministère de la guerre sans rien savoir. Arrivé tard au château, à l’heure exacte de l’invitation à dîner transmise par son oncle, le chambellan de service, il avait eu à peine le temps de saluer M. de Champreux, encore moins de s’informer des événemens. Fataliste, d’ailleurs, en vrai soldat, il se laissait porter au flot. Un vent de guerre soufflait. Eh bien ! vienne l’orage !

Il s’approcha d’un groupe où il reconnut le sourire grimaçant de Mme de Vernelay. Cette dame du palais était affligée d’une jaunisse d’envie que tout, perpétuellement, ravivait. Elle enviait, comme d’autres respirent. Elle jeta sur lui un regard aigre. Le gros Manhers, le banquier, pérorait à voix basse en roulant des yeux blancs :

— Cette téclaration est une crave imbrutence. Elle fa évrayer l’Eurobe. Ch’ai ententu tire à l’ampassateur d’une crante buissance gu’il serait bien brévéraple d’embloyer la foie diblomadigue. On ne cagne chamais rien à prusquer les choses !

La comtesse de Limai l’interrompit, d’une voix de nez impertinente. Elle était haute en couleur et cavalière d’allures. Ses belles épaules nues avaient le grain de ces pierres d’église qu’ont polies les lèvres des dévots. Secourable, elle ne se faisait, d’ailleurs, jamais prier longtemps :

— Comment, brusquer ? Ah çà ! est-ce que la guerre vous inquiète, baron ? Ces Prussiens méritent une raclée. Nous la leur donnerons. N’est-ce pas, amiral ?

Le petit vieillard auquel elle s’adressait, M. La Véronnech, face glabre de Breton aux yeux couleur de grès, très triste parce qu’il avait perdu coup sur coup sa femme et sa fille, répondit sans enthousiasme :

— Certainement, madame.

— Le duc a admirablement parlé ! déclara d’un ton tranchant le comte Duclos, un des familiers de l’Impératrice. Il n’a fait d’ailleurs que se conformer au programme arrêté, ce matin même, au conseil des ministres.

Tout ce que disait le comte Duclos sentait l’arrogance, que cela tînt à l’air provocant de son visage, yeux durs et moustaches cirées, ou seulement à l’exaspération causée par la conduite de sa femme. Il adorait cette superbe créature aux yeux de génisse et la rouait de coups, disait-on ; elle le trompait avec une imperturbable sérénité.

— C’est écal. C’est aller trop fite en pesogne, répéta le gros Manhers.

Personne ne l’approuva. Mme de Limai haussa les épaules et prit au passage le bras du général Jaillant qui, sec et mince dans son uniforme, effila sa moustache en se penchant vers la dame. Selon la chronique scandaleuse, il l’avait fort aimée dans le temps. Du Breuil vit s’avancer alors le plus redoutable, le plus captieux des bavards, M. Jousset-Gournal, conseiller à la cour impériale ; mais il ne put éviter son contact, qui tenait comme glu.

— Eh bien ! mon enfant ! (Leurs familles étaient très liées.) Que vous disais-je ?

Il suçait avec délectation les mots qu’il prononçait ; ses yeux gris pétillaient ; on eût dit qu’il goûtait d’avance le plaisir du bourreau qui va torturer sa victime :

— C’était fatal ! À moins d’être aveugle, impossible de se le dissimuler ! L’équilibre européen était rompu depuis Sadowa. Tôt ou tard, il eût fallu le rétablir. L’occasion est bonne. L’Allemagne du Sud, où la Prusse n’est guère en honneur, va saisir avec empressement cette occasion de se séparer d’elle. Bien plus, la Confédération du Nord se déclarera pour nous. Le Hanovre va prendre les armes. La Saxe, évidemment, s’appuiera sur l’Autriche, qui nous est acquise.

Du Breuil jeta un regard désespéré à droite et à gauche. sonne ne venait à son secours. M. Jousset-Gournal le saisit par une olive de ses brandebourgs :

— Suivez-moi bien ! — Il tirailla l’olive comme si toute l’attention de Du Breuil y eût été concentrée. — Je ne m’occupe pas, vous comprenez, de ce qui peut arriver si la guerre est déclarée. Je n’envisage pas ce côté de la question. C’est affaire à vous autres, aux spécialistes. Ce qui m’intéresse vraiment, c’est de voir mes prévisions sur le point d’être réalisées. Nous sommes aujourd’hui le 6 juillet. Eh bien ! il y a quatre ans, jour pour jour, en apprenant la victoire des armées prussiennes dans le quadrilatère, je me suis dit : « Voilà notre ennemi de demain ! » Et le lendemain, en effet, peu s’en est fallu que la question du grand-duché de Luxembourg ne me donnât raison !

La marquise d’Avilar passa, douairière au masque hardi, aux yeux perçans d’intrigante et d’entremetteuse. Du Breuil la salua. M. Jousset-Gournal se cramponnait à lui :

— Ou je me trompe fort, ou nous allons redorer bientôt d’un lustre éclatant les aigles impériales. Un prince prussien régner à nos portes ! Comment y songer sans indignation !

Et il récita d’une voix convaincue, dégustant au passage chaque virgule, la phrase prononcée par le ministre à la tribune de la Chambre le jour même : — « Le respect des droits d’un peuple voisin ne nous oblige pas à souffrir qu’une puissance étrangère, en plaçant un de ses princes sur le trône de Charles-Quint, puisse déranger à notre détriment l’équilibre actuel des forces en Europe, et mettre en péril les intérêts et l’honneur de la France ! »

Il reprit avec véhémence :

— Voilà l’Empire affermi par l’imposante majorité du plébiscite. La volonté de la France s’est fait connaître. Par la bouche des sept millions cinq cent mille Oui, elle dit au souverain : « Persévérez dans la voie si glorieusement ouverte par le canon de Sébastopol et de Solferino ! » L’opinion s’inquiète, le crédit baisse, ose-t-on prétendre ? Dictons de Berlin notre réponse !

Un petit homme bilieux s’approcha, coupant net la tartine qui emplissait la bouche de M. Jousset-Gournal :

— Quel enthousiasme, monsieur le conseiller ! Pour un des soutiens de l’Empire libéral, vous voilà bien belliqueux !

— Eh ! monsieur l’académicien, après la déclaration que le ministre a lue à la Chambre…

— Oh ! le duc a été énergique. Après cela ! Un homme qui se vante de ployer des napoléons, rien qu’en les serrant entre ses doigts !… Mais songez ! Une guerre sans alliances, et nous sommes perdus. L’Autriche ? Elle est désorganisée, sans ressources. L’Italie ? C’est pire encore. Nous allons donc nous trouver seuls, en face de l’Allemagne coalisée. Elle se lèvera comme un seul homme. Et vous aurez alors, mon cher monsieur Jousset-Gournal, d’une part, une nation forte, frénétiquement dévouée à ses princes, servie par des troupes nombreuses, supérieurement entraînées et armées ; de l’autre…

Il regardait fixement Du Breuil, qui se rappela l’avoir vu chez la princesse Mathilde : Clément Bris, l’auteur dramatique. Ils se tendirent la main. Celle de Bris resta morte, à l’étreinte. Déplaisant contact. Du Breuil se rappela que dans le salon de la princesse, ouvert à l’élite des lettres et des arts, Bris l’avait tenu, avec tout un groupe émerveillé, sous le charme d’une parole sobre, nette, étincelante d’esprit, amère comme la vérité. Cette fois encore il subissait le charme irritant !

—… De l’autre côté, continuait Bris, et le commandant ne peut le nier, une armée valeureuse, soit, inférieure pourtant. Faiblesse d’effectifs, dispersion, etc. Aucune armée actuelle, voyez-vous, fût-ce la nôtre, ne peut entrer en campagne sans une préparation particulière. En outre, la loi de 1868, créant la garde mobile, est restée lettre morte. Oui, je sais bien, le chassepot, la mitrailleuse, les arsenaux remplis… J’ai l’air de blasphémer.

Du Breuil regardait Bris, blessé de ce que cet homme de lettres, si bien informé, empiétât sur sa profession. Il lui en voulut de l’intelligence qui brûlait dans ses yeux clairs. De telles vérités lui semblaient dangereuses à dire, peu patriotiques. En revanche, M. Jousset-Gournal lui donna envie de rire, tant il avait des yeux bavards, des lèvres qui le démangeaient. Repu, gras, il faisait, au contraste, l’effet d’un solennel imbécile. On admirait cependant ses lumières, comme jurisconsulte.

— Eh bien, mais, insinua-t-il avec malignité, que ne parlez-vous ? L’Empereur ne méprise aucun conseil, et vous êtes en situation…

Bris haussa les épaules :

— L’Empereur en sait plus long que nous. Il ne se berce d’aucune illusion. Il subira la guerre, si elle devient inévitable, mais il ne la désire pas.

— On la désire autour de lui, dit en baissant la voix M. Jousset-Gournal.

Il entamait des racontars interminables…

— Bonjour. Pierre ! lança une voix jeune et gaie, tandis qu’une main blanche s’abattait sur l’épaule de Du Breuil.

— C’est vous, Maxime ?

Il reconnut un compagnon de cercle et de plaisirs, le vicomte Judin, attaché d’ambassade. Ils passèrent dans un autre salon.

— Soupez-vous avec nous ? demanda Judin. Mes trotteurs nous mettront en une heure devant le perron de Tortoni. Il y aura tous les nôtres, le grand Peyrode, le petit Bloomfield, le baron Lapoigne.

Du Breuil les voyait à mesure : Peyrode tout en nez, un nez rouge qui le désespérait ; Bloomfield, avec ses jambes de basset ; le baron Lapoigne, un vieux noceur décoré de tous les ordres, arbitre en matière d’honneur, et sans rival aux cartes, qu’il battait comme un prestidigitateur. Judin ajouta :

— Il y aura Nini Déglaure et Rose Noël. Venez, Rose est libre, un caprice ne l’effraye pas. Vous connaissez sa devise : « Courte et bonne ! »

— Non, impossible ce soir.

— Ah ! ah ! vous ne voulez pas faire d’infidélités à une belle dame que je ne nommerai pas, mais qui, hier, à l’Opéra-Comique, vous a cherché du regard, derrière l’éventail, toute la soirée…

— Qui donc ?

— C’est entendu ! vous êtes discret. Allons, ne rougissez pas ! Je vous envie. La comtesse avait hier un éclat singulier. Toute la salle l’admirait. Mme Herbeau en était verte.

— Parce que ?

— Zurli, son fidèle, l’a quittée pour aller saluer la comtesse. Le beau chevalier est même resté tout un acte dans sa loge, debout, plongeant sur d’admirables épaules. Il les admirait de cet air recueilli et gourmand, vous savez, comme lorsqu’il va manger du macaroni…

— Avouez que la comparaison !… Et Du Breuil sourit en fronçant le sourcil, ce qui donnait à sa physionomie une expression particulière. Il n’aimait pas entendre parler de Mme de Guïonic. Il évitait même d’y trop penser. Cette affection demeurait, dans son âme limpide, comme une flaque après l’orage. De délicieuses fraîcheurs de ciel, nuages, arbres, s’y reflétaient, mais le fond était trouble. Il se l’avouait avec ennui. Franc, droit, léger, enfant à ses heures, heureux de vivre au jour le jour, il regardait l’amour comme une chose, ou très frivole, ou très sérieuse. Les Rose Noël lui faisaient l’effet de déjeuners de soleil : c’était charmant. Mais il pressentait bien que l’amour profond, qui pèse sur une destinée, n’avait rien de commun avec ces jolies rencontres où la femme, oiseau de passage, après la dernière becquetée de baisers, lustre ses plumes, et s’envole. Ce qui lui était à charge, dans sa liaison avec Mme de Guïonic, c’était de l’avoir trop longtemps aimée comme amie, sans oser s’avouer à quel point il la désirait. Le don généreux qu’elle avait fait d’elle-même était venu bien tard, suivi de regrets, sinon de remords. Serrer la main du comte, qu’il savait pourtant bien n’être mari d’Isaure que de nom, était, pour sa loyauté, un supplice. À trente-trois ans, il avait encore de ces scrupules, bien qu’il eût pas mal vécu et que les femmes l’eussent toujours gâté.

Il chassa cette pensée, qui l’eût conduit à d’autres, mélancoliques. Au fait, pourquoi ne pas souper avec Judin et leurs amis ? Il en fut tenté, mais en acceptant, il blesserait un de ses vieux camarades, car il avait prévenu, par un billet, le capitaine Lacoste, adjudant-major à l’escadron des lanciers de la Garde, cantonnés à Saint-Cloud. Un lit de camp devait l’attendre, dans la petite chambre blanchie à la chaux, au premier étage de la caserne, sous la rampe du château. Camarades d’enfance, séparés par la vie, ils avaient rarement l’occasion de se voir. Du Breuil avait saisi avec empressement ce moyen de passer ensemble quelques heures.

— Ah ! dit Judin, il faut que j’aille présenter mes hommages à la belle Mme Langlade. Venez donc !

Les diamans de la femme du sénateur, sur l’écrin de sa peau nue, scintillaient comme de grosses gouttes de rosée. Elle avait un front très haut, sous d’admirables cheveux cendrés ; et sa lèvre inférieure s’avançait un peu, pareille à une cerise fendue. Dès qu’elle reconnut les deux jeunes gens, elle leur asséna le bref regard dont elle évaluait la jeunesse d’une rivale ou la performance d’un pur-sang. Ce regard avait la prétention d’être infaillible, et il intimidait de grands personnages, tant l’aplomb réussit.

— Taisez-vous donc, Chartrain, disait-elle d’un ton péremptoire en refermant son éventail, d’un coup sec, sur les doigts d’un gros monsieur. 11 était ridiculement joufflu et béat, le cou pris dans une cravate rouge de commandeur. — Comment pouvez-vous conserver un espoir pareil ? Jamais nous n’aurons une occasion meilleure. Demandez là-bas (elle tourna la tête vers le salon où se tenaient Leurs Majestés) ce qu’en pensent nos seigneurs et maîtres ?

Le gros homme, têtu et patient, répondit :

— Il n’en est pas moins vrai que le gouvernement a fait appel à l’intervention officieuse du Foreign-Office. Les cabinets de Vienne et de Florence agiront aussi. Quant à M. Olozaga, qui représente ici le gouvernement espagnol, il a écrit aujourd’hui même au Régent une lettre des plus vives, l’adjurant de faire écarter le prince Léopold. Voilà qui permet d’espérer une solution pacifique.

Mme Langlade haussa les épaules, et prenant Judin et Du Breuil à témoin :

— Parlez pour vous, Chartrain, qui n’êtes pas même garde mobile !… N’est-ce pas, messieurs, que nous aurons la guerre ? Il nous la faut ! L’intérêt du pays, celui de la dynastie, l’exigent… (Elle tourna encore la tête vers le salon des souverains, point de mire de tous les regards, centre de toutes les préoccupations)… L’Impératrice, affirma-t-elle, est d’une grande beauté, ce soir.

— L’Empereur paraît souffrant, dit le gros fonctionnaire, avec une respectueuse ferveur.

— Oh ! l’Empereur !

Le ton traînant de Mme Langlade, contrastant avec sa vivacité passionnée de tout à l’heure, marqua nettement la scission d’un parti, et quel était le sien. Elle reprit :

— Comme le Prince impérial est gracieux ! L’aimable nature ! Vous savez qu’il veut absolument partir, être au premier rang… Un vrai Napoléon !

— Pauvre enfant, dit Chartrain, — tout gras et ridicule qu’il fût, il eut soudain l’air d’un très brave homme, — Dieu lui épargnera, j’espère, le spectacle de pareille horreur.

Il se tourna vers Du Breuil, et simplement, comme s’il s’excusait :

— J’ai un fils qui partirait, voyez-vous ! Sa mère et moi nous serions trop inquiets, chétif et délicat comme il est.

Mme Langlade le toisa :

— La belle affaire ! Moi aussi, j’ai un fils, il brûle de se battre. Je le renierais, sans ça !

La figure joufflue devint triste. Un silencieux reproche traversa les gros yeux humides.

Du Breuil, touché, revit les siens, enfermés dans leur château de la Creuse. Le mâle visage de son père, — un officier des premières guerres d’Afrique, retraité jeune comme chef d’escadrons, après avoir eu le bras droit fracassé par une balle kabyle, — le doux et profond visage de sa mère s’imposèrent à son souvenir. Ils devaient s’alarmer des nouvelles, là-bas, le père stoïque, la mère renfonçant ses larmes, tous deux muets, à leur habitude. Il savait tout ce que contenaient ces silences, entre deux êtres qui s’adoraient. Il se souvint de son frère cadet, lieutenant aux zouaves, victime de l’expédition du Mexique. Ses parens avaient beau n’en parler jamais, ils y pensaient sans cesse. S’il y avait la guerre, lui aussi pouvait disparaître…

Cette idée le frappa, pour la première fois, avec force. Saisissement brusque : la sensation du moment en fut coupée net. Les lustres, les girandoles, toutes les flammes vacillèrent noires, et lorsque au bout d’une seconde il revit les robes claires, les épaules nues, les uniformes, il crut, dépaysé, sortir d’un rêve. Il avait perdu la notion du temps : vertige, fatigue, ou simplement la chaleur de cette étouffante soirée ?… Il traversa les salons, machinalement. Judin causait avec une dame sans dents. Mme Langlade interrogeait au passage un ministre. Ils lui parurent à cent lieues.

Il se retrouva tout à coup derrière les grosses épaulettes de Jaillant et de Chenot. Ils masquaient en partie la porte ouverte à deux battans sur le salon des Vernet. On distinguait au-dessus de leurs têtes l’étincellement d’un lustre et le grand cadre doré de l’Orage sur mer.

Du Breuil se pencha ; il aperçut l’Empereur assis, qui adressait la parole à M. de Champreux. Le chambellan, incliné vers lui, hochait la tête avec respect. Un vague sourire passa et mourut sur la face éteinte de l’Empereur. Il se tourna lentement vers le groupe formé par l’Impératrice et le Prince Impérial. Autour d’eux faisaient cercle le comte Duclos, le général Frossard et deux dames du Palais. Du Breuil eut l’idée fugitive, irraisonnée, que le souverain se sentait seul. Son masque épaissi, empreint d’une taciturne résignation, s’enflait sous les yeux et s’abaissait aux coins de la bouche. Ses longs cheveux gris pendaient comme un stigmate de vieillesse ; le regard était las. Déjà Du Breuil, à table, n’avait pu supporter sans malaise la fixité pesante de ce regard. Il crut y lire la clairvoyance d’une âme désabusée, la paralysie du bon vouloir inutile, et comme ce demi-sommeil sur lequel pèse la fatalité. Une souffrance, due à la cruelle maladie dont les plus intimes évitaient de s’entretenir, tirailla le visage auguste. Du Breuil en fut obscurément troublé.

Mais le prince Louis s’approchait de son père. Dégagé dans un frac de drap noir — col blanc rabattu, — les yeux clairs, les cheveux blonds, il avait l’air d’un jeune Anglais. L’Empereur le regardait venir avec une tendresse grave, un bon sourire endormi. Il n’était plus seul.

Une pudeur saisit Du Breuil. Comme s’il sentait sa curiosité indiscrète, il détourna les yeux. Il entendit au même moment Jaillant dire, à l’oreille de Chenot :

— Pas brillant, ce soir !…

Ils se retournèrent et se turent, en le dévisageant. Il ne démêlait pas bien ce qu’il éprouvait, quelque chose de solennel et de triste.

M. de Champreux sortit du salon, les yeux fureteurs : l’Empereur demandait M. Favergues. Comme une traînée de poudre, ce nom, chuchoté, alla réveiller le publiciste dans le coin où il causait avec Mme d’Avilar et le banquier Manhers. Il s’élança, au milieu de l’envie et des sourires, les uns serviles, les autres méchans. Le journal de Favergues dirigeait l’opinion. Mme Langlade arrêta au passage M. de Champreux. Confit d’importance, bel homme encore, exagérant le flegme britannique, il possédait les plus hautes vertus de la domesticité. Sa tenue irréprochable, son tact, paraient un de ces égoïsmes sourians, mais avisés, qui cuirassent contre toutes les émotions désagréables. Sa vie était un long modèle d’habileté. Il avait pour devise : « Juste assez ! » Son zèle même était prudent.

Du Breuil, au coup de coude involontaire d’un voisin, retourna la tête vers le salon des Vernet. Il vit l’Empereur qui, la tête penchée, courbé un peu et d’un pas lourd, gagnait, suivi de Favergues, ses appartemens particuliers. Il eut, à cette vision, conscience que le temps marchait, emportant les destinées de ce maître de la France et la France elle-même.

Comme l’Empereur était affaissé ! Cela lui parut fâcheux, à la veille d’une guerre probable. Mais le passé glorieux répondait de l’avenir. En foule, des souvenirs l’assaillirent : l’Empire victorieux, salué de fanfares et d’acclamations… cette radieuse et magnifique rentrée des troupes d’Italie, en août 1859, les rues où neigeaient des fleurs, les chevaux chargés de guirlandes, les baïonnettes piquées de bouquets, et derrière les trompettes, en avant des blessés, l’empereur Napoléon, seul, précédant l’armée. Il le revit place Vendôme, immobile sur son cheval alezan, l’épée à la main, le grand cordon rouge en sautoir. Il entendit le vivat formidable des tribunes, les cris, le délire de la foule… Puis, en juin 1867 (toujours des fêtes d’été, de grand soleil, d’azur), la revue à Longchamps : toute la Garde, des régimens venus des quatre coins de la France, cent mille soldats massés dans la plaine de Boulogne, avec l’immense fourmilière des spectateurs sur l’amphithéâtre de Suresnes. Dans le grand silence qui suivait les salves du Mont-Valérien, entre le Tsar et le roi de Prusse, l’Empereur s’avançait sur un pur-sang noir, étincelant de dorures. Le canon tonnait cent un coups. Une longue clameur montait dans le ciel bleu…

M. de Champreux, saluant ici, souriant là, se redressant plus loin de toute sa hauteur, s’approchait. Du Breuil lui demanda, avec une nuance d’ironie :

— Eh bien, mon oncle, que décide M. Favergues ? Faut-il boucler nos paquetages ?

Le chambellan posa un doigt sur sa bouche et leva les yeux au plafond. Un monde de secrets parut tenir dans son silence. Le sort de l’Europe était suspendu à ses lèvres. Du Breuil eut l’intuition de tout ce qui, depuis des années, s’était emmagasiné de petits et de grands mystères dans la cervelle officielle du vieux beau, depuis les plus graves on-dit politiques, jusqu’aux plus oiseux détails de garde-robe. M. de Champreux lui présenta la main, un savon blanc, avec des ongles si nets qu’on prétendait qu’il leur mettait, le soir, des étuis.

— Adieu, mon ami, si je ne te revois pas tout à l’heure.

Souple et ferme, il se glissa dans le salon voisin, en disant à M. Jousset-Gournal, qui le retenait :

— Attendez ! Sa Majesté l’Impératrice va tout à l’heure passer dans les salons.

Du Breuil sentit derrière lui le souffle de la nuit ; il s’appuya au montant d’une des hautes fenêtres et regarda le parc noir, le ciel étoilé. L’odeur pénétrante des parterres le ramena à sa sortie de table ; il avait alors respiré, longuement, ce parfum de l’ombre, délicate et mystérieuse comme une présence de femme. Il revit son arrivée à Saint-Cloud, sa présentation à Leurs Majestés. Des détails lui revenaient : les propos du repas, le peu d’appétit de l’Empereur (il avait à peine touché aux mets servis par ses pages), la vivacité avec laquelle l’Impératrice s’était levée de table. Une jolie et flatteuse impression, ce dîner ; il en garderait toute sa vie le souvenir. Content, en somme, de n’y avoir pas fait mauvaise figure, avec ses galons, sa croix d’officier, son air jeune.

Il se sentait attiré, plus particulièrement, vers la personne de l’Empereur. L’Impératrice l’avait fasciné ; mais elle demeurait la souveraine, un être hors race, où la femme disparaissait dans la splendeur du rang. L’Empereur lui apparaissait plus humain. Il eût voulu prévenir un de ses ordres, le secourir dans le danger. Le beau nom de Napoléon avait exercé, sur son enfance, un pouvoir irrésistible, et derrière le César d’aujourd’hui, il apercevait le profil lauré de l’autre. Dominant un prodigieux fracas de batailles, l’Ombre épique surgissait. Et c’étaient une curée de royaumes, des champs pleins de cris et de fumée, Iéna, Austerlitz, Marengo, l’encens des Te Deum, la pourpre, les abeilles d’or, — puis la retraite blanche de Russie, l’île d’Elbe, le ressaut de l’Aigle volant de clochers en clochers jusque sur les tours de Notre-Dame, et pour finir, le plus tragique écroulement qui fût au monde… Waterloo, Sainte-Hélène, ces mots à prolongement infini, vibrèrent un moment dans son âme ; et malgré la chaude et lumineuse atmosphère, au milieu des femmes en toilette, des uniformes chamarrés, devant la nuit de fleurs et d’étoiles, la même singulière tristesse le pénétrait.

Mais un brouhaha discret le tira de ses réflexions. L’Impératrice traversait les salons. Il l’aperçut, escortée du Prince impérial et suivie du service, entre une triple haie de saluts plongeans. Au premier rang, Mme de Limai et Mme d’Avilar figeaient un sourire de cour. Jaillant et Chenot, bombant le torse, se donnaient l’air fervent de dévots à la grand’messe. Manhers souriait laidement, et le gros et joufflu M. Chartrain, désolé d’être masqué par le banquier, se haussait sur la pointe des pieds.

Du Breuil, de l’embrasure de sa fenêtre, derrière des habits et des épaules nues, regarda longuement l’Impératrice. Grande, elle était dans tout l’éclat de sa maturité. Le charme de sa beauté blonde avait quelque chose de despotique. Ses yeux d’une splendeur glaciale brillaient d’orgueil et de volonté. La fièvre de ses pensées donnait à son teint, plus animé que de coutume, une expression ardente et tendue, dont la fierté frappa Du Breuil.

Elle saluait à droite et à gauche avec beaucoup de grâce. Au milieu d’un grand silence, elle s’éloigna, laissant tomber de temps à autre un mot, un signe de tête, un sourire.

Elle était passée, qu’il la voyait encore.

II

Le long de la double rampe de l’escalier d’honneur, les triples torchères jetaient une clarté vive. Il s’arrêta une seconde sur le palier, pour laisser prendre l’avance à la traîne d’une robe, sur laquelle il avait failli mettre le pied.

Dans la cour, il respira longuement. L’eau des bassins était noire. Au centre de l’un d’eux brillait une étoile. La vie confuse du parc, l’odeur de la terre et des arbres flottait à travers la nuit chaude. Les grandes fenêtres éclairées faisaient ressortir dans leurs niches la blancheur des statues qui ornaient les deux ailes du château. Des équipages attendaient. Il franchit la grille, passa devant le corps de garde et descendit l’avenue.

Cette solitude lui fut agréable. Il buvait l’air, il s’aperçut qu’il avait soif. Il fut alors étonné de se retrouver lui-même et rien que lui-même, comme si sa présence au palais et l’importance des événemens de la soirée lui eussent conféré un prestige fugitif, abdiqué en sortant. Il rentra dans sa personnalité précise et limitée, tramée par l’existence quotidienne, réglée par les habitudes. Le Du Breuil, qui venait de dîner à la table de Leurs Majestés, fut à nouveau l’homme qu’avaient réveillé le matin, dans son petit entresol de la rue de Bourgogne, le piaffement de Cydalise, sa jument d’armes, et le grommellement de son ordonnance, le brave Alsacien Frisch. Habillé en trois sauts, il avait été, d’un temps de galop, secouer au Bois la migraine d’une nuit blanche et le regret de cinquante louis, perdus au cercle. Il pensa que son cheval de dressage avait de fortes molettes, et que son bottier lui avait envoyé, pour la troisième fois, sa facture.

Il faillit dépasser la caserne sans la voir.

Le mouvement brusque du factionnaire, près de la porte d’entrée, le tira de sa rêverie. Il s’approcha, chercha la sonnette à travers Les barreaux. On entendit la clochette tinter, les dormeurs du poste grogner ; un pas lourd s’approcha. Un tour de clef. Silencieusement, la porte s’ouvrit :

— Le capitaine Lacoste ? dit Du Breuil.

À la vue des quatre galons, le brigadier à demi endormi se réveilla tout à fait. Il bredouilla quelques mots, courut prévenir le maréchal des logis. Celui-ci, somnolent encore, sortait du corps de garde. C’était un vétéran couvert de chevrons et de brisques, espèce de géant aux moustaches phénoménales. Il avait les cheveux grisonnans, la taille bien prise dans l’habit blanc, la czapska sur l’oreille, l’air rogue.

— Le capitaine Lacoste ? répéta sèchement Du Breuil, un peu agacé par l’attente. Allons, réveillez-vous donc, maréchal des logis :

La phrase dite, une expression de chagrin résigné s’était peinte sur la mâle figure humiliée. Le sous-officier bousculait ses hommes :

— Vite ! Allumez le falot ! Gouju, conduisez le commandant.

Son guide prêt, tandis qu’immobile, les talons joints, la main droite à hauteur de la coiffure, les yeux fixes, le vieux briscard se raidissait dans un salut militaire, Du Breuil était encore confus de sa vivacité. L’attitude silencieuse du maréchal des logis le peina comme un reproche. Il se tourna vers lui, et d’une voix radoucie, pleine de politesse, dit, en inclinant la tête :

— Merci.

Gouju marchait devant lui. Ils traversèrent une cour. L’armature d’étain de la lanterne, balancée au poing de l’homme, projetait des raies d’ombre divergentes, comme les cordes qui relient un ballon à sa nacelle. Il semblait que ce faible cône de clarté fît paraître alentour la nuit plus noire. Un grand silence planait sur la caserne endormie. Du Breuil n’en perçut que mieux quelques bruits légers, venant du côté des écuries : refrain monotone murmuré par un lancier en faction, ébrouement d’un cheval, cliquetis d’une chaîne d’attache.

— Il y a deux marches, mon commandant.

Du Breuil pénétra dans un grand bâtiment. Une lampe fumeuse accrochée au mur répandait une forte odeur d’huile. Un escalier se dessinait vaguement dans la demi-clarté. Sur le palier du premier étage, l’homme frappa timidement à une porte.

— Entrez, fit une grosse voix.

Lacoste, en petit veston de toile ouvert sur sa chemise et pantalon rouge, sauta du hamac dans lequel il fumait sa pipe. Silencieusement il tendit à son ami une main osseuse. Il avait une longue figure tannée, moustache et impériale rousses, l’air dur avec des yeux d’un bleu candide, des yeux d’enfant.

— Bonjour, dit-il. Soyez là dans une demi-heure, Gouju. Avec le falot.

L’homme sorti, Lacoste sourit à Du Breuil.

— Voilà ton lit, fit-il, en montrant sa propre couchette. Les draps grossiers, bien blancs, coupaient une couverture en toile de Jouy, à fleurages rouges.

— Et voilà le mien, ajouta-t-il en désignant le hamac. Ne crois pas que tu me gênes. J’y dors toutes les nuits.

Il chercha une bouteille de bière, au frais dans un seau d’eau, et remplit deux hautes chopes :

— À ta santé.

Ils burent. Puis il désigna le râtelier des pipes, longues, courtes, en merisier, en écume de mer, en terre blanche, en terre rouge, toutes admirablement culottées :

— Choisis.

Du Breuil prit une pipette à tête de négresse et méthodiquement la bourra. Lacoste lui avança le fauteuil de rotin à bascule :

— Voilà.

Il y eut un silence, après l’accomplissement de ces rites essentiels. Du Breuil, fait au laconisme de son ami, ne se pressait pas de parler. Il se cala dans le fauteuil, et de se sentir dans la petite chambre, près de Lacoste qu’il aimait, son cœur fut à l’aise. La fenêtre était ouverte sur des masses d’arbres, et parfois un moucheron, attiré par la clarté, venait tournoyer autour de la lampe. À ce moment, le tapis vert qui couvrait une table encombrée de registres et de paperasses, se souleva ; une tête énorme de dogue d’Ulm apparut. Ses larges yeux, des veilleuses brûlant sur une huile jaune, se tournèrent vers Du Breuil. À son appel, la puissante bête vint appuyer la tête sur son genou, en le regardant dans le fond de l’âme, comme pour lui dire :

— Tu es un ami de mon maître, toi ?

La figure fermée de Lacoste s’épanouit :

— Il a empoigné la nuit dernière un rôdeur à la gorge. Trois chenapans ont voulu me dévaliser, sur la berge. J’en ai flanqué un à l’eau. L’autre s’est sauvé, et Titan a gardé le troisième dans ses crocs, jusqu’à l’arrivée d’une patrouille. Il appela :

— Titan !

Le chien s’élança, fouettant l’air de sa lourde queue : il mit les pattes sur les épaules de Lacoste et, cherchant à lire sa pensée, le contempla avec une tendresse infinie. Ses babines rouges se retroussaient sur l’ivoire des crocs. Il semblait rire, et il riait, positivement, d’allégresse.

— C’est mon frère, dit Lacoste.

Le dogue poussa un gémissement très doux et s’étendit à ses pieds.

Du Breuil demanda :

— Qu’est-ce que tu en feras, s’il y a la guerre ?

— Je l’emmènerai.

Non seulement des officiers, mais des régimens adoptaient des bêtes, qui les suivaient. Témoins, le jour de la rentrée des troupes d’Italie, la chèvre blanche à tête noire des chasseurs à pied, le chien des zouaves, paré de fleurs et coiffé d’un drapeau.

Sachant plaire à Lacoste qui aimait ses chevaux, Du Breuil dit :

— Conquérant et Musette vont bien ?

— Très bien, ils sont entraînés. Ils peuvent partir demain.

Nouveau silence. Lacoste cligna de l’œil, et d’un ton qui voulait paraître détaché :

— Est-ce qu’on en parle ?

— Où donc ?

— Là-haut.

La pointe de sa moustache indiquait le château.

Du Breuil tira une bouffée de sa pipe :

— Oui, ça sent la poudre.

Lacoste rougit comme un enfant qu’un bonheur surprend :

— Tant mieux. On se rouillait. Un soldat qui ne se bat pas n’est pas un homme.

Il étira ses bras maigres, heurta, sans le faire exprès, son grand sabre de lancier à dragonne d’or, suspendu en travers du mur.

Du Breuil sourit :

— Tu passeras commandant.

Lacoste le regarda en face, ne comprit pas tout de suite et grommela :

— Commandant ?… Ah oui ! pour les vieux, je ne dis pas. (Fils modèle, il envoyait la moitié de sa solde à ses parens. d’humbles paysans de la Creuse.) Autrement, tu sais, je suis bien comme je suis.

Son regard s’attachait à la croix d’officier de Du Breuil, aux aiguillettes d’or, aux quatre galons qui Useraient en torsade son dolman d’artilleur. Jaloux, ce regard ? Non, conscient seulement. Il semblait dire : « A valeur égale, tu as en plus chance et faveur. Tant mieux pour toi ! »

— Moi, fit Du Breuil avec une feinte modestie, je n’ai rien à gagner, sauf un an ou deux sur mes états de service.

— Peuh ! dit philosophiquement Lacoste. Après ça, tu as le droit d’être ambitieux. Quel âge as-tu ?

— Trente-trois ans.

Lacoste tira sur sa pipe : c’était une façon d’opiner. Il avait six ans de plus, un galon de moins, et n’était que chevalier de la Légion d’honneur. Il n’en voulait pas à son ami, le reconnaissant supérieur. Ils s’étaient liés tout jeunes, à la même école du village ; Du Breuil était déjà pour lui, malgré leurs différences d’âge, quelqu’un d’heureux, de privilégié. Le fils du paysan trouvait naturel que le jeune monsieur du château fût le plus vif, le plus intelligent. Les Du Breuil étaient aimés dans le pays.

Sorti de Saumur, où il parvenait après quatre ans de service en Algérie, quatre dures années d’expéditions et de bivouacs, Lacoste avait retrouvé Du Breuil en Italie. Le sous-lieutenant de dragons et le lieutenant d’artillerie avaient renoué connaissance. Depuis, tandis que Lacoste continuait à marquer le pas, Du Breuil avait marché vite.

Il sortait à vingt ans de Polytechnique, passait deux ans comme sous-lieutenant élève à l’école d’artillerie de Metz. Que de souvenirs : d’Avol et leurs amis d’alors, les Bersheim, de riches industriels — la grand’mère Sophia, l’admirable ménage des Bersheim. la petite Anine et ses frères ! Oubliés ? Non, mais la vie éloigne et sépare… Lieutenant au sortir de l’École, ses premiers galons n’étaient pas ternis qu’il partait pour la campagne d’Italie, avec les deux batteries de la division de la Motterouge (2e corps, Mac-Mahon). Belle et rapide campagne. Ses pièces ouvraient le feu, d’abord sur Buffalora, où les forces autrichiennes étaient établies, puis sur Magenta. Jointes à l’artillerie de réserve du général Auger, elles foudroyaient les abords et l’entrée de la rue principale, préparant l’attaque de l’infanterie. Blessé par l’éclat d’un caisson, resté au feu, malgré son visage en sang et son bras déchiré, Du Breuil avait été proposé pour la croix. La bienveillance particulière du maréchal Canrobert, qui avait connu intimement père, le faisait passer peu après dans la Garde.

Il en sortait pour aller au Mexique. Funèbre souvenir, ce Mexique, avec ses pluies, ses boues, ses insectes venimeux, ses eaux malsaines. Immobilisé au siège de Puebla, entré lui troisième dans le pénitencier, blessé à l’attaque d’un quadre (lors de ces assauts effroyables donnés de maison en maison sous une pluie de balles), il était fait capitaine. Juste au même moment, son frère, miné par les fièvres, évacué sur la Vera-Cruz, y mourait dans une de ces rues infectes que nettoyaient seuls sous le soleil de plomb les zopilotes, d’affreux vautours.

Depuis, Du Breuil avait mené une vie plus mondaine que militaire. Détaché à l’état-major de la place de Paris, il s’était trouvé, près du maréchal Canrobert, gouverneur, à la source même des relations utiles et brillantes. Pendant l’Exposition de 1867, il avait servi de guide aux officiers étrangers. Plusieurs lui avaient laissé un excellent souvenir, entre autres le baron de Hacks, capitaine aux hussards de Brunswick. Il revoyait sa politesse hautaine. Allaient-ils se retrouver ennemis, face à face, sur le sol allemand ? Ce serait curieux… Depuis le 15 août 1869, Du Breuil, promu commandant, avait été nommé officier d’ordonnance du ministre de la guerre.

— Vraiment non, répéta-t-il, je ne puis rien désirer. Mais les camarades…

— On ne se bat pas pour ça, dit Lacoste. Triste avancement, celui que procure la mort du voisin. Quand on a du cœur, on fait son devoir sans rien attendre.

Du Breuil sourit, objectant :

— Il y a peu d’officiers désintéressés. Les meilleurs songent au galon, à la croix.

Cependant il avait connu des cœurs simples, des héros, des saints : Deresse, son commandant à Buffalora, Deresse, un ami, un père des soldats.

Lacoste, relevant son visage dur, montrait ses yeux limpides où brillait une âme bien trempée, étroite et haute.

— Des égoïstes, on en voit partout, des cyniques également. Et encore, si on vidait le fond de leur sac !… Notre métier n’est le plus noble de tous qu’à condition d’être un métier de sacrifice. Du Breuil était plus sceptique :

— Quand on s’élève dans le haut commandement, on y rencontre bien de l’ambition et de la sécheresse.

Lacoste répliqua :

— Qu’importe ! vois-tu ! Si la guerre n’était, du souverain au dernier soldat en passe d’être nommé caporal, qu’une somme de convoitises, je ne connaîtrais rien de plus abject. Non ! Pour quiconque n’a pas un cœur de boue, elle contient quelque chose de sacré. C’est l’école du sacrifice, du sacrifice le plus grand qu’un homme puisse faire, celui de sa vie… Prends-moi un pataud des champs, un rustre sans éducation, qui n’a jamais entendu parler d’honneur et de patrie : il entre au régiment ; tu lui mets un fusil entre les mains et tu lui apprends à s’en servir. Vienne la guerre, il subira le froid, la faim, il couchera dans la boue, il fera des étapes de vingt lieues ! Le clairon sonne : il va courir à l’ennemi, défendre l’étendard, risquer cent fois sa peau. Ce n’est plus le même homme. Il a appris le courage, l’endurance, la solidarité, l’héroïsme, toutes les plus hautes vertus. Sans la guerre, il les ignorerait encore.

Du Breuil approuva, non sans réserves.

Si la guerre élevait les âmes de race au-dessus d’elles-mêmes, elle déchaînait, en revanche, l’animalité des brutes. Il songea aux lâches que ramasse la prévôté, aux indisciplinés, aux pillards qu’on fusille. Toute armée avait sa lie. Seules, des peines terribles endiguaient ce torrent d’hommes dans l’obéissance ; comme un écho funèbre, retentirent à sa mémoire ces mots inscrits presque à chaque ligne du code militaire : La mort, la mort.

Lacoste remplissait les chopes. Une mouche obstinée se posait sur son front, sur sa main. Il souffla dessus, car il était incapable de la tuer. Il reprit :

— Les grandes saignées sont salutaires. Le feu purifie, le sang lave. En temps de paix, la surveillance s’émousse, la discipline faiblit. Ce que je dis là, tu le sais comme moi. — Du Breuil hocha la tête. Des généraux s’étaient plaints récemment à l’Empereur, avaient demandé le rétablissement d’une discipline inflexible. — Je vois, reprit Lacoste, de graves symptômes de maladie dans notre armée : elle ressemble à ces visages qui paient de mine, et que ronge la maladie. Prenons-y garde. Il y a des langueurs qui lentement pourrissent les agglomérations d’hommes. C’est pourquoi j’appelle de tout mon cœur la guerre, qui refait des nerfs, des muscles, du sang.

Du Breuil dit :

— C’est vrai ; la guerre a quelque chose de grand. Elle est l’ange terrible. À cette heure, pas un de nous qui ne soit prêt à faire son devoir… Mais quand on pense à ceux qui meurent, à la douleur de ceux qui les ont aimés, en son âme et conscience, ne suffit-il pas d’accepter ce fléau, sans le désirer ?

Lacoste, le visage assombri, parut contempler, au loin dans la nuit, des arbres, le pays, la chaumière des siens. Peut-être, à travers la cruelle insomnie des vieillards, ruminaient-ils ces bruits d’alarmes, en songeant à l’absent :

— On ne meurt qu’une fois ; déclara-t-il ; et de mort plus belle, je n’en connais pas.

Il leva ses yeux candides et, d’un ton religieux :

— Dieu nous la donne !

Amen ! dit mentalement Du Breuil, ému partant de conviction. Il hasarda pourtant :

— Se battre est bien, mais il faut vaincre. On a beau compter sur le succès : en haut lieu, on est inquiet.

Lacoste sourit avec un peu d’amertume :

— Il y a une chose plus importante que le nombre, c’est la valeur, et une autre chose encore : la force morale.

— La valeur, dit vivement Du Breuil, nous l’avons !

Lacoste se leva. Il parut très grand. Son ombre gagnait le plafond.

— La force morale, que chacun la porte en soi, dit-il, et tout ira bien !

— Ma foi, conclut Du Breuil en se renversant dans son fauteuil, je ne sais quel taon m’a piqué, ce soir. Il y a des jours comme cela, où l’on s’inquiète sans motif. Pourtant, mon vieux, ce n’est pas la guerre qui nous effraye. On en a vu bien d’autres, on se débrouillera.

Un pas hésitant s’arrêta devant la porte.

— Entrez ! cria Lacoste.

Gouju parut, porteur du falot.

— Minuit et demi, mon capitaine.

Lacoste déclara :

— Il faut que je fasse ma ronde… M’accompagnes-tu ?

Il avait endossé sa veste bleue, bouclé son sabre.

— Tout de même, dit Du Breuil. Je n’ai pas sommeil.

Ils descendirent, aperçurent par une porte entr’ouverte l’enfilade des chambres. Dans la cour, de grands fantômes blancs, jambes nues, s’en allaient aux baquets. On sentait la caserne pleine d’hommes et de chevaux ; le silence en était lourd, l’air appesanti. Ils traversèrent la cour, longèrent les cuisines, d’où s’exhalaient des odeurs aigres. Après avoir dépassé les cantines, ils arrivaient aux écuries. C’était un long bâtiment, aux fenêtres en demi-lune. Lacoste poussa une porte : une bouffée chaude les enveloppa. Dans l’obscurité les chevaux dormaient ; certains s’ébrouèrent ; d’autres, couchés, se relevèrent péniblement. Il y en avait de vautrés, les quatre pattes allongées, la tête rejetée, comme morts. Un garde d’écurie, qui se promenait avec un falot, vint à leur rencontre : des croupes luisirent ; l’enchevêtrement des poutrelles du toit, blanchies à la chaux, apparut ; le cordon de paille qui lignait les litières s’éclaira. L’homme saluait :

— Qui réveilles-tu ? demanda Lacoste.

L’homme écarquilla ses yeux somnolens :

— Labourdette.

— Où est-il couché ?

— Là, mon capitaine.

Entre deux bat-flancs, à une place vide, trois gardes d’écurie dormaient, dépoitraillés. Ils étaient couchés sur leurs manteaux, dans la paille. L’un ronflait ; d’un autre, à plat ventre, on ne voyait que le gras de la nuque et du cou, étonnamment blancs ; le troisième étendait des pieds rigides et poilus, à corne jaune ; on eût dit ceux d’un cadavre. C’était lui qui allait prendre la faction. Lacoste parcourut l’écurie, s’assurant qu’aucun cheval n’était embarré. Il entra dans un intervalle, vérifia si une grande jument, qui, inquiète, tirait sur sa chaîne, avait mangé son avoine.

— Elle n’a pas voulu boire, mon capitaine, dit l’homme.

— Il faudra la montrer au vétérinaire.

Il continua jusqu’aux boxes réservés aux chevaux des officiers, désigna les siens.

Conquérant, étendu sur le flanc, dessinait, sous son poil bai lustré, une rude musculature ; Du Breuil l’admira.

— Et quel sauteur, ajouta Lacoste, si tu voyais !

Musette, plus fine, dormait debout, sur ses quatre pattes un peu écartées. Elle tressaillit et tourna la tête. L’orbe de son œil noir montra un peu de blanc injecté de rose. Elle reconnut son maître, hennit.

— Là, là, ma belle ! et se glissant auprès d’elle, il la prit par l’encolure et lui baisa les naseaux.

— Une bonne bête, qui vous abat ses huit kilomètres de galop ! Jamais un poil mouillé...

Il ne la quitta qu’à regret, et le regard toujours en éveil, indiqua au garde d’écurie un bat-flanc qui venait de tomber, attendit qu’il fût raccroché, pour sortir. Dehors, ils respirèrent ; cette odeur saine, mais épaisse, chargée de vie au repos, les avait engourdis.

Lacoste reprit sa ronde ; ils firent le tour du quartier et remontèrent l’escalier, pour passer dans le casernement.

— Je t’en fais grâce, hein ? dit Lacoste. Ça ne sent pas bon. La porte d’une chambrée était ouverte. Du Breuil s’avança jusqu’au seuil. Sous le falot de Gouju, à droite et à gauche, les dormeurs s’allongeaient presque nus. Au-dessus de leurs têtes, une planche portait les charges et les coiffures ; une autre, les sacoches et le manteau roulé. Au chevet des lits luisaient les sabres et les brides, pendus à des crochets. On distinguait les râteliers de lances, au mur, et, sous les planches à pain, les cuillers et les quarts. L’enfilade des couchettes et des paquetages se fondait dans l’ombre. On entendait seulement des souffles rauques haleter. Le premier lancier, un bel homme blond, ronflait la bouche ouverte ; il avait l’air de rire en montrant les dents. Ses pectoraux velus s’enflaient et s’abaissaient avec lenteur. Du Breuil, dans un éclair, entrevit la force brute qui sommeillait là. Cette chair d’hommes n’évoquait que mâle énergie, muscles bandés à l’action, vigueur destructive. Aux quatre coins de la France, à la même heure, dans toutes les casernes des garnisons lointaines, cavaliers, fantassins, artilleurs, l’armée assoupie reposait, comme une bête monstrueuse dont il percevait la respiration. Il imagina le réveil de ces milliers et de ces milliers d’hommes, si le cri : « Debout ! la guerre est déclarée ! » éclatait à leurs oreilles. La vision fut instantanée, terrible. Et pour la première fois depuis longtemps, la chambrée, cette simple chambrée qui sentait la tanière, avec ses dormeurs nus, avec ses effets d’équipement, l’acier des lances et des sabres, lui parut une chose formidable.

— Je te laisse, n’est-ce pas ? dit Lacoste continuant sa ronde, tu connais le chemin.

Il indiquait du doigt une petite porte, sur le palier.

Du Breuil restait immobile, fasciné, sur le seuil de la longue pièce, qu’éclairait en s’éloignant, dans une lueur rapetissée, le falot balancé par Gouju. Comme dans l’écurie, mais plus forts, des effluves de vie chaude l’étouffaient. La symétrie des lits, des charges, le parallélisme des sabres, des lances, éveillaient des idées de règle et de discipline, vertu suprême des armées. Un grand espoir le souleva, il se sentit jeune et fort. Là-haut, dans les salons dorés, au milieu des courtisans repus et sournois, s’il avait été pris de doute et de malaise, si même la vieillesse de l’Empereur l’avait inquiété, une confiance robuste lui revenait, devant ces hommes couchés à côté de leurs armes. C’étaient des soldats comme lui, des frères inférieurs et rudes ; ils symbolisaient l’énergie de la France et l’espoir du triomphe.

Il rentra dans la chambrette. Titan leva la tête, le reconnut et se rendormit. Le jeune officier fit quelques pas, les mains croisées derrière le dos. Le miroir à barbe de Lacoste, accroché près de la fenêtre, brillait. Il s’y regarda longuement. L’examen le satisfit : un grand front, des yeux bruns, une moustache soyeuse, une petite mouche sous la lèvre, le teint mat, le grain de la peau ferme et doux ; beaucoup de race en somme, et cette fierté séduisante qui plaît aux femmes. L’image de Mme de Guïonic vint se placer entre la glace et lui. Alors il eut la vision subite de ce même visage défiguré. Si une balle lui trouait la tempe. Si un éclat d’obus lui labourait la face !… Son fatalisme de soldat lui fit hausser les épaules. À chacun son sort. Le mieux était de n’y pas songer. Il s’approcha de la fenêtre et se représenta le château endormi, si bruyant tout à l’heure. Puis, il contempla les étoiles et tourna la tête vers la grande lueur rousse qui là-bas, dans le ciel sombre, flottait au-dessus de Paris. Qu’un mot tombât de la bouche de ces deux maîtres, l’Empereur, l’Impératrice, la France en tumulte se lèverait.

Longtemps, jusqu’au retour de Lacoste, il contempla la clarté rougeâtre. Le silence était profond, les feuilles mêmes remuaient sans bruit. Jamais les étoiles n’avaient été plus belles.

III

Dans la pièce où travaillaient les officiers d’ordonnance du ministre, Du Breuil était assis devant un bureau surchargé de dossiers, de lettres, de dépêches. Trois de ses camarades, à d’autres tables, la tête penchée, d’une main fébrile, transcrivaient sur des registres des ordres griffonnés en hâte, sabrés à coups de crayons de couleur. Dans tous les coins, le long des murs, sur des chaises, des états recopiés avec soin gonflaient des chemises jaunes, bleues, vertes ; des mémoires et des rapports s’amoncelaient.

Une double porte rembourrée en cuir vert était toujours battante. Des aides de camp, jetant un mot bref, entraient, sortaient. Une seconde porte vitrée, ouvrant sur les couloirs, donnait sans relâche accès à d’autres officiers, inquiets, affairés. Ils apportaient par liasses des pièces à signer, à timbrer. D’autres venaient aux renseignemens. Depuis quinze jours, le ministère était une énorme ruche bourdonnante. C’était, dans chaque direction, un affolement complet. Du matin au soir, de toutes parts, vers le cabinet du ministre, les demandes affluaient. La fièvre du pays entier semblait concentrée dans ces étroites pièces. Là convergeaient les réclamations, les plaintes, difficulté des mille questions à régler, infinie complexité du détail. De là partaient, chaque jour, des centaines d’ordres et de contre-ordres, allant porter aux quatre coins de la France l’agitation et le désarroi.

Du Breuil, ainsi que ses camarades, était sur les dents. Voilà quatre heures qu’il écrivait, courbé sur son pupitre. Par momens, il ne se rendait plus compte du sens des mots. Il releva la tête. Son porte-plume cessa de courir.

— Quel jour sommes-nous ? jeta-t-il. C’est trop fort, je viens de dater plus de deux cents lettres de service. Ma parole, je ne sais plus. C’est à devenir fou !

— Vingt juillet ! voyons, grogna de la table voisine le commandant Blache, dit le Sanglier. Tout blanc, les cheveux en brosse, un teint rouge de vieux dur à cuire ; sa lèvre supérieure proéminait, à cause de deux canines, un peu saillantes.

— Merci, Blache. Est-ce que vous n’êtes pas comme moi ? À force de griffonner, j’ai les doigts perclus. Ouf ! Repos…

C’est vrai !… On perdait la notion du temps, avec une existence pareille. Que de changemens depuis le dîner à Saint-Cloud ! Il refit en esprit les étapes de cette quinzaine inoubliable. Un moment on avait pu croire que l’orage, s’écartant, passerait au loin. Mais les événemens s’étaient bientôt précipités ; et cette après-midi même, à la tribune du Corps législatif, le duc de Gramont annonçait que la déclaration de guerre avait été notifiée la veille à Berlin.

Du Breuil remâchait son angoisse. Dire que les camarades allaient se battre, et qu’il continuerait, lui, cette odieuse besogne de scribe. Il eut un élan de rage, au souvenir de sa déconvenue. Huit jours avant, trois armées étaient organisées : une en Alsace, sous le commandement de Mac-Mahon ; une en Lorraine, confiée au maréchal Bazaine ; la troisième à Châlons, en réserve, aux ordres de Canrobert. À force de démarches, il parvenait à se faire nommer à l’état-major du maréchal Bazaine. Le lendemain, à son réel désespoir, tout était modifié. Bazaine redevenait simple commandant de corps, et conservait son personnel ordinaire. Il n’y avait plus qu’une seule armée ! L’Empereur la commandait en chef, le ministre devenait major général, les généraux Lebrun et Jarras, aides-majors généraux. Et Du Breuil eut le crève-cœur d’apprendre qu’il resterait à Paris, avec deux de ses camarades, à la disposition du futur ministre intérimaire, le général Dejean.

Il avait tout le jour relevé les ordres de mouvemens, relatifs à la concentration de l’Armée du Rhin. Les chiffres et les noms tourbillonnaient encore dans sa cervelle ; et tandis qu’il continuait à recopier d’autres pièces, il revoyait nettement la composition et l’emplacement des différens corps : le premier, Mac-Mahon, à Strasbourg, troupes de l’Afrique et de l’Est ; le second, Frossard, à Saint-Avold, troupes du camp de Châlons ; le troisième, Bazaine, à Metz, armée de Paris et division militaire de Metz ; le quatrième, Ladmirault, à Thionville, régimens du Nord ; le cinquième, Failly, à Bitche et Phalsbourg, divisions de l’armée de Lyon ; le sixième, Canrobert, à Châlons, régimens de l’Ouest et du Centre ; le septième, Douay, à Colmar et Belfort, régimens du Sud-Est ; la Garde, Bourbaki, à Nancy. Il ne put s’empêcher de songer à la dissémination des troupes, éparpillées sur toute la frontière, aux difficultés mêmes de la concentration.

On avait mobilisé les réserves le 14 au soir. Mais les dépots étaient très loin des régimens. Du Breuil songea que de ce côté-là, il y aurait certainement des mécomptes. On perdait un temps précieux. Tel homme qui habitait Perpignan, devait, avant de gagner Metz ou Strasbourg, se rendre en Bretagne pour s’habiller et s’équiper. Tel autre, un Alsacien par exemple, dont le régiment était en Alsace, avait à courir à Bayonne pour y recevoir son fourniment. Évidemment, la méthode allemande (le recrutement régional) était préférable. Quant aux troupes actives, qui de toutes parts convergeaient vers la frontière, il fallait qu’elles vinssent des quatre coins de la France, et ce ne serait ensuite pas trop de deux semaines pour débrouiller tout cela, faire la répartition, coordonner les divers élémens. Là encore, les Prussiens, avec leurs corps d’armée autonomes, constitués à l’avance, lui parurent avoir l’avantage.

Du Breuil, lors des guerres précédentes, lieutenant d’artillerie limité à son étroit cercle d’action, n’avait eu qu’à partir, à se battre. Cette fois, il assistait à l’envers des choses. Naguère, humble rouage de la machine, il mettait aujourd’hui la machine en branle. Il était au centre de l’agitation, au cœur même de l’armée. Tout partait de là. Tout s’y répercutait. Des milliers de dépêches étaient expédiées, reçues. Et les généraux, les états-majors, les services administratifs, artillerie, génie, infanterie, cavalerie, forces actives, réserve, s’entassaient dans les trains. Aux points de rassemblement, tout débarquait pêle-mêle, hommes, chevaux, matériel, approvisionnement, dans une confusion extrême. Les gares étaient encombrées, mais les magasins étaient vides. De tous côtés arrivaient les doléances, les réclamations.

Journée de labeur écrasante. Ce lui fut un allégement inexprimable de pouvoir quitter le bureau vers sept heures. Il prit le chemin de son entresol, rue de Bourgogne. Et rageur, il revoyait en route les figures croisées dans le brouhaha des couloirs : le petit dragon roux (Vacossart) tout joyeux de partir ; un prêtre jovial et trapu, qui sollicitait une commission d’aumônier et dont il avait pris le nom, l’abbé Trudaine ; Védel enfin, son cousin Védel, adjudant-major au 93e de ligne. Il sourit avec un peu de dédain, à la pensée de ce brave garçon. Un parent pauvre, un peu rustre.

— Rien de nouveau, Frisch ?

Son ordonnance, long corps aux cheveux filasse, très dégourdi sous ses manières gauches, et qui lui était dévoué, ne l’attendait plus :

— Le commandant d’Avol est venu deux fois. Il a laissé une lettre pour mon commandant.

Et Frisch, levé en sursaut, immobile, parvint à dissimuler une assiette de poulet au blanc, que venait de lui glisser la cuisinière du second.

Jacques à Paris, quelle bonne surprise !

Du Breuil entra dans un petit salon, tendu de damas cerise, où des armes anciennes s’entre-croisaient au-dessus d’un divan d’Orient. Un roman d’Octave Feuillet, à demi coupé, reposait à l’angle de la cheminée. Des partitions de musique surchargeaient le piano ouvert. La lettre de D’Avol était en évidence sur une table. Il l’ouvrit. Son ami, en permission de vingt-quatre heures, lui donnait rendez-vous au café Riche, pour dîner.

Il passa dans sa chambre. Sur le lit, sa grande tenue était préparée. Déjà Frisch avait apporté de l’eau chaude dans le cabinet de toilette. Le raffinement de Du Breuil s’y marquait dans les moindres détails, depuis les gros flacons en cristal de Baccarat jusqu’à la fine cisellerie, rangée, avec les brosses d’ivoire, sur une toilette à miroir enguirlandé d’argent, que n’eût pas désavouée Mme de Guïonic elle-même.

Elle avait fait dans ce petit appartement quelques courtes et radieuses apparitions. Il se souvint de la dernière, eut un sourire ému. Un grand élan de tendresse l’emporta vers son amie. Il se reprocha de ne pas l’aimer mieux et davantage. Nulle femme, pourtant, plus digne d’inspirer une passion profonde. Pourquoi n’était-il pas heureux ? Il avait pourtant des puérilités d’amant sincère. Dans un coffret, il conservait un de ses gants, une épingle à cheveux, fine et annelée comme ses boucles blondes. Il avait dîné avec elle, jeudi dernier, chez Mme Sutton. Depuis, à peine l’avait-il entrevue, dimanche, à son jour. Force visiteurs, impossible d’échanger vingt mots. Elle lui avait seulement dit en partant :

— Vous venez à l’Opéra mercredi ? Je vous garde une place dans ma loge.

Il se promit de rattraper, ce soir, le temps perdu. Il s’assiérait près d’elle. Ils causeraient longuement. Pussent-ils se retrouver à l’unisson ! C’était étrange de penser que bientôt, peut-être, ils allaient cesser de se voir ! Comme cette soirée passerait vite ! Il eut le cœur serré, sentit à fond l’éphémère des choses. Puis demain, ce n’était que ténèbres, inconnu. Devant lui, la route manqua. Que deviendrait leur amour, soumis à l’épreuve de la séparation, de l’éloignement ?

— Va me chercher une voiture ! cria-t-il à Frisch.

Dans la petite cuisine qui lui servait de capharnaüm, l’ordonnance arrosait son poulet d’une bouteille de chablis, autre don de la cuisinière enflammée. Il s’essuya la bouche d’un revers de main, et dégringola l’escalier.

« Huit heures moins le quart ! » Du Breuil maudit son retard. D’Avol devait être furieux. Il se le représenta, tel qu’il le connaissait depuis leur jeunesse : mince, bien découplé, un pli vontaire au front, une ardeur concentrée dans le regard. Sortis le même jour de Polytechnique, ils avaient suivi ensemble les cours de l’École d’artillerie à Metz. Têtu, ardent, orgueilleux, despotique, Jacques d’Avol était d’un commerce journalier difficile. Antipathique au plus grand nombre, il demeurait, pour ses amis, d’une noblesse d’âme, d’une délicatesse de cœur exquises.

— La voiture est là, mon commandant.

Un cheval étonnamment maigre soufflait dans les brancards. Le cocher, par compensation, était obèse.

Dès qu’il aperçut l’uniforme de Du Breuil, il manifesta un grand zèle, brossa les coussins, sourit en s’informant de l’adresse, et finit par se hisser sur le siège, avec une joyeuse lourdeur. Un coup de fouet :

— Hue ! Bismarck.

Le crépuscule restait en suspens, dans la splendeur d’une de ces belles journées d’été qui ne se décident pas à mourir. L’avenue des Champs-Élysées, pleine de promeneurs, s’enfonçait dans une demi-clarté jusqu’à la masse sombre de l’Arc de Triomphe. La place de la Concorde ressemblait à une fourmilière. Une clameur s’éleva. La foule se portait en courant vers le Pont-Royal, où sonnait la fanfare d’un escadron en marche. On cria : — « Vive l’armé-é-ée ! » Ces mots, répétés par mille bouches, se prolongeaient dans une rumeur qui s’éloigna, décrut, comme le murmure du vent et de la mer.

Les réverbères s’allumaient dans la rue Royale. Les tables des cafés étaient prises d’assaut. Sur les boulevards, la foule compacte grouillait. Un double courant piétinait le long des trottoirs. On se disputait les journaux frais parus. On parlait haut, on ricanait. Les femmes, en toilette claire, étaient les plus excitées. De gros bourgeois se redressaient avec une mine martiale ; quelques-uns donnaient la main à des enfans déguisés en soldats. Dans un fiacre, trois filles enlacées, bleu, blanc, rouge, saluaient au milieu des bravos et des lazzis. La bleue, une assez jolie blonde, jeta des baisers à Du Breuil, enthousiasmée par ses aiguillettes d’or.

Soudain la Marseillaise, beuglée à pleins poumons, retentit. Les voitures durent s’arrêter. Des blouses blanches, en tête d’une colonne où les casquettes se mêlaient aux chapeaux de soie, fonçaient à travers la chaussée. Ces énergumènes saisissaient les chevaux à la bride, brandissaient des gourdins. Un vieillard barbu criait si fort que les yeux lui sortaient de l’orbite. À côté de lui, un adolescent livide balançait de droite et de gauche une tête alourdie par l’ivresse. Le flot s’écoula, suivi d’un acre relent de sueur et de vin. Des titis faisaient escorte, avec des cabrioles de singes.

À l’angle de la rue Le Peletier, le fiacre s’arrêta. Du Breuil, impatient, tendit la monnaie au cocher, s’élança vers le café Riche. Il était déjà sur le seuil, qu’il entendit l’automédon, d’une voix de rogomme, héler de nouveaux cliens :

— Voilà un bon cheval ! Deux places pour Berlin !

Mais un attroupement se formait. Du Breuil se retourna. Quelques personnes se démenaient ; il vit le chapeau mou, la barbe rousse d’un homme que la foule prenait à partie, avec des gestes violens. Injures, huées. On en venait aux coups, lorsqu’un sergent de ville parut. Renseignemens pris, un garçon de café expliqua :

— Ce n’est rien… un Prussien qu’on assomme. Paraît qu’il conseillait au cocher de changer sa rosse, s’il voulait arriver à Berlin.

Du Breuil jeta un coup d’œil sur la terrasse. Pas une table libre ! D’Avol d’ailleurs devait l’attendre dans la salle du restaurant. La chaleur brusque, l’odeur de cuisine le suffoquèrent.

— Mon commandant cherche quelqu’un ? demanda le maître d’hôtel, avec une obséquiosité marquée. Sous les globes blancs du gaz, dans le brouhaha des voix, c’était une animation extraordinaire. Des garçons affairés, un plat sur chaque main, sillonnaient l’immense pièce. Les sommeliers eux-mêmes, se départant de leur gravité solennelle, allaient d’une table à l’autre, d’un pas vif.

— Oui, mon commandant. Si mon commandant veut me permettre… Le maître d’hôtel guidait Du Breuil à travers les dîneurs.

— On ne reconnaît plus les amis ? Est-il fier, ce militaire !

C’était la voix du grand Peyrode. Assis entre Rose Noël et Bloomfield, il fit le geste de porter un toast. Du Breuil sourit au groupe, remercia d’un signe de tête. Le nez de Peyrode avait encore rougi…

D’Avol, enfin ! Les coudes sur la nappe, il était plongé dans la lecture du Figaro. Le couvert était mis. D’autres journaux, dépliés, témoignaient d’une longue attente. Les deux officiers se serrèrent la main. Du Breuil s’assit. Un garçon s’était emparé de son sabre, un autre de son shako.

— Servez vite, dit d’Avol.

Le maître d’hôtel, incliné respectueusement, se redressa, mû par un ressort. Il disposa lui-même les hors-d’œuvre, hâta le sommelier.

« Décidément, pensa Du Breuil, l’armée est en honneur aujourd’hui ! » Il était tout joyeux de revoir son ami. Il s’enquit de sa santé, de ses affaires. Qu’est-ce qu’on devenait à Versailles ? Comment avait-il pu obtenir une permission ? Jacques, sans perdre une bouchée, le mit au courant. Il était venu embrasser sa mère, entre deux trains. Il avait déjeuné avec elle à Saint-Germain, où elle habitait. Cette après-midi, des achats, des courses. Il repartait tout à l’heure, après l’Opéra.

La truite froide desservie, le maître d’hôtel, — on apportait un caneton à la rouennaise, — vint s’enquérir près de ces messieurs :

— Les côtelettes d’agneau ? Les pointes d’asperges ? Et comme entremets : Pêches glacées, Macédoine à la Prussienne (il eut un sourire discret)… Bombe Magenta ?

Le bruit des conversations, les spires bleues de la fumée, l’éclatante lumière des lustres multipliés dans les glaces, tout excitait d’Avol. Il oubliait la fatigue de la journée, ressentait un bien-être à la chaleur du repas, au mouvement de la salle. Par les vitres ouvertes, entrait la rumeur de la rue : un bourdonnement continuel, parfois des vivats, des cris.

— Sais-tu que je t’envie, dit-il avec fièvre. Tu es à la source. Décisions, nouvelles, tout te passe par les mains. Du travail, soit ! Mais nous en avons autant. Et nous ne savons rien. Toute la semaine, revues sur revues. Avec ces minuties le temps est long. Ordres, contre-ordres, on part, on ne part pas. Pourtant c’est après-demain, le grand jour. Adieu, Versailles ! En route pour Nancy, et Metz au bout ! Hein, ça nous fera plaisir de revoir Metz, mon vieux… Car aussi vrai que voilà des pointes d’asperges, tu as beau n’être pas désigné, tu traîneras ton sabre sur l’Esplanade avant moi.

— Dieu t’entende ! répliqua Du Breuil.

— Tu te souviens du café Parisien ? Et des parties de billard ? Et de nos dîners à l’hôtel de l’Europe, le dimanche, quand on n’était pas invité chez les Bersheim ?

Leurs souvenirs se levaient en foule. Ils citèrent des noms de professeurs, sourirent de leurs manies, de leurs ridicules. Ils évoquèrent la maison hospitalière des Bersheim. Vraiment ils avaient passé là de bonnes heures ! Cousin éloigné de d’Avol, M. Bersheim était un riche industriel, nature joviale et droite, le meilleur des hommes. Et Mme Bersheim, l’aimable femme, si belle, si douce. Du Breuil rappela le bonnet à coques, la vieille figure paisible de la grand’mère Sophia, la gaieté des deux fils, et surtout le charme frêle de la petite Anine.

— C’est drôle de penser, fit-il, qu’à l’endroit où nous buvions le vin rose de Scy, dans tout ce riant pays de la Moselle, on se battra peut-être bientôt. Les routes que nous avons suivies, les rênes lâches, dans nos promenades du matin, nous allons y repasser, le revolver au poing, les yeux en éveil.

— Tu es fou, jeta d’Avol, Metz ne sera jamais le théâtre de la lutte. C’est toi, l’homme informé, qui me racontes cela ?

— Bah ! bien malin qui connaît le vrai plan de campagne. Une seule chose certaine. Au premier prêt, l’avantage. D’Avol haussa les épaules :

— Voilà huit jours que nous sommes prêts. Et le plan de campagne, un enfant peut le tracer ! L’armée concentrée, on franchit le Rhin, entre Maxau et Germersheim. On débouche dans le pays de Bade. On sépare l’Allemagne du Nord de celle du Sud. La Bavière et le Wurtemberg sont immobilisés. L’Autriche et l’Italie prennent les armes. Reste cette fameuse Allemagne du Nord ! (Il eut un geste d’insouciance.)… Nous avions des grands-pères à Iéna.

On apportait les pêches glacées. Au même moment, le bruit de la rue couvrit celui des conversations. Des rires, des bravos ironiques éclatèrent. La foule devint houleuse. Brusquement elle reflua vers les Variétés. Il y eut des cris de femmes bousculées. Quelques voyous, levant en guise de torches des balais enduits de résine, descendaient le boulevard. Trois d’entre eux portaient en triomphe un soldat de la ligne. Ils chantaient à pleine gorge, aussi faux que possible, l’hymne des Girondins. Leurs brandons, dans la nuit tombante, jetaient des flammes fumeuses. Ils passèrent devant le café Riche. Les dîneurs, de leurs places, virent onduler au-dessus des têtes la traînée rouge parmi des étincelles. Du Breuil reprit :

— J’ai bon espoir. On ne peut éviter le gâchis des premiers jours. Tout s’arrangera. Une chose curieuse, pourtant, avec cet enthousiasme général, c’est que les engagemens volontaires sont assez rares. Il n’y aura pas le grand mouvement qu’on attendait.

— Tant mieux ! dit vivement d’À vol. — Il releva le front, regarda Du Breuil. Il avait les cheveux en brosse, drus et fins, un regard lumineux. — Rien de tel encore, que les gens du métier. Qu’est-ce que la garde mobile a donné comme résultats ? Pas grand’chose. Nous n’avons besoin de personne. Une fois les mitrailleuses en train, c’est l’affaire de quinze jours. Étonnantes, n’est-ce pas, ces mitrailleuses ? As-tu lu le compte rendu des essais à Satory ?

— J’y étais, fit Du Breuil. Trois cents carnes, achetées chez l’équarrisseur à 5 francs pièce, ont été massées sur le plateau. Il y avait deux mitrailleuses. À la seconde décharge, toute la cavalerie par terre. Le lendemain, nouvelle expérience. Cette fois, au premier coup, massacre général.

— C’est merveilleux.

— Malheureusement, on n’a pu en fabriquer encore que 190.

Du Breuil, si confiant qu’il fût, ne pouvait oublier l’évidente supériorité du canon prussien. Il avait eu sous les yeux, au ministère, les rapports du colonel Stoffel, attaché militaire à Berlin. Divers comptes rendus d’officiers en mission vantaient aussi le canon belge importé récemment d’Allemagne ; portée et justesse de tir étaient surprenantes.

D’Avol répliqua :

— Laisse-moi tranquille ! Le canon de Solferino a du bon ! D’ailleurs, puisque nous comparons l’armement, je te répondrai par le chassepot. Il vaut cinquante fusils Dreysse !… Son petit calibre d’abord ! Il est maniable, il s’épaule. L’autre est lourd, encombrant… D’ailleurs la question n’est pas là. Un gourdin, manié avec force, aura toujours raison de la meilleure lame, mal tenue. Le courage est tout…

Il dégustait une tasse de café. On apportait des liqueurs, différentes boîtes de cigares. Du Breuil choisit un havane blond, sec, qu’il fit craquer.

— Je lisais tout à l’heure, reprit d’Avol, un article bien fait. Les journaux sont unanimes, n’est-ce pas ?

— Tout à fait ! dit Du Breuil. Un enthousiasme ! J’ai vu défiler le 7e bataillon de chasseurs. Des ouvriers ont pris la tète. L’état-major était entouré d’amis, de saint-cyriens, de jeunes filles avec des bouquets. À même le rang, les premiers venus emboîtaient le pas. L’un s’était emparé d’un fusil, l’autre d’un sac. Il y avait des citoyens en képi, et des soldats en casquette. Les fourgons suivaient, pavoisés de petits drapeaux. On jetait des baisers aux cantinières.

— Ça promet pour le retour, conclut d’Avol.

Ils raccrochaient leurs sabres aux belières, se coiffaient de leurs shakos. La salle s’était vidée à demi. Les garçons s’effacèrent à leur passage. La serviette sous le bras, le maître d’hôtel patriotique suivait à distance. Comme ils allaient franchir le seuil, il s’inclina profondément, plié en deux, montrant une calvitie rose et grasse.

Le boulevard était noir de monde. Un fiacre, où gesticulaient une dizaine de jeunes gens empilés, obtint un succès prodigieux. Au-dessus d’un fouillis de bras balançant des lanternes vénitiennes, oscillait un énorme drapeau. Un promeneur cria : « Vive la paix ! » Il y eut un grondement dans la foule ; cinquante voix, furieuses, protestèrent : « À bas les taffeurs ! » La sortie des deux officiers en brillant uniforme fit diversion. On hurla :

— Vive la France !

L’éperon de Du Breuil accrocha la jupe d’une dame. Elle était brune, les yeux bleus, l’air d’une jeune mariée. Il s’excusa, mais elle répétait gentiment :

— Du tout, du tout, monsieur !

Et toute rouge, elle parut ravie, ainsi que son mari. D’Avol et du Breuil se faufilèrent dans la rue Le Peletier. Au ras du trottoir, entre les maisons, les grandes portes de l’Opéra jetaient une clarté vive. Les contrôleurs s’inclinèrent en souriant, un huissier à chaîne les précéda jusqu’au bas de l’escalier. D’Avol allait retrouver, aux fauteuils d’orchestre, un de ses cousins.

— À tout à l’heure ! fit Du Breuil.

L’ouvreuse l’introduisait. Mme de Guïonic tourna vers lui son beau regard, salua de cette lente inflexion de cou dont la grâce fière ondulait jusqu’aux épaules. Elle avait cédé les places de devant à Mme et à Mlle Le Prêcheur. Du Breuil les aimait bien : la fille était laide, simple et bonne ; la mère, qui avait fait parler d’elle dans le temps, demeurait indulgente en dépit du rigorisme qu’elle affectait. Elle protégeait même certaines liaisons, d’une sereine complicité. Dans le fond de la loge, le père de Mme Le Prêcheur, respectable vieillard, somnolait depuis les danses du premier acte. La musique ne l’incommodait pas, il était sourd.

Du Breuil s’assit près de Mme de Guïonic, expliqua son retard. Mme Le Prêcheur sourit, lorgna d’Avol à l’orchestre. Mlle Le Prêcheur n’avait d’yeux que pour la scène. Toute à Masaniello, elle s’éventait avec émotion.

À la minute même, la Muette, Fenella, abandonnée par le vice-roi de Naples, devenu l’époux d’Elvire, mimait à son frère l’aveu de son déshonneur. Masaniello jurait de la venger.

Du Breuil trouvait à Mme de Guïonic un charme plus pénétrant que de coutume. Elle était restée froide et sérieuse jusqu’à ce qu’il parût, belle par la seule régularité des traits, l’harmonieux contour du buste. « Un marbre ! » — était en train de dire méchamment Mme Herbeau, dans une loge de face, au chevalier Zurli. — À présent, elle vivait ; une légère coloration lui était montée du cœur au visage ; le grain de sa chair avait pris un lustre nacré : elle semblait transfigurée. Du Breuil vit Mme Herbeau se pencher vers Zurli, et comprit à leur regard qu’elle parlait d’eux.

La salle gaie, rouge et or, à l’italienne, tout en lumières, faisait scintiller les diamans sur la blancheur des gorges, éclairait à plein les visages. Beaucoup étaient familiers à Du Breuil. Tout ce que Paris contenait d’illustre était là. Le bruit avait couru que l’Empereur et l’Impératrice assisteraient à la représentation. On savait maintenant que Leurs Majestés ne viendraient pas ; mais, comme pour donner un caractère officiel à cette soirée, dans la petite loge de service, se tenaient le duc de Gramont et le vicomte Laferrière. On se montrait le duc et la duchesse de Mouchy. Du Breuil admira le beau profil de la duchesse, couronné d’une guirlande de bleuets. Il reconnut à l’orchestre Jaillant, Bris, Jousset-Gournal ; aux premières loges Manhers et sa famille, plus loin la générale Chenot, moustachue comme un grenadier, Mme Langlade, la marquise d’Avilar. Elle escortait une jeune femme qu’elle s’efforçait de pervertir, au profit d’un diplomate chauve, sous les yeux mêmes du mari. On attendait avec impatience Marie Sass, qui devait chanter la Marseillaise. La salle entière avait la fièvre. Aux regards vifs, aux teints animés, visiblement la même préoccupation mordait toutes ces femmes en toilette de bal, ces hommes pour la plupart chamarrés de croix, généraux, artistes, lettrés, sénateurs, députés, gloires du barreau, de la Faculté de médecine, grands industriels, oisifs de race, tout ce qui, dans cette élite de luxe et d’apparat, ce soir-là, représentait la France.

Sur la scène, à la voix de Masaniello, les pêcheurs de Naples se révoltaient ; puis, afin de cacher leurs projets, ils chantaient une barcarolle. Le chœur des jeunes filles reprenait :

 
L’amour s’enfuit, le temps s’envole ;
Le temps emporte nos plaisirs
Comme les flots notre gondole !

Le rideau tomba. Quelques mots échangés avec les dames Le Prêcheur, et Du Breuil rejoignit dans le salon de la loge Mme de Guïonic qui rajustait, devant une glace, l’aigrette de sa coiffure. Il admira la ligne pure de son bras levé. Sous ce regard expressif, elle abaissait ses cils longs et soyeux ; il savoura la finesse des paupières, bombées en feuilles de rose. Cependant ils parlaient des choses du moment, d’un ton calme ; mais le regard de Du Breuil, fixé sur elle avec âme, attira de force celui de Mme de Guïonic. D’un mouvement de lèvres, il exprima :

— Je vous aime.

Le ravissement qu’elle éprouva la rendit encore plus belle. Elle détourna la tête. Éprise d’héroïsme, elle était exaltée par la guerre, attristée aussi. Le perdre… S’il était blessé ! Mais, cœur fier, elle repoussait tout sentiment personnel d’égoïsme ou de lâcheté. Aussi s’imposait-elle un sourire courageux, persuadée, d’ailleurs, comme on l’affirmait de toutes parts, que la campagne serait courte et que la gloire en compenserait les périls. Parce qu’il allait se battre, Du Breuil lui parut plus grand. Elle l’aima mieux.

— Vous rappelez-vous, demanda-t-il, notre visite au Salon ? Vous portiez une robe de moire gris perle. Nous nous sommes arrêtés longtemps devant le tableau de Robert-FLeury ?

Quel tableau ? Ah ! oui, Le dernier jour de Corinthe. La toile avait fait sensation, obtenu la grande médaille d’or. Du Breuil la revoyait : dans le suprême désastre, les femmes et les enfans s’étaient réfugiés sous la statue de Minerve ; au loin, le consul Mummius, à cheval, apparaissait avec ses légions. Le massacre commençait et les survivantes étaient vendues comme esclaves. Parmi le groupe demi-nu du premier plan, beaux corps gisans, vierges et mères désespérées, une femme drapée de voiles, à genoux et découvrant son sein, regardait venir les vainqueurs.

— Pourquoi me demandez-vous cela ? fit-elle.

Il sourit sans répondre. S’il se rappelait particulièrement l’image de cette femme, c’est qu’elle ressemblait de façon étrange à Mme de Guïonic : ils en avaient même, cejour-là, fait la remarque. D’autres souvenirs le pressaient :

— Et la chasse à courre de Fontainebleau, quand vous avez reçu le bouton ? Vous m’avez montré la veille votre amazone de drap vert, et vous avez coiffé le petit lampion à plume blanche. Il vous donnait un air crâne et charmant.

Il parlait bas. Son souffle la caressait :

— Je vous revois encore, au dernier bal des Tuileries. Je montais derrière vous le large escalier droit, entre la haie des cent-gardes et la rampe de fleurs. Le bracelet d’opales que vous portiez s’est défait au moment d’entrer dans la salle des Maréchaux.

Elle dit :

— Ce bracelet ne m’a jamais causé que des ennuis. Il sourit :

— Les opales portent malheur.

La loge s’ouvrait : Maxime Judin et M. Langlade entrèrent. Le sénateur s’enquit de la santé de Mme de Guïonic. Et le comte ? Il restait donc en Bretagne, cette année ? Elle prétexta une indisposition de son mari. Mais chacun connaissait le motif de cette absence prolongée. Une Mme de Ploguern, leur voisine, n’y était pas étrangère. M. Langlade ne venait d’ailleurs que pour interroger Du Breuil. Quand embarquaient les chasseurs d’Afrique ? Son fils, sous-lieutenant à Oran, brûlait de partir.

— À cet âge-là, on ne rêve que plaies et bosses !

Le vicomte Judin racontait à Mme de Guïonic les derniers potins. Il releva la tête aux paroles du sénateur, et dit d’une voix joyeuse :

— Certainement ! Tu sais, Pierre, je viens de m’engager.

Il jouit de l’effet produit. On le félicitait.

— Le colonel du 93e consent à me prendre.

— Le 93e ? Mais c’est le régiment de mon cousin Védel.

— Tu me recommanderas, fit Judin en riant.

Au fait, riche, titré, jouissant d’une sinécure au quai d’Orsay, pourquoi s’engageait-il ? Par chic ; par goût, aussi, d’action et d’aventures. Et puis, il était las de faire la fête.

— Bah ! conclut-il, une petite promenade sur le Rhin !

D’Avol parut. Il venait offrir ses respects à Mme Le Prêcheur. Il s’inclina profondément devant Mme de Guïonic, à laquelle on le présenta. Judin et Langlade avaient pris congé. D’Avol ne resta qu’un instant, on frappait les trois coups. Il étreignit nerveusement la main de Du Breuil.

— Au revoir, cher.

La porte refermée :

— Je suis heureuse de le connaître, dit Mme de Guïonic.

Du Breuil lui avait souvent parlé de Jacques, comme de son meilleur ami. La toile s’était levée, montrant une salle du palais. Alphonse implorait le pardon d’Elvire et, dans un duo pathétique, l’obtenait. Changement de scène. De jeunes bouquetières accouraient en dansant sur la place du Marché. M. Le Prêcheur se réveilla pour chercher sa lorgnette. Mais des soldats emmenaient de force la Muette. Masaniello soulevait le peuple : — « Marchons ! Aux armes ! Des flambeaux ! » Sur le tumulte des dernières mesures, Marie Sass, enfin, parut.

À sa vue, dans toute la salle courut un frémissement, les cris et les bravos se fondirent en une seule acclamation.

Elle portait une tunique blanche, un péplum semé d’abeilles d’or. Elle s’avançait avec sa grande allure dramatique, tenant à la main le drapeau tricolore. Elle attaqua les premières notes : Allons, enfans de la patrie… au milieu d’un émoi indescriptible.

La duchesse de Mouchy se levait. Une partie des spectateurs l’imita. Une voix impérieuse, celle d’Émile de Girardin, cria : — Tout le monde debout ! — La salle entière se dressa. Chacun se sentait une âme nouvelle, collective, immense. Quelque chose de fort et d’âpre, soudain, passa comme un souffle à la racine des cheveux, prit aux moelles. L’orchestre, à pleins cuivres, accompagnait l’hymne glorieux. Marie Sass lança la première strophe d’une voix vibrante, qui évoquait l’éclat des sabres et le sang rouge. Furieux, les applaudissemens éclatèrent. Elle reprenait plus haut, plus fort ; et le chant s’élargissait, remplissait l’immense vaisseau. Il se propageait au delà des murs, semblait se répandre sur Paris soulevé et le pays en armes. Avec des rumeurs de tocsin, le roulement des canons grondait à travers les paroles ardentes. La patrie en danger se leva dans les cœurs. Le chant national, si longtemps proscrit, apparaissait plus beau, brûlant d’une vie neuve et d’une flamme éternelle.

Nous entrerons dans la carrière
Quand nos aînés n’y seront plus !…

L’émotion fut à son comble. On haletait d’enthousiasme. Hommes et femmes étaient saisis de vertige. Les uns riaient d’un air crispé, mordaient leur moustache, d’autres hurlaient comme fous ; celles-là déchiraient leurs éventails, agitaient des mouchoirs. L’actrice, avec ses yeux et sa bouche tragiques, fut alors, toute blanche sous ses abeilles d’or, l’incarnation même de la France impériale. Grandie, soulevée par le délire de tous, elle prophétisait la victoire. Iéna, Austerlitz, Sébastopol, Solferino flamboyèrent !

Du Breuil transporté regarda ses voisines : Mme Le Prêcheur était penchée en avant, hors d’elle ; Mme de Guïonic tournait vers lui un visage exalté, où roulaient de grosses larmes. Couvrant le finale, une clameur frénétique retentit. La salle entière fut traversée par un de ces courans électriques qui galvanisent une foule, la fondent en un seul être, — et dans un élan irrésistible, trépignante, bras levés, faces ivres, elle cria, par mille bouches :

— Vive l’Empereur ! Vive la France ! À Berlin !

IV

Le train s’ébranlait.

— Adieu, père ! dit Du Breuil.

Immobile, avec un serrement de cœur, il regarda les lourdes voitures s’éloigner. À la portière du wagon, secouant sa tête blanche, le vieil officier souriait d’un air contraint. Il avait crânement embrassé son fils tout à l’heure. Les deux hommes affectaient une gaieté mâle, un ton détaché. Pierre promettait d’écrire : que sa mère fût raisonnable ; qu’on ne s’inquiétât point… Ils ne se quittaient pas pour longtemps ! bientôt il cessa de distinguer les traits si chers : le haut front lisse, le nez en bec d’aigle, les yeux bleus. Sur les rails luisans, le fourgon d’arrière, seul visible, fuyait. Point noir, qui disparut.

Sa fièvre était tombée. Il fut pris à la gorge d’une angoisse soudaine, eut le cœur noyé d’amertume. Ce père qu’il voyait si rarement, sa mère retenue là-bas, dans le vieux château, il sentit de quelle tendresse profonde il les aimait. Dire qu’il ne pourrait même baiser au front la douce vieille avant de partir !

Partir, cette idée le rasséréna. Ses sensations passaient aussi vite qu’elles étaient venues. Partir ! quelle joie, quelle délivrance ! Était-ce bien certain ? n’allait-il pas subir, dans le désarroi des décisions, un nouveau contre-ordre ? Non. La lettre de service était signée. L’intervention de son père et celle de M. de Champreux avaient été providentielles.

Le chambellan d’abord s’était dérobé. Heureusement, venu aux nouvelles, le comte Du Breuil, — incapable de comprendre l’inaction de son fils, la guerre déclarée, — était allé lui-même relancer le vieux beau, à Saint-Cloud. Il y avait justement conseil des ministres, et par grand hasard un vieux camarade du comte, le général Lebrun, aide-major général, se trouvait là. Parti pour Metz, avec le maréchal Lebœuf, le 24, le général en était revenu en toute hâte. La mobilisation était loin d’être aussi avancée qu’on l’espérait. Le maréchal, consterné, dépêchait au ministre intérimaire le premier aide-major général, afin de provoquer de promptes mesures. M. Du Breuil avait demandé à son ami de le présenter au général Dejean. Grâce à l’appui de Lebrun, à la prière de M. de Champreux, il obtenait que son fils fût attaché à l’état-major général de l’armée. Il le retrouvait à la sortie du ministère :

— Tu peux faire ta cantine ! disait-il simplement.

Pierre lui sautait au cou. Ils allaient dîner ensuite chez une de leurs plus anciennes connaissances, le fameux Jules Thédenat. Professeur d’histoire au Collège de France, en 1848, il avait donné sa démission après le Coup d’État, voyagé longtemps, proscrit volontaire, ami de Victor Hugo à Bruxelles, de Quinet en Suisse. Il vivait fort retiré. Pierre le considérait comme un original.

Le père Thédenat, ainsi l’appelait-il avec une irrévérence sympathique, était un vieillard à face d’apôtre, fine, ardente et glabre. Des cheveux de femme, tout blancs et bouclés, encadraient son visage. M. Du Breuil, qui ne partageait aucune de ses idées, disait de lui en riant : « C’est un Rouge enragé. » Et, comme d’habitude, — dans la petite salle à manger pauvre, où voletaient les canaris en cage de M me Thédenat, humble et admirable créature de dévouement, — ils avaient causé, de verve et de confiance, non sans dispute.

L’ancien officier, qui se servait avec une grande adresse de son seul bras, tenait en main une pipe de bruyère qu’il avait bourrée et allumée sans secours. Il lançait de courtes bouffées. Thédenat l’écoutait, en fixant sur lui des yeux d’un vert de mer, vifs et clairs. On causait de la guerre, des alliances espérées. Rien n’indiquait que l’armée austro-hongroise dût être mobilisée. Une lettre du colonel de Bouille, attaché militaire à Vienne, lettre connue du général Lebrun, ne laissait aucun doute sur les intentions pacifiques de l’Autriche. M. Du Breuil raconta le propos tenu la veille à Saint-Cloud, par son ex-compagnon d’armes : le duc de Gramont, à qui le général faisait part de ses appréhensions, aurait dit, en lui frappant légèrement l’épaule : « Est-ce donc que le colonel de Bouille sait tout ce qui se passe à Vienne ? Allez ! allez ! et soyez confiant. »

Thédenat interrompait avec force :

— Pourquoi l’Autriche nous soutiendrait-elle ? Nous l’avons lâchement abandonnée à Sadowa. Ne me dis pas que le Mexique paralysait vos forces. Il n’y avait que 28 000 hommes là-bas, pas davantage !… Et le Hanovre, la Hesse, Nassau, Francfort, et le Sleswig, que nous avons laissé engloutir !… Non non, nous serons seuls, et ce sera justice. Tout se paye, les fautes des peuples comme celles des hommes.

En termes colorés, brûlans, malgré les interruptions des deux Du Breuil, il s’en prenait à la source même, au gouvernement impérial qu’il disait la dissolution, le mensonge incarnés, — royaume de carton, créé par des joueurs et des aventuriers, fondé sur la chance, l’idée fixe, l’Étoile ! Il dépeignait l’Empereur, spéculatif hardi, mais reculant à l’action, indécis et flottant, vivant dans une espèce de somnambulisme, dans un songe d’opium. Comme Bismarck l’avait joué ! L’incomparable acteur, sous la visière de son casque pointu, avec son lourd visage de cuirassier diplomate, son masque d’enflure fanfaronne !… Pour l’Impératrice, Thédenat, malgré le respect des mots, était dur. Il haïssait en elle l’influence espagnole et cléricale, la domination politique exercée sur l’Empereur. Elle et lui, deux agioteurs, deux étrangers ! — Il stigmatisa la honteuse comédie du jeu parlementaire : on avait dupé le peuple, simplement. La masse de la nation était loin de désirer la guerre. Exemple, cette fameuse garde mobile, qu’on n’avait pu constituer. Les députés ne s’étaient fait nommer qu’en jurant de voter la paix. Le plébiscite était une escroquerie.

Il se levait brusquement, prenait dans un tiroir une gravure, répandue alors par millions. On y voyait sur deux colonnes, le Non (dessous, les pillages des rouges, brûlant chaumières et moissons) et le Oui, avec l’aimable image de la paix promise, greniers pleins, caves pleines. Le paysan avait voté : Oui, la paix ; on lui donnait la guerre.

Il montrait la Prusse armée, et, derrière, l’Allemagne entière. S’exaltant, il souhaitait qu’on ne courût pas à un désastre. Là, par exemple, les Du Breuil s’étaient révoltés ! Le père, tout haut, le fils, tout bas, l’avaient traité de visionnaire… Mme Thédenat, son tricot aux doigts, ne disait mot. Elle écoutait, une souffrance inquiète sur ses traits tirés.

— Bah ! bah ! fit le vieil officier. Tu ne le décourageras pas, celui-là !

Il désignait le commandant qui souriait, incrédule. Thédenat, brusquement, releva ses fins cheveux blancs tombés sur les tempes. Il remplit les petits verres d’une précieuse eau-de-vie de marc, et le bras tendu, la voix vibrante :

— Tenez, cette fois, nous serons d’accord : — À la patrie !

La patrie, le pèreThédenat l’aimait passionnément. Du Breuil songea : Cela rachète tout !

Par cette lourde fin de journée, dans la voiture qui l’emportait, il se riait maintenant à lui-même, en pleine fièvre du départ. Fuyant son appartement en désordre, où Frisch empilait linge et vêtemens, il résolut d’achever ses dernières courses. Ce soir, les adieux à Mme de Guïonic. Demain matin, il irait remercier son oncle à Saint-Cloud ; il assisterait au départ de l’Empereur. Enfin l’après-midi, embarquement à la gare de l’Est. Il serait à Metz la nuit prochaine.

N’oubliait-il rien ? Pourvu que Frisch songeât à se procurer des étuis-musettes ! Il s’inquiéta de la chaleur pour le voyage de ses chevaux, Brutus et Cydalise. Il récapitula ses courses. D’abord son notaire, rue de Provence. Il y passa, puis chez Devismes.

Arrivé au boulevard, le fiacre dut s’arrêter. La foule s’entassait, houleuse. Des clairons, des tambours ; un vieux colonel à l’air terrible, sur un petit barbe noir qui piaffait ; derrière lui, l’état-major à cheval… un régiment de ligne défilait. En serre-files, les sergens et sergens-majors cadençaient le pas. C’étaient tous des vétérans, médaillés de Crimée et d’Italie. Dans le rang, quantité de moustaches grises. Du Breuil admira leur prestance. De la tête à la queue de la colonne, les fusils ondulaient avec la même inclinaison parallèle. Ciseaux rouges, les jambes s’ouvraient, se refermaient. Les bras gauches allaient, venaient, d’une oscillation de pendules. Toutes les têtes étaient hautes et droites. Un vieux sergent cria à son peloton :

— Marquez le pas !

El mécaniquement, les hommes piétinèrent, puis, à un commandement brusque, tous ensemble, repartirent. On applaudissait. Un titi grimpé sur un arbre perdit l’équilibre et tomba sur les spectateurs sans se faire mal. Une femme, tête nue, à califourchon sur les épaules d’un ouvrier, exultait de joie. Elle s’accrochait à pleines mains, pour ne pas tomber, aux cheveux frisés de son compagnon. La chaleur était accablante. Des visages ruisselaient de sueur. Le régiment déniait toujours. Soudain, quand passait le 4e bataillon, un soldat s’abattit, comme une masse. La foule s’empressa pour le relever. Un aide-major descendit de cheval, examina le corps étendu.

— Rupture d’anévrisme. Rien à faire.

Il remonta sur sa bête et reprit sa place, derrière la colonne. Des ouvriers emportaient le cadavre vers une pharmacie. Le régiment continuait sa route ; pas un homme n’avait quitté le rang ; à peine si un camarade avait tourné la tête. Les pantalons rouges s’éloignaient du même pas, rythmique, inexorable : — Une, deux ! Une, deux !

La voiture roula. Plus loin, un ivrogne, juché sur un banc, était entouré de badauds. Son chapeau gris en accordéon lui cachait un œil. Il fit signe qu’il voulait parler, et, salivant dans sa barbe, vociféra : — À bas Charles X ! — Il s’écroula. On riait ; on se poussait. Pour mieux voir, un cuirassier qui portait une dépêche, se haussa sur ses étriers ; un chien, boulant dans les jambes du cheval, faillit le désarçonner. Chez Devismes, Du Breuil se fit montrer des revolvers nouveau modèle, en acheta un, perfectionné. Il pensa, en sortant, à se procurer des cartes du pays rhénan. Mais n’en trouverait-il pas autant qu’il voudrait, à Metz ? Pourquoi s’encombrer ? Il lui fallait cependant une jumelle de campagne, il l’acheta. Il allait oublier des gants.

— Cocher, rue de Richelieu !

Il s’approvisionnait chez une gantière connue par son amabilité pour les officiers. Il y avait toujours chez elle d’élégantes demoiselles de magasin. Toutes s’empressèrent, avec des œillades, des petites mines. L’une d’elles, rousse aux yeux noirs, le teint d’un blanc de lait bleuté, s’enquit de sa pointure. Sous la poudre de riz, elle sentait bon la fleur vivante. Elle lui essaya une paire, rougit. Ses camarades se poussaient du coude, en déplaçant les cartons ; elles pouffaient en dedans. Du Breuil choisit une demi-douzaine de gants solides, en daim, doux à tenir les rênes, la poignée du sabre. Il en fit ajouter dix blancs, pour les jours de bataille. Le sourire de la jolie rousse le flatta. Elle se donnait, dans un regard. Il eut un petit plaisir vaniteux, qui, dehors, s’évaporait avec la fumée de la cigarette, qu’il alluma.

Au cercle, Du Breuil reçut les complimens de ses camarades. Il serra plus de cinquante mains. Le baron Lapoigne lui adressa quelques paroles chaleureuses. Le premier moment de curiosité passé, tous s’en furent à leurs petites affaires, partie interrompue, journal commencé. Pierre restait en proie au vieux général de Castrée, en retraite depuis 1857. Il avait fait la campagne de France, à dix-huit ans. Caporal à Champaubert, sous-lieutenant à Waterloo, il gardait de l’épopée impériale un souvenir prolixe. Le vieux héros lançait en parlant une pluie menue. Du Breuil dut essuyer son éloquence, jusqu’au dîner.

Lapoigne, le grand Peyrode, plusieurs autres l’accaparèrent. Il mangea peu. Sa vie d’hier lui semblait lointaine déjà. Les figures de ses voisins, compagnons de fête, partenaires de jeu, lui firent l’effet de visages nouveaux, indifférens, inconnus. Même le toast qu’on lui porta, lancé par Peyrode avec verve (on applaudissait discrètement), l’agaça. Il prit son café sans plaisir, s’aperçut, son cigare fumé, qu’on causait autour de lui. Neuf heures déjà ! Le baron Lapoigne taillait une banque. Pierre, debout, ponta sur le tableau de gauche. Il gagnait plusieurs fois de suite. À son tour de prendre la main, il reperdit tout, vingt louis en plus. Neuf heures et demie. Mme de Guïonic l’attendait. Il sortit, sans dire au revoir à personne.

Quelle vanité que tout cela ! La guerre à nouveau l’obséda. Elle eut pour lui l’attraction d’un gouffre. Était-ce vivre, les petites émotions du jeu, du plaisir, de la société ? La guerre, à la bonne heure, elle vous prenait corps et âme ! Et quelle âpre saveur à l’imprévu, aux dangers ! Le masque des convenances tombait. L’homme primitif surgissait, luttant de ruse, d’audace, de désespoir, contre ses pareils. On se mesurait avec les élémens, avec le destin. Il se rappelait des ivresses terribles, lorsque sa batterie foudroyait Magenta. Blessé, pâle, serrant les dents, la vue de son propre sang l’avait exalté d’un sentiment si fort qu’il souhaitait mourir à l’instant, debout, sous le soleil. Seuls, l’amoncellement des cadavres, l’horreur du champ de bataille, l’avaient dégrisé. Comme son chef, Deresse, si admirable de sang-froid, était pâle ! Il saluait, avec une gravité douloureuse, tous les blessés.

La voiture avait beau rouler vers l’hôtel de Mme de Guïonic, jamais il ne s’était senti si loin d’elle. Il évoqua les brèves passions des officiers du premier Empire. On s’étreignait, entre deux batailles. La rude époque ! Avait-on le temps, seulement, de se regarder vivre ! Ah ! ceux qui serraient alors sur leur poitrine un être adoré, avaient dû éprouver d’intenses, de fulgurans bonheurs ! L’amour et la mort s’enlaçaient dans un sourire. Comme il eût savouré lui-même l’exaltation d’un semblable départ ! Bah !… l’amour, l’amour absolu, l’amour où deux âmes se complètent et se fondent, le rencontrerait-il jamais ?… Le mariage l’effrayait, malgré les beaux partis qui s’étaient offerts. Il ne se résignait pas à n’y voir qu’une association d’intérêts. Il pensa avec malaise à Mme de Guïonic ; pauvre amie ! si tendre, si fière.

La nuit était lourde. Malgré l’heure avancée, il y avait beaucoup de monde sur la place de la Concorde. Devant le Corps législatif, des caissons d’artillerie passaient, avec un roulement sourd. Les chevaux et les hommes avaient l’air de dormir. Deux mitrailleuses tendaient, dans leurs gaines de cuir, des canons larges et courts.

Rue de Grenelle, la voiture s’arrêtait, devant le porche d’un hôtel sombre. Au fond de la cour brillaient seules, tamisées par des stores, les lampes du boudoir. Mme de Guïonic l’attendait avec une sorte d’anxiété. Sa pâleur, l’éclat de ses yeux, touchèrent Du Breuil. Il lui baisa la main et s’assit.

On eût pu croire qu’il partait, demain, pour une excursion quelconque, tant le ton de la conversation fut naturel, d’abord. L’usage du monde mêlait ordinairement quelque chose de factice à leur sincérité. Elle ne se dégageait que peu à peu, le contact repris. Elle avait besoin de s’échauffer au feu des yeux, de vibrer au diapason plus grave de la voix. Mais alors, chez Mme de Guïonic surtout, comme cela allait profond !

— Vous serez à Metz demain dans la nuit, disait-elle.

— Et vous, répondait-il, vous serez au bal de lord Ramsey ?

— Oui, si Mme Sutton vient me prendre.

— Je penserai à vous. Dites-moi la couleur de votre robe.

Elle mettrait sa jupe de soie changeante, grise et rose, à nœuds de perles, un corsage de velours rubis.

— Vous ressemblerez à une princesse de Rubens !

Ce qu’ils disaient lui parut incomplet, pauvre. Pourquoi était-il si difficile d’exprimer sa vraie pensée ? Il eût voulu pouvoir lui murmurer, en s’agenouillant devant elle : « Amie chère, amie bien chère, qui m’avez fait la grâce de m’aimer, ce n’est pas un adieu banal que je vous apporte ! Je sens trop mon impuissance à vous marquer ma gratitude, et cependant elle est infinie. Pendant des années, votre fantôme charmant a hanté mes rêves et mes insomnies. J’adorais en lui la maîtresse chaste et exquise que vous avez consenti à devenir, enfin ! Et cependant, vous êtes restée surtout l’amie… Tant le cœur de l’homme est inconstant et misérable ! Si je ne sus pas mieux vous chérir, croyez du moins que votre souvenir parfumera les belles années de ma vie. Vous oublier ne se peut. Et je vous regretterai davantage de vous avoir perdue. » Car il sentait obscurément qu’au retour il ne la retrouverait pas, il ne se retrouverait pas, tels qu’ils étaient à cette minute suprême. Il demanda :

— Vous n’assisterez pas au départ de l’Empereur ?

Elle répondit :

— Non. Je hais tout ce qui ressemble à du zèle intempestif, à de la curiosité.

Il la regarda. Elle abaissait ses paupières bombées et transparentes. Ses narines palpitaient. Sa bouche s’ouvrait, comme un fruit vivant. Un feu subtil lui sortait du visage : c’était son âme même, douloureuse et passionnée.

Du Breuil, d’un mouvement brusque, se leva, lui tendit une enveloppe. Elle la regardait, sans la prendre.

— Vos lettres, dit-il.

Elle ne comprit pas tout de suite l’instinct de délicatesse et de prudence qui le faisait agir.

— Je vous les rapporte afin que vous les brûliez, ajouta-t-il en baissant la voix.

Elle rougit. Sa pudeur était vive et sensible, à l’égal de sa tendresse. Tout ce que ces lettres rappelaient lui troubla le cœur. Il lui sembla qu’en les détruisant elle allait donner une sanction matérielle à leur séparation, consacrer le passé. Elle sentait le présent si précaire, instable, teinté, pour elle aussi, de mélancolie. Elle eut presque la conscience d’une faute, pis encore, d’une erreur. Car elle ne pouvait se le dissimuler, Pierre l’aimait moins qu’elle ne l’aimait.

Elle ne prit pas les lettres, dit seulement :

— Pas ici.

Elle passa dans sa chambre à coucher. C’était la seconde fois qu’il y pénétrait. Un trouble l’envahit. Elle alluma un bougeoir, dont elle se servait pour cacheter ses billets.

— Donnez, dit-elle.

Elle enflamma la liasse, la jeta dans la cheminée. Des parcelles rouges voletèrent sur le tapis. Elle mit le pied dessus. Le pointillé de sa chair parut, sous le bas blanc à jour. Elle dispersa de la pointe de son petit soulier les cendres… Et ce fut comme s’ils avaient brûlé leur amour.

Ils se regardaient maintenant fixement, avec une gravité presque dure, devenus, on eût dit, soudain étrangers. À leur silence se mêlait une angoisse, et le balancier de la pendule de saxe, de son tic tac grêle, prolongeait la fuite irréparable de la vie, semblait dire le mot : Pas-sé ! Pas-sé ! Pas-sé !

— Adieu donc, reprit Du Breuil.

Elle répéta :

— Adieu.

Ils essayaient de se sourire, de ce pâle sourire avec lequel on trompe les malades. Il rouvrit les bras, elle se jeta contre lui. Il la tenait toute, plongeant ses lèvres dans ses cheveux. Ce fut elle, la première, qui le repoussa doucement. Elle avait une expression de souffrance. Mais, comme il lui serrait les mains, peu à peu ses traits se détendirent. Son beau regard prit une vaillance virile :

— Dieu vous protège, dit-elle.

On entendit un petit bruit de chose légère qui tombe et se casse. Du Breuil, en frôlant un guéridon, venait de renverser une coupe de bijoux. Le bracelet d’opales était par terre.

— Ah ! fit-elle saisie.

Il se précipita pour le ramasser. Une des pierres laiteuses, au choc, s’était détachée de la monture.

— Elle est brisée, dit-il. Suis-je maladroit ! Il ajouta, sans savoir à quel mobile il obéissait :

— Cette opale ne vous servira plus. Donnez-la-moi, en souvenir de cette minute. Elle ne me quittera jamais.

Elle dit vivement :

— Vous savez bien que l’opale porte malheur.

Il répondit : — Bonheur, au contraire ! avec une ardeur qui le surprit lui-même. Et il ajouta :

— Je vous en prie.

Elle consentit.

Leurs adieux furent gênés, sortilège de la pierrerie ? ou plutôt le sentiment de ce qu’ils avaient voulu dire, de ce qu’ils n’avaient pas dit. ne diraient jamais. Cependant leurs mains jointes, une dernière fois, ne parvenaient pas à se séparer.

— Adieu, fit brusquement Mme de Guïonic.

Alors il partit.

Dehors, il souffrit de se l’avouer, il éprouvait un allégement.

Levé avec l’aube, il rangea des papiers, vérifia son nécessaire de toilette. À sept heures, il partit pour Saint-Cloud. La foule envahissait les abords du palais. La grande cour était encombrée de breaks et d’omnibus pour les gens de service. Cochers et livrées s’agitaient. On voyait arriver les officiers généraux de l’état-major impérial qui partaient avec Sa Majesté, les ministres, tous les fidèles de la cour.

Du Breuil eut grand’peine à trouver M. de Champreux. Bien qu’il ne fût pas de quartier, il se multipliait, dans le désordre et l’agitation forcée de la dernière heure. Un grand laquais l’avait vu passer, un maître d’hôtel affirma qu’il était là tout à l’heure. Du Breuil à la fin le découvrit derrière un paravent, dans un office. Il était en train de déjeuner d’une tasse de chocolat.

— Ah ! mon ami ! fit-il, tu n’as pas idée de la vie que je mène !

Il écoutait distraitement, répondait de même, revenant toujours à ce départ, dont l’importance contrariait ses habitudes, hostile au fond à la guerre qui bouleversait choses et gens. Il n’en perdait pas une bouchée, trempant, puis avalant posément de larges tranches de brioche. Il semblait remplir une des fonctions importantes de son rang, comme aux jours de cérémonie, sous le frac écarlate brodé d’or. Il racontait les derniers événemens du palais. Ceux de Paris lui étaient indifférens.

Le chambellan s’essuya les lèvres. Un officier d’ordonnance passait en courant.

— Adieu, mon ami, je te reverrai après le départ de l’Empereur. Tu viens à la gare, n’est-ce pas ?

Du Breuil, dans la cour, trouva Lacoste en plastron de grande tenue. Deux pelotons de lanciers de la Garde étaient de piquet.

— Je t’avais vu passer tout à l’heure, dit le capitaine.

Il avait des pommettes rouges, des yeux brillans. Sa main brûlait. Il répondit à l’interrogation inquiète de Du Breuil :

— Un peu d’énervement. Je ne dors plus. Tout le monde s’en va. Notre régiment est parti. Voilà l’Empereur qui nous laisse. Quand rejoins-tu, toi ?

En apprenant que Pierre s’embarquait le jour même, il soupira :

— Enfin, j’espère que notre tour va venir ! Ces canailles de Badois, qui ont fait sauter le pont de Kehll… La proclamation de l’Empereur est molle. J’aurais aimé plus d’élan. Mais c’est très bien à lui d’emmener son fils.

Ils avaient gagné les jardins réservés. Tandis que des breaks, des omnibus de famille stationnaient dans l’allée de la Carrière, les voitures à la livrée impériale et les grands vis-à-vis découverts se massaient devant les petits appartenons. Du Breuil retrouva des figures de connaissance : Jousset-Gournal, dont l’ubiquité était prodigieuse ; le publiciste Favergues, très entouré. Le général Jaillant, qui accompagnait l’Empereur, causait au milieu d’un groupe d’officiers généraux. Mme d’Avilar et Mme Langlade n’avaient pas manqué cette occasion de faire leur cour. Elles riaient avec des vieux messieurs, à impériale cirée, à rosette rouge. Peu à peu elles haussaient le ton, puis, ramenées au sentiment brusque de la situation, la mine composée, parlaient du bout des lèvres.

Une pensée unique animait les visages : on attendait l’apparition des souverains. Le béat sourire, les oreilles tendues de M. Jousset-Gournal, les regards d’aigle de Jaillant, le zèle de Mme d’Avilar surveillaient les portes-fenêtres du salon, par où Leurs Majestés devaient sortir… Combien prolongeaient en pensée, au delà de la grille du parc, le départ du maître ? Combien le suivraient du cœur ? Combien, les adieux faits, tourneraient les talons, pour ne plus songer qu’à soi ?… Était-ce la terne clarté du jour, sous le ciel bas ? Du Breuil remarqua presque chez tous une expression lasse, lourde. Hauts dignitaires, sénateurs, députés, lui parurent éteints, sous le même masque fatigué, repu. Seul, le comte Duclos conservait sa morgue. L’amiral La Véronnech était plus affaissé que jamais. Tout ce monde aux lumières lui avait semblé plus jeune, plus vivant. Il douta si l’Empire vieillissait. Mais il sourit bien vite, rasséréné, au va-et-vient des aides de camp, l’air martial, le geste vif. Le calme et l’autorité des généraux en tenue de campagne l’emplissaient d’une grande confiance, d’un respect instinctif. L’énergique figure de Lacoste lui fit plaisir — tout dévoûment, tout volonté. Il songea à la force redoutable, entrevue l’autre jour, au seuil de la chambrée. Un grand espoir lui haussa le cœur.

Un frémissement d’attention courut. Les regards convergèrent à l’extrémité de la terrasse, sur le salon des Vernet. L’Empereur, l’Impératrice et le Prince impérial parurent.

L’Empereur était en tenue de général de division, avec croix et médailles. Grave à son ordinaire, il paraissait souffrant et accablé. Il chercha quelqu’un autour de lui. Du Breuil, un quart de seconde, rencontra son regard indéfinissable. Un officier de la suite appela le général Jaillant ; Sa Majesté lui dit quelques mots. L’Impératrice n’avait jamais eu plus grand air ; mais son déchirement était visible.

On devinait à sa nervosité contenue les inquiétudes de la mère. Le Prince impérial, à côté d’elle, les yeux rouges, le teint animé, la mine résolue, la regardait avec une tendresse charmante. Il portait l’uniforme des grenadiers de la Garde ; une jumelle en sautoir coupait sa tunique de sous-lieutenant.

Il y eut un grand mouvement de voitures. Les chevaux de l’équipage impérial piaffaient. Leurs Majestés prirent la tête en calèche découverte. Leurs maisons suivaient.

Du Breuil, toujours accompagné de Lacoste, était monté dans un des grands vis-à-vis, avec M. de Champreux. Quelques ministres et le haut personnel du palais se casèrent à la hâte dans les breaks et les omnibus de l’allée de la Carrière. Ceux qui ne purent trouver de place partirent à pied. Le cortège des voitures s’engagea dans les grandes avenues, sous le couvert des arbres. Du Breuil pensait à son départ de l’après-midi. Obsession, qui lui inspirait une joie mâle. Près d’entrer dans l’action, il éprouvait un soulagement inexprimable.

Des spectateurs attendaient déjà près de la petite gare. Elle était aménagée sur un embranchement du chemin de fer de ceinture, qui pénétrait dans le parc. Un kiosque de chaume, orné de lampadaires de bronze, servait d’abri. Tout le monde descendit de voiture. Les souverains étaient debout sur le quai, entourés du service. Le défilé commença. Les partans mettaient leurs hommages aux pieds de la Régente. L’Empereur recevait l’adieu des ministres. Le Prince impérial, très excité, allait de l’un à l’autre. Sa fierté l’emportait sur son chagrin, son sabre lui battait les jambes.

Du Breuil partageait son attention entre les différens groupes et le train formé sur la voie. Il comportait une douzaine de voitures, communiquant par un passage intérieur, et peintes en vert sombre, sauf le wagon-terrasse qui était de fer poli. Des N dorées, sommées de la couronne impériale, décoraient les panneaux. Il admira les tapisseries de Beauvais, visibles à travers les portières du salon. La chambre à coucher, — remarqua une voix derrière lui, — manquait. Mais on avait ajouté deux wagons ordinaires, en prévision de la suite nombreuse.

L’Empereur donnait le signal de l’embarquement. Ce fut, autour des voitures, un va-et-vient, un brouhaha. À la vue de son état-major, il dit en souriant :

— C’est un vrai corps d’armée.

L’Impératrice se tenait debout, émue et fébrile, près du wagon-terrasse.

Le moment était solennel. Il y eut une minute de profond silence. Enfin la vapeur siffla, le train s’ébranlait.

— Fais ton devoir, Louis ! jeta l’Impératrice, enveloppant son fils d’un regard de tendresse lumineuse.

Plus d’un en fut touché. Tout le monde s’était découvert ; on cria : — Vive l’Empereur !

Du Breuil, le sang aux joues, plein d’espoir comme si la première bataille avait été gagnée, tendit son âme vers Napoléon. Il se tenait appuyé à la balustrade. Ses yeux ternes fixés sur l’Impératrice eurent une expression tendre et triste. Il resta là, immobile, jusqu’à ce que le train arrivât à hauteur de la grille qui donnait accès sur la grande voie. Alors il se porta de l’autre côté, pour saluer les habitans de Montretout, qui l’acclamaient.

Comme toute l’assistance. Du Breuil, ému, regardait disparaître en pleine lumière le train qui, avec son cortège de généraux, avec l’Empereur et son fils, emportait vers l’inconnu le destin même du pays, la fortune de la France.