Le Député d’Arcis/Partie 2/Chapitre 18

Librairie nouvelle (p. 284-293).


CHAPITRE XVIII

SALLENAUVE À MADAME DE L’ESTORADE


Sept heures du soir.
Madame,

La manière un peu brusque dont je me suis séparé de vous et de monsieur de l’Estorade le soir de notre visite au collège Henri IV, vous est sans doute expliquée maintenant par les préoccupations de toute sorte auxquelles j’étais en ce moment en proie ; je sais que Marie-Gaston vous en a appris le dénoûment.

J’avoue que, dans la disposition d’esprit inquiète et agitée où je me trouvais alors, l’espèce de créance que monsieur de l’Estorade semblait donner au scandale dont il m’entretenait me causa quelque chagrin et quelque étonnement. Comment pensai-je, est-il possible qu’un homme de la moralité et de l’intelligence de monsieur de l’Estorade puisse à priori me supposer capable d’un tel désordre, quand il me voit d’ailleurs soucieux de donner à ma vie toute la gravité et toute la considération qui peuvent commander l’estime ? Mais au compte qu’il fait de ma singulière liberté de mœurs, m’admettre dans sa maison, auprès de sa femme, sur un certain pied d’intimité, serait d’une telle imprévoyance, qu’en ce moment sans doute je profite d’une bienveillance essentiellement précaire et provisoire. Le souvenir encore récent d’un service rendu, a pu, pendant un instant, en faire paraître le semblant nécessaire, mais, à la première occasion on rompra avec moi, et il me parut, madame, dans cette soirée, que notre place prochainement assignée par nos opinions politiques dans deux camps ennemis, pourrait bien être le prétexte saisi par monsieur de l’Estorade pour me renvoyer tout entier à ce qu’il appelait ma honteuse liaison.

Une heure avant l’observation de ces attristants symptômes, je vous avais fait une confidence qui semblait au moins devoir me préserver du malheur de voir la fâcheuse impression de monsieur de l’Estorade ayant accès auprès de vous. Je ne vis donc point la nécessité immédiate de vous présenter ma justification : deux histoires dans la même soirée me parurent mettre votre patience à une trop rude épreuve. Quant à monsieur de l’Estorade, j’étais, je dois l’avouer, piqué contre lui, en le voyant se faire si négligemment l’écho d’une calomnie contre laquelle il me paraissait que j’aurais dû être mieux défendu par la nature des relations qui avaient existé entre nous, et avec lui je ne daignai pas entrer en explication : ce mot, je le retire aujourd’hui, mais il était alors l’expression vraie d’un déplaisir vivement ressenti.

Par la fortune de ma lutte électorale, j’ai été amené à donner à tout un public la primeur de ma justification, et j’ai eu le bonheur d’éprouver qu’en masse, mieux que comme individus, les hommes sont peut-être capables de comprendre les résolutions généreuses et de distinguer le langage vrai de la vérité.

J’avais, madame, dans des conditions qui, par leur imprévu et leur étrangeté, étaient bien près de côtoyer le ridicule, à raconter à une assemblée, composée d’éléments très-mêlés, des choses véritablement assez incroyables ; dans son salon, peut-être monsieur de l’Estorade ne les eût acceptées que sous bénéfice d’inventaire ; là, au contraire, elles ont paru accueillies avec confiance et sympathie. Voilà à peu près la manière dont j’ai parlé à mes auditeurs et ce que j’étais mis en demeure de leur raconter.

Quelques mois avant mon départ de Rome, dans un café où se réunissent les élèves de l’Académie, nous avions presque tous les soirs la visite d’un Italien nommé Benedetto.

Officiellement il était musicien, musicien même assez passable ; mais on nous avait en même temps prévenus que c’était un espion de la police romaine, ce qui expliquait ses assiduités continuelles et son grand goût pour notre compagnie.

Quoiqu’il en fût, c’était un bouffon très-amusant, et comme nous n’avions qu’un très-médiocre souci de la police romaine, nous faisions plus que souffrir cet homme, nous l’attirions, ce qui, du reste, n’était pas difficile, vu sa passion bien connue pour le zabajon, le poncio spongato et la spuma di latte.

Un soir, en le voyant entrer, un de nos camarades l’apostropha en lui demandant ce que c’était qu’une femme avec laquelle il l’avait rencontrée dans la matinée.

— La mienne, signor ! répondit l’Italien en se rengorgeant.

— Toi ! Benedetto ! le mari d’une pareille beauté !

— Si, permettez, signor.

— Allons donc ! tu es laid, petit, ivrogne. On dit, de plus, que tu es agent de la police ; elle, au contraire, est belle comme la Diane chasseresse.

— Je l’ai charmée par mon talent de virtuose ; elle en sèche, de moi.

— Alors, puisque c’est ta femme, tu devrais bien la faire poser pour notre ami Dorlange, qui médite en ce moment une Pandore. Jamais il ne trouvera un modèle aussi magnifique.

— Ça peut s’arranger, répondit l’Italien.

Puis il entame une de ses plus réjouissantes pantalonnades, qui fait perdre de vue la proposition dont il s’était si peu ému.

Le lendemain, j’étais dans mon atelier, en la compagnie de quelques peintres et sculpteurs, mes condisciples, quand nous voyons entrer Benedetto, qu’accompagne une femme d’une rare beauté. Je n’ai pas besoin, madame, de vous la dépeindre, vous l’avez vue.

Un joyeux hourra avait accueilli l’Italien qui, s’adressant à moi, me dit :

Ecco la Pandora ! Hein ! comment la trouvez-vous ?

— Admirablement belle ; mais voudra-t-elle poser ?

— Pouh ! fit Benedetto d’un air qui voulait dire : Je voudrais bien voir qu’elle s’y refusât !

— Mais, remarquai-je, alors ça doit se payer cher, un modèle de cette beauté.

No, per l’onore ; seulement, vous tirerez mon buste, une simple terre couite que vous lui ferez présent.

— Eh bien ! messieurs, dis-je à l’assistance, vous allez nous laisser un peu seuls.

Personne ne m’entendit ; jugeant de la femme par le mari, tous mes jeunes affamés s’empressaient insolemment autour de la belle Italienne, qui, rouge, émue et blessée de l’audace de tous ces regards, avait un peu l’air d’une panthère encagée et tourmentée par des paysans sur un champ de foire.

Allant à elle et la tirant à l’écart, Benedetto lui dit en Italien que le seigneur français voulait faire son portrait de la tête aux pieds, et qu’elle eût à se débarrasser de ses vêtements.

L’Italienne le toisa d’un regard foudroyant et se mit en devoir de gagner la porte.

Benedetto se précipite pour la retenir, pendant que, vertueuse engeance d’atelier, mes camarades s’empressent de lui barrer le chemin.

Alors, entre la femme et le mari s’engage une lutte ; mais, comme je vois que de la part de Benedetto sa prétention est soutenue avec la dernière brutalité, la colère me prend ; d’un bras, que j’ai heureusement assez vigoureux, je repousse le misérable ; en même temps, m’adressant avec autorité à mes camarades : « Voyons, leur dis-je, laissez-la passer ; » et je conduis moi-même jusqu’à la porte la belle Italienne, encore frémissante. Elle m’adresse en italien quelques paroles de remercîment, et disparaît sans que personne s’oppose à sa sortie.

Revenu auprès de Benedetto, qui gesticulait d’un air menaçant, je lui dis de sortir, que sa conduite est infâme, et que si j’apprends qu’il ait maltraité sa femme, il aura affaire à moi.

Debole (imbécile) ! me répond le drôle en haussant les épaules, et il sort accompagné du même hourra qui l’avait accueilli à son arrivée.

Quelques jours se passèrent ; on ne revit plus Benedetto, et d’abord on s’en inquiéta ; on s’occupa même de le découvrir dans le Transtevère, où l’on savait qu’il logeait ; mais, dans ce quartier, les recherches ne sont pas faciles ; les élèves de l’Académie sont en mauvaise odeur auprès des Transteverins, qui les soupçonnent toujours de vouloir débaucher leurs filles ou leurs femmes, et ces gens jouent volontiers du couteau. Au bout d’une semaine, personne, comme on peut bien croire, ne pensait plus au bouffon.

Trois jours avant mon départ de Rome, je vois entrer chez moi sa femme. Elle parlait alors un mauvais français :

— Vous allez partir pour la France, me dit-elle ; je viens pour que vous m’emmeniez.

— Vous emmener avec moi ! et votre mari ?

— Mort, me répondit-elle tranquillement.

Une idée me passant par l’esprit :

— C’est vous qui l’avez tué ? dis-je à la Transteverine.

Elle me fit un signe affirmatif en ajoutant : Mais je voulais me mourir aussi.

— Comment cela ? demandai-je.

— Après qu’il m’a fait cet affront, reprit l’Italienne, il rentra chez nous, me battit comme c’était sa coutume, et puis sortit toute la journée. Le soir il revint et me menaça d’un pistolet que je lui arrachai ; il était ivre ; je jetai ce briccone (coquin) sur son lit où il s’endormit. Alors je calfoutrai la porte et les fenêtres, et ayant mis grand charbon dans un brasero, je l’allumai. J’eus bien mal à ma tête et ne sus rien ensuite que le lendemain, soignée par les voisines, qui avaient senti le charbon et enfoncé la porte, mais lui était mort avant.

— Et la justice ?

— La justice a su tout : de plus qu’il voulait me vendre à un Anglais ; pourquoi chez vous il avait voulu m’avilir, parce qu’alors j’eusse moins résisté. La justice me dit d’aller, que c’était bien ; je me suis confessée et j’ai l’absolution.

— Mais, cara mia, que voulez-vous faire en France ? je ne suis pas riche comme un Anglais.

Un sourire de dédain passa sur le beau visage de l’Italienne.

— Je ne vous coûterai pas, me dit-elle, bien au contraire, je vous économiserai beaucoup.

— Et de quelle façon ?

— Je puis être modèle pour vos statues, si je le veux bien, moi. Benedetto disait que je suis très-bien faite, de plus, savante ménagère ; si Benedetto voulait, nous faisions une bonne maison, per che, j’ai aussi du talent.

Et courant décrocher une guitare que j’avais dans un coin de mon atelier, elle se mit à chanter un air de bravoure en s’accompagnant avec une rare énergie.

— En France, reprit-elle, quand elle eut fini, je prends des leçons et monte sur le théâtre, où je réussis bien ; c’était l’idée de Benedetto.

— Mais pourquoi ne pas vous faire actrice en Italie ?

— Depuis Benedetto mort, je me cache : l’Anglais veut m’enlever. Je suis décidée pour aller en France ; vous voyez, j’ai appris le français ; si je reste, je vais dans le Tibre.

En abandonnant à lui-même un pareil caractère, plus terrible que séduisant, monsieur de l’Estorade en conviendra, je craignis de devenir la cause de quelque malheur, je consentis donc à ce que la signora Luigia m’accompagnât à Paris.

Elle tient en effet ma maison avec une intelligence et une économie rares ; elle-même m’a offert de poser pour la Pandore, et vous me croirez, madame, quand je vous dirai que le cadavre de Benedetto n’a pas cessé d’être entre sa femme et moi pendant cette dangereuse épreuve.

J’ai donné à ma gouvernante un maître de chant, et die est aujourd’hui en mesure de débuter. Malgré ses projets de théâtre, pieuse comme toutes les Italiennes, elle s’est agrégée, à Saint-Sulpice, ma paroisse, à la confrérie de la Vierge, et pendant le mois de Marie, commencé il y a quelques jours, la loueuse de chaises compte sur sa belle voix pour faire des recettes. Elle est assidue à tous les offices, se confesse et communie fréquemment, et son confesseur, vieux prêtre respectable, vint dernièrement me parler pour obtenir de moi qu’elle ne posât plus pour mes statues, disant que jamais elle n’avait voulu l’écouter sur ce chapitre, où elle se croyait engagée d’honneur avec moi.

J’ai d’autant plus facilement cédé aux instances de ce digne ecclésiastique, que mon intention, si je suis nommé comme cela devient très-probable, est de me séparer de cette femme ; dans la situation plus en vue où je me trouverais, elle serait l’objet de commentaires aussi fâcheux pour sa réputation et son avenir que pour ma propre considération.

Je dois m’attendre de sa part à quelque résistance, car elle paraît avoir pris pour moi un véritable attachement, dont elle m’a donné la preuve lors de ma blessure à la suite de ce duel. Rien ne put l’empêcher de passer toutes les nuits à me veiller, et le médecin disait que même parmi les sœurs de son hôpital, il n’avait jamais rencontré une infirmière plus entendue et d’une charité plus ardente.

J’ai causé avec Marie-Gaston de la difficulté que je prévois pour une séparation. Cette difficulté, il la craint plus que moi, dit-il. Jusqu’ici, pour la pauvre femme, Paris a été ma maison, et l’idée d’être jetée seule dans ce gouffre, qu’elle n’a pas même entrevu, est de nature à l’épouvanter beaucoup.

Une idée à ce sujet est venue à Marie-Gaston : il ne croit pas que l’intervention du confesseur puisse être utile ; il dit que la pénitente se cabrera contre ce sacrifice qu’elle se croira imposé par un rigorisme dévot : dans une question où il avait bien plus le droit de parler haut et ferme, le saint homme avait compromis son autorité, et elle n’avait consenti à en tenir compte qu’à la condition d’être déliée par moi de son singulier engagement d’honneur, comme elle l’appelait.

La pensée de Marie-Gaston est que l’intervention et les conseils d’une personne de son sexe, ayant une haute renommée de vertus et de lumières, pourrait être dans ce cas bien plus efficace, et il prétend que je connais une personne de ce portrait, qui, à notre prière à tous deux, consentirait à se charger de cette délicate négociation. Mais, madame, je vous le demande, où est l’apparence d’une réalisation pour cette visée ? La personne à laquelle Marie-Gaston fait allusion n’est pour moi qu’une connaissance d’hier, et à peine pour un vieil ami prendrait-on un souci pareil. Je sais bien que vous me faisiez l’honneur de me dire, il y a quelque temps, que certaines relations mûrissent vite : Marie-Gaston ajoute que cette même personne est parfaitement pieuse, parfaitement bonne, parfaitement charitable, et que dans cette idée de se faire la patronne d’une pauvre abandonnée, il pourrait y avoir bien de la séduction pour elle ; enfin, madame, à notre retour, nous vous consulterons et vous nous direz si cette précieuse intervention peut être convenablement réclamée.

Dans tous les cas, j’ose vous prier d’être mon intermédiaire auprès de monsieur de l’Estorade, et de lui dire que j’aime à espérer qu’aucune trace du petit nuage qui s’était élevé ne restera entre nous. Si je suis nommé, nous serons, je le sais, dans deux camps opposés ; mais comme mon intention n’est pas de prendre une allure d’opposition systématique, dans bien des questions nous nous trouverons sur le même terrain, et je ne crois pas qu’en m’ostracisant de son ancienne bienveillance il veuille me pousser au désespoir.

Demain, madame, à pareille heure, j’aurai subi un échec qui m’aura renvoyé pour toujours à mes travaux d’artiste, ou j’aurai le pied dans une nouvelle carrière. Vous dirai-je que cette pensée m’inquiète ? Effet de l’inconnu sans doute. J’allais oublier de vous conter une grande nouvelle, et qui vous met bien à l’abri des projectiles par ricochets. Cette mère Marie-des-Anges, dont Marie-Gaston vous a conté les prodiges, a reçu la confidence de mes doutes sur la violence faite à mademoiselle de Lanty, et dans un temps donné elle se fait fort de découvrir le couvent où elle peut être détenue. La digne femme, si elle se le met en tête, est bien capable de réussir, et avec cette apparence de retrouver l’original, la copie doit bien moins craindre de me voir commettre quelque bévue.

Je ne suis pas content de Marie-Gaston : il me paraît livré à une fiévreuse excitation créée par l’immense intérêt que son amitié prend à mon succès. Il est comme un débiteur honnête homme qui, se passionnant à l’acquittement d’une dette sacrée, suspend tout, jusqu’à ses douleurs, jusqu’au moment où il se sera liquidé. Mais j’ai peur qu’à la suite de cet effort, il ne retombe ; sa douleur, qu’en ce moment il comprime, n’a rien, en réalité, perdu de son aiguillon. N’avez-vous pas été frappée du ton léger et moqueur de ses lettres, dont j’ai entrevu quelques passages ? Ce n’est pas là sa nature, qui dans le bonheur courant n’avait pas de ces accès de gaieté turbulente. C’est là une vivacité acquise et de circonstance, et je crains bien qu’une fois le vent électoral tombé, il ne revienne à sa prostration et ne nous échappe.

Il a consenti à descendre chez moi lors de son arrivée, et à n’aller à Ville-d’Avray qu’à notre retour et dans ma compagnie. Cette prudence que je lui avais demandée presque sans espérer l’obtenir m’inquiète et me tourmente. Évidemment il a eu peur des souvenirs qui l’attendent, et suffirai-je à en amortir le choc ? Le vieux Philippe, dont il n’a pas voulu être accompagné en Italie, a eu l’ordre de ne rien déranger au chalet, et d’après ce que j’en sais, c’est un domestique trop exact pour n’avoir pas exécuté cet ordre de point en point ; le malheureux va donc, par l’entourage de tous ces objets qui lui parleront, se retrouver au lendemain de la mort de sa femme. Chose encore plus effrayante ! il ne m’a pas parlé d’elle une seule fois, ne m’a pas laissé non plus le mettre sur ce terrain : espérons pourtant que c’est seulement une crise à passer, et qu’en nous y employant tous, nous parviendrons à le rasséréner.

À bientôt donc, madame, vainqueur ou vaincu, mais toujours votre serviteur le plus empressé et le plus respectueux.