Le Député d’Arcis/Partie 2/Chapitre 14

Librairie nouvelle (p. 243-254).


CHAPITRE XIV

MARIE-GASTON À MADAME LA COMTESSE DE L’ESTORADE


Arcis-sur-Aube, 6 mai 1839.
Madame,

Dans tous les cas, j’aurais profité avec bonheur de la recommandation que vous avez bien voulu me faire de vous écrire pendant mon séjour ici ; mais, en m’accordant cette précieuse faveur, vous ne pouvez vraiment savoir toute l’étendue de votre charité.

Sans vous, madame, et l’honneur que j’aurai de vous entretenir quelquefois, que deviendrais-je, livré à la domination habituelle de mes tristes pensées, dans une ville qui n’a ni monde, ni commerce, ni curiosités, ni environs, et où toute l’activité intellectuelle se résume à la confection du petit-salé, du savon gras et des bas et bonnets de coton.

Dorlange, que je n’appellerai pas toujours de ce nom, vous saurez tout à l’heure pourquoi, est tellement absorbé par les soins de sa brigue électorale, qu’à peine je l’entrevois.

Je vous avais dit, madame, que je me décidais à aller rejoindre notre ami par la considération d’un certain trouble d’esprit qu’accusait une de ses lettres, où il me faisait part d’une grande révolution arrivée dans sa vie.

Aujourd’hui, il m’est permis d’être plus explicite : Dorlange connaît enfin son père. Il est fils naturel du marquis de Sallenauve, dernier rejeton vivant d’une des meilleures familles de la Champagne. Sans s’expliquer sur les raisons qui l’avaient décidé à tenir si secrète la naissance de son fils, le marquis vient légalement de le reconnaître. En même temps, il a fait pour lui l’acquisition d’une terre qui avait cessé depuis longtemps d’appartenir à la famille Sallenauve, et qui va se rattacher de cette manière au nom.

Cette terre est située à Arcis même, et il est donc à penser que sa possession ne sera point inutile aux projets de députation mis aujourd’hui sur le tapis. Ces projets datent de plus loin que nous ne l’avions pensé, et ce n’est pas dans la fantaisie de Dorlange qu’ils ont pris naissance.

Il y a un an, le marquis commençait à les préparer en faisant passer à son fils une somme considérable pour qu’il pût se constituer par l’achat d’un immeuble un cens d’éligibilité, et c’est également pour faciliter au candidat l’accès de la carrière politique, qu’il vient de le mettre en possession d’un état civil et de le faire une seconde fois propriétaire. La fin réelle de tous ces sacrifices n’a pas été très-nettement expliquée à Charles de Sallenauve par le marquis son père, et c’est au sujet de cette portion brumeuse, qui reste encore dans son ciel, que le pauvre garçon avait conçu les appréhensions auxquelles mon amitié s’est empressée d’aller porter remède.

Somme toute, le marquis paraît être un homme aussi bizarre qu’opulent, car, au lieu de rester à Arcis, où sa présence et son nom auraient pu contribuer au succès de l’élection qu’il désire, le lendemain même du jour où toutes les formalités de la reconnaissance ont été accomplies, il s’est remis furtivement en route pour des pays lointains où il dit avoir de pressants intérêts, et n’a pas même laissé le temps à son fils de lui adresser ses adieux. Cette froideur a bien empoisonné le bonheur de Charles, mais il faut prendre les pères comme ils sont, car Dorlange et moi, nous sommes là tous les deux pour prouver que n’en a pas qui veut.

Une autre bizarrerie de notre gentilhomme, c’est le choix qu’il a fait, comme grand électeur de son fils, d’une vieille religieuse ursuline, en passant avec elle un marché à l’exécution duquel il s’est trouvé que, plus tard, vous n’avez pas été tout à fait étrangère.

Oui, madame, cette sainte Ursule pour laquelle vous avez posé de loin et sans le savoir, aura, selon toute apparence, dans l’élection de notre ami, une influence assez considérable.

Voilà ce qui s’est passé : depuis de longues années, la mère Marie-des-Anges, supérieure des dames Ursulines d’Arcis-sur-Aube, rêvait d’installer dans la chapelle de sa communauté une image de sa sainte patronne. Mais cette abbesse, femme de tête et de goût, ne voulait point entendre parler d’une de ces saintes de pacotille qu’on se procure toutes faites chez les marchands d’ornements d’église. Et, d’autre part, elle se serait reproché de dérober à ses pauvres la somme assez élevée à laquelle devait se monter la commande d’une œuvre d’art.

La sainte dame a pour neveu un des organistes de Paris, et le marquis de Sallenauve, pendant qu’il courait le monde, avait confié son fils à cet homme, qui, pendant de longues années, a mis un soin particulier à tenir le pauvre enfant dans la plus complète ignorance de son origine. Lorsqu’il fut question de faire de Sallenauve un député, naturellement on pensa à l’arrondissement d’Arcis, où sa famille a laissé beaucoup de souvenirs, et l’on s’ingénia en toute manière des accointances et facilités électorales qu’on pourrait y rencontrer. L’organiste se souvint alors de l’éternelle ambition de sa tante ; il la savait influente dans le pays où elle est en grande odeur de sainteté, et ayant une pointe de cet esprit d’intrigue qui volontiers se passionne pour les choses d’une exécution difficile et ardue ; il alla donc la trouver, d’accord avec le marquis de Sallenauve, et lui fit savoir qu’un des habiles sculpteurs de Paris était prêt à lui faire l’hommage d’une statue traitée de main de maître, si de son côté elle voulait s’engager à procurer la nomination de l’artiste comme député de l’arrondissement d’Arcis à l’une des prochaines élections.

La vieille nonne ne trouva pas l’entreprise au-dessus de ses forces. Aujourd’hui la voilà nantie de l’objet de sa pieuse convoitise, arrivé à bon port, il y a quelques jours, et déjà installé dans la chapelle du couvent, où prochainement il en sera fait une solennelle inauguration. Reste maintenant à savoir comment, de son côté, la bonne dame s’exécutera.

Eh bien ! madame, cela est singulier à dire, mais toutes choses bien sues et bien examinées, je ne m’étonnerais pas quand cette étrange femme réussirait.

D’après le portrait que m’en a fait notre ami, la mère Marie-des-Anges est une petite femme, courte, ramassée dans sa taille, dont le visage trouve encore le moyen d’être avenant et agréable sous les rides et la couche de pâleur safranée qu’y ont concurremment amassées le temps et les austérités du cloître. Portant lestement le poids de son embonpoint et celui de ses soixante-dix-sept années, elle est vive, alerte et frétillante à défier les plus jeunes.

Depuis près de cinquante ans, en maîtresse femme, elle gouverne sa communauté, qui a toujours été la plus régulière, la mieux ordonnée, en même temps que la plus riche de tout le diocèse de Troyes. Admirablement douée pour l’éducation de la jeunesse, but, vous le savez, de l’institut des Ursulines, depuis la même époque, avec des fortunes diverses, elle n’a pas cessé de diriger un pensionnat renommé dans le département de l’Aube et autres pays environnants.

Ayant ainsi présidé à l’éducation de presque toutes les filles des meilleures maisons de la province, on conçoit qu’au moyen des rapports qui, à la suite des éducations bien conduites, se perpétuent entre l’institutrice et ses élèves, elle se soit créé auprès de l’aristocratie champenoise une sorte d’influence ubiquitaire ; probablement elle entend bien mettre ces relations à profit dans la lutte où elle s’est engagée à intervenir.

D’autre part, il paraît que cette étrange femme, dans tout l’arrondissement d’Arcis, dispose souverainement des votes de l’opinion démocratique. Jusqu’ici, sans doute, au lieu où se livrera la bataille, l’existence de ce parti est assez souffreteuse et problématique ; mais de sa nature aussi il est actif et remuant, et c’est d’ailleurs, à peu de chose près, sous cette bannière que se présente notre candidat. Évidemment donc, l’apport qui lui est assuré de ce côté a son utilité et son importance.

Ainsi que je l’ai fait d’abord, vous admirerez, madame, l’habileté en quelque sorte bicéphale de cette vieille religieuse trouvant le moyen d’être en bonne posture auprès de la noblesse et du clergé séculier, et d’autre part menant à la baguette le parti radical, leur éternel ennemi.

Admirable de charité et de lumières, considérée dans tout le pays comme une sainte, et pendant la révolution, exposée à une terrible persécution qu’elle a supportée avec un rare courage, on s’explique parfaitement ses bons rapports avec les classes élevées et conservatrices ; mais qu’elle soit de même la bienvenue auprès des démocrates et des démolisseurs, cela ne passe-t-il pas toute idée ?

La haute domination qu’elle exerce sur le parti révolutionnaire tient, madame, à un petit démêlé qu’ils ont eu jadis ensemble ; vers 93, cet aimable parti avait comploté de lui couper le cou.

Chassée de son couvent, et convaincue d’avoir donné asile à un prêtre réfractaire, elle avait été incarcérée, traduite au tribunal révolutionnaire, et condamnée à monter sur l’échafaud.

Il fut référé de la chose à Danton, qui siégeait alors à la Convention.

Danton avait connu la mère Marie-des-Anges ; il la tenait pour la femme la plus vertueuse et la plus éclairée qu’il eût jamais rencontrée. En apprenant sa condamnation, il entra dans une effroyable colère, écrivit, comme on disait alors, une lettre à cheval à la municipalité révolutionnaire, et, d’une autorité que personne à Arcis ne se serait imaginé de contester, ordonna un sursis.

Le même jour, il monta à la tribune, et après avoir parlé d’une manière générale de quelques sanglants imbéciles qui, par leurs sottes fureurs, compromettaient l’avenir de la révolution, il dit ce qu’était la mère Marie-des-Anges, insista sur sa merveilleuse aptitude à élever la jeunesse, et présenta un projet de décret en vertu duquel elle était placée à la tête d’un grand gynécée national, dont l’organisation serait ultérieurement réglée par un autre décret.

Robespierre, qui, dans la haute intelligence de l’Ursuline, n’aurait vu qu’une désignation plus immédiate à la hache révolutionnaire, n’assistait pas ce jour-là à la séance ; la motion fut donc votée d’enthousiasme.

La tête de la mère Marie-des-Anges lui étant indispensablement nécessaire pour l’exécution du décret qui venait d’être rendu, elle la garda et le bourreau démonta sa machine.

Quoique l’autre décret organisant le grand gynécée national eût été perdu de vue, au milieu de bien d’autres soins qui occupaient la Convention, la bonne religieuse l’exécuta à sa manière, et, au lieu de quelque chose de grand, de grec et de national, avec le concours de quelques-unes de ses anciennes compagnes, elle monta à Arcis un simple pensionnat laïque, où, aussitôt qu’un peu d’ordre eut été remis dans les affaires et dans les esprits, les élèves affluèrent de tous les pays environnants.

Sous l’Empire, la mère Marie-des-Anges put reconstituer sa communauté, et le premier acte de son gouvernement restauré fut un grand acte de reconnaissance.

Elle décida que tous les ans, le 5 avril, jour anniversaire de la mort de Danton, un service serait fait dans la chapelle du couvent pour le repos de son âme.

À ceux qui firent quelques objections contre cet obit : — Connaissez-vous beaucoup de gens, répondait-elle, pour lesquels il soit plus nécessaire d’implorer la miséricorde divine ?

Sous la Restauration, la célébration de ce service devint une affaire ; mais jamais la mère Marie-des-Anges ne voulut en démordre, et l’immense vénération dont elle est entourée fit que les plus montés contre ce qu’ils appelaient ce scandale durent en prendre leur parti.

On comprend que, sous le gouvernement de Juillet, cette courageuse obstinée eut sa récompense. Aujourd’hui, la mère Marie-des-Anges est admirablement bien en cour, et il n’est rien qu’elle n’obtînt dans les plus augustes régions du pouvoir ; mais il est juste d’ajouter qu’elle ne demande rien, pas même pour ses aumônes, auxquelles elle trouve le moyen de subvenir largement par la bonne administration qu’elle a su introduire dans la gérance des biens de la communauté.

Ce qui s’explique mieux encore, c’est que sa reconnaissance pour le grand révolutionnaire lui ait été, auprès du parti de la révolution, une recommandation puissante, mais là encore n’est pas tout le secret de son crédit dans ce parti.

À Arcis, le chef de la gauche avancée est un riche meunier, nommé Laurent Goussard, qui possède sur la rivière d’Aube deux ou trois moulins. Cet homme, ancien membre de la municipalité révolutionnaire d’Arcis et ami particulier de Danton, fut celui qui écrivit au terrible cordelier pour l’aviser du couteau suspendu sur la tête de l’ancienne supérieure des Ursulines, ce qui n’avait pas empêché le digne sans-culotte de se rendre acquéreur d’une grande partie des biens de leur maison lorsque ceux-ci vinrent à être vendus nationalement.

À l’époque où la mère Marie-des-Anges fut autorisée à reconstituer sa communauté, Laurent Goussard, qui ne se trouvait pas avoir tiré grand parti de son acquisition, vint trouver la bonne abbesse et lui proposa de la faire rentrer dans les anciennes appartenances de l’abbaye. Très-rusé en affaires, Laurent Goussard, dont la mère Marie-des-Anges avait gratuitement élevé une nièce morte plus tard à Paris, vers 1809, eut l’air de se piquer avec elle de ce procédé, et il Offrit de rendre le bien dont il était devenu révolutionnairement propriétaire, si la communauté consentait à le rembourser sur le pied de son prix d’acquisition. Le cher homme ne faisait pas un mauvais marché, et la différence de l’argent aux assignats avec lesquels il avait payé, lui constituait déjà un joli bénéfice. Mais se souvenant que, sans son intervention, Danton n’eût pas été averti, la mère Marie-des-Anges voulut faire mieux pour son sauveur de la première main. La communauté des Ursulines, au moment où Laurent Goussard offrait d’entrer avec elle en arrangement, était, financièrement parlant, dans une position excellente. Ayant depuis sa restauration recueilli d’assez importantes libéralités, elle s’était, de plus, enrichie de toutes les épargnes que sa supérieure avait faites pendant la durée assez longue de son pensionnat laïque, et qu’elle avait généreusement versées à l’économat du couvent. Laurent Goussard dut donc demeurer stupéfait quand il s’entendit répondre :

« Vos propositions ne me vont pas. Je ne puis pas acheter au rabais ; ma conscience me le défend. Avant la révolution, les biens de notre abbaye étaient estimés à tant ; c’est ce prix que je veux en donner et non celui auquel ils étaient tombés en suite de la dépréciation subie par toutes les propriétés dites nationales. En un mot, mon ami, je veux payer plus cher, voyez si cela vous convient. »

Laurent Goussard crut d’abord mal comprendre ou avoir été mal compris, mais quand il fut bien expliqué qu’aux prétendus scrupules de conscience de la mère Marie-des-Anges il gagnait environ une somme de cinquante mille francs, il ne voulut pas faire violence à cette conscience si délicate, et en mettant la main sur ce bénéfice, qui réellement lui tombait du ciel, il alla conter partout ce merveilleux procédé qui, vous le sentez bien, madame, auprès de tous les acquéreurs de biens nationaux, mit aussitôt la mère Marie-des-Anges dans une estime à n’avoir jamais plus rien à craindre d’une dévolution nouvelle. Personnellement Laurent Goussard devint pour elle une espèce de séïde ; il ne fait plus maintenant une affaire, ne remue pas un sac de farine sans aller la consulter, et, comme elle le disait plaisamment l’autre jour, elle aurait la fantaisie de faire de monsieur le sous-préfet un saint Jean-Baptiste, qu’un quart d’heure après, Laurent Goussard lui apporterait dans un sac la tête de ce fonctionnaire. N’est-ce pas vous dire, madame, qu’au premier signe de notre supérieure, il apportera au candidat désigné par elle son vote et celui de tous ses amis ?

Dans le clergé, la mère Marie-des-Anges a naturellement bien des ramifications, tant à cause de sa robe que de sa réputation de haute vertu ; mais elle compte surtout au nombre de ses plus zélés serviteurs monseigneur Troubert, évêque du diocèse, et qui, ancien familier de la congrégation (voir le Curé de Tours), s’arrangerait néanmoins assez bien, sous la dynastie de Juillet, d’un archevêché menant au cardinalat. Or, pour peu que cette ambition justifiée, il faut en convenir, par une haute et incontestable capacité, la mère Marie-des-Anges voulût écrire quelque chose à la reine, il est à croire que son succès pourrait bien ne pas être trop longtemps ajourné. Mais donnant donnant, et si la supérieure des Ursulines travaille à l’archevêché, monseigneur de Troyes travaillera à l’élection ; la tâche, pour lui, ne saurait d’ailleurs être bien rude, puisque le candidat auquel il s’agit de s’intéresser est partisan déclaré du principe de la liberté de l’enseignement, le seul côté de la chose politique dont le clergé se préoccupe dans le moment.

Quand on a le clergé, on est bien près d’avoir le parti légitimiste qui, passionné aussi pour l’enseignement libre, en haine du trône de Juillet, n’est pas trop effrayé, toutes les fois que l’occasion s’en présente, de son monstrueux accouplement avec le parti radical.

Du reste, la tête de ce parti, dans le pays, est la maison de Cinq-Cygne. Jamais la vieille marquise, dont vous connaissez, madame, le caractère hautain et la volonté énergique (voir une Ténébreuse Affaire), ne vient à son château de Cinq-Cygne sans rendre une visite à la mère Marie-des-Anges, qui a eu autrefois pour élève sa fille Berthe, devenue depuis duchesse de Maufrigneuse. Quant au mari de celle-ci, il ne peut nous échapper, car vous savez que Daniel Darthez est mon ami, et que par Darthez on a à coup sûr la princesse de Cadignan, mère de ce joli duc, sur lequel nous complotons de mettre la main.

Maintenant, si nous arrivons à un côté plus résistant, au parti dit conservateur, qu’il ne faut pas confondre avec le parti ministériel, nous y trouverons pour chef le comte de Gondreville, collègue de votre mari à la chambre des pairs. Avec lui, marche un électeur très-influent, son vieil ami, ancien maire et ancien notaire à Arcis, lequel à son tour entraîne dans son orbite un électeur également considérable, maître Achille Pigoult, auquel en se retirant des affaires il a vendu son étude. Mais la mère Marie-des-Anges a une puissante entrée auprès du comte de Gondreville par sa fille, la maréchale de Garigliano. Lancée, comme vous le savez, dans la plus haute dévotion, cette grande dame, presque tous les ans, vient faire aux Ursulines une humble retraite. De plus, la mère Marie-des-Anges, sans s’expliquer davantage, prétend qu’elle a barres par un certain côté qui n’est connu que d’elle sur le vieux Gondreville ; et en effet, la vie de cet ancien régicide devenu sénateur, comte de l’Empire, et depuis pair de France sous deux dynasties, a serpenté par d’assez tortueux souterrains pour qu’on puisse y supposer des entrées secrètes qu’il ne lui serait pas agréable de voir démasquer.

Or, Gondreville, c’est Grévin, son confident, et, comme on dit, son âme damnée depuis cinquante ans ; mais à supposer que, par impossible, leur éternelle union, dans la circonstance présente, vînt à se démancher, au moins est-on sûr d’Achille Pigoult, le successeur de Grévin, comme lui notaire de la communauté, et auquel, lors de la vente faite dans son étude du domaine acheté par le marquis de Sallenauve, on a eu le soin d’attribuer un chiffre d’honoraires tellement inusité et tellement électoral, que l’accepter c’était s’engager.

Quant à la plèbe des électeurs, on ne peut manquer d’y faire des recrues importantes, par les grands travaux que notre ami va se donner à exécuter dans le château dont le voilà propriétaire, ledit château ayant le bonheur de menacer ruine sur plusieurs points. Il faut aussi compter sur l’effet d’une magnifique profession de foi que Charles de Sallenauve vient de faire imprimer, et dans laquelle il déclare hautement ne vouloir accepter ni emplois ni faveur aucune du gouvernement. Enfin, l’habileté oratoire qui peut être attendue de lui, dans la réunion préparatoire déjà annoncée ; le concours des journaux de l’opposition tant à Paris que dans la localité ; les injures et les calomnies dont les journaux ministériels ont déjà commencé le feu, tout me donne bonne espérance, et je m’arrête sur une dernière considération. Serait-il bien merveilleux qu’en vue de contredire leur réputation un peu béotienne, les Champenois eussent à cœur de nommer un homme distingué dans les arts, dont ils ont sous les yeux un chef-d’œuvre, qui vient volontairement se faire leur compatriote en achetant chez eux un domaine resté depuis près de dix ans sans acquéreur, et qui, d’une main généreuse et prodigue, est prêt de restituer à cette demeure, l’une des gloires du pays, son aspect de grandeur passée ?

À la suite de cet immense exposé de nos ressources et opérations militaires, serai-je encore bienvenu, madame, à me plaindre de mon manque absolu de distractions ? Je ne sais si c’est pour l’intérêt que je porte à notre ami, mais il me semble qu’un peu de la fièvre électorale qui règne partout ici, en ce moment, a fini par me gagner, et peut-être trouverez-vous que cette lettre, encombrée de détails locaux auxquels, avec la plus grande complaisance du monde, vous ne sauriez trouver un grand intérêt, révèle chez moi un terrible accès de la maladie régnante.

Me saurez-vous gré, d’ailleurs, de vous présenter comme prochainement resplendissant de l’auréole parlementaire un homme dont, me disiez-vous l’autre jour, qu’on ne saurait en faire sûrement son ami, attendu l’élévation Surhumaine et par conséquent un peu impertinente de sa personnalité ? À vous dire vrai, madame, à quelques succès que soit réservé dans la vie politique Charles de Sallenauve, j’ai peur qu’il ne regrette un jour la gloire plus calme qui lui était assurée dans la carrière des arts ; mais ni lui ni moi ne sommes nés sous une étoile facile et commode ; naître seulement nous a été vendu cher, et c’est être deux fois cruel que de ne pas nous aimer. Vous avez pour moi quelque bienveillance, parce qu’il vous paraît que j’exhale encore un reste de parfum de notre Louise aimée ; ayez donc aussi quelque chose de ce sentiment pour celui que, durant tout le cours de cette lettre, je n’ai pas hésité à nommer notre ami. Si, de quelque côté qu’il se tourne, apparaît en lui une sorte de grandeur importune, ne faut-il pas plutôt l’en plaindre que lui en demander un compte soucieux et sévère ? et ne savons-nous pas tous deux, par une cruelle expérience, que les plus nobles choses et les plus resplendissantes sont aussi les plus promptes à descendre et à s’éteindre dans l’éternelle nuit.