Le Député d’Arcis/Partie 2/Chapitre 12

Librairie nouvelle (p. 215-222).


CHAPITRE X

DORLANGE À MARIE-GASTON


Paris, avril 1839.

En rentrant de chez les l’Estorade, auxquels j’étais allé faire mes adieux, je trouve, cher ami, la lettre par laquelle tu m’annonces ta très-prochaine arrivée.

Je t’attendrai toute la journée de demain ; mais le soir, sans plus de remise, je me mets en route pour Arcis-sur-Aube, où d’ici à une huitaine se sera fait le dénoûment de mon imbroglio politique.

Quels tenants et aboutissants je puis avoir dans cette cité champenoise que j’aspire, à ce qu’il paraît, à représenter ; sur quel concours et sur quel appui je dois compter ; en un mot, qui s’est occupé de faire mon lit électoral ? tout cela, je l’ignore aussi parfaitement que l’an passé, à l’époque où, pour la première fois, je reçus la nouvelle de ma vocation parlementaire.

Il y a quelques jours seulement, j’ai reçu, timbrée de Paris, cette fois, et non plus de Stockholm, une communication émanant de la chancellerie paternelle.

À voir la teneur de ce document, je ne serais pas étonné quand les éminentes fonctions remplies dans une cour du Nord par le mystérieux auteur de mes jours seraient tout simplement celles de caporal prussien ; car il est impossible de faire passer des instructions sur un ton plus impératif, plus péremptoire, et en s’ingéniant aussi désespérément des plus minutieux détails.

La note porte pour titre, en vedette :

CE QUE DOIT FAIRE MONSIEUR MON FILS.

Au reçu de la présente, je dois mettre en route la sainte Ursule, présider moi-même à l’emballage et à la mise en caisse, et ensuite adresser par le roulage accéléré, à la mère Marie des Anges, supérieure de la communauté des dames ürsulines d’Arcis-sur-Aube (Aube). Tu comprends : en effet, sans cette indication supplémentaire, on pourrait croire qu’Arcis-sur-Aube est situé dans le département de la Gironde ou dans le département du Finistère.

Je dois ensuite faire un marché avec le commissionnaire expéditeur, pour que le colis (ma sainte Ursule devient un colis) soit déchargé expressément à la porte de la chapelle du couvent.

Puis, ordre m’est intimé de suivre à très-peu de jours de distance, de manière à être rendu pour le plus tard, le 2 mai, audit Arcis-sur-Aube. Tu vois, la chose se traite militairement ; si bien qu’au lieu de demander un passe-port, j’eus un moment l’idée de passer au bureau de l’intendance militaire, afin de me faire délivrer une feuille de route, et de voyager par étapes à trois sous par lieue.

L’hôtel où je dois descendre est prévu et indiqué. Je suis attendu à l’hôtel de la Poste ; ainsi, j’aurais eu plus de goût pour les Trois Maures ou le Lion d’Argent, qui doivent se trouver à Arcis comme ailleurs, impossible de me passer cette fantaisie.

Enfin j’ai commandement, la veille de mon départ, de faire annoncer dans les journaux dont je dispose que je me présente comme candidat dans l’arrondissement électoral d’Arcis-sur-Aube (Aube), mais en évitant de faire une profession de foi qui serait à la fois inutile et prématurée.

Reste une injonction qui, tout en m’humiliant un peu, ne laisse pas de me donner quelque foi dans tout ce qui m’arrive. Le matin même de mon départ, je passerai chez les frères Mongenod, et j’y retirerai une nouvelle somme de deux cent cinquante mille francs qui doit y être déposée à mon nom ; mettre le plus grand soin, ajoutent mes instructions, en transportant cet argent de Paris à Arcis-sur-Aube, à ce qu’il ne soit ni perdu ni volé.

Que penses-tu, cher ami, de ce dernier article ? Cette somme doit être déposée : elle pourrait donc ne pas l’être, et si elle n’y était pas ? Et puis qu’en ferai-je à Arcis ? Je vais donc aborder mon élection à la façon anglaise, c’est pour cela sans doute qu’une profession de foi serait inutile et prématurée. Quant à la recommandation de ne perdre ni de ne me laisser voler la somme dont je serai porteur, ne trouves-tu pas qu’elle me rajeunit d’une façon bien extraordinaire ? Depuis que je l’ai vue écrite, il me prend comme des envies de téter mon pouce et de me commander un bourrelet ; mais monsieur mon père a beau, par toutes ces façons singulières, me mettre l’esprit à la torture, n’était le respect que je lui dois, je m’écrierais, comme Bazile en parlant du comte Almaviva : « Ce diable d’homme a toujours les poches pleines d’arguments irrésistibles. » Je me laisse donc aller, les yeux fermés, au courant qui m’entraîne, et, nonobstant la nouvelle de ta venue prochaine, demain matin, après être passé chez les frères Mongenod, je me mets vaillamment en route, me représentant la stupéfaction des gens d’Arcis, quand ils vont me voir tout à coup tomber au milieu d’eux, à peu près comme ces diablotins qu’un ressort fait jaillir d’une boîte à surprise.

À Paris, j’ai déjà produit mon effet. Le National, hier matin, annonçait ma candidature dans les termes les plus ardents, et il paraît que ce soir, chez le ministre de l’intérieur, où dînait monsieur de l’Estorade, j’aurais été fort longuement tenu sur le tapis. Il faut se hâter d’ajouter, toujours selon monsieur de l’Estorade, que l’impression générale aurait été la certitude de mon insuccès. Tout au plus, dans l’arrondissement d’Arcis, le ministère aurait pu craindre une nomination centre gauche ; quant au parti démocratique que je prétends représenter, on ne peut pas même dire que là il existe ; mais au candidat centre gauche il a été mis bon ordre par l’envoi d’un courtier de l’espèce la plus alerte et la plus déliée, et au moment où je lance mon nom en ballon perdu, l’élection dans le sens conservateur serait déjà assurée.

Au nombre des éléments de ma défaite inévitable, monsieur de l’Estorade a daigné mentionner un détail relativement auquel, cher ami, je m’étonne bien que tu ne m’aies pas adressé un peu de morale, car c’était une des plus agréables calomnies mises en circulation dans le salon Montcornet par le très-honoré et très-honorable monsieur Bixiou. Il s’agit d’une superbe Italienne que j’aurais ramenée d’Italie, et avec laquelle je vivrais dans la situation du monde la moins canonique. Voyons, qui t’a empêché de me demander les explications que semblait comporter la matière ? As-tu trouvé le cas tellement honteux que tu aies craint d’offenser ma pudeur, en m’en disant seulement un mot ? ou bien as-tu dans ma moralité une confiance assez entière pour n’avoir pas même besoin d’être édifié à cet endroit ? Je n’ai pas eu le loisir d’entrer avec monsieur de l’Estorade dans les explications qui eussent été nécessaires, et je n’ai de même pas le temps de te les offrir ici spontanément. Si donc je te parle de ce petit incident, c’est pour arriver à une remarque que je crois avoir faite, et dont je te charge de vérifier le bien jugé, une fois que tu seras ici.

J’ai comme une idée qu’il ne serait pas agréable à monsieur de l’Estorade de me voir réussir dans ma campagne électorale. Jamais il n’avait donné grande approbation à mes projets dans ce sens, et toujours par des considérations, toutes prises, il est vrai, du point de vue de mon intérêt, il s’était efforcé de m’en détourner. Mais aujourd’hui que l’idée a gagné de la consistance et qu’il va jusqu’à en être parlé dans les salons ministériels, notre gentilhomme tourne à l’aigre, et en même temps qu’il se fait une maligne joie d’augurer pour moi un échec, le voilà m’accostant avec une charmante petite infamie sous laquelle il entend m’enterrer d’amitié.

Pourquoi cela ? Je vais te le dire : c’est que, tout en étant mon obligé, le cher homme, de par la hauteur de sa position sociale, se sentait sur moi une supériorité dont mon entrée à la Chambre le déposséderait aussitôt, et, cette supériorité, il ne lui est pas agréable d’y renoncer.

Après tout, qu’est-ce qu’un artiste, fût-il homme de génie, auprès d’un pair de France, d’un personnage qui met la main à la direction de la grande chose politique et sociale, d’un homme qui approche le roi et les ministres, et qui aurait le droit, si, par impossible, une telle audace pouvait lui prendre, de déposer une boule noire contre le budget ?

Eh bien ! cet homme, ce privilégié, comprend-on que je veuille l’être à mon tour et avec plus d’importance et d’autorité dans cette insolente chambre élective ? Cela n’est-il pas criant de fatuité et d’outrecuidance ? et dès lors voilà monsieur le comte furieux.

Ce n’est pas tout. Messieurs les hommes politiques patentés ont une marotte, celle d’avoir été initiés par une longue étude à une certaine science soi-disant ardue qu’ils appellent la science des affaires, et qu’eux seuls, comme les médecins la médecine, ont le droit de savoir et de pratiquer. Ils ne souffrent donc pas volontiers que, sans avoir pris ses licences, un faquin de premier venu, un journaliste, par exemple, moins que cela, un artiste, un tailleur d’images, ait la prétention de se glisser dans leur domaine et d’y prendre la parole à leur côté. Un poëte, un artiste, un écrivain, peuvent être doués de facultés éminentes, on veut bien en convenir ; le métier même de tous ces gens les suppose, mais ce ne sont pas des hommes d’État. Châteaubriand lui-même, quoique posé mieux qu’aucun d’entre nous pour se faire faire une place dans cet olympe gouvernemental, s’est vu néanmoins mis à la porte, et un matin, un petit billet très-concis, signé Joseph de Villèle, l’a renvoyé comme il convenait à René, Atala, et autres futilités littéraires.

Je sais bien que le temps et cette grande fille posthume de nous-mêmes que nous appelons la Postérité, finissent, en résultat, par faire bonne justice et par remettre chaque chose en son lieu. Vers l’an 2039, si le monde daigne durer jusque-là, on saura bien encore, je crois, ce qu’en 1839 étaient Canalis, Joseph Bridau, Daniel Darthez, Stidman et Léon de Lora ; tandis qu’un nombre infiniment petit de gens saura qu’à cette même époque, monsieur le comte de l’Estorade était pair de France et président de chambre à la cour des comptes ; monsieur le comte de Rastignac, ministre des travaux publics ; et monsieur le baron Martial de la Roche-Hugon, son beau-frère, diplomate et conseiller d’État en service plus ou moins extraordinaire.

Mais en attendant cette classification tardive et ce lointain redressement, je ne trouve pas mauvais que de temps à autre on fasse connaître à ces grands hommes de gouvernement, qu’à moins de s’appeler Richelieu ou Colbert, on est exposé à toutes les concurrences et forcé de les accepter.

Aussi, par ce côté taquin, je prends goût à mon entreprise, et si je viens à être nommé, à moins que tu ne m’affirmes que, ce soir, j’ai pris de travers le procédé de l’Estorade, je trouverai bien l’occasion de lui faire sentir à lui et aux autres, qu’on peut, quand on le veut bien, enjamber les clôtures de leur petit parc de réserve et s’y carrer comme leur égal.

Mais c’est beaucoup, cher ami, te bavarder de moi et ne point penser aux tristes émotions qui l’attendent à ton retour ici. Comment les supporteras-tu ? au lieu de les détourner de toi, n’iras-tu pas complaisamment à leur rencontre, et ne prendras-tu pas un triste plaisir à raviver leur âcreté ? Mon Dieu ! je te dirai de ces grandes douleurs ce que je te disais, il n’y a qu’un moment, de nos grands hommes de gouvernement : qu’il faut les considérer dans le temps et dans l’espace où elles deviennent insaisissables, imperceptibles, et où il n’en est pas plus tenu compte à l’homme, quand la biographie s’empare de lui, que des cheveux tombés de sa tête, à sa toilette de chaque matin.

L’adorable insensée, avec laquelle tu as passé conjugalement trois années d’ivresse, avait cru mettre la main où était la mort qui, riant de ses arrangements, de ses projets, de ses raffinements, de ses habiletés à parer la vie, l’a brutalement et brusquement saisie. Toi tu es resté, avec la jeunesse, les dons de l’intelligence, et ce qui est une force, ne t’y trompe pas, un désillusionnement profond et prématuré. Que ne fais-tu comme moi, que ne viens-tu me rejoindre dans l’arène politique ? Nous serions deux alors pour le dessein que je médite, et l’on verrait ce que c’est que deux hommes décidés et énergiques formant en quelque sorte un attelage, et tirant ensemble au rude collier de la justice et de la vérité.

Mais trouves-tu que j’ai par trop la prétention de devenir épidémique et d’inoculer à tout venant ma fièvre jaune parlementaire, reviens au moins à la carrière des lettres où déjà tu avais marqué ta place, et demande à ton imagination de te faire oublier ton cœur qui te parle trop du passé.

Pour mon compte, je ferai autour de toi tout le bruit que je pourrai, et dût la continuation de notre correspondance prendre sur mon sommeil, pour te distraire bon gré mal gré, je te tiendrai avec soin au courant de toutes les péripéties du drame dans lequel je vais m’engager.

Arrivant à Paris sans logement arrêté d’avance, tu serais bien amical et bien l’homme du temps d’autrefois, si tu voulais prendre chez moi ton gîte, au lieu d’aller t’installer à Ville-d’Avray, dont je trouve le séjour mauvais et dangereux pour toi. Tu jugerais toi-même de ma belle gouvernante et verrais à quel point elle a été calomniée et méconnue. Tu serais aussi plus près de l’Estorade, dont j’attends pour toi de grandes consolations ; enfin ce serait là une charmante expiation de tous les torts involontaires que tu as pu avoir avec moi. À tout hasard, j’ai donné mes instructions en conséquence et ta chambre t’attend.

Le quartier perdu où je loge te sera une transition avec le Paris bruyant et infernal auquel je me doute bien que tu auras de la peine à te réhabituer. Je ne loge pas loin de cette rue d’Enfer où nous demeurions jadis de compagnie, et où nous avons eu de si bons moments. Que de rêves, que de projets alors, et combien peu la vie réelle en a ratifié ! Notre songe le plus habituel, c’était la gloire, et celui-là seul dont elle ait paru ne pas vouloir nous faire banqueroute, nous le désertons nous-mêmes : toi pour souffrir et pleurer, moi pour courir après une vaporeuse filiation dont je ne sais si j’aurai un jour beaucoup à me féliciter. Pendant que le flot toujours changeant de l’existence a tout emporté, nos digues, nos jardinets, nos rosiers en boutons, nos maisonnettes, une seule chose est restée à l’ancre : notre vieille et sainte amitié ; n’y fais plus d’avarie, je t’en conjure, mon cher enfant prodigue, et ne t’expose pas à te brouiller avec la cour du nord, dont je serai peut-être un jour le Suger ou le Sully.

P. S. Tu n’es pas encore arrivé, cher ami, et je ferme ma lettre qui te sera remise par ma gouvernante, quand tu te présenteras à mon domicile, car je compte bien que ta première visite sera pour moi ; tu ne sauras pas encore, par conséquent, que je suis absent. Je suis allé ce matin chez les frères Mongenod ; les deux cent cinquante mille francs y étaient, mais avec l’accompagnement d’une circonstance bien extraordinaire : l’argent était au nom de Monsieur le comte de Sallenauve, dit Dorlange, statuaire, rue de l’Ouest, 42. Ainsi, malgré une désignation qui jusqu’ici n’avait jamais été la mienne, la somme en mes mains était bien à destination, et elle m’a été payée sans difficulté. J’ai eu assez de présence d’esprit en face du caissier pour ne pas paraître trop stupéfait de mon nouveau nom et de mon nouveau titre ; mais j’ai vu en particulier monsieur Mongenod, l’aîné, homme qui jouit dans la Banque de la plus belle réputation, et avec lui je me suis ouvert de mon étonnement, en lui demandant les explications qu’il serait en mesure de me donner. Il n’a pu m’en fournir aucune : l’argent lui est venu par un banquier hollandais, son correspondant à Rotterdam, et il n’en sait pas plus long. Ah çà ! que se passe-t-il ! Vais-je être noble maintenant ? le moment est-il venu pour mon père de se manifester ? Je pars dans un émoi et dans une anxiété que tu comprends. Jusqu’à nouvel ordre, je t’adresserai tes lettres chez moi ; si tu ne te décides pas à y loger, fais-moi bientôt connaître ton adresse, car il me semble que nous allons avoir beaucoup de choses à nous dire. Aucune confidence, je te prie, aux l’Estorade, et tout ceci bien entre nous.