Le Député d’Arcis/Partie 2/Chapitre 09

Librairie nouvelle (p. 171-182).


CHAPITRE IX

DORLANGE À MARIE-GASTON


Paris, avril 1839.

Pourquoi je déserte mon art et ce que j’entends aller faire dans cette maudite galère de la politique ? Voilà ce que c’est, mon cher amoureux, que de s’enfermer pendant des années dans des chartreuses conjugales ! Durant ce temps, le monde a marché. Pour ceux qu’on a oubliés à la porte, la vie a amené des combinaisons nouvelles, et plus on les ignore, plus on est disposé à jeter à cet inconnu son blâme. On est toujours si grand docteur dans les choses d’autrui !

Apprends donc, cher curieux, que je n’ai pas pris de mon cru le parti dont tu me demandes compte. En me présentant d’une manière si imprévue sur la brèche électorale, je ne fais que céder à une inspiration venue de haut lieu. Laissant enfin glisser un rayon de lumière au milieu de mes éternelles ténèbres, un père s’est aux trois quarts révélé à moi, et, si j’en crois les apparences, il serait posé dans le monde de manière à satisfaire l’amour-propre le plus exigeant. Du reste, suivant la donnée ordinaire de ma vie, à cette révélation s’est rencontré un entourage de circonstances assez bizarres et assez romanesques pour mériter de t’être contées avec quelque détail.

Puisque depuis deux ans tu habites l’Italie, en visitant les villes les plus intéressantes, il me paraît très-inutile de t’expliquer ce que c’est que le fameux café Greco, rendez-vous ordinaire des élèves de l’Académie et des artistes de tous les pays pendant leur séjour à Rome.

À Paris, rue du Coq-Saint-Honoré, il existe un lointain équivalent de cette institution dans un café très-anciennement connu sous le nom de Café des Arts.

Deux ou trois fois par semaine je vais y passer une soirée. Là je retrouve plusieurs pensionnaires de Rome, mes contemporains. Eux-mêmes m’ont fait faire la connaissance de quelques journalistes et hommes de lettres, tous gens aimables et distingués, avec lesquels il y a profit et plaisir à échanger ses idées.

Dans un certain coin où nous nous groupons s’agitent et se débattent toutes les questions qui sont de nature à intéresser des esprits sérieux ; mais, intérêt plus vivant, la politique a surtout le privilège de passionner nos discussions.

Dans notre petit club, l’opinion démocratique est la tendance dominante : elle se trouve représentée dans ses nuances les plus diverses, l’utopie phalanstérienne comprise. C’est assez te dire qu’à ce tribunal la marche du gouvernement est souvent jugée avec sévérité, et que dans nos appréciations règne la liberté la plus illimitée de langage.

Il y a de cela un peu plus d’un an, le garçon qui seul est admis à l’honneur de nous servir me prit un jour à part, ayant, prétendait-il, à me donner un avis important.

— Vous êtes, monsieur, me dit-il, surveillé par la police, et vous feriez bien de ne pas toujours parler comme saint Paul, la bouche ouverte.

— La police ! mon pauvre ami, mais que diable surveillerait-elle ? Ce que je dis, et bien d’autres choses, s’impriment tous les matins dans les journaux.

— C’est égal, on vous guette. Je l’ai bien observé ; il y a un petit vieux qui prend beaucoup de tabac et qui se place toujours à portée de vous entendre ; quand vous parlez, il a l’air de prêter l’oreille avec bien plus d’attention que pour les autres, et même une fois je l’ai vu écrire quelque chose sur son agenda, en signes qui n’étaient pas de l’écriture.

— C’est bien ! la première fois qu’il viendra, tu me le feras remarquer.

Cette première fois ne tarda pas plus que le lendemain.

Le personnage qui me fut signalé était un petit homme à cheveux gris, d’un extérieur assez négligé et dont le visage, très-gravé de la petite vérole, me parut accuser la cinquantaine.

Très-fréquemment, en effet, il puisait dans une large tabatière et semblait honorer tous mes discours d’une attention qu’à mon choix je pouvais tenir pour très-obligeante ou pour très-indiscrète. Mais entre ces deux interprétations, ce qui semblait devoir conseiller la plus bienveillante, c’était un air de douceur et de probité répandu dans toute la personne de ce prétendu suppôt de la police. Comme j’objectais cette rassurante apparence à celui qui se flattait d’avoir éventé un agent secret :

— Parbleu ! me dit-il, ce sont des airs mielleux qu’ils se donnent pour mieux déguiser leur jeu.

Deux jours plus tard, un dimanche, à l’heure des vêpres, dans une de ces promenades à travers le vieux Paris, dont tu te rappelles que j’ai toujours eu le goût et l’habitude, le hasard me conduisit à l’église de Saint-Louis-en-l’Ile, paroisse du quartier perdu qui porte ce nom.

Cette église est un monument d’un très-médiocre intérêt, quoiqu’en disent plusieurs historiens et après eux tous les Conducteurs de l’étranger à Paris. Je n’eusse donc fait que la traverser en courant, si le remarquable talent de l’organiste qui touchait l’office ne m’eût retenu d’autorité.

Te dire que le jeu de cet homme réalisait mon idéal, c’est t’en faire un immense éloge ; car tu te souviens sans doute de ma subtile distinction entre les toucheurs d’orgue et les organistes, noblesse d’un ordre supérieur et dont je ne délivre les titres qu’à bon escient.

L’office achevé, j’eus la curiosité de voir la figure d’un artiste si éminent, déporté en pareil lieu. J’allai donc me poser en embuscade à la porte de la tribune, afin d’apercevoir le virtuose à sa sortie. Je n’en eusse pas plus fait pour une tête couronnée ; mais les grands artistes, après tout, ne sont-ce pas là les vrais rois du droit divin ?

Représente-toi mon étonnement quand, après quelques minutes d’attente, au lieu d’un visage entièrement nouveau pour moi, je vois paraître un homme qui d’abord éveille dans mon esprit un vague souvenir, et qu’à un second coup d’œil je reconnais pour mon auditeur acharné du Café des Arts.

Ce n’est pas tout : à sa suite marche un à peu près de créature humaine, et dans cette informe ébauche, à ses jambes torses, à son immense et inculte chevelure, je démêle notre ancienne providence trimestrielle, mon banquier, ou apporteur d’argent, en un mot, notre estimable ami, le nain mystérieux.

De mon côté, je n’échappe pas à son œil vigilant, et, d’un geste animé, je le vois me signalant à l’organiste. Celui-ci, par un mouvement dont il n’a sans doute pas calculé toute la portée, se retourne précipitamment pour me regarder ; mais, sans plus de démonstration, il continue son chemin.

Pendant ce temps, le bancroche, qu’à ce détail je dois reconnaître pour un employé de la maison, s’approche familièrement du donneur d’eau bénite et lui offre une prise de tabac, puis, clopinant, sans plus m’honorer de son attention, il gagne une porte dérobée qui s’ouvre dans un des bas côtés de l’église et disparaît.

Le soin que cet homme avait pris de faire remarquer ma présence à l’organiste, devenait pour moi une révélation. Évidemment, le maestro était au courant du bizarre procédé employé pour me faire parvenir ma pension, laquelle, à mon retour de Rome, et jusqu’au moment où je fus mis au-dessus du besoin par quelques commandes, avait continué de m’être religieusement servie.

Quelque chose de non moins probable, c’est que l’homme initié à ce mystère financier était dépositaire de bien d’autres secrets, je devais être d’autant plus ardent à me procurer avec lui une explication, qu’arrivé à vivre de mes propres ressources, je n’avais plus à craindre de voir ma curiosité punie par ce retranchement de subsides dont j’avais été menacé dans un autre temps.

Prenant donc aussitôt mon parti, je m’élance sur les traces de l’organiste ; au moment où je dépasse la porte de l’église, il était déjà hors de vue ; mais, secondé par le hasard, qui me mène du côté où il a tourné, comme je débouche sur le quai de Béthune, de loin j’ai le bonheur de l’apercevoir frappant à la porte d’une maison.

Entré résolument après lui, je demande au portier : Monsieur l’organiste de Saint-Louis-en-l’Ile ?

— Monsieur Jacques Bricheteau ?

— Oui, monsieur Jacques Bricheteau, c’est bien ici qu’il demeure ?

— Au quatrième au-dessus de l’entresol, la porte à gauche. D’ailleurs, le voilà qui rentre, vous pouvez le rattraper sur l’escalier.

Quelque diligence que j’eusse faite, au moment où je rejoignis mon homme, déjà sa clef était dans la serrure.

— C’est à monsieur Jacques Bricheteau, m’empressai-je de lui dire, que j’ai l’honneur de parler ?

— Connais pas, me répondit-il effrontément en faisant jouer le double tour.

— Je dis peut-être mal le nom, mais monsieur l’organiste de Saint-Louis-en-l’Ile.

— Je n’ai jamais ouï dire qu’il y ait d’organiste dans la maison.

— Je vous demande pardon, monsieur : il y en a un, le concierge vient de me l’affirmer. D’ailleurs, c’est bien vous que tout à l’heure j’ai vu sortir de la tribune de l’orgue, escorté, parbleu ! d’un individu…

Avant même que j’eusse achevé ma phrase, ce singulier interlocuteur m’avait faussé compagnie en refermant sa porte sur lui.

Un moment je crus à une méprise ; mais, réflexion faite, toute erreur était impossible. N’avais-je pas d’ailleurs affaire à un homme qui depuis des années faisait ses preuves d’une discrétion à outrance ? C’était donc lui qui déclinait désespérément ma rencontre, et non pas moi qui me trompais.

Je me mets alors à tirer vigoureusement sa sonnette, bien décidé à avoir raison par mon insistance de la fin de non recevoir qui m’est opposée. Pendant quelque temps, l’assiégé a patience du tapage que je fais à sa porte ; mais tout à coup je remarque que la sonnette a cessé de tinter. Évidemment elle venait d’être tamponnée : dès lors mon obstiné n’ouvrirait plus, et le seul moyen d’entrer avec lui en communication c’était d’enfoncer sa porte, mais cela ne se fait pas trop.

Descendu chez le portier, sans lui dire les raisons qui m’expliquaient ma mésaventure, je la lui raconte ; par là je provoquais sa confiance et me faisais une ouverture à obtenir quelques renseignements sur l’impénétrable monsieur Jacques Bricheteau.

Quoique fournies avec tout l’empressement que je pouvais désirer, ces informations n’apportèrent à la situation aucune lumière. En résumé, monsieur Bricheteau était un locataire tranquille, poli, mais point communicatif ; quoique fort exact à payer son terme, il paraissait peu aisé, n’avait pas même une femme de ménage pour le servir et ne prenait pas ses repas chez lui. Sorti tous les matins avant dix heures, et ne rentrant que dans la soirée, il devait être employé dans un bureau ou donner en ville des leçons de musique.

Un détail au milieu de toute cette récolte de renseignements vains et vagues aurait pu présenter de l’intérêt. Depuis quelques mois, monsieur Jacques Bricheteau avait assez fréquemment reçu de volumineuses lettres, qu’attendu l’élévation de leur port on pouvait supposer adressées de pays lointains ; mais, malgré sa bonne volonté, le digne concierge n’était jamais parvenu à bien déchiffrer le timbre indiquant le point de départ, et, dans tous les cas, le nom du pays qu’il avait très-incomplètement entrevu était entièrement sorti de sa mémoire ; ainsi pour le moment cette remarque, qui aurait pu devenir instructive, n’éclaircissait absolument rien.

Rentré chez moi, je me persuadai qu’une épître pathétique adressée à mon réfractaire aurait pour effet de l’engager à me recevoir. Mêlant à mes formes suppliantes une pointe d’intimidation, je ne lui laissai pas ignorer mon dessein très-arrêté de pénétrer à tout prix le mystère qui pesait sur ma vie, et dont il paraissait savoir le mot. Maintenant que j’avais une entrée dans ce secret, c’était à lui de voir si mes efforts désespérés, se ruant à l’aveugle sur tout cet inconnu, n’entraîneraient pas après eux beaucoup plus d’inconvénients qu’une franche explication dans laquelle je le conjurais de vouloir bien entrer avec moi.

Mon ultimatum ainsi formulé, afin qu’il parvînt aux mains de monsieur Jacques Bricheteau dans le moindre délai possible, le lendemain matin, avant neuf heures, je me présentai à son domicile. Mais, enragé de discrétion, ou ayant à éviter ma rencontre un intérêt vraiment inexplicable, dès le petit jour, le maestro, après avoir payé le terme courant et le terme à échoir, avait fait enlever son mobilier, et il faut croire que le silence des gens employés à ce brusque déménagement avait été largement payé, car jamais le concierge n’avait pu savoir d’eux le nom de la rue vers laquelle son locataire émigrait. Ces gens, d’ailleurs, n’étaient point du quartier ; aucune chance, par conséquent, de les retrouver plus tard et de les faire parler.

Possédé d’une curiosité qui avait fini par être aussi excitée que la mienne, le portier s’était bien avisé d’un moyen de la contenter. Ce moyen, peu délicat, consistait à suivre de loin la charrette sur laquelle le ménage du musicien s’en allait empilé. Mais ce diable d’homme pensait à tout ; et gardant à vue le trop zélé concierge, il était resté en croisière devant la porte de la maison jusqu’au moment où ses commissionnaires avaient pris assez d’avance pour ne plus courir la chance d’être dépistés. Toutefois, malgré l’entêtement et l’habileté de cet insaisissable adversaire, je ne me tenais pas pour battu.

Par l’orgue de Saint-Louis, je me sentais toujours avec lui un lien, et, dès le dimanche suivant, avant la fin de la grand’messe, j’étais posté à la porte de la tribune, bien décidé à ne pas lâcher le sphinx que je ne l’eusse fait parler. Mais là, nouveau désappointement : monsieur Jacques Bricheteau s’était fait remplacer par un de ses élèves, et, pendant trois dimanches de suite, même substitution.

Le quatrième, je pris le parti d’aborder le suppléant et de lui demander si le maestro était malade.

— Non, monsieur. Monsieur Bricheteau a pris un congé ; il est absent pour quelque temps, par suite d’un voyage d’affaires.

— Alors, où pourrait-on lui écrire ?

— Je ne sais pas au juste ; il me semble pourtant qu’en adressant votre lettre à son domicile, à deux pas d’ici, quai de Béthune…

— Mais il a déménagé ; vous ne le savez donc pas ?

— Non, vraiment ; et où demeure-t-il ?

J’étais bien chanceux : je demandais des renseignements à un homme qui me priait de l’instruire quand je l’interrogeais. Comme pour achever de me mettre hors de moi, pendant que je prenais mes informations en si bon lieu, de loin j’aperçus le damné sourd et muet qui faisait mine de rire en me regardant.

Heureusement pour mon impatience et ma curiosité qui, s’exaltant de chaque délai, se montaient peu à peu à un diapason vraiment inquiétant, un peu de lumière se fit.

Quelques jours après ma dernière déconvenue, une lettre me parvint, et plus habile que le concierge du quai de Béthune, tout d’abord je sus voir qu’elle était timbrée de Stockholm, Suède, ce qui ne me surprit pas autrement. À Rome, j’avais été honoré de la bienveillance de Thorwaldsen, le grand sculpteur suédois, et souvent dans son atelier j’avais vu de ses compatriotes ; c’était peut-être quelque commande qui m’arrivait par son intermédiaire ; mais la lettre décachetée, juge un peu de ma surprise et de mon émotion, en présence de ces premiers mots : Monsieur mon fils…

La lettre était longue et je n’eus pas la patience de la lire avant de savoir le nom que je portais. Je courus donc d’abord à la signature ; cette forme : Monsieur mon fils, que j’ai vue plusieurs fois dans l’histoire employée par les rois pour écrire à leurs rejetons, ne semblait-elle pas m’annoncer la plus aristocratique origine ? Mais mon désappointement fut complet ; de signature, point.

« Monsieur mon fils, me disait mon père anonyme, je ne regrette pas que, par votre insistance passionnée pour connaître le secret de votre naissance, vous ayez forcé la personne qui a eu soin de votre jeunesse de venir ici conférer avec moi, touchant le parti que pouvait nous commander cette dangereuse et turbulente curiosité.

» Depuis longtemps, je nourrissais une pensée qui arrive aujourd’hui à maturité, et de vive voix l’exécution en a été bien plus sûrement réglée qu’elle n’eût pu l’être par correspondance.

» Presque aussitôt après votre naissance, qui coûta la vie à votre mère, forcé de m’expatrier, j’ai fait dans un pays étranger une belle fortune, et dans le gouvernement de ce pays j’occupe un poste éminent.

» J’entrevois le moment où, libre de vous restituer mon nom, je pourrai en même temps vous procurer la survivance de la haute situation à laquelle je suis arrivé.

» Mais, pour parvenir à ce sommet, la notoriété que, de mon aveu, vous vous êtes mis en mesure d’acquérir dans les arts ne serait pas une recommandation suffisante ; j’ai donc le désir que vous abordiez la vie politique ; et dans cette voie, sous les institutions actuelles de la France, il n’y a pas deux manières de devenir un homme considérable : il faut être député.

» Je sais que vous n’avez pas l’âge légal et que vous ne payez pas le cens. Mais dans un an vous aurez trente ans, et c’est juste le délai nécessaire pour que, devenu propriétaire, vous soyez en mesure de justifier de la possession annale. Dès demain, vous pouvez vous présenter chez les frères Mongenod, banquiers, rue de la Victoire ; une somme de deux cent cinquante mille francs vous sera comptée ; vous devrez l’employer immédiatement à l’acquisition d’un immeuble, affectant le surplus à prendre des intérêts dans quelque journal qui, le moment venu, appuiera votre candidature, et à une autre dépense qui vous sera expliquée plus bas.

» Votre aptitude politique m’est cautionnée par la personne qui, avec un zèle et un désintéressement que je ne saurai jamais reconnaître, a veillé sur votre abandon. Depuis quelque temps, elle vous a suivi, écouté, et elle est sûre que vous pourrez paraître dignement à la tribune. Vos opinions, d’un libéralisme ardent à la fois et modéré, me conviennent, et, sans le savoir, jusqu’ici vous avez très-habilement joué dans mon jeu.

» Je ne vous dis pas encore le lieu de votre élection probable ; l’habileté occulte et profonde qui la prépare a d’autant plus de chances de réussir, qu’elle marchera plus sourdement et plus entourée de ténèbres ; mais son succès peut être en partie assuré par l’exécution d’un travail que je vous recommande et dont je vous engage à accepter l’apparente étrangeté sans étonnement et sans commentaire.

» Provisoirement, vous continuerez d’être sculpteur et, avec le talent dont vous avez donné des preuves, vous nous ferez une statue de sainte Ursule. C’est un sujet qui ne manque ni de poésie, ni d’intérêt ; sainte Ursule, vierge et martyre, était, à ce qu’on croit généralement, fille d’un prince de la Grande-Bretagne. Martyrisée vers le cinquième siècle, à Cologne, elle était supérieure d’un couvent de filles que la naïveté populaire a appelées les Onze mille Vierges ; plus tard, elle est devenue la patronne de l’ordre des Ursulines, auxquelles elle a donné son nom, et aussi la patronne de la fameuse maison de Sorbonne. Un artiste habile comme vous peut, à ce qu’il me semble, tirer parti de tous ces détails.

» Sans savoir la localité dont vous devez devenir le représentant, il sera convenable que, dès à présent, vous rendiez extérieures vos velléités politiques et fassiez connaître votre dessein d’arriver à la députation. Mais ce que je ne saurais trop vous recommander, c’est le secret sur la communication qui vous est faite aujourd’hui, aussi bien que la patience de votre position présente. Laissez de grâce en paix mon mandataire, et sans une curiosité qui pourrait, je vous en préviens, entraîner pour vous les plus grands malheurs, attendez le développement lent et calme du brillant avenir auquel vous êtes destiné.

» En refusant d’entrer dans mes desseins, vous vous ôteriez toute chance de jamais être initié au mystère que vous vous êtes montré si ardent à pénétrer ; mais je ne veux pas même admettre la supposition de votre résistance, et j’aime mieux croire à votre déférence absolue pour les vœux d’un père, qui regardera comme le plus beau jour de sa vie celui où il lui sera enfin donné de se révéler à vous.

» P. S. Destinée à une chapelle de religieuses ursulines, votre statue sera en marbre. Hauteur : un mètre sept cent six millimètres, autrement dit cinq pieds trois pouces. Comme elle ne doit pas être placée dans une niche, n’en négligez aucun des aspects. Les frais en seront pris sur la somme de deux cent cinquante mille francs annoncée par la présente lettre. »

La présente lettre me laissa froid et mécontent ; elle me dépossédait d’un espoir longtemps caressé, celui de retrouver une mère bonne comme la tienne, dont tu m’as si souvent cher ami, conté la tendresse adorable. Ce n’était après tout qu’un demi-jour qui se faisait dans les brumes de mon existence, sans même me laisser connaître si j’étais ou non le fruit d’une union légitime. Il me parut d’ailleurs qu’adressées à un homme de mon âge, les intimations paternelles avaient des airs bien impérieux et bien despotiques. N’était-ce pas quelque chose d’étrange de retourner ma vie, comme au collège, en manière de punition, on nous faisait retourner notre habit ? De premier mouvement, les arguments qui, par toi ou par d’autres, ont pu être formulés contre ma vocation politique, je me les adressai. Cependant, la curiosité me fit passer chez les banquiers Mongenod, et en trouvant là, bien effectifs et bien vivants, les deux cent cinquante mille francs qui m’étaient annoncés, je fus conduit à raisonner d’autre façon.

Je pensai qu’une volonté qui se mettait d’abord en frais de telles avances devait avoir quelque chose de sérieux ; quand elle savait tout et moi rien, il me sembla que vouloir entamer avec elle une lutte n’était ni très-raisonnable ni très-opportun.

En somme, avais-je de la répugnance pour la direction qui m’était insinuée ? Non, les intérêts politiques m’ont toujours passionné dans un certain degré, et si ma tentative électorale n’aboutissait pas, je retournerais à mon art sans être plus ridicule que toutes les ambitions mortes-nées que l’on voit se produire à chaque législature nouvelle. J’ai donc acheté l’immeuble, et, devenu actionnaire du National, j’y ai trouvé des encouragements à mes prétentions politiques, en même temps que la certitude d’un ardent concours, quand j’aurai révélé le lieu de ma candidature, sur lequel jusqu’ici il ne m’a pas été difficile de garder un silence absolu.

J’ai également terminé la sainte Ursule, et maintenant j’attends des instructions nouvelles, qui ne laissent pas de me paraître longues à venir, aujourd’hui que j’ai fort ébruité mon ambition parlementaire, et que le mouvement d’une prochaine élection générale, pour laquelle je me trouve de tout point en mesure, est déjà commencé.

Je n’ai pas besoin, pour entrer dans les recommandations de la prudence paternelle, de te demander sur toute cette confidence une discrétion sans réserve. C’est une vertu qu’à ma connaissance tu pratiques d’une manière trop distinguée pour que j’aie besoin de te la prêcher. Mais j’ai vraiment tort, cher ami, de me permettre de ces méchantes allusions à notre passé, car, en ce moment, plus que tu ne penses, je me trouve ton obligé. Un peu par intérêt pour moi, et beaucoup par l’aversion assez générale qu’inspire la morgue de ton ex-beau-frère, lors de ma blessure, le parti démocratique est venu en masse s’inscrire chez moi, et par le tapage de ce duel qui m’a vraiment beaucoup ébruité nul doute que ma candidature n’ait gagné beaucoup de terrain. Trêve donc à tes éternelles reconnaissances, ne vois-tu pas que c’est moi qui te redois !