Le Député d’Arcis/Partie 2/Chapitre 07

Librairie nouvelle (p. 160-166).


CHAPITRE VII

LA COMTESSE DE L’ESTORADE À MADAME OCTAVE DE CAMPS


Paris, mars 1839.

Chère madame, monsieur Dorlange dîna hier chez moi.

Ma pensée à moi avait été de l’avoir en famille, afin de le tenir mieux sous mon œil, et de lui donner tout à mon aise la question.

Mais monsieur de l’Estorade, que je n’avais pu mettre dans la confidence de ma disposition charitable, me fit remarquer que cette invitation, en tête-à-tête, pourrait avoir quelque chose de blessant ; monsieur le comte de l’Estorade, pair de France, aurait l’air de trouver que le sculpteur Dorlange n’est pas d’assez bon lieu pour être admis dans son monde. — Nous ne pouvons, ajouta gaiement mon mari, le traiter comme le fils d’un de nos fermiers qui viendrait nous voir avec l’épaulette de sous-lieutenant et que nous inviterions à huis clos, faute d’oser l’envoyer à l’office.

Nous eûmes donc avec notre convive principal, monsieur Joseph Bridau, le peintre, le chevalier d’Espard, monsieur et madame de la Bastie, et monsieur de Ronquerolles.

En invitant ce dernier, mon mari lui avait demandé s’il ne lui serait pas désagréable de se rencontrer avec l’adversaire de monsieur de Rhétoré ? Vous avez su sans doute que, dans son duel, le duc avait choisi pour ses témoins le général de Montriveau et monsieur de Ronquerolles.

— Loin que cette rencontre, répondit ce dernier, me soit désagréable, c’est avec empressement que je saisis cette occasion de me rapprocher d’un homme de talent qui, dans l’affaire à laquelle j’ai été mêlé, s’est montré du dernier bien.

— Et comme mon mari lui apprenait la grande obligation que nous avions à monsieur Dorlange : — Mais c’est donc un héros, ajouta-t-il, que cet artiste ! Pour peu qu’il continue, nous ne lui irons pas à la cheville.

Dans son atelier, le col nu, ce qui lui dégage la tête qu’il a un peu forte pour le reste du corps, et vêtu d’une façon de costume oriental, dont il s’est assez heureusement avisé, monsieur Dorlange m’avait paru beaucoup mieux que dans ses habits de ville. Il faut dire pourtant que lorsqu’il s’anime en parlant, son visage semble s’illuminer, et alors, de ses yeux s’échappe un flot de ces effluves magnétiques que déjà j’avais remarquées dans nos précédentes rencontres ; comme moi, madame de la Bastie en a été très-frappée.

Je ne sais si je vous ai dit l’ambition de monsieur Dorlange, et qu’il compte se porter candidat aux prochaines élections. Ce fut là sa raison pour décliner la commande que mon mari avait été chargé de lui faire de la part de monsieur Marie-Gaston. Ce que monsieur de l’Estorade et moi avions d’abord pris pour une défaite ou pour un dessein en l’air, serait, à ce qu’il paraît, une prétention sérieuse. À table, sommé par monsieur Joseph Bridau de s’expliquer sur la créance qui devait être donnée à la réalité de ses projets parlementaires, monsieur Dorlange les a formellement maintenus. De là, pendant presque toute la durée du dîner, une allure exclusivement politique donnée à la conversation.

En des questions jusqu’ici très-étrangères à ses études, je m’attendais à trouver notre artiste, sinon absolument novice, au moins d’une très-courante médiocrité. Point du tout : sur les hommes, sur les choses, sur le passé comme sur l’avenir des partis, il eut des aperçus vraiment neufs, où rien évidemment n’était emprunté à la phraséologie quotidienne des journaux ; et tout cela dit, d’une parole vive, facile, élégante ; de telle sorte, qu’après son départ, monsieur de Ronquerolles et monsieur de l’Estorade se déclarèrent positivement surpris de la forte et puissante aptitude politique qui venait de se révéler à eux. L’aveu est d’autant plus remarquable que ces messieurs, par tempérament autant que par position, se trouvent être de zélés conservateurs, tandis que la pente de monsieur Dorlange l’entraîne d’une façon marquée vers les idées démocratiques.

Par le côté de cette supériorité inattendue qui se déclarait chez mon problématique amoureux, il commença de me rassurer un peu. La politique, en effet, est à elle seule une passion absorbante et dominatrice qui n’en laisse pas facilement une autre s’épanouir à ses côtés. Néanmoins, j’étais décidée à aller au fond de notre situation, et, après le dîner, j’attirai insidieusement notre homme dans un de ces tête-à-tête qu’il est toujours si facile à une maîtresse de maison de ménager.

Après avoir un peu parlé de monsieur Marie-Gaston, notre ami commun, des exaltations de ma pauvre Louise et de mes inutiles et constants efforts pour les tempérer, ne marchandant pas à le placer sur un terrain où il eût toute commodité pour engager l’attaque, je lui demandai si bientôt sa sainte Ursule se mettrait en route.

— Tout est prêt, me répondit-il, pour son départ ; mais j’ai besoin, madame, de votre exeat et que vous vouliez bien me dire si je dois ou non modifier quelque chose à son expression.

— Une question d’abord, répliquai-je : votre œuvre, en supposant que j’y désirasse quelque changement, doit-elle beaucoup perdre à être ainsi remaniée ?

— C’est probable : pour si peu qu’on lui rogne les ailes, l’oiseau est toujours empêché dans son vol.

— Autre curiosité : Est-ce moi ou l’autre personne que votre statue reproduit avec le plus de fidélité ?

— Vous, madame, cela va sans dire : vous êtes le présent, et elle le passé.

— Mais laisser là le passé pour le présent, cela, monsieur, le savez-vous ? s’appelle d’un assez vilain nom, et de mauvais entraînement, vous l’avouez avec une naïveté et avec une aisance qui ont quelque chose d’effrayant.

— C’est vrai, me répondit en riant monsieur Dorlange, l’art est féroce : quelque part que lui apparaisse la matière de ses créations, il se précipite dessus en désespéré.

— L’art, repartis-je, est un grand mot sous lequel un monde de choses peut s’abriter ; l’autre jour vous me disiez que des circonstances trop longues à raconter avaient contribué à vous rendre toujours présente cette forme dont je suis un reflet, et qui a laissé une trace si vive dans votre mémoire, n’était-ce pas assez clairement me dire qu’en vous ce n’était pas seulement le sculpteur qui se souvenait ?

— Réellement, madame, le temps m’eût manqué pour mieux m’expliquer ; mais, dans tous les cas, ayant l’honneur de vous voir pour la première fois, ne m’eussiez-vous pas trouvé bien étrange de prétendre en être avec vous aux confidences ?

— Mais aujourd’hui ? répliquai-je effrontément.

— Aujourd’hui, à moins d’un encouragement exprès, j’aurais encore quelque peine à me persuader que rien de mon passé puisse bien vivement vous intéresser.

— Pourquoi cela ? il y a des connaissances qui mûrissent vite. Votre dévouement pour ma Naïs est dans la nôtre, une grande avance. D’ailleurs, ajoutai-je avec une étourderie jouée, j’aime à la folie les histoires.

— Outre que la mienne a le malheur de manquer de dénoûment, pour moi-même elle est restée une énigme.

— Raison de plus : à deux, peut-être, nous en trouverons le mot.

Monsieur Dorlange parut un moment se consulter ; puis, après un court silence :

— C’est vrai, dit-il, les femmes sont admirables à saisir dans les faits et dans les sentiments des nuances où nous autres hommes ne savons rien démêler. Mais cette confidence ne m’intéresse pas seul, et j’aurais besoin d’espérer qu’elle restera expressément entre nous ; je n’excepte pas même monsieur de l’Estorade de cette réserve ; au delà de celui qui le confie et de celui qui l’écoute, un secret est déjà entamé.

En vérité, j’étais fort intriguée de ce qui allait suivre ; dans cette dernière phrase n’y avait-il pas toute la préparation d’un homme qui se dispose à chasser sur les terres d’autrui ? Néanmoins, continuant mon système d’encouragements éhontés :

— Monsieur de l’Estorade, répliquai-je, est si peu habitué avec moi à tout savoir, que, de ma correspondance avec madame Marie-Gaston, jamais il n’a vu une ligne.

Ce qui n’empêchait pas qu’avec vous, chère madame, je ne me réservasse de ne garder qu’une discrétion relative ; car enfin, n’êtes-vous pas mon directeur ? et à son directeur il faut tout dire, si l’on veut être pertinemment conseillé.

Jusque-là, monsieur Dorlange s’était tenu debout devant la cheminée, au coin de laquelle j’étais assise ; il prit alors auprès de moi un fauteuil, puis en manière de préambule :

— Je vous ai parlé, madame, me dit-il, de la famille de Lanty ?…

À ce moment, fâcheuse comme la pluie dans une partie de campagne, madame de la Bastie s’approcha pour me demander si j’avais vu le dernier drame de Nathan ?

Il s’agissait bien de la comédie des autres en présence de celle dans laquelle, ce me semble, j’avais joué un rôle passablement éveillé. Force fut néanmoins à monsieur Dorlange de céder la place qu’il occupait à mes côtés, et impossible de renouer notre tête-à-tête de toute la soirée.

Comme vous pouvez le voir, chère madame, de toutes mes provocations et de tous mes enlacements n’est sortie, à vrai dire, aucune lumière ; mais, à défaut des paroles de monsieur Dorlange, quand je me rappelle toute son attitude, que j’ai soigneusement étudiée, c’est vraiment du côté de sa parfaite innocence que ma pensée incline le plus volontiers.

Au fait, rien ne prouve que, dans cette histoire interrompue, l’amour joue le rôle que j’avais insinué. Il y a mille autres manières d’installer fortement les gens dans son souvenir, et si monsieur Dorlange n’a réellement pas aimé celle que je lui rappelle, pourquoi donc en voudrait-il à moi, qui ne viens là que de la seconde main ? N’oublions-nous pas, d’ailleurs, un peu trop sa belle gouvernante, et à supposer même dans cette habitude beaucoup plus de sens que de cœur, ne faut-il pas admettre qu’au moins, relativement, cette fille doit être pour moi une sorte de garde-fou ?

À ce compte, chère madame, avec toutes mes terreurs, dont je vous ai rebattue, je serais passablement ridicule et j’aurais quelque peu l’air de Bélise des Femmes savantes, aheurtée à l’idée que tout ce qui la voit tombe fatalement amoureux d’elle.

Je m’abandonnerais pourtant de grand cœur à ce plat dénoûment. Amoureux ou non, monsieur Dorlange est un caractère élevé et un esprit d’une distinction rare, et si, par des prétentions déplacées, il n’arrivait pas à se rendre impossible, on aurait assurément plaisir et honneur à le compter au nombre de ses amis. Le service qu’il nous a rendu le prédestine d’ailleurs à ce rôle, et je serais vraiment aux regrets d’avoir à le traiter avec dureté.

Dans ce cas, je me brouillerais avec Naïs, qui, chose bien naturelle, raffole de son sauveur. Le soir quand il fut parti :

— Maman, comme il parle bien, monsieur Dorlange ! me dit-elle avec un petit air d’approbation tout à fait amusant.

À propos de Naïs, voilà l’explication qu’elle m’a donnée de cette réticence dont je m’étais si fort émue.

— Dame ! maman, je croyais que tu l’avais remarqué aussi. Mais après qu’il a eu arrêté les chevaux, comme tu n’as pas eu l’air de le connaître, et qu’il n’a pas une figure trop distinguée, j’ai cru que c’était un homme.

— Comment ! un homme ?

— Eh bien oui ! un de ces gens auxquels on ne fait pas attention. Mais quel bonheur, quand j’ai su que c’était un monsieur ! tu m’as bien entendue, comme je me suis écriée ; Ah ! c’est vous le monsieur qui m’a sauvée !

Si l’innocence est entière, il y a dans cette explication un vilain côté de vanité sur lequel vous pensez bien que j’ai fait une grande morale. Cette distinction de l’homme et du monsieur est affreuse ; mais, en somme, l’enfant n’est-elle pas dans le vrai ? Seulement elle dit avec une naïveté toute crue ce que nos mœurs démocratiques nous permettent très-bien encore de pratiquer, mais ce qu’elles ne nous permettent plus d’avouer hautement. La fameuse révolution de 89 a du moins servi à installer dans notre société cette vertueuse hypocrisie… Mais me voilà tournant aussi à la politique, et, si je poussais plus loin mes aperçus, vous me diriez de prendre garde, et que déjà monsieur Dorlange a commencé de déteindre sur moi.