Le Député d’Arcis/Partie 2/Chapitre 03

Librairie nouvelle (p. 127-138).


CHAPITRE III

LE COMTE DE L’ESTORADE À MARIE-GASTON


Paris, février 1839.

Peut-être avant moi, cher monsieur, les feuilles publiques vous porteront la nouvelle d’une rencontre qui a eu lieu entre votre ami, monsieur Dorlange, et le duc de Rhétoré. Mais en vous annonçant le fait tout sec, car l’usage et les convenances ne leur permettent pas de déduire au long les motifs de la querelle, les journaux ne feront qu’exciter votre curiosité sans la satisfaire.

J’ai su heureusement, de très-bonne source, tous les détails de l’affaire, et je m’empresse de vous les transmettre ; ils sont de nature à vous intéresser au plus haut degré.

Il y a trois jours, c’est-à-dire le soir même de celui où je m’étais rendu chez monsieur Dorlange, le duc de Rhétoré occupait à l’Opéra une stalle d’orchestre. Près de lui vint se placer monsieur de Ronquerolles, arrivé tout récemment d’une mission diplomatique qui le tenait éloigné de Paris depuis plusieurs années.

Pendant l’entr’acte, ces messieurs ne quittèrent pas la salle pour aller au foyer ; mais, comme on fait volontiers au théâtre, ils se tinrent debout, le dos tourné à la scène, faisant face par conséquent à monsieur Dorlange qui, assis derrière eux, paraissait fort absorbé par la lecture du journal du soir. Il y avait eu ce jour-là une séance très-scandaleuse, ce qu’on appelle une séance intéressante, à la Chambre des députés.

La conversation ayant naturellement roulé sur les événements du monde parisien, accomplis pendant l’absence de monsieur de Ronquerolles, celui-ci jeta cette parole qui était de nature à éveiller l’attention de monsieur Dorlange :

— Comment cette pauvre madame de Macumer, une si triste fin et un mariage si singulier !

— Ah ! vous savez, répondit monsieur de Rhétoré, de ce verbe haut monté dont il a l’habitude, ma sœur avait trop d’imagination pour ne pas être un peu chimérique et romanesque. Elle avait aimé à la passion monsieur de Macumer, son premier mari ; mais à la longue on se lasse de tout, même du veuvage. Ce monsieur Marie-Gaston se trouva sur son chemin. Il est agréable de sa personne ; ma sœur était riche, lui, fort endetté ; il se montra donc aimable et empressé à proportion, et, par ma foi ! le drôle a si bien manœuvré, qu’après avoir succédé à monsieur de Macumer et fait mourir sa femme de jalousie, il a tiré d’elle tout ce dont la loi permettait à cette pauvre affolée de disposer. La succession de Louise se montait au moins à douze cent mille francs, sans compter un magnifique mobilier et une délicieuse villa qu’elle s’était fait construire à Ville-d’Avray. La moitié de l’hoirie a été à ce monsieur, l’autre au duc et à la duchesse de Chaulieu, mes père et mère, qui, en leur qualité d’ascendants, avaient droit à ce partage. Quant à mon frère Lenoncourt et à moi, notre part a été purement et simplement déshérités.

Aussitôt que votre nom, cher monsieur, eut été prononcé, monsieur Dorlange avait mis de côté son journal, puis, comme monsieur de Rhétoré achevait sa phrase, il se leva et lui dit :

— Pardon, monsieur le duc, si j’ose m’entremettre dans vos renseignements ; mais, en conscience, je dois vous avertir que vous êtes tout ce qu’il y a au monde de plus mal informé.

— Vous dites ?… repartit le duc en clignant des yeux et avec ce ton de dédain suprême que l’on peut imaginer.

— Je dis, monsieur le duc, que Marie-Gaston est mon ami d’enfance, que jamais il n’a passé pour un drôle ; qu’au contraire c’est un homme plein d’honneur et de talent, et que, loin d’avoir fait mourir sa femme de jalousie, il l’a rendue parfaitement heureuse pendant les trois années qu’a duré leur mariage. Quant à la succession…

— Vous avez mesuré, monsieur, dit le duc de Rhétoré en interrompant, la portée de votre procédé ?

— Parfaitement, monsieur, et je répète que pour la succession recueillie par Marie-Gaston, en vertu d’une volonté solennellement exprimée dans le testament de sa femme, il l’a si peu convoitée, qu’à ma connaissance, il est sur le point de distraire une somme de deux à trois cent mille francs pour faire élever un monument à celle qu’il n’a pas cessé de pleurer.

— Mais enfin, monsieur, qui êtes-vous ? — interrompit de nouveau le duc de Rhéthoré avec une impatience de moins en moins contenue.

— Tout à l’heure, reprit monsieur Dorlange, j’aurai l’honneur de vous le dire ; seulement vous me permettrez d’ajouter que cette succession dont vous avez été dépossédé, madame Marie-Gaston a pu en disposer sans le moindre remords de conscience ; toute sa fortune en effet lui venait de monsieur le baron de Macumer, son premier mari ; et, précédemment, elle avait fait abandon de sa légitime pour constituer un établissement à monsieur votre frère, le duc de Lenoncourt-Givry, qui, en sa qualité de cadet de famille, n’avait pas comme vous, monsieur le duc, eu le bonheur d’être avantagé.

Cela dit, monsieur Dorlange chercha dans sa poche son portefeuille, qui ne s’y trouva pas.

— Je n’ai pas de cartes sur moi, finit-il par dire ; mais je m’appelle Dorlange, un nom de comédie, facile, à retenir, 42, rue de l’Ouest.

— Le quartier n’est pas très-central, remarqua ironiquement monsieur de Rhétoré. En même temps, se tournant vers monsieur de Ronquerolles, qu’il constituait ainsi l’un de ses témoins : Je vous demande pardon, mon cher, lui dit-il, du voyage de découverte que vous aurez à entreprendre demain dans la matinée. Et presque aussitôt il ajouta : Venez-vous au foyer ? nous y causerons plus tranquillement et surtout plus sûrement.

Par sa manière d’accentuer ce dernier mot, il était impossible de se méprendre sur le sens désobligeant qu’il entendait y attacher.

Ces messieurs sortis, sans que cette scène eût causé le moindre esclandre, attendu le vide que l’entr’acte avait fait dans les stalles environnantes, monsieur Dorlange avisa à l’autre bout de l’orchestre monsieur Stidmann, le célèbre sculpteur. Allant à lui :

— Auriez-vous sur vous, lui demanda-t-il, un agenda, un album de poche ?

— Oui, toujours.

— Voulez-vous bien me le prêter et me permettre d’en détacher une feuille ? Il vient de me passer par l’esprit une idée que je ne voudrais pas perdre. Si je ne vous retrouve pas à la fin du spectacle pour vous faire restitution, l’objet sera chez vous, sans faute, demain matin.

De retour à sa place, monsieur Dorlange esquissa rapidement quelque chose, et, au lever du rideau, quand messieurs de Rhétoré et de Ronquerolles vinrent reprendre leurs stalles, touchant légèrement l’épaule du duc, et lui faisant passer son dessin : — Ma carte, dit-il, que j’ai l’honneur d’offrir à Votre Seigneurie.

Cette carte était une charmante esquisse, d’architecture sculpturale, encadrée d’un paysage. Au bas était écrit : Projet d’un monument à élever à la mémoire de madame Marie-Gaston, née Chaulieu, par son mari, sur les dessins de Charles Dorlange, statuaire, rue de l’Ouest, 42.

Il était impossible de faire savoir plus finement à monsieur de Rhétoré qu’il aurait affaire à un adversaire sortable, et vous remarquerez d’ailleurs, cher monsieur, que monsieur Dorlange trouvait ainsi le moyen de peser sur son démenti, en donnant, pour ainsi parler, un corps à son affirmation touchant votre désintéressement et la sincérité de votre douleur conjugale.

Le spectacle finit sans autre incident, monsieur de Rhétoré se sépara de monsieur de Ronquerolles. Alors, celui-ci aborda avec beaucoup de courtoisie monsieur Dorlange, et essayant de quelque conciliation, il lui fit remarquer qu’eût-il raison au fond, son procédé avait été blessant, insolite ; monsieur de Rhétoré, d’ailleurs, avait fait preuve d’une grande modération, et certainement il se contenterait de la plus simple expression de regret ; enfin, tout ce qui peut se dire en pareille occasion.

Monsieur Dorlange ne voulut entendre parler de rien qui ressemblât à une soumission, et le lendemain, il recevait la visite de monsieur de Ronquerolles et du général Montriveau, venus de la part de monsieur de Rhétoré.

Ici nouvelles instances pour que monsieur Dorlange consentît à donner une autre tournure à ses paroles. Mais votre ami ne sortit pas de cet ultimatum : — Monsieur de Rhétoré veut-il retirer les paroles que je me suis vu dans la nécessité de relever ? alors, moi, je retirerai les miennes.

— Mais c’est impossible, lui objectait-on : Monsieur de Rhétoré est personnellement offensé ; vous, au contraire, vous ne l’êtes pas. À tort ou à raison, il a la conviction que monsieur Marie-Gaston lui a porté un dommage. Il faut toujours une certaine indulgence pour les intérêts blessés ; jamais on n’obtient d’eux une justice absolue.

— De telle sorte, reprenait monsieur Dorlange, que monsieur le duc continuera de calomnier mon ami tout à son aise ; d’abord parce qu’il est en Italie, et ensuite parce que Marie-Gaston aura toujours une extrême répugnance à en venir avec le frère de sa femme à de certaines extrémités. C’est justement, ajoutait-il, cette impuissance relative où il est de se défendre, qui constitue mon droit, je dis plus, mon devoir d’intervenir. Ce n’est pas sans une permission particulière de la Providence que j’ai été à même de saisir au passage quelques-uns de ces méchants propos qui circulaient sourdement, et puisque monsieur le duc de Rhétoré ne voit rien à modifier dans ses dires, nous irons jusqu’au bout si vous le voulez bien.

Le débat s’étant constamment tenu dans ces termes, le duel devenait inévitable, et dans la journée les conditions en furent réglées entre les témoins des deux parties. La rencontre, arrêtée pour le lendemain, devait avoir lieu au pistolet.

Sur le terrain, monsieur Dorlange fut parfait de sang-froid. Après un coup de feu échangé sans résultat, comme les témoins parlaient de mettre fin au combat :

— Allons ! encore un coup ! dit-il avec gaieté, comme s’il se fût agi d’abattre des poupées dans un tir.

À cette reprise, il fut atteint dans la partie charnue de la cuisse, blessure en réalité peu dangereuse, mais qui lui fit perdre beaucoup de sang. Pendant qu’on le transportait à la voiture qui l’avait amené, comme monsieur de Rhétoré, s’empressant à lui donner des soins, se trouvait à sa portée : — Ce qui n’empêche pas, lui dit-il, que Marie-Gaston ne soit homme d’honneur et un cœur d’or ; et presque en même temps il s’évanouit.

Ce duel, comme vous vous l’imaginez, cher monsieur, a fait un bruit énorme, et pour recueillir sur monsieur Dorlange beaucoup de renseignements, je n’ai eu vraiment qu’à écouter, car pendant toute la journée d’hier il a été le lion du moment, et impossible d’entrer dans une maison sans le trouver sur le tapis.

Ma récolte s’est principalement faite chez madame de Montcornet ; elle reçoit, vous le savez, beaucoup d’artistes et de gens de lettres, et, pour vous donner une idée de la manière dont votre ami est posé, je ne ferai que sténographier une conversation à laquelle j’ai assisté hier soir dans le salon de la comtesse.

Les interlocuteurs étaient monsieur Émile Blondet, des Débats, monsieur Bixiou, le caricaturiste, l’un des furets les mieux informés de Paris ; l’un et l’autre, je crois, sont de votre connaissance, mais dans tous les cas, je suis sûr de votre intimité avec Joseph Bridau, notre grand peintre, qui venait en tiers dans cette causerie, car, je me rappelle que Daniel Darthez et lui furent les témoins de votre mariage.

— Les débuts de Dorlange, — disait Joseph Bridau au moment où je m’approchai pour écouter, — ont été magnifiques. Il y avait déjà du grand maître dans sa sculpture de concours que l’Académie, sous la pression de l’opinion, se décida à couronner, quoiqu’il se fût assez plaisamment moqué de son programme.

— C’est vrai, répondit monsieur Bixiou, — et la Pandore qu’il exposa en 1837, à son retour de Rome, est également une figure très-remarquable. Mais comme elle lui a tout donné du premier coup, la croix, des commandes du gouvernement et de la ville, et dans les journaux une trentaine d’articles ébouriffants, il me paraît très-difficile qu’il se relève de ce succès-là.

— Ça, — dit Émile Blondet, — c’est une opinion à la Bixiou.

— Sans doute, et très-motivée. Connais-tu l’homme ?

— Non ; on ne le voit nulle part.

— Justement, le lieu où il fréquente le plus. C’est un ours, mais un ours avec préméditation ; un ours prétentieux et réfléchi.

— Je ne vois pas, reprit Joseph Bridau, que cette sauvagerie soit une très-mauvaise disposition pour un artiste. Qu’est-ce qu’un sculpteur surtout a tant à gagner dans les salons où les messieurs et les dames ont pris l’habitude d’aller vêtus ?

— Dans les salons, d’abord, un sculpteur se distrait, ce qui l’empêche de tourner à la manie et au songe-creux ; ensuite il y voit comment le monde est fait, et que 1839 n’est ni le quinzième ni le seizième siècle.

— Comment, dit Émile Blondet, est-ce que le pauvre garçon a de ces illusions-là ?

— Lui ? il vous parle couramment de recommencer la vie des grands artistes du moyen âge avec l’universalité de leurs études et de leurs connaissances, et cette effrayante vie de labeur que peuvent faire comprendre les mœurs d’une société à demi barbare, mais que la nôtre ne comporte plus. Il ne remarque pas, le naïf rêveur, que la civilisation, en compliquant d’étrange sorte les rapports sociaux, absorbe pour les affaires, pour les intérêts, pour les plaisirs, trois fois plus de temps que n’en dépense, pour le même objet, une société moins avancée. Voyez le sauvage dans sa hutte, il n’a rien à faire ! Mais nous, avec la Bourse, l’Opéra, les journaux, les discussions parlementaires, les salons, les élections, les chemins de fer, le café de Paris et la garde nationale, à quel moment, s’il vous plaît, veut-on que nous travaillions ?

— Belle théorie de fainéant ! dit en riant Émile Blondet.

— Mais non, mon cher, je suis dans le vrai. Le couvre-feu, que diable ! ne sonne plus à neuf heures, et hier encore, jusque chez mon concierge Ravenouillet, il y avait une soirée (voir les Comédiens sans le savoir) ; peut-être même ai-je commis une lourde faute en déclinant l’invitation indirecte qu’il m’avait faite d’y assister.

— Pourtant, dit Joseph Bridau, il est clair que si on ne se mêle ni aux affaires, ni aux intérêts, ni aux plaisirs de son époque, on arrive à se faire, ce temps épargné, un joli capital. Indépendamment de ses commandes, Dorlange a, je crois, personnellement quelque aisance : rien ne l’empêche donc d’arranger sa vie comme il l’entend.

— Mais vous voyez bien que lui-même va à l’Opéra, puisque c’est là qu’il a récolté son duel ! Vous tombez bien, d’ailleurs, en nous le représentant comme isolé de tout le milieu contemporain, quand je le sais, moi, tout près de s’y relier par le plus tapageur et le plus absorbant engrenage de la machine sociale, à savoir l’intérêt politique.

— Il veut se faire homme politique ? demanda dédaigneusement Émile Blondet.

— Sans doute, cela rentre dans son fameux programme d’universalité, et il faut voir la suite et la persévérance qu’il met à cette idée ! L’an dernier deux cent cinquante mille francs lui tombent du ciel, et aussitôt mon homme d’acquérir dans la rue Saint-Martin une masure pour se constituer le cens électoral ; puis, autre jolie spéculation : avec le reste de la somme, il se fait actionnaire du journal le National, où je le rencontre toutes les fois qu’il me prend envie d’aller rire de l’utopie républicaine. Là, il a ses flatteurs ; ils lui ont persuadé qu’il était né orateur et qu’à la Chambre il ferait le plus grand effet. On parle même de lui organiser une candidature, et dans les jours d’enthousiasme on va jusqu’à lui trouver une lointaine ressemblance avec Danton.

— Ceci, dit Émile Blondet, devient du plus haut burlesque.

Je ne sais si vous avez remarqué, cher monsieur, que chez les hommes d’un vrai talent il y a pour toutes choses un grand fond d’indulgence. Ici Joseph Bridau en fut la preuve.

— Je crois comme vous, dit-il, que si Dorlange se met dans cette voie il est à peu près perdu pour l’art. Mais, après tout, pourquoi ne réussirait-il pas à la Chambre ? Il s’énonce avec une grande facilité et me semble avoir à sa disposition beaucoup d’idées. Voyez Canalis, quand il s’est fait nommer député ! — Allons donc, un poëte ! disait-on de tout côté, ce qui ne l’a pas empêché de se faire une belle renommée oratoire et de devenir ministre.

— Mais d’abord, la question est d’y arriver, à la Chambre, dit Émile Blondet ; où Dorlange compte-t-il se porter ?

— Naturellement, répondit Bixiou, dans l’un des bourgs pourris du National. Je ne sache pas pourtant que le collége soit encore désigné.

— Règle générale, dit le publiciste des Débats, pour arriver à la députation, même avec l’appui le plus ardent d’un parti, il faut une notoriété politique un peu étendue, ou au moins, quelque part, une consistance provinciale de famille, de fortune. Connaît-on, chez Dorlange, quelqu’un de ces éléments de succès ?

— Pour de la consistance de famille, celle-là en particulier lui serait difficile, car, pour lui, la famille est absente à un degré désespérant.

— Vraiment, dit Émile Blondet, c’est un enfant naturel ?

— Tout ce qu’il y a de plus naturel, père et mère inconnus. Mais je veux admettre, moi, qu’il soit nommé ; c’est le défilé de ses idées politiques qui sera une curiosité !

— Il est républicain, puisqu’il est l’ami de messieurs du National et qu’il ressemble à Danton.

— Sans doute, mais il méprise souverainement ses coreligionnaires, disant qu’ils ne sont bons qu’au coup de main, à la violence et à faire la grosse voix. Provisoirement, donc, il s’arrangerait d’une monarchie entourée d’institutions républicaines, mais il prétend que notre royauté citoyenne doit infailliblement se perdre par l’abus des influences, qu’il appelle brutalement la corruption. Ceci le mènerait alors à se rapprocher de la petite Église du centre gauche ; mais là encore, car il y a toujours des mais, il ne voit qu’une réunion d’ambitieux et d’eunuques, aplanissant à leur insu le chemin à une révolution que, pour son compte, il voit poindre à l’horizon avec le plus grand regret, parce que, dit-il, les masses sont trop peu préparées et trop peu intelligentes pour ne la point laisser échapper de leurs mains. La légitimité, il en rit ; il n’admet d’aucune façon qu’elle soit un principe. Pour lui, c’est tout simplement une forme plus arrêtée et plus parfaite de l’hérédité monarchique, et il ne lui reconnaît pas d’autre supériorité que celle du vin vieux sur le vin nouveau. En même temps qu’il n’est pas légitimiste, pas conservateur, pas centre gauche, et qu’il est républicain sans vouloir de la république, il se pose intrépidement en catholique, et il chevauche sur le dada de ce parti, la liberté d’enseignement ; mais cet homme, qui veut l’enseignement libre, a peur, d’autre côté, des jésuites, et il en est encore, comme en 1829, aux empiétements du parti prêtre et de la congrégation. Savez-vous enfin, le grand parti qu’il se propose de créer dans la Chambre, et dont il entend bien être le chef ? Celui du juste, de l’impartial, de l’honnête ; comme si rien de pareil pouvait se rencontrer dans la caverne et dans la popote parlementaires, et comme si, d’ailleurs, toutes les opinions, pour dissimuler leurs laides nullités, n’avaient pas de temps immémorial accaparé ce drapeau.

— De telle sorte, demanda Joseph Bridau, qu’il renonce absolument à la sculpture ?

— Pas encore ; il termine en ce moment une statue de je ne sais quelle sainte, mais il ne la laisse voir à personne et ne compte pas la mettre à l’exposition de cette année ; il a encore ses idées là-dessus.

— Qui sont ? dit Émile Blondet.

— Que les œuvres catholiques ne doivent pas être livrées au jugement d’une critique et aux regards d’un public également pourris de scepticisme ; qu’elles doivent, sans passer par les bruits du monde, aller pieusement et modestement s’installer à la place pour laquelle elles sont destinées.

— Ah çà mais ! fit remarquer Émile Blondet, un catholique si fervent et qui se bat en duel !

— Il y a bien mieux que cela. Il est catholique et vit avec une femme qu’il a ramenée d’Italie, une espèce de déesse de la Liberté, qui lui sert à la fois de modèle et de gouvernante…

— Quelle langue et quel bureau de renseignements que ce Bixiou ! se dirent en se séparant ses interlocuteurs. Ils venaient d’être conviés par madame de Montcornet à prendre de sa main une tasse de thé.

Vous voyez, cher monsieur, que les aspirations politiques de monsieur Dorlange ne sont guère prises au sérieux et qu’on en pense à peu près ce que j’en augure moi-même. Je ne doute pas que vous lui écriviez prochainement pour le remercier de sa chaleur à vous protéger contre la calomnie. Ce courageux dévouement m’a donné pour lui une vraie sympathie et je vous verrai avec bien de la joie user de l’influence de votre ancienne amitié pour le détourner de la voie déplorable dans laquelle il est sur le point de s’engager. Je ne juge pas les autres travers que lui a prêtés monsieur Bixiou, qui est un homme bien tranchant et bien léger, et, comme Joseph Bridau, je serais disposé à les trouver assez véniels ; mais une faute à jamais regrettable, c’est, selon moi, celle qu’il commettrait en abandonnant une carrière où il est déjà bien placé, pour aller se jeter dans la mêlée politique. Prêchez-le donc de toutes vos forces, de manière à le rattacher à son art. Vous êtes d’ailleurs vous-même intéressé à ce qu’il prenne ce parti, si vous tenez toujours à lui confier le travail dont il a jusqu’ici refusé de se charger.

Au sujet de l’explication que je vous conseillais d’avoir avec lui, je puis dire que votre tâche s’est singulièrement simplifiée. Je ne vous vois tenu à entrer dans aucun des détails qui pourraient être pour vous trop douloureux. Madame de l’Estorade à laquelle j’ai parlé du rôle de médiatrice dont j’avais eu l’idée pour elle, accepte ce rôle très-volontiers, et elle se fait fort, en une demi-heure de conversation, de dissiper tous les nuages qui peuvent exister de vous à votre ami.

Pendant que je vous écrivais cette longue lettre, j’avais envoyé prendre de ses nouvelles ; on me les rapporte aussi bonnes que possible, et les médecins, à moins d’accidents extraordinaires et tout à fait imprévus, n’ont pas la moindre inquiétude sur son état. Il paraît d’ailleurs qu’il est l’objet d’un intérêt général, car, selon l’expression de mon domestique : On fait queue pour s’inscrire chez lui. Il faut dire aussi que monsieur de Rhétoré n’est pas aimé. Il a beaucoup de raideur avec très-peu d’esprit. Quelle différence avec celle que nous avons tous dans nos plus chers souvenirs ! Elle était simple et bonne, sans jamais déroger, et rien n’était comparable aux aimables qualités de son cœur, si ce n’est les grâces de son esprit.