Le Député d’Arcis/Partie 1/Chapitre 10

Librairie nouvelle (p. 65-71).


CHAPITRE X

L’INCONNU


Séverine trouva son père assis sur un banc de bois, au bout de sa terrasse, sous les lilas en fleur et prenant son café, car il était cinq heures et demie. Elle vit bien, à la douleur gravée sur la figure de son père, qu’il savait la nouvelle. En effet, le vieux pair de France venait d’envoyer un valet de chambre à son ami, en le priant de venir le voir.

Jusqu’alors le vieux Grévin n’avait pas voulu trop encourager l’ambition de sa fille ; mais, en ce moment, au milieu des réflexions contradictoires qui se heurtaient dans sa triste méditation, son secret lui échappa.

— Ma chère enfant, lui dit-il, j’avais formé pour ton avenir les plus beaux et les plus fiers projets, la mort vient de les renverser. Cécile eût été vicomtesse Keller, car Charles, par mes soins, eût été nommé député d’Arcis, et il eût succédé quelque jour à la pairie de son père. Gondreville, ni sa fille, madame Keller, n’auraient refusé les soixante mille francs de rentes que Cécile a en dot, surtout avec la perspective de cent autres que vous aurez un jour… Tu aurais habité Paris avec ta fille, et tu y aurais joué ton rôle de belle-mère dans les hautes régions du pouvoir.

Madame Beauvisage fit un geste de satisfaction.

— Mais nous sommes atteints ici du coup qui frappe ce charmant jeune homme à qui l’amitié du prince royal était acquise déjà… Maintenant, ce Simon Giguet, qui se pousse sur la scène politique, est un sot, un sot de la pire espèce, car il se croit un aigle… Vous êtes trop liés avec les Giguet et la maison Marion pour ne pas mettre beaucoup de formes à votre refus, et il faut refuser…

— Nous sommes comme toujours du même avis, mon père.

— Tout ceci m’oblige à voir mon vieux Malin, d’abord pour le consoler, puis pour le consulter. Cécile et toi, vous seriez malheureuses avec une vieille famille du faubourg Saint-Germain, on vous ferait sentir votre origine de mille façons, nous devons chercher quelque duc de la façon de Bonaparte qui soit ruiné ; nous serons à même d’avoir ainsi pour Cécile un beau titre, et nous la marierons séparée de biens. Tu peux dire que j’ai disposé de la main de Cécile, nous couperons court ainsi à toutes les demandes saugrenues comme celles d’Antonin Goulard. Le petit Vinet ne manquera pas de s’offrir, il serait préférable à tous les épouseurs qui viendront flairer la dot… Il a du talent, de l’intrigue, et il appartient aux Chargebœuf par sa mère ; mais il a trop de caractère pour ne pas dominer sa femme, et il est assez jeune pour se faire aimer : tu périrais entre ces deux sentiments-là, car je te sais par cœur, mon enfant !

— Je serai bien embarrassée ce soir, chez les Marion, dit Séverine.

— Eh ! bien, mon enfant, répondit Grévin, envoie-moi madame Marion, je lui parlerai, moi !

— Je savais bien, mon père, que vous pensiez à notre avenir, mais je ne m’attendais pas à ce qu’il fût si brillant, dit madame Beauvisage en prenant les mains de son père et les lui baisant.

— J’y avais si profondément pensé, reprit Grévin, qu’en 1831, j’ai acheté l’hôtel de Beauséant.

Madame Beauvisage fit un vif mouvement de surprise, en apprenant ce secret si bien gardé, mais elle n’interrompit point son père.

— Ce sera mon présent de noces, dit-il. En 1832, je l’ai loué pour sept ans à des Anglais, à raison de vingt-quatre mille francs, une jolie affaire, car il ne m’a coûté que trois cent vingt-cinq mille francs, et en voici près de deux cent mille de retrouvés. Le bail finit le 15 juillet de cette année.

Séverine embrassa son père au front et sur les deux joues. Cette dernière révélation agrandissait tellement son avenir, qu’elle eut comme un éblouissement.

— Mon père, par mon conseil, ne donnera que la nue propriété de cet héritage à ses petits-enfants, se dit-elle en traversant le pont, j’en aurai l’usufruit ; je ne veux pas que ma fille et un gendre me chassent de chez eux : ils seront chez moi !

Au dessert, quand les deux bonnes furent attablées dans la cuisine, et que madame Beauvisage eut la certitude de n’être pas écoutée, elle jugea nécessaire de faire une petite leçon à Cécile.

— Ma fille, lui dit-elle, conduisez-vous ce soir en personne bien élevée, et, à dater d’aujourd’hui, prenez un air posé, ne causez pas légèrement, ne vous promenez pas seule avec monsieur Giguet, ni avec monsieur Olivier Vinet, ni avec le sous-préfet, ni avec monsieur Martener, avec personne enfin, pas même avec Achille Pigoult. Vous ne vous marierez à aucun des jeunes gens d’Arcis ni du département. Vous êtes destinée à briller à Paris. Aussi, tous les jours, aurez-vous de charmantes toilettes, pour vous habituer à l’élégance. Nous tâcherons de débaucher une femme de chambre à la jeune duchesse de Maufrigneuse ; nous saurons ainsi où se fournissent la princesse de Cadignan et la marquise de Cinq-Cygne. Oh ! je ne veux pas que nous ayons le moindre air provincial. Vous étudierez trois heures par jour le piano ; je ferai venir tous les jours monsieur Moïse de Troyes, jusqu’à ce qu’on m’ait dit le maître que je puis faire venir de Paris. Il faut perfectionner tous vos talents, car vous n’avez plus qu’un an tout au plus à rester fille. Vous voilà prévenue, je verrai comment vous vous comporterez ce soir. Il s’agit de tenir Simon à une grande distance de vous, sans vous amuser de lui.

— Soyez tranquille, maman, je vais me mettre à adorer l’inconnu.

Ce mot, qui fit sourire madame Beauvisage, a besoin d’une explication.

— Ah ! je ne l’ai pas encore vu, dit Philéas ; mais tout le monde parle de lui. Quand je voudrai savoir qui c’est, j’enverrai le brigadier ou M. Groslier lui demander son passe-port.

Il n’est pas de petites villes en France où, dans un temps donné, le drame ou la comédie de l’étranger ne se joue. Souvent l’étranger est un aventurier qui fait des dupes et qui part, emportant la réputation d’une femme ou l’argent d’une famille. Plus souvent l’étranger est un étranger véritable, dont la vie reste assez longtemps mystérieuse pour que la petite ville soit occupée de ses faits et gestes.

Or, l’avènement de Simon Giguet au pouvoir n’était pas le seul événement grave. Depuis deux jours, l’attention de la ville d’Arcis avait pour point de mire un personnage arrivé depuis trois jours, qui se trouvait être le premier inconnu de la génération actuelle. Aussi l’inconnu faisait-il en ce moment les frais de la conversation dans toutes les maisons. C’était le soliveau tombé du ciel dans la ville des grenouilles.

La situation d’Arcis-sur-Aube explique l’effet que devait y produire l’arrivée d’un étranger. À six lieues avant Troyes, sur la grande route de Paris, devant une ferme appelée la Belle-Étoile, commence un chemin départemental qui mène à la ville d’Arcis, en traversant de vastes plaines où la Seine trace une étroite vallée verte, ombragée de peupliers, qui tranche sur la blancheur des terres crayeuses de la Champagne.

La route qui relie Arcis à Troyes a six lieues de longueur et fait la corde d’un arc, dont les deux extrémités sont Arcis et Troyes, en sorte que le plus court chemin pour aller de Paris à Arcis est cette route départementale qu’on prend à la Belle-Étoile. L’Aube, comme on l’a dit, n’est navigable que depuis Arcis jusqu’à son embouchure. Ainsi cette ville, sise à six lieues de la grande route, séparée de Troyes par des plaines monotones, se trouve perdue au milieu des terres, sans commerce, ni transit, soit par eau, soit par terre. En effet, Sézanne, située à quelques lieues d’Arcis, de l’autre côté de l’Aube, est traversée par une grande route qui économise huit postes sur l’ancienne route d’Allemagne par Troyes.

Arcis est donc une ville entièrement isolée où ne passe aucune voiture, et qui ne se rattache à Troyes et à la station de la Belle-Étoile que par des messagers. Tous les habitants se connaissent, ils connaissent même les voyageurs du commerce qui viennent pour les affaires des maisons parisiennes ; ainsi, comme toutes les petites villes de province qui sont dans une situation analogue, un étranger doit y mettre en branle toutes les langues et agiter toutes les imaginations, quand il y reste plus de deux jours, sans qu’on sache ni son nom, ni ce qu’il y vient faire.

Or, comme tout Arcis était encore tranquille, trois jours avant la matinée où, par la volonté du créateur de tant d’histoires, celle-ci commence, tout le monde avait vu venir, par la route de la Belle-Étoile, un étranger conduisant un joli tilbury attelé d’un cheval de prix, et accompagné d’un petit domestique gros comme le poing, monté sur un cheval de selle. Le messager en relation avec les diligences de Troyes avait apporté de la Belle-Étoile trois malles venues de Paris, sans adresse et appartenant à cet inconnu, qui se logea au Mulet.

Chacun, dans Arcis, imagina le soir que ce personnage avait l’intention d’acheter la terre d’Arcis, et l’on en parla dans beaucoup de ménages comme du futur propriétaire du château. Le tilbury, le voyageur, ses chevaux, son domestique, tout paraissait appartenir à un homme tombé des plus hautes sphères sociales.

L’inconnu, sans doute fatigué, ne se montra pas ; peut-être passa-t-il une partie de son temps à s’installer dans les chambres qu’il choisit, en annonçant devoir demeurer un certain temps. Il voulut voir la place que ses chevaux devaient occuper dans l’écurie, et se montra très exigeant ; il voulut qu’on les séparât de ceux de l’aubergiste, et de ceux qui pourraient venir.

D’après tant d’exigences, le maître de l’hôtel du Mulet considéra son hôte comme un Anglais.

Dès le soir du premier jour, quelques tentatives furent faites par des curieux, au Mulet ; mais on n’obtint aucune lumière du petit groom, qui refusa de s’expliquer sur son maître, non pas par des défaites ou par le silence, mais par des moqueries qui parurent être au-dessus de son âge et annoncer une grande corruption.

Après avoir fait une toilette soignée et avoir dîné, sur les six heures, il partit à cheval, suivi de son tigre, disparut par la route de Brienne, et ne revint que fort tard.

L’hôte, sa femme et ses filles de chambre ne recueillirent, en examinant les malles et les effets de l’inconnu, rien qui pût les éclairer sur le rang, sur le nom, sur la condition ou les projets de cet hôte mystérieux.

Ce fut d’un effet incalculable. On fit mille commentaires de nature à nécessiter l’intervention du procureur du roi.

À son retour, l’inconnu laissa monter la maîtresse de la maison, qui lui présenta le livre où, selon les ordonnances de police, il devait inscrire son nom, sa qualité, le but de son voyage et son point de départ.

— Je n’écrirai rien, dit-il à la maîtresse de l’auberge. Si vous étiez tourmentée à ce sujet, vous diriez que je m’y suis refusé, et vous m’enverriez le sous-préfet, car je n’ai point de passeport. On vous fera sur moi bien des questions, madame, reprit-il, mais répondez comme vous voudrez, je veux que vous ne sachiez rien sur moi, quand même vous apprendriez malgré moi quelque chose. Si vous me tourmentez, j’irai à l’hôtel de la Poste, sur la place du Pont, et remarquez que je compte rester au moins quinze jours ici. Cela me contrarierait beaucoup, car je sais que vous êtes la sœur de Gothard, l’un des héros de l’affaire Simeuse.

— Suffit, monsieur ! dit la sœur de Gothard, l’intendant de Cinq-Cygne.

Après un pareil mot, l’inconnu put garder près de lui, pendant deux heures environ, la maîtresse de l’hôtel, et lui fit dire tout ce qu’elle savait sur Arcis, sur toutes les fortunes, sur tous les intérêts et sur les fonctionnaires.

Le lendemain, il disparut à cheval, suivi de son tigre, et ne revint qu’à minuit.

On doit comprendre alors la plaisanterie qu’avait faite Cécile, et que madame Beauvisage crut être sans fondement.

Beauvisage et Cécile, surpris de l’ordre du jour formulé par Séverine, en furent enchantés. Pendant que sa femme passait une robe pour aller chez madame Marion, le père entendit sa fille faire les suppositions auxquelles il est si naturel aux jeunes personnes de se livrer en pareil cas. Puis, fatigué de sa journée, il alla se coucher lorsque la mère et la fille furent parties.