Le Député d’Arcis/Partie 1/Chapitre 07

Librairie nouvelle (p. 46-51).


CHAPITRE VII

LA MAISON BEAUVISAGE


Dans la réaction de 1815, on envoya pour sous-préfet à Arcis un vicomte de Chargebœuf, de la branche pauvre, et qui fut nommé par la protection de la marquise de Cinq-Cygne, à la famille de laquelle il était allié.

Ce jeune homme resta sous-préfet pendant cinq ans. La belle madame Beauvisage ne fut pas, dit-on, étrangère au séjour, infiniment trop prolongé pour son avancement, que le vicomte fit dans cette sous-préfecture. Néanmoins, hâtons-nous de dire que les propos ne furent sanctionnés par aucun de ces scandales qui révèlent en province ces passions si difficiles à cacher aux Argus de petite ville. Si Séverine aima le vicomte de Chargebœuf, si elle fut aimée de lui, ce fut en tout bien tout honneur, dirent les amis de Grévin et ceux de Marion. Cette double coterie imposa son opinion à tout l’Arrondissement ; mais les Marion, les Grévin n’avaient aucune influence sur les royalistes, et les royalistes tinrent le sous-préfet pour très-heureux.

Dès que la marquise de Cinq-Cygne apprit ce qui se disait de son parent dans les châteaux, elle le fit venir à Cinq-Cygne ; et telle était son horreur pour tous ceux qui tenaient de loin ou de près aux acteurs du drame judiciaire si fatal à sa famille, qu’elle enjoignit au vicomte de changer de résidence. Elle obtint la nomination de son cousin à la sous-préfecture de Sancerre, en lui promettant une préfecture.

Quelques fins observateurs prétendirent que le vicomte avait joué la passion pour devenir préfet, car il connaissait la haine de la marquise pour le nom de Grévin. D’autres remarquèrent des coïncidences entre les apparitions du vicomte de Chargebœuf à Paris et les voyages qu’y faisait madame Beauvisage, sous les prétextes les plus frivoles.

Un historien impartial serait fort embarrassé d’avoir une opinion sur des faits ensevelis dans les mystères de la vie privée. Une seule circonstance a paru donner gain de cause à la médisance.

Cécile-Renée Beauvisage était née en 1820, au moment où monsieur de Chargebœuf quitta sa sous-préfecture, et parmi les noms de l’heureux sous-préfet se trouve celui de René. Ce nom fut donné par le comte de Gondreville, parrain de Cécile. Si la mère s’était opposée à ce que sa fille reçût ce nom, elle aurait en quelque sorte confirmé les soupçons.

Comme le monde veut toujours avoir raison, ceci passa pour une malice du vieux pair de France. Madame Keller, fille du comte, et qui avait nom Cécile, était la marraine. Quant à la ressemblance de Cécile-Renée Beauvisage, elle est frappante ! Cette jeune personne ne ressemble ni à son père ni à sa mère ; et, avec le temps, elle est devenue le portrait vivant du vicomte dont elle a pris les manières aristocratiques. Cette double ressemblance, morale et physique, ne put jamais être remarquée par les gens d’Arcis, où le vicomte ne revint plus.

Séverine rendit d’ailleurs Philéas heureux à sa manière. Il aimait la bonne chère et les aises de la vie ; elle eut pour lui les vins les plus exquis, une table digne d’un évêque et entretenue par la meilleure cuisinière du département, mais sans afficher aucun luxe, car elle maintint sa maison dans les conditions de la vie bourgeoise d’Arcis.

Le proverbe d’Arcis est qu’il faut dîner chez madame Beauvisage et passer la soirée chez madame Marion.

La prépondérance que la Restauration donnait à la maison de Cinq-Cygne, dans l’Arrondissement d’Arcis, avait naturellement resserré les liens entre toutes les familles du pays qui touchèrent au procès criminel fait à propos de l’enlèvement de Gondreville. Les Marion, les Grévin, les Giguet, furent d’autant plus unis, que le triomphe de leur opinion, dite constitutionnelle, aux élections, exigeait une harmonie parfaite.

Par calcul, Séverine occupa Beauvisage au commerce de la bonneterie, auquel tout autre que lui aurait pu renoncer ; elle l’envoyait à Paris, dans les campagnes, pour ses affaires. Aussi, jusqu’en 1830, Philéas, qui trouvait à exercer ainsi sa bosse de l’acquisivité, gagna-t-il chaque année une somme équivalente à celle de ses dépenses, outre l’intérêt de ses capitaux, en faisant son métier en pantoufles, pour employer une expression proverbiale.

Les intérêts de la fortune de monsieur et madame Beauvisage, capitalisés depuis quinze ans par les soins de Grévin, devaient donc donner cinq cent mille francs en 1830. Telle était, en effet, à cette époque, la dot de Cécile, que le vieux notaire fit placer en trois pour cent à cinquante francs, ce qui produisit trente mille livres de rente.

Ainsi personne ne se trompait dans l’appréciation de la fortune des Beauvisage, alors évaluée à quatre-vingt mille francs de rentes. Depuis 1830, ils avaient vendu leur commerce de bonneterie à Jean Violette, un de leurs facteurs, petit-fils d’un des principaux témoins à charge dans l’affaire Simeuse, et ils avaient alors placé leurs capitaux, estimés à trois cent mille francs ; mais monsieur et madame Beauvisage avaient en perspective les deux successions du vieux Grévin et de la vieille fermière Beauvisage, estimées chacune entre quinze et vingt mille francs de rentes. Les grandes fortunes de la province sont le produit du temps multiplié par l’économie.

Trente ans de vieillesse y sont toujours un capital.

En donnant à Cécile-Renée cinquante mille francs de rentes en dot, monsieur et madame Beauvisage conservaient encore pour eux ces deux successions, trente mille livres de rentes, et leur maison d’Arcis :

Une fois la marquise de Cinq-Cygne morte, Cécile pouvait assurément épouser le jeune marquis ; mais la santé de cette femme, encore forte et presque belle à soixante ans, tuait cette espérance, si toutefois elle était entrée au cœur de Grévin et de sa fille, comme le prétendaient quelques gens, étonnés des refus essuyés par des gens aussi convenables que le sous-préfet et le procureur du roi.

La maison Beauvisage, une des plus belles d’Arcis, est située sur la place du Pont, dans l’alignement de la rue Vide-Bourse, à l’angle de la rue du Pont qui monte jusqu’à la place de l’Église. Quoique sans cour, ni jardin, comme beaucoup de maisons de province, elle y produit un certain effet, malgré des ornements de mauvais goût. La porte bâtarde, mais à deux ventaux, donne sur la place. Les croisées du rez-de-chaussée ont sur la rue la vue de l’auberge de la Poste, et sur la place celle du paysage assez pittoresque de l’Aube, dont la navigation commence en aval du pont.

Au-delà du pont, se trouve une autre petite place, sur laquelle demeure monsieur Grévin et où commence la route de Sézanne.

Sur la rue, comme sur la place, la maison Beauvisage, soigneusement peinte en blanc, a l’air d’avoir été bâtie en pierre. La hauteur des persiennes, les moulures extérieures des croisées, tout contribue à donner à cette habitation une certaine tournure, que rehausse l’aspect généralement misérable des maisons d’Arcis, construites presque toutes en bois, et couvertes d’un enduit à l’aide duquel on simule la solidité de la pierre.

Néanmoins, ces maisons ne manquent pas d’une certaine naïveté, par cela même que chaque architecte ou chaque bourgeois s’est ingénié pour résoudre le problème que présente ce mode de bâtisse. On voit, sur chacune des places qui se trouvent de l’un et de l’autre côté du pont, un modèle de ces édifices champenois.

Au milieu de la rangée de maisons, située sur la place, à gauche de la maison Beauvisage, on aperçoit, peinte en couleur lie-de-vin et les bois peints en vert, la frêle boutique de Jean Violette, petit-fils du fameux fermier de Grouage, un des témoins principaux dans l’affaire de l’enlèvement du sénateur, à qui, depuis 1830, Beauvisage avait cédé son fonds de commerce, ses relations, et à qui, dit-on, il prêtait des capitaux.

Le pont d’Arcis est en bois. À cent mètres de ce pont, en remontant l’Aube, la rivière est barrée par un autre pont, sur lequel s’élèvent les hautes constructions en bois d’un moulin à plusieurs tournants.

Cet espace, entre le pont public et ce pont particulier, forme un grand bassin, sur les rives duquel sont assises de grandes maisons. Par une échancrure et au-dessus des toits, on aperçoit l’éminence sur laquelle sont assis le château d’Arcis, ses jardins, son parc, ses murs de clôture, ses arbres qui dominent le cours supérieur de l’Aube et les maigres prairies de la rive gauche.

Le bruit de l’Aube qui s’échappe au-delà de la chaussée des moulins par-dessus le barrage, la musique des roues contre lesquelles l’eau fouettée retombe dans le bassin en y produisant des cascades, animent la rue du Pont et contrastent avec la tranquillité de la rivière qui coule en aval entre les jardins de M. Grévin, dont la maison se trouve au coin du pont, sur la rive gauche, et le port où, sur la rive droite, les bateaux déchargent leurs marchandises devant une rangée de maisons assez pauvres, mais pittoresques.

L’Aube serpente dans le lointain entre des arbres épars ou serrés, grand ou petits, de divers feuillages, au gré des caprices des riverains.

La physionomie des maisons est si variée qu’un voyageur y trouverait un spécimen des maisons de tous les pays. Ainsi, au nord, sur le bord du bassin, dans les eaux duquel s’ébattent des canards, il y a une maison quasiment méridionale, dont le toit plie sous la tuilerie à gouttières en usage dans l’Italie ; elle est flanquée d’un jardinet soutenu par un coin de quai, dans lequel il s’élève des vignes, une treille et deux ou trois arbres. Elle rappelle quelques détails de Rome où, sur la rive du Tibre, quelques maisons offrent des aspects semblables.

En face, sur l’autre bord, est une grande maison à toit avancé, avec des galeries, qui ressemble à une maison suisse. Pour compléter l’illusion, entre cette construction et le déversoir, on aperçoit une vaste prairie ornée de ses peupliers et que traverse une petite route sablonneuse. Enfin, les constructions du château qui paraît, entouré de maisons si frêles, d’autant plus imposant, représentent les splendeurs de l’aristocratie française.

Quoique les deux places du pont soient coupées par le chemin de Sézanne, une affreuse chaussée en mauvais état, et qu’elles soient l’endroit le plus vivant de la ville, car la justice de paix et la mairie d’Arcis sont situées rue Vide-Bourse, un Parisien trouverait ce lieu prodigieusement champêtre et solitaire.

Ce paysage a tant de naïveté que, sur la place du Pont, en face de l’auberge de la Poste, vous voyez une pompe de ferme ; pendant un demi-siècle, on a pu en admirer une à peu près semblable dans la splendide cour du Louvre !

Rien n’explique mieux la vie de province que le silence profond dans lequel est ensevelie cette petite ville et qui règne dans son endroit le plus vivant. On doit facilement imaginer combien la présence d’un étranger, n’y passât-il qu’une demi-journée, y est inquiétante, avec quelle attention des visages se penchent à toutes les croisées pour l’observer, et dans quel état d’espionnage les habitants vivent les uns envers les autres. La vie y devient si conventuelle, qu’à l’exception des dimanches et jours de fêtes, un étranger ne rencontre personne sur les boulevards, ni dans l’avenue des Soupirs, nulle part, pas même par les rues.

Chacun peut comprendre maintenant pourquoi le rez-de-chaussée de la maison Beauvisage était de plain-pied avec la rue et la place. La place y servait de cour. En se mettant à sa fenêtre, l’ancien bonnetier pouvait embrasser en enfilade la place de l’Église, les deux places du pont et le chemin de Sézanne. Il voyait arriver les messagers et les voyageurs à l’auberge de la Poste. Enfin, il apercevait, les jours d’audience, le mouvement de la justice de paix et celui de la Mairie. Aussi, Beauvisage n’aurait pas troqué sa maison contre le château, malgré son air seigneurial, ses pierres de taille et sa superbe situation.