Le Député d’Arcis/Partie 1/Chapitre 02

Librairie nouvelle (p. 8-15).


CHAPITRE II

RÉVOLTE D’UN BOURG-POURRI LIBÉRAL


Quoique 1839 soit, politiquement parlant, bien éloigné de 1847, on peut encore se rappeler aujourd’hui les élections qui produisirent la coalition, tentative éphémère que fit la Chambre des députés pour réaliser la menace d’un gouvernement parlementaire ; menace à la Cromwell qui, sans un Cromwell, ne pouvait aboutir, sous un prince ennemi de la fraude, qu’au triomphe du système actuel où les chambres et les ministres ressemblent aux acteurs de bois que fait jouer le propriétaire du spectacle de Guignolet, à la grande satisfaction des passants toujours ébahis.

L’Arrondissement d’Arcis-sur-Aube se trouvait alors dans une singulière situation, il se croyait libre de choisir un député. Depuis 1816 jusqu’en 1836, on y avait toujours nommé l’un des plus lourds orateurs du côté gauche, l’un des dix-sept qui furent tous appelés grands citoyens par le parti libéral, enfin l’illustre François Keller, de la maison Keller frères, le gendre du comte de Gondreville.

Gondreville, une des plus magnifiques terres de la France, est située à un quart de lieue d’Arcis.

Ce banquier, récemment nommé comte et pair de France, comptait sans doute transmettre à son fils, alors âgé de trente ans, sa succession électorale, pour le rendre un jour apte à la pairie.

Déjà chef d’escadron dans l’état-major, et l’un des favoris du prince royal, Charles Keller, devenu vicomte, appartenait au parti de la cour citoyenne. Les plus brillantes destinées semblaient promises à un jeune homme puissamment riche, plein de courage, remarqué pour son dévouement à la nouvelle dynastie, petit-fils du comte de Gondreville, et neveu de la maréchale de Carigliano ; mais cette élection, si nécessaire à son avenir, présentait de grandes difficultés à vaincre.

Depuis l’accession au pouvoir de la classe bourgeoise, Arcis éprouvait un vague désir de se montrer indépendant. Aussi les dernières élections de François Keller avaient-elles été troublées par quelques républicains, dont les casquettes rouges et les barbes frétillantes n’avaient pas trop effrayé les gens d’Arcis. En exploitant les dispositions du pays, le candidat radical put réunir trente ou quarante voix. Quelques habitants, humiliés de voir leur ville comptée au nombre des bourgs-pourris de l’Opposition, se joignirent aux démocrates, quoique ennemis de la démocratie. En France, au scrutin des élections, il se forme des produits politico-chimiques où les lois des affinités sont renversées.

Or, nommer le jeune commandant Keller, en 1839, après avoir nommé le père pendant vingt ans, accusait une véritable servitude électorale, contre laquelle se révoltait l’orgueil de plusieurs bourgeois enrichis, qui croyaient bien valoir et monsieur Malin, comte de Gondreville, et les banquiers Keller frères, et les Cinq-Cygne et même le roi des Français !

Aussi les nombreux partisans du vieux Gondreville, le roi du département de l’Aube, attendaient-ils une nouvelle preuve de son habileté tant de fois éprouvée. Pour ne pas compromettre l’influence de sa famille dans l’Arrondissement d’Arcis, ce vieil homme d’État proposerait sans doute pour candidat un homme du pays qui céderait sa place à Charles Keller, en acceptant des fonctions publiques ; cas parlementaire qui rend l’élu du peuple sujet à réélection.

Quand Simon Giguet pressentit, au sujet des élections, le fidèle ami du comte, l’ancien Grévin, ce vieillard répondit que, sans connaître les intentions du comte de Gondreville, il faisait de Charles Keller son candidat, et emploierait toute son influence à cette nomination.

Dès que cette réponse du bonhomme Grévin circula dans Arcis, il y eut une réaction contre lui. Quoique, durant trente ans de notariat, cet Aristide champenois eût possédé la confiance de la ville, qu’il eût été maire d’Arcis de 1804 à 1814, et pendant les Cent-Jours ; quoique l’opposition l’eût accepté pour chef jusqu’au triomphe de 1830, époque à laquelle il refusa les honneurs de la mairie en objectant son grand âge ; enfin, quoique la ville, pour lui témoigner son affection, eût alors pris pour maire son gendre monsieur Beauvisage, on se révolta contre lui, et quelques jeunes, allèrent jusqu’à le taxer de radotage. Les partisans de Simon Giguet se tournèrent vers Philéas Beauvisage, le maire, et le mirent d’autant mieux de leur côté, que, sans être mal avec son beau-père, il affichait une indépendance qui dégénérait en froideur, mais que lui laissait le fin beau-père, en y voyant un excellent moyen d’action sur la ville d’Arcis.

Monsieur le maire, interrogé la veille sur la place publique, avait déclaré qu’il nommerait le premier inscrit sur la liste des éligibles d’Arcis, plutôt que de donner sa voix à Charles Keller qu’il estimait d’ailleurs infiniment.

— Arcis ne sera plus un bourg-pourri ! dit-il, ou j’émigre à Paris.

Flattez les passions du moment, vous devenez partout un héros, même à Arcis-sur-Aube.

— Monsieur le maire, dit-on, vient de mettre le sceau à la fermeté de son caractère.

Rien ne marche plus rapidement qu’une révolte légale. Dans la soirée, madame Marion et ses amis organisèrent pour le lendemain une réunion des électeurs indépendants, au profit de Simon Giguet, le fils du colonel. Ce lendemain venait de se lever, et de faire mettre sens dessus dessous toute la maison pour recevoir les amis sur l’indépendance desquels on comptait.

Simon Giguet, candidat-né d’une petite ville jalouse de nommer un de ses enfants, avait, comme on le voit, aussitôt mis à profit ce mouvement des esprits pour devenir le représentant des besoins et des intérêts de la Champagne pouilleuse. Cependant, toute la considération et la fortune de la famille Giguet étaient l’ouvrage du comte de Gondreville. Mais, en matière d’élection, y a-t-il des sentiments ?

Cette Scène est écrite pour l’enseignement des pays assez malheureux pour ne pas connaître les bienfaits d’une représentation nationale, et qui, par conséquent, ignorent par quelles guerres intestines, aux prix de quels sacrifices à la Brutus, une petite ville enfante un député ! Spectacle majestueux et naturel auquel on ne peut comparer que celui d’un accouchement : mêmes efforts, mêmes impuretés, mêmes déchirements, même triomphe !

On peut se demander comment un fils unique, dont la fortune était satisfaisante, se trouvait, comme Simon Giguet, simple avocat dans la petite ville d’Arcis, où les avocats sont à peu près inutiles.

Un mot sur le candidat est ici nécessaire.

Le colonel avait eu, de 1806 à 1813, de sa femme, qui mourut en 1814, trois enfants, dont l’aîné, Simon, survécut à ses cadets, morts tous deux, l’un en 1818, l’autre en 1825. Jusqu’à ce qu’il restât seul, Simon dut être élevé comme un homme à qui l’exercice d’une profession lucrative était nécessaire. Devenu fils unique, Simon fut atteint d’un revers de fortune. Madame Marion comptait beaucoup pour son neveu sur la succession du grand-père, le banquier de Hambourg ; mais cet Allemand mourut en 1826, ne laissant à son petit-fils Giguet que deux mille francs de rentes. Ce banquier, doué d’une grande vertu procréatrice, avait combattu les ennuis de son commerce par les plaisirs de la paternité ; donc il favorisa les familles de onze autres enfants qui l’entouraient et qui lui firent croire, avec assez de vraisemblance d’ailleurs, que Simon Giguet serait riche.

Le colonel tint à faire embrasser à son fils une profession indépendante. Voici pourquoi.

Les Giguet ne pouvaient attendre aucune faveur du pouvoir sous la Restauration. Quand même Simon n’eût pas été le fils d’un ardent bonapartiste, il appartenait à une famille dont tous les membres avaient, à juste titre, encouru l’animadversion de la famille de Cinq-Cygne, à propos de la part que Giguet le colonel de gendarmerie, et les Marion, y compris madame Marion, prirent, en qualité de témoins à charge, dans le fameux procès de messieurs de Simeuse, condamnés en 1805 comme coupables de la séquestration du comte de Gondreville, alors sénateur et autrefois représentant du peuple, qui avait spolié la fortune de cette maison.

Grévin fut non-seulement l’un des témoins les plus importants mais encore un des plus ardents meneurs de cette affaire. Ce procès criminel divisait encore l’Arrondissement d’Arcis en deux partis, dont l’un tenait pour l’innocence des condamnés, et conséquemment pour la maison de Cinq-Cygne, l’autre pour le comte de Gondreville et pour ses adhérents.

Si, sous la Restauration, la comtesse de Cinq-Cygne usa de l’influence que lui donnait le retour des Bourbons pour ordonner tout à son gré dans le département de l’Aube, le comte de Gondreville sut contrebalancer la royauté des Cinq-Cygne, par l’autorité secrète qu’il exerça sur les libéraux du pays, au moyen du notaire Grévin, du colonel Giguet, de son gendre Keller, toujours nommé député d’Arcis-sur-Aube en dépit des Cinq-Cygne, et enfin par le crédit qu’il conserva dans les conseils de la Couronne, tant que vécut Louis XVIII. Ce ne fut qu’après la mort de ce roi, que la comtesse de Cinq-Cygne put faire nommer Michu, président du tribunal de première instance d’Arcis. Elle tenait à mettre à cette place le fils du régisseur qui périt sur l’échafaud à Troyes, victime de son dévouement à la famille Simeuse, et dont le portrait en pied ornait son salon et à Paris et à Cinq-Cygne. Jusqu’en 1823, le comte de Gondreville avait eu le pouvoir d’empêcher la nomination de Michu.

Ce fut par le conseil même du comte de Gondreville que le colonel Giguet fit de son fils un avocat. Simon devait d’autant plus briller dans l’Arrondissement d’Arcis, qu’il y fut le seul avocat, les avoués plaidant toujours les causes eux-mêmes dans ces petites localités. Simon avait eu quelques triomphes à la cour d’assises de l’Aube ; mais il n’en était pas moins l’objet des plaisanteries de Frédéric Marest le procureur du roi, d’Olivier Vinet le substitut, du président Michu, les trois plus fortes têtes du tribunal.

Simon Giguet, comme presque tous les hommes d’ailleurs, payait à la grande puissance du ridicule une forte part de contributions. Il s’écoutait parler, il prenait la parole à tout propos, il dévidait solennellement des phrases filandreuses et sèches qui passaient pour de l’éloquence dans la haute bourgeoisie d’Arcis. Ce pauvre garçon appartenait à ce genre d’ennuyeux qui prétendent tout expliquer, même les choses les plus simples. Il expliquait la pluie ; il expliquait les causes de la révolution de Juillet ; il expliquait aussi les choses impénétrables ; il expliquait Louis-Philippe ; il expliquait monsieur Odilon Barrot ; il expliquait monsieur Thiers ; il expliquait les affaires d’Orient ; il expliquait la Champagne ; il expliquait 1789 ; il expliquait le tarif des douanes et les humanitaires, le magnétisme et l’économie de la liste civile.

Ce jeune homme maigre, au teint bilieux, d’une taille assez élevée pour justifier sa nullité sonore, car il est rare qu’un homme de haute taille ait de grandes capacités, outrait le puritanisme des gens de l’extrême gauche, déjà tous si affectés à la manière des prudes qui ont des intrigues à cacher. Toujours vêtu de noir, il portait une cravate blanche qu’il laissait descendre au bas de son cou. Aussi sa figure semblait-elle être dans un cornet de papier blanc, car il conservait ce col de chemise haut et empesé que la mode a fort heureusement proscrit. Son pantalon, ses habits paraissaient toujours être trop larges. Il avait ce qu’on nomme en province de la dignité, c’est-à-dire qu’il se tenait raide et qu’il était ennuyeux ; Antonin Goulard, son ami, l’accusait de singer monsieur Dupin. En effet, l’avocat se chaussait un peu trop de souliers et de gros bas en filoselle noire.

Protégé par la considération dont jouissait son vieux père et par l’influence qu’exerçait sa tante sur une petite ville dont les principaux habitants venaient dans son salon depuis vingt-quatre ans, déjà riche d’environ dix mille francs de rentes, sans compter les honoraires produits par son cabinet et la fortune de sa tante qui ne pouvait manquer de lui revenir un jour, ne mettait pas sa nomination en doute.

Néanmoins, le premier coup de cloche, en annonçant l’arrivée des électeurs les plus influents, retentit au cœur de l’ambitieux en y portant des craintes vagues. Simon ne se dissimulait ni l’habileté ni les immenses ressources du vieux Grévin, ni le prestige que le ministère déploierait en appuyant la candidature d’un jeune et brave officier alors en Afrique, attaché au prince royal, fils d’un des ex-grands citoyens de la France et neveu d’une maréchale.

— Il me semble, dit-il à son père, que j’ai la colique. Je sens une chaleur douceâtre au-dessous du creux de l’estomac, qui me donne des inquiétudes…

— Les plus vieux soldats, répondit le colonel, avaient une pareille émotion quand le canon commençait à ronfler, au début de la bataille.

— Que sera-ce donc à la chambre ?… dit l’avocat.

— Le comte de Gondreville nous disait, répondit le vieux militaire, qu’il arrive à plus d’un orateur quelques-uns des petits inconvénients qui signalaient pour nous, vieilles culottes de peau, le début des batailles. Tout cela pour des paroles oiseuses. Enfin, tu veux être député, fit le vieillard en haussant les épaules : sois-le !

— Mon père, le triomphe, c’est Cécile ! Cécile, c’est une immense fortune ! Aujourd’hui, la grande fortune, c’est le pouvoir !

— Ah ! combien les temps sont changés ! Sous l’empereur, il fallait être brave !

— Chaque époque se résume dans un mot ! dit Simon à son père, en répétant une observation du vieux comte de Gondreville qui peint bien ce vieillard. Sous l’Empire, quand on voulait tuer un homme, on disait : — C’est un lâche ! Aujourd’hui, l’on dit : — C’est un escroc !

— Pauvre France ! où t’a-t-on menée ! s’écria le colonel : je vais retourner à mes roses.

— Oh ! restez, mon père ! Vous êtes ici la clef de la voûte !