Le Département des estampes à la Bibliothèque nationale/01

Le Département des estampes à la Bibliothèque nationale
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LE
DEPARTEMENT DES ESTAMPES
A LA BIBLIOTHEQUE NATIONALE

I.
LE CABINET DES ESTAMPES DU ROI SOUS LE REGNE DE LOUIS XIV ET AU TEMPS DE LA REGENCE.

La reconstruction récente d’une partie des bâtimens occupés à la Bibliothèque nationale par le département des estampes, les modifications que ces travaux ont naturellement amenées dans le classement des collections et dans la distribution comme dans le nombre des objets exposés, d’autres changemens encore ont jusqu’à un certain point rajeuni l’extérieur de l’institution même, sans pour cela porter atteinte aux lois qui la régissaient depuis l’origine, aux traditions qui en sont l’honneur. En se continuant ainsi dans le présent, sauf à s’y transformer au besoin quelque peu, le passé nous apparaît d’autant plus digne de nos souvenirs, de nos respects, de notre gratitude. Faut-il ajouter que le prix des richesses accumulées dans les galeries du palais Mazarin est devenu pour notre pays plus inestimable encore depuis les dangers auxquels, grâce à Dieu, le tout a échappé au temps du siège et dans les sinistres jours qui ont suivi ? Si la vie du département des estampes, comme celle de la Bibliothèque tout entière, a été forcément suspendue sous la menace des obus allemands qui pouvaient renouveler à Paris les désastres de Strasbourg, si cette vie menacée de plus près encore par les incendiaires de la commune sembla un instant condamnée à s’anéantir dans les flammes qui dévoraient, à quelques pas de là, les Tuileries, le Palais-Royal et la Bibliothèque du Louvre, — le souvenir de ces affreux momens est moins cruel peut-être pour ceux qui les ont traversés que la joie n’a été profonde en retrouvant debout les nobles murs qu’on avait crus promis à la ruine. Maintenant que le péril a disparu, maintenant que, pour l’honneur de la France et le bien de tous, ces archives de l’art et du génie humain ont été rendues à l’étude, n’est-il pas opportun de rechercher par quelle série de généreux efforts, par quels actes de libéralité, de zèle scientifique ou de prévoyance, tant de trésors ont pu être rassemblés et nous ont été transmis ?

Un résumé de l’histoire du département des estampes semblera d’ailleurs d’autant moins superflu que, sauf quelques notices très succinctes, aucun travail sur ce sujet n’a été publié encore. Lors donc que certains détails, certains rapprochemens nécessaires de dates ou de chiffres viendraient à compliquer parfois ou à ralentir le récit, il y aurait, nous l’espérons, dans les informations générales qu’il comporte, assez de nouveauté pour justifier notre tentative, assez d’utilité au fond, de grandeur même, pour intéresser chez chacun de nous l’esprit de justice et la fierté patriotique au moins autant que la curiosité.


I

Les collections du département des estampes, qui se composaient vers la fin du XVIIe siècle de 125,000 pièces environ, comprennent aujourd’hui plus de 2 millions 200,000 pièces, conservées dans 14,500 volumes et dans 4,000 portefeuilles. Différent, par la multiplicité même des élémens qui le constituent, des autres grandes collections publiques formées en Europe, le quatrième département de notre Bibliothèque nationale n’est pas seulement un musée de gravure dans lequel se trouvent réunis les plus beaux spécimens de l’art et les témoignages de ses progrès successifs. Bien que les richesses qu’il possède en ce genre puissent suffire pour lui assurer la prééminence sur les cabinets des Pays-Bas et de l’Angleterre, de l’Allemagne et de la Russie, le nombre et l’abondance des séries relatives à la topographie ou à l’histoire, à l’archéologie ou à l’ethnographie, aux sciences naturelles ou aux enseignemens techniques, la variété en un mot des ressources qu’il offre aux travailleurs achève de lui donner une importance exceptionnelle. Avec son organisation aussi large que méthodique et les accroissemens qu’il n’a cessé de recevoir depuis deux siècles, le département des estampes à la Bibliothèque nationale n’a dans aucun des établissemens étrangers son analogue, encore moins son équivalent. C’est un assemblage unique de recueils intéressant, à quelque degré que ce soit, l’art, l’érudition ou la curiosité, un incomparable ensemble de documens pour les recherches de toute nature et pour tous les genres d’étude.

A l’origine, il est vrai, la collection des estampes à la Bibliothèque n’avait pas cette destination générale, ce caractère d’utilité universel. Lorsque Colbert en 1667 s’était décidé à acquérir pour le roi les pièces recueillies par Michel de Marolles, abbé de Villeloin, il avait entendu seulement assurer pour jamais à notre pays la possession des œuvres réputées, au point de vue de la gravure même, les plus belles ou les plus rares, « les plus précieuses singularités de l’art, » comme on disait alors. De son côté, l’abbé de Marolles, en offrant de céder ses estampes au roi, ne s’était proposé rien de plus, — ce sont les termes mêmes qu’il emploie dans la préface de son catalogue publié en 1666, — que de prévenir la dispersion des « pièces de plus de 6,000 maîtres » réunies par lui à grand’peine, et dont l’ensemble, ajoutait-il avec l’autorité d’un expert plutôt qu’avec l’empressement d’un solliciteur, « ne serait pas indigne d’une bibliothèque royale, où rien ne se doit négliger[1]. » Une telle collection méritait bien en effet l’illustre abri qu’on réclamait pour elle, et celui qui l’avait formée avait le droit, une fois le marché conclu, d’écrire ces lignes d’une simplicité, on dirait presque d’une bonhomie un peu fière, où revivent à la fois le souvenir de ses travaux, de ses services, et les preuves de son désintéressement : « toutes lesquelles pièces furent mises dans la Bibliothèque royale en cette même année (1667), pour lesquelles il plut au roi de donner 28,000 livres, et encore depuis 2,400 livres à deux fois par gratification, parce qu’il est certain que ces livres d’estampes si bien choisies revenaient à bien davantage, comme il est aisé de le juger à tous ceux qui s’y connaissent, vu la qualité des pièces dont les principales sont rares et d’une beauté singulière[2]. »

La collection en échange de laquelle l’abbé de Marolles recevait cette somme totale de 30,400 livres, et qui représente aujourd’hui une valeur vénale de plus de 1 million, ne comprenait pas moins de « cent vingt-trois mille quatre cents pièces… en quatre cents grands volumes, sans parler des petits, au nombre de plus de six vingts. » C’était l’ensemble d’estampes le plus considérable, le cabinet le plus riche qu’un « curieux » eût jusqu’alors possédé, ou plutôt c’était la première fois qu’un homme véritablement éclairé avait, dans notre pays, consacré la plus grande partie de son temps et de son bien à des recherches et à des acquisitions de cette sorte. Auparavant tout s’était borné à quelques tentatives au hasard de l’occasion et du moment, à quelques essais de collection inspirés par le caprice ou, tout au plus, par une prédilection spéciale pour les œuvres de tel ou tel maître. Un aumônier de la reine Marie de Médicis, Claude Maugis, un médecin de Henri IV et de Louis XIII, Charles Delorme, quelques autres encore s’étaient bien occupés de recueillir des estampes, et celles qu’ils avaient rassemblées, en passant plus tard dans le cabinet de Marolles, ne laissèrent pas d’en accroître sensiblement les richesses ; mais, de même que Claude Maugis professait, à peu près à l’exclusion du reste, le culte d’Albert Durer, dont il possédait les gravures en double et souvent en triple exemplaire, Charles Delorme avait principalement la passion des ouvrages gravés par son contemporain Callot, et tenait, à ce qu’il semble, en assez médiocre estime les estampes des autres maîtres accumulées pêle-mêle dans ses portefeuilles.

Les doctrines de l’abbé de Marolles étaient plus impartiales, ses goûts moins étroitement limités. Tout en profitant des efforts accomplis par ses deux prédécesseurs, tout en conservant à son tour les recueils que chacun d’eux avait, formés en raison de ses aptitudes ou de ses inclinations particulières, il n’entendait pas se réduire à la possession, encore moins à l’étude exclusive de certaines œuvres une fois recommandées par la célébrité d’une école ou d’un homme. Pour parler le langage du temps, les « estampes des plus grands maîtres de l’antiquité, » quels qu’ils fussent, les pièces gravées par les orfèvres italiens du XVe siècle comme les œuvres des artistes appartenant à l’école de Fontainebleau, les gravures anonymes des vieux maîtres allemands aussi bien que les eaux-fortes hollandaises, en un mot tout ce qui pouvait sous une forme quelconque caractériser les progrès de l’art ou en résumer l’histoire était recherché, reconnu, conquis par l’abbé de Marolles avec un zèle et une sagacité dont ses devanciers ne lui avaient laissé que des exemples très incomplets. Le moment était proche, il est vrai, où ce qui avait été chez lui le résultat d’un goût sérieux, le travail d’un esprit scientifique, allait devenir chez d’autres affaire de mode ou pure manie. Encore quelques années, et bon nombre de ces faux amateurs si justement raillés par La Bruyère en viendront à préférer aux estampes les plus belles les estampes qui n’auront « presque pas été tirées, » telle pièce unique peut-être, mais qui, n’étant « ni noire, ni nette, ni dessinée, » aurait paru « moins propre à être gardée dans un cabinet qu’à tapisser, un jour de fête, le Petit-Pont ou la Rue Neuve. » D’autres, préoccupés avant tout du volume de leur collection, amasseront confusément toute sorte de gravures bonnes ou mauvaises ; d’autres au contraire ne consentiront à s’approprier que celles dont la dimension ne dépassera pas une limite fixe, et l’on a cité quelquefois un étrange ami de l’art qui, ne voulant admettre dans ses portefeuilles que des pièces de forme ronde et d’une certaine circonférence, taillait impitoyablement sur ce patron tout ce qui tombait sous sa main.

A l’époque où l’abbé de Marolles achevait la tâche qu’il avait entreprise, personne ne s’était avisé encore de donner carrière à ces prétentions plus ou moins niaises, à cet esprit de curiosité stérile. Le goût de la gravure, si puissamment développé par le talent des maîtres contemporains et par les mesures administratives prises depuis l’édit de Saint-Jean de Luz (21 juin 1660) pour favoriser l’essor de l’art, ce goût presque général parmi ceux qu’on appelait alors les honnêtes gens, avait reçu de l’abbé de Marolles une direction sûre, un solide aliment. Aussi lorsque les estampes qui avaient appartenu au judicieux amateur devinrent, grâce à Colbert et à Louis XIV, la propriété de tous, ce fut, même dans le gros du public, à qui profiterait avec le plus d’empressement de ces trésors, et se pénétrerait le mieux de ces exemples.

Restait toutefois une classification à établir, un parti définitif à prendre pour mettre les 123,000 pièces cédées par l’abbé de Marolles en état d’être livrées à l’étude, sans équivoque sur leur origine et sur leur âge comme sans péril pour leur conservation. Il y a tout lieu de croire que ce soin fut confié au vendeur lui-même, puisque les comptes des bâtimens sous le ministère de Colbert mentionnent, pour les années 1668 et 1669, deux gratifications, chacune de 1,200 livres, accordées « au sieur abbé de Marolles, en considération du travail qu’il fait dans la Bibliothèque du roi. » De son côté, l’abbé de Marolles reconnaît, dans les termes rapportés plus haut, avoir reçu une somme de 2,400 livres payée « à deux fois, par gratification » et en sus du prix de la vente. Quel pouvait être le motif de cette gratification, sinon celui que nous trouvons consigné dans les comptes des bâtimens, et, d’autre part, en quoi pouvait consister ce « travail fait à la Bibliothèque du roi, » sinon en opérations préalables de répartition et de classement ?

Quoi qu’il en soit, et par quelques mains que les choses aient été faites, tout se trouvait achevé au bout de deux années. Les recueils provenant du cabinet de Marolles, magnifiquement reliés en une suite de volumes in-folio aux armes et au chiffre du roi, prenaient place sur les rayons de la Bibliothèque à côté des livres imprimés, en attendant le jour où, d’autres collections étant venues grossir ce noyau du futur département des estampes, on serait obligé d’attribuer à la collection primitive et à ses annexes un emplacement plus vaste et un régime administratif séparé.

La plupart des volumes de la collection de Marolles subsistent encore à la Bibliothèque tels qu’ils avaient été originairement constitués. Si quelques-uns ont dû être en partie dépouillés de leur contenu, parfois même absolument reformés, — soit lorsqu’il s’agissait de compléter ailleurs l’œuvre d’un maître, soit lorsque des rapprochemens plus ou moins hasardés couraient le risque d’entretenir la confusion ou l’erreur, — combien d’autres dont les dehors comme les feuillets intérieurs ont gardé depuis deux siècles la même physionomie ! Chacun connaît ces volumes vénérables, consacrés à la fois par le talent des maîtres dont ils nous transmettent les enseignemens et par les études successives de plusieurs générations d’artistes ou d’érudits. Quel peintre, quel graveur, quel historien de l’art ne les a consultés cent fois ? Quel visiteur même, entré accidentellement à la Bibliothèque, ne s’est pris à les contempler avec un respect instinctif, et n’a deviné, ne fût-ce qu’en jetant les yeux sur le maroquin usé qui les recouvre, le crédit dont ils n’ont cessé de jouir et les longs services qu’ils ont rendus ? Il serait donc superflu d’insister. La valeur et l’utilité des recueils formés par l’abbé de Marolles ressortent de leurs élémens mêmes aussi bien que des souvenirs attachés à ce nom. Qu’il nous suffise d’avoir indiqué quelque chose des faits relatifs à l’installation de cette collection célèbre dans la Bibliothèque du roi, et de rappeler qu’après avoir été l’origine et le fondement de notre grand dépôt national, elle en est restée jusqu’à ce jour une des gloires principales, un des trésors que nous avons le droit d’opposer avec le plus d’orgueil aux richesses du même genre conservées dans les bibliothèques ou dans les musées étrangers[3].

Le cabinet des estampes une fois fondé, Colbert n’était point homme à le perdre de vue et à négliger les occasions d’en favoriser l’accroissement. Lui qui ne dédaignait pas, pour tout ce qui intéressait la Bibliothèque du roi, de descendre aux détails matériels les plus humbles, aux prescriptions les plus minutieuses, lui qui écrivait à un voyageur dans le Levant, M. de Monceaux, pour le charger de « faire recherche de beaux maroquins dont les peaux, vertes ou incarnates, soient grandes, en sorte qu’on puisse prendre commodément dans chacune la reliure de deux grands livres in-folio, » — comment se serait-il jugé quitte envers le roi, envers le pays et envers lui-même par l’acquisition accidentelle pour ainsi dire d’une collection privée ? Comment n’aurait-il pas puisé dans ce premier succès un encouragement à poursuivre sur le terrain de l’art les conquêtes qu’il travaillait sans relâche à étendre dans le domaine littéraire ou scientifique ?

Les choses néanmoins étaient de ce côté plus difficiles et les occasions plus rares que lorsqu’il s’agissait de doter la Bibliothèque d’un supplément de livres ou de manuscrits. Bien peu d’estampes anciennes se trouvaient en France, où le commerce jusqu’alors n’avait eu nul intérêt à les introduire, et d’une autre part l’insuffisance en général de l’érudition iconographique ne permettait guère de tenter à l’étranger des recherches utiles. Il fallait donc, en attendant que la lumière achevât de se faire et la tradition de se définir, demander à la gravure contemporaine des œuvres dignes de figurer à côté de celles qui représentaient le passé dans la collection de Marolles. C’est ce à quoi Colbert s’employa avec cette hauteur et cette netteté de jugement qui caractérisent tous ses actes. Par ses soins, un des plus beaux monumens de l’art français au XVIIe siècle fut entrepris et en quelques années mené à fin. Le recueil célèbre qui, sous le titre de Cabinet du roi, contient tant de planches curieuses ou admirables, depuis les Carrousels et les Fêtes de Versailles jusqu’à la Sainte Famille de Raphaël gravée par Edelinck, jusqu’aux Batailles d’Alexandre gravées par Gérard Audran d’après Lebrun, — cet ensemble de près de 1,000 estampes dues au burin des plus habiles maîtres devint, grâce à la sollicitude du grand ministre, un élément de progrès pour le goût public en France comme pour la bonne renommée de notre école, et, pour la Bibliothèque même, un nouveau moyen d’attirer les amis ou les curieux de l’art.

En donnant l’ordre, au nom du roi, de déposer dans une des salles de la Bibliothèque les cuivres gravés pour le recueil dont nous parlons et d’y faire tirer les épreuves destinées à être offertes en cadeau ou mises en vente, Colbert ajoutait à l’importance archéologique du musée de gravure qu’il avait fondé l’utilité tout actuelle, toute pratique, d’un établissement analogue à ce que devait être plus tard la chalcographie du Louvre. Et, comme il s’agissait avant tout de mettre à la portée du plus grand nombre ces chefs-d’œuvre de la gravure française, l’avertissement suivant était joint au catalogue imprimé qui indiquait les titres et les sujets :

« On a employé les plus excellens ouvriers pour graver ces planches, et il ne se peut que ce travail n’ait beaucoup coûté. Cependant le prix qu’on y a mis est si médiocre[4] qu’on voit bien que c’est un effet de la libéralité du roi, qui en veut faire présent au public, et qui est bien aise que l’avantage qu’en retireront ses sujets soit communiqué aux étrangers… »

A partir de 1670 jusqu’à l’année 1683, c’est-à-dire jusqu’à l’époque où les graveurs du Cabinet du roi eurent achevé leur tâche, la Bibliothèque reçut donc successivement toutes les planches qui avaient servi ou qui devaient servir à la publication de ce grand ouvrage. Un des fonctionnaires de l’établissement que recommandaient ses connaissances spéciales, Nicolas Clément, fut chargé de tous les détails relatifs au dépôt des planches, au tirage des épreuves, à la reliure des exemplaires comme de la surveillance à exercer sur les travaux en cours d’exécution. On lui confia en un mot le double soin de « solliciter les graveurs d’estampes pour le roi, » et, les planches une fois terminées, de les « retirer et conserver, » sauf à s’en remettre, pour la publication proprement dite, à l’imprimeur du roi, Goyton, dont les comptes des bâtimens constatent d’année en année « les bons services » et « l’application qu’il donne aux impressions, » au graveur en lettres Richer, « chargé de l’écriture sur les planches, » et à deux relieurs dont les comptes nous ont aussi conservé les noms, « les sieurs Latour et Merias. »

Aux 956 planches du Cabinet du roi déposées à la Bibliothèque vers la fin du XVIIe siècle vinrent s’ajouter, dans le cours du siècle suivant, plus de 1,500 autres cuivres gravés par les meilleurs artistes du temps. Le tout continua de faire partie du cabinet des estampes jusqu’en 1812, époque à laquelle l’administration des musées impériaux en réclama et en obtint la cession. Ainsi au bout de cent quarante-deux ans, en vertu d’une réforme dont on pourrait contester les avantages, le régime installé par Colbert se trouva profondément modifié, et le cabinet des planches gravées et estampes, en ne gardant plus que la moitié de son titre, perdit aussi une partie des privilèges et de l’influence qu’on avait originairement entendu lui attribuer ; mais revenons au temps où, loin d’être atteinte dans aucun de ses principes essentiels, la nouvelle institution voit au contraire son autorité s’étendre et les conditions de son organisation s’affermir.


II

L’acquisition du cabinet de Marolles et le dépôt à la Bibliothèque des planches gravées aux frais du roi avaient presque simultanément fourni les premiers élémens de notre collection nationale. Quelques années plus tard, une troisième source de richesses s’ajoutait pour elle à ce double bienfait, et venait jusqu’à un certain point donner force de loi à ce qui n’avait émané d’abord que de l’initiative d’un ministre et de la munificence royale. Aux termes d’un arrêt du conseil en date du 31 janvier 1689, « tous les auteurs, libraires, imprimeurs et graveurs ayant obtenu des privilèges du roi » étalent tenus de déposer à la Bibliothèque « les exemplaires de leurs livres et estampés » sous peine de confiscation et par surcroît de 1,500 livres d’amende. En outre, pour rendre la mesure plus immédiatement féconde, on prenait le parti de l’appliquer non-seulement aux graveurs à venir ou à ceux qui auraient publié leurs œuvres peu de temps avant la signification de l’arrêt, mais à quiconque s’était pourvu d’un privilège depuis 1652, c’est-à-dire dans le cours des trente-sept dernières années. Or avec les développemens que l’art de la gravure avait pris en France durant cette période, avec le nombre des estampes qui avaient successivement paru pour satisfaire aux commandes des congrégations religieuses, des personnages de la cour ou des familles parlementaires, il y avait lieu d’espérer que la décision du conseil procurerait un appoint considérable à la somme des richesses devenues depuis 1667 le lot de la Bibliothèque. C’est ce qui arriva. Tout ce que les maîtres graveurs français du XVIIe siècle avaient déjà produit vint, au grand profit de la collection royale, prendre place à côté des œuvres de l’art ancien. Ainsi se constitua en regard de celles-ci une série à part, un fonds qu’allaient d’ailleurs bientôt augmenter plusieurs milliers de portraits légués à la Bibliothèque par un homme qui y avait honnêtement et utilement passé sa vie, par es même Nicolas Clément dont on a vu déjà figurer le nom.

Nous disions tout à l’heure que Clément avait dû à ses connaissances en matière de gravure le choix que l’on fit de lui comme garde des planches du Cabinet du roi et comme directeur de cette grande publication. Il ne suit pas de là toutefois qu’il fût complètement en mesure d’apporter dans ses nouvelles fonctions l’expérience personnelle d’un artiste ou même les principes arrêtés, la doctrine d’un amateur fortement convaincu. Si le zèle avec lequel il accomplit sa tâche ne laisse pas d’être honorable pour sa mémoire, les souvenirs qu’éveille aujourd’hui son nom ont pour cause principale un autre genre de mérite et d’autres services. Attaché depuis sa jeunesse à la section des manuscrits, Clément était avant tout un érudit, un homme voué par état aux travaux sévères de la critique historique ; mais, dans les momens de loisir que lui laissaient ses occupations professionnelles, il demandait aux œuvres de la gravure un délassement d’autant mieux approprié à son caractère et à ses goûts que cet « amusement, » comme il disait, lui offrait encore une occasion d’étude, et d’une étude à laquelle l’art avait au fond moins de part que la science même.

Dans les estampes dont Clément avait rempli ses portefeuilles, les preuves de talent en effet n’étaient pas celles qu’il avait le plus à cœur de relever ; la perfection de l’exécution matérielle ne le séduisait pas si bien qu’il consentît à lui donner la prééminence sur le reste. Qu’un portrait fût de la main d’un maître ou qu’il eût été gravé par un médiocre ouvrier, l’essentiel à ses yeux consistait dans l’authenticité de l’image, sinon même dans le nom du personnage représenté. De là, au point de vue de la chronologie ou de l’histoire, l’intérêt et l’utilité de la vaste collection qu’il avait entreprise, mais de là aussi des inégalités ou des contrastes qu’un écrivain contemporain, Desallier d’Argenville, condamnait avec raison en parlant des recueils de même sorte que d’autres curieux pourraient à l’avenir être tentés de former. « Il faudrait, disait-il, éviter dans ces recueils de faire ce que faisaient MM. de Gaignières, Clément et Lottier, qui, plutôt en historiens qu’en vrais connaisseurs, mettaient parmi de belles estampes les morceaux les plus communs, jusqu’aux almanachs. On voyait dans leurs recueils de portraits ceux de Larmessin et de Montcornet mêlés avec les portraits de Nanteuil et d’Edelinck. Ils ne se donnaient pas même la peine de s’informer si la personne qu’avait gravée Larmessin ou Montcornet n’était pas gravée par une meilleure main ; il suffisait qu’ils l’eussent dans leurs recueils sans s’embarrasser du choix. C’est ce que je leur ai souvent reproché[5]. »

Clément méritait le reproche, il est vrai, mais n’aurait-il pas mérité aussi qu’on lui tînt au moins quelque compte de ses longs efforts pour rassembler toutes ces estampes, bonnes ou mauvaises, et de la libéralité avec laquelle il voulut que la Bibliothèque en prît possession après lui ? Parmi les 18,000 portraits qu’il laissa, combien d’ailleurs n’en pourrait-on pas citer que recommandent la beauté du travail, la rareté de la pièce même ou la condition particulière de l’épreuve ! Enfin n’eût-elle, eu d’autre résultat, n’eût-elle rendu d’autre service que celui d’ouvrir à la Bibliothèque cette série toute spéciale de documens qui devait jusqu’à nos jours se continuer et s’enrichir sans interruption, la donation Clément garderait encore des droits à la reconnaissance de tous et la valeur d’un utile exemple.

La collection de portraits léguée par Clément à la Bibliothèque fut installée dans cet établissement en 1712. C’était, nous le répétons, la première fois que des pièces de ce genre venaient, à titre de renseignemens historiques, y figurer à côté des spécimens de l’art proprement dit ; mais avant que cet ensemble d’estampes réunies dans un dessein tout scientifique appartînt à la Bibliothèque, la propriété avait été assurée à celle-ci d’une collection plus précieuse encore au point de vue de l’histoire et plus importante par le nombre comme par la variété des documens recueillis. Au commencement de l’année qui précéda celle où mourut Clément, par un acte authentique en date du 19 février 1711, un autre curieux faisait « don entre-vifs et irrévocable au roi… de tous les manuscrits au nombre de plus de 2,000… de tous les livres, tableaux, estampes, curiosités et autres choses généralement quelconques composant dès à présent tous ses cabinets et galeries… pour tout ce que dessus donné appartenir à sa majesté dès à présent et être mis dans sa bibliothèque sitôt le décès du donateur… »

Celui qui prenait ainsi ses précautions pour que le fruit de ses longues recherches fût acquis irrévocablement à son pays, et qui, suivant les termes de l’acte de donation, « aurait été fâché que ses estampes et autres curiosités fussent dispersées après lui, » cet homme, au moins en ceci bien inspiré, était ce même Gaignières dont le nom, comme celui de Clément, personnifiait aux yeux de d’Argenville la manie de la collection plutôt qu’un zèle véritable et un goût raisonné pour les belles choses. Un pareil maniaque pourtant ne laissait pas de servir dans le présent et dans l’avenir des intérêts fort sérieux. Que ses prétendus complices et lui aient agi, comme dit d’Argenville, moins « en connaisseurs qu’en historiens, » soit : toujours est-il qu’on ne saurait attacher un médiocre prix aux informations qu’ils nous ont transmises, et que, sans les soins pris par Gaignières en particulier, aucun souvenir matériel ne subsisterait aujourd’hui d’une multitude de monumens aussi importans pour l’histoire de notre art national que pour l’histoire même de notre pays[6].

Roger de Gaignières, instituteur des enfans de France[7], gouverneur des ville et principauté de Joinville, écuyer du duc de Guise et en dernier lieu de Mlle de Guise, n’avait point, malgré le produit de ses diverses fonctions, une fortune suffisante pour subvenir sans compter aux dépenses que lui imposaient ses goûts et ses studieuses entreprises. Ce n’était au contraire qu’à force de méthode, d’économie, de privations même dans l’ordre des jouissances ordinaires de la vie, qu’il avait pu donner carrière à ses ambitions d’érudit et, comme il l’écrivait en 1703, mener à fin ses « recherches pour ce qui se trouve de plus curieux dans le royaume pendant plus de quinze années qu’il avait voyagé dans les provinces avec des dessinateurs et des écrivains. » Un contrat passé entre Gaignières et un de ces dessinateurs nous apprend à quel chiffre modique était fixée la rémunération de chaque genre de travail. Voici quelques-uns des prix acceptés d’avance par l’humble artiste qui s’engageait à livrer à Gaignières « des ouvrages bien proprement et dûment faits[8] : »


« Les armes croquées à l’encre, 1 liard la pièce.

« Toutes les armes dessinées et enluminées et un carré à double trait au-dessous, pour écrire, 1 sol la pièce.

« Toutes les tombes et épitaphes… y compris les tombeaux coloriés, 5 sols la pièce.

« Les grandes modes en miniatures sur vélin avec de bonnes couleurs, or et argent fins, le vélin compris, 39 sols.

« Les pièces historiques en miniature, de même le vélin compris, 50 sols, etc. »


En outre le sieur Boudan, — tel est le nom du dessinateur signataire de l’acte, — devait être exonéré de tous frais de logement par Gaignières, qui s’obligeait envers lui dans les termes suivans : « je promets au sieur Boudan de le loger dans ma maison tant et si longtemps qu’il travaillera pour moi, sans lui rien demander…, et prétends, s’il mésarrive de moi, c’est-à-dire après ma mort, qu’il lui soit payé la somme de 300 livres pour reconnaissance de ses peines. »

On le voit, la disproportion était grande entre l’exiguïté des moyens dont on disposait de part et d’autre et l’ampleur des projets qu’il s’agissait de réaliser : projets bien vastes en effet, car ils n’allaient pas à moins qu’à la constitution d’un inventaire complet, — soit en recueillant les monumens originaux eux-mêmes, soit en se les appropriant par des copies, — de toutes les œuvres pittoresques relatives à « l’histoire de la monarchie française, » ou, comme on dirait aujourd’hui, à l’histoire de la civilisation et des mœurs de la France. Images de faits militaires ou politiques, de personnages appartenant aux diverses classes, d’édifices successivement construits sur notre sol, de cérémonies religieuses ou de fêtes, d’objets mobiliers ou de costumes, — tout ce que le pinceau, le crayon, le burin, pouvaient fournir de renseignemens authentiques en matière d’archéologie nationale, tout cela, dans la collection de Gaignières, avait sa raison d’être et sa place, sans compter les manuscrits et les livres, qui pourtant n’y figuraient pas en moins grand nombre que les tableaux, les estampes ou les dessins.

Jamais en France un simple particulier ne s’était acquitté d’une pareille tâche et ne s’était même avisé de l’entreprendre ; jamais avant Gaignières on n’avait songé à exécuter un plan aussi large avec des ressources personnelles aussi restreintes et dans un délai aussi court. Il fallait tout le courage que donne la foi ou, si l’on veut, le fanatisme scientifique pour oser concevoir la pensée de réunir tant de documens en quelques années, avec l’aide seulement de deux ou trois hommes dépourvus d’expérience ou d’instruction préalable[9], et sans dépasser pour des acquisitions si multipliées les limites relativement étroites d’un revenu annuel invariable[10].

Gaignières eut à la fois cette audace dans la volonté et cette modération dans la pratique. Plusieurs milliers de tableaux, de miniatures et de manuscrits originaux, une innombrable quantité de dessins faits sur ses indications d’après les tombeaux, les tapisseries, les vitraux conservés dans les églises ou dans les abbayes, dans les palais ou dans les châteaux, en un mot tous les élémens d’un véritable musée historique depuis les premiers siècles du moyen âge, — Voilà ce qu’il sut recueillir et classer avec un zèle et un savoir dont ceux-là mêmes qui en profitent aujourd’hui ont le tort parfois de paraître se souvenir un peu moins que de certaines négligences ou de certaines inexactitudes matérielles fort excusables après tout. On a beau jeu peut-être pour critiquer l’imperfection des moyens de reproduction employés par Gaignières et le chétif talent des copistes à ses gages ; mais assurément on a mauvaise grâce à constater ainsi les erreurs commises de préférence aux services rendus, comme tels d’entre nous, en prenant trop bruyamment Vasari en faute sur quelques points de détail, courent le risque d’être accusés d’ingratitude envers l’écrivain à qui ils doivent presque uniquement ce qu’ils savent de l’histoire générale de l’art italien. Un homme qui certes en matière d’érudition avait plus que personne le droit de se montrer difficile, le docte Montfaucon, appréciait tout autrement la valeur des enseignemens fournis par Gaignières, et n’hésitait pas à reconnaître le profit que lui-même en avait tiré. « Le devoir et la reconnaissance, dit-il dans la préface de son grand ouvrage sur les Monumens de la monarchie française, m’obligent de faire mention de ceux qui m’ont prêté les secours nécessaires pour cet ouvrage. Le public sera peut-être bien aise de savoir à qui il en est redevable. Les recueils de M. de Gaignières sont les premiers en date ; sans cette avance, je n’aurais jamais pu faire une telle entreprise. Il m’a frayé le chemin en ramassant et faisant dessiner tout ce qu’il a pu trouver de monumens dans Paris, autour de Paris et dans les provinces… Je lui ai souvent donné des recommandations pour nos abbayes où il allait faire ses recherches… Je ne savais pas alors qu’en lui faisant plaisir j’agissais pour moi. » Un témoignage venu de si haut ferait au besoin justice des menues attaques essayées de notre temps. Il protège la mémoire et l’œuvre de Gaignières plus sûrement que les dédains affectés du moderne puritanisme archéologique n’arriveraient à les compromettre, et le mieux pour chacun de nous est de s’en tenir sur ce point au sentiment de naïve gratitude que, depuis le temps où travaillait Montfaucon jusqu’au nôtre, plusieurs générations d’érudits ou d’artistes ont successivement éprouvé.

Gaignières mourut le 27 mars 1715, c’est-à-dire lorsque quatre années seulement s’étaient écoulées depuis l’époque où il avait fait don de sa collection au roi. Ses derniers jours durent être tristes, s’il eut connaissance des mesures de défiance prises contre lui et de la surveillance injurieuse, de la police cruelle exercée jusque autour de son lit de mort par ceux-là mêmes qu’il avait choisis pour être les ministres de ses libéralités. En tout cas, quiconque a jeté les yeux sur la correspondance échangée alors entre le marquis de Torcy et Clairambault, généalogiste des ordres du roi, chargé, au moment de la donation, de dresser l’inventaire des pièces appartenant à Gaignières, quiconque s’est mis ainsi au courant des faits auxquels cette donation a servi de motif ou de prétexte ne saurait garder qu’un fâcheux souvenir des désirs au moins impatiens et des soupçons dont on ne craignit pas d’environner la personne même du donateur.

On a vu que, par une clause de l’acte passé en 1711, Gaignières s’était réservé la jouissance, sa vie durant, de tous les objets d’art et de tous les recueils dont il instituait le roi propriétaire. En outre il avait été convenu qu’à titre, non de salaire, mais de simple indemnité, il recevrait une pension viagère de 4,000 livres, plus 4,000 autres livres une fois payées, qu’enfin a incontinent après son décès la somme de 20,000 livres » serait répartie entre « ceux en faveur desquels ledit sieur de Gaignières en aurait disposé. » Or de ces diverses stipulations, celles qui avaient trait à un dédommagement pécuniaire furent seules respectées. Quant au reste, on se crut à peu près délié des obligations contractées au nom du roi par son ministre, et le prétendu usufruit assuré d’abord à Gaignières ne tarda pas à n’avoir pour lui d’autre suite qu’une possession troublée ou équivoque, pour ceux qu’il appelait à en profiter sous son toit qu’une succession de tracasseries mesquines ou d’imputations calomnieuses. Tantôt ce sont des espions qu’on aposte pour voir si quelque visiteur n’emporte rien des trésors qu’il a eus sous les yeux ; tantôt, les soupçons remontant jusqu’au maître de la maison lui-même, on soumet ses domestiques à un interrogatoire en règle sur ce qu’il a pu faire ou dire, et des rapports tendant à dénoncer chez lui la pensée d’un détournement sont immédiatement adressés à qui de droit. Nous n’en finirions pas s’il nous fallait entrer dans le détail des perfidies et des manœuvres auxquelles donnèrent lieu la situation où s’était si loyalement placé Gaignières et bientôt la maladie dont il ne devait point relever. Il n’y a que justice toutefois, à propos de ces vilenies, à signaler celui qui y compromit le plus directement son caractère et l’honneur d’un nom d’ailleurs estimé des érudits. En épiant avec une sorte de cynisme les moindres démarches de Gaignières et les approches d’une mort qu’il appelait de tous ses vœux, Clairambault semble transporter dans le domaine de la science quelque chose des mœurs d’un bravo ou d’un familier de l’inquisition, — si tant est même qu’il n’entende en ceci servir que ceux qui l’emploient, et que sous son zèle apparent pour les intérêts d’autrui aucune arrière-pensée ne se cache d’avantages et de profits tout personnels.

Un passage d’une lettre adressée par Clairambault au marquis de Torcy suffira pour donner la mesure de sa duplicité. Cet homme, qui écrivait à Gaignières dans les termes les plus affectueux, qui s’honorait d’être « son ami et son confident, » ce même homme l’accusait ainsi auprès du ministre, « … Je crains autre chose plus dangereux : c’est que lui-même ne détourne, car je puis vous dire en secret que ce qu’il a déclaré jusqu’à présent n’est pas de bonne foi. Peut-être réserve-t-il de le dire à la fin, et qu’il veut voir si on lui tiendra parole, afin de n’être pas dénué de tout, si on ne le payait pas. Je crois aussi qu’il a quelque dessein d’ôter les doubles de tout ce qu’il a. Je ne sais s’il laisserait le meilleur… »

Torcy, tout en accueillant l’accusation, sentait bien qu’il fallait compter avec la bonne réputation de Gaignières et ses susceptibilités d’honnête homme. Aussi dans sa réponse recommandait-il à Clairambault d’agir a sans faire voir a M. de Gaignières qu’on eût la moindre défiance sur son sujet… Vous savez au contraire, ajoutait-il, combien il est touché de soutenir l’idée de sa probité. » La probité ! on pourrait soupçonner celle de l’agent de M. de Torcy à meilleur droit qu’il n’avait lui-même mis en doute la bonne foi de Gaignières. L’empressement singulier avec lequel, au lendemain de la mort de celui-ci, il fait transporter dans sa propre maison toutes les collections qui avaient appartenu au défunt, afin, disait-il, de mener plus rapidement les travaux d’un nouvel inventaire et d’opérer un triage préalable entre les objets dignes de la Bibliothèque et ceux qui ne mériteraient pas d’y figurer, — les félicitations qu’il reçoit à ce moment de ses amis, de Lancelot entre autres, sur la liberté que les événemens lui laissent d’agir absolument à sa guise[11], — enfin et surtout la présence aujourd’hui dans les papiers de Clairambault conservés au département des manuscrits d’une quantité considérable de pièces écrites ou annotées de la main de Gaignières[12], — tout cela permet au moins d’hésiter sur le degré de confiance que peuvent inspirer les procédés employés pour liquider la succession ouverte et le désintéressement du liquidateur.

Quoi qu’il en soit, après que l’abbé de Louvois, alors garde de la Bibliothèque, eut accepté pour cet établissement la part que lui attribuait l’état récapitulatif dressé par Clairambault, après que les tableaux et les autres articles jugés, à tort ou à raison, inutiles eurent été séparés du lot de la Bibliothèque pour être publiquement vendus[13], 2,679 volumes ou portefeuilles, contenant des manuscrits, des dessins et des estampes, vinrent à la fin de l’année 1716 occuper la place que la générosité de Gaignières leur avait d’avance assignée. Le tout, il est vrai, déposé en bloc au cabinet des manuscrits, y demeura pendant plus de vingt ans dans cet état d’indivision ; mais en 1740 on se décida à répartir les diverses séries de la collection de Gaignières en raison du caractère propre à chacune d’elles et des collections déjà existantes auxquelles la nature des pièces semblait le plus naturellement les rattacher. Ce fut ainsi que le cabinet des estampes, qui avait commencé alors de former un département distinct, s’enrichit de ces précieuses suites de costumes, de portraits, de pièces topographiques, de tant d’autres dessins ou gravures : dont la provenance, est encore aujourd’hui constatée par les premières lettres du nom de Gaignières estampillées sur chaque pièce.

Un recueil de dessins pourtant, et un recueil considérable à tous égards, ne fut pas compris parmi ceux qu’on retirait du cabinet des manuscrits pour les transporter dans le cabinet des estampes : 16 grands volumes, contenant environ 3,000 copies d’après les monumens funéraires élevés depuis le moyen âge à la mémoire de personnages français, restèrent sur les rayons où on les avait déposés lors de leur entrée à la Bibliothèque. Malheureusement ils n’y restèrent pas toujours. Vers la fin du dernier siècle, ils disparurent, dérobés, dit-on, par les mains mêmes de celui qui en avait la garde, ou tout au moins avec la complicité de sa négligence[14], et, vendus en Angleterre à l’antiquaire Richard Gough, ils passèrent à sa mort dans la bibliothèque bodléienne. Ce serait donc à Oxford qu’il faudrait aujourd’hui aller consulter ces documens sur l’histoire de l’art français, si depuis quelques années des calques strictement fidèles n’étaient venus réparer autant que possible le préjudice subi et remettre jusqu’à un certain point la Bibliothèque en possession de son bien. D’autres dessins d’après des monumens du même ordre, d’abord annexés dans les collections du département des manuscrits aux recueils généalogiques ou historiques, ont été récemment transmis au département des estampes, où ils complètent la riche série des tombeaux et des épitaphes reconquise, sous forme de duplicata, à Oxford. Enfin plusieurs autres pièces détachées de la même suite, et conservées jusqu’en 1861 à la bibliothèque Mazarine, ont cessé de figurer dans une collection où elles n’avaient pas en réalité leur raison d’être. On peut dire que maintenant tous ou presque tous les documens dessinés ou gravés qu’avait réunis Gaignières se trouvent centralisés dans le département des estampes. Après bien des vicissitudes, cet incomparable ensemble de témoignages historiques est, suivant le vœu du donateur, désormais à l’abri des chances de dispersion et à la libre disposition de quiconque a besoin d’y puiser.


III

Nous avons dit que, lorsqu’en 1740 la collection des monumens figurés ayant appartenu à Gaignières fut séparée, à la Bibliothèque, de la collection de ses manuscrits pour être définitivement installée parmi les recueils du cabinet des estampes, celui-ci avait depuis quelques années déjà son organisation particulière et sa vie propre. Au lieu de ne former, comme par le passé, qu’une section du département des livres imprimés, ou plutôt au lieu de continuer à y être confondus avec ces livres mêmes, les recueils d’estampes, successivement acquis par ordre du roi ou donnés à sa bibliothèque, avaient été dès 1720 isolés de manière à constituer un nouveau département sous la surveillance et l’administration d’un garde spécial[15]. Cette utile réforme, due à l’abbé Bignon, qui venait de remplacer l’abbé de Louvois dans les fonctions de bibliothécaire du roi, n’était d’ailleurs que la conséquence forcée des richesses croissantes de la Bibliothèque et des prescriptions légales qui de plus en plus tendaient à en populariser l’usage. D’une part, les diverses collections étaient devenues trop volumineuses pour que le classement et la garde en pussent rester plus longtemps confiés à un seul homme, si actif et si éclairé qu’il fût ; de l’autre, l’obligation, aux termes d’un arrêt du conseil en date du 11 octobre 1720, « d’ouvrir la Bibliothèque aux savans de toutes les nations, en tout temps, aux jours et aux heures qui seront réglés par le bibliothécaire,… et aux curieux une fois par semaine, » n’aurait pas laissé, avec le maintien du régime primitif, d’introduire le désordre dans le service aussi bien que l’incertitude dans les recherches du public. Pour satisfaire à toutes les exigences et pour sauvegarder tous les intérêts, l’abbé Bignon divisa le travail, multiplia les responsabilités, et fonda l’indépendance de chaque département, tout en conservant l’unité de la direction supérieure. Grâce à lui, une répartition méthodique des trésors accumulés à la Bibliothèque assura la bonne organisation des services, et le cabinet des estampes en particulier fut soumis dès lors à la discipline et aux règles qui devaient, à quelques modifications près, être appliquées jusqu’à nos jours.

Le progrès au surplus ne se borna pas à cette sage distribution des fonctions et des choses. Le nouveau local où l’abbé Bignon obtint, non sans peine, d’établir les collections de la Bibliothèque leur fournit un abri plus digne d’elles que le toit de hasard sous lequel elles avaient été logées jusqu’alors, en même temps que l’espace dont on pouvait disposer laissait toute latitude aux accroissement futurs de chaque série ou, le cas échéant, à la formation de séries nouvelles. Depuis que la Bibliothèque du roi avait été, sous le règne de Charles IX, transférée de Fontainebleau à Paris, elle avait eu dans cette ville même plus d’un voyage à faire, plus d’un emménagement provisoire à subir. Placée d’abord rue Saint-Jacques dans les bâtimens du collège de Clermont, que les jésuites venaient d’évacuer, puis dans une grande salle du cloître des cordeliers, elle occupait, sous le règne de Louis XIII et pendant les vingt-trois premières années du règne de Louis XIV, une maison que les cordeliers possédaient rue de la Harpe, assez près de l’église de Saint-Côme. En 1666, Colbert consacra « les maisons au bout de ses jardins » rue Vivienne, ou plutôt rue Vivien, comme on disait alors, à une nouvelle installation de cette bibliothèque du roi, enrichie déjà par ses soins de tant de livres et de tant de manuscrits précieux, et dont il allait, dans le cours de l’année suivante, compléter les collections par l’adjonction des estampes acquises de l’abbé de Marolles. Le moment vint cependant où ces maisons se trouvèrent trop petites pour contenir tout ce qui d’année en année y affluait. En vain l’Académie des Sciences avait cédé aux livres la salle tout entière où, depuis l’époque de sa fondation, elle tenait ses séances, et le laboratoire qui y attenait ; en vain les bibliothécaires s’ingéniaient, à chaque acquisition ou à chaque donation nouvelle, pour en mettre les diverses parties à la portée des regards ou de la main. Quoi qu’on fît, on en était à peu près réduit à la nécessité d’entasser les objets, au fur et à mesure de leur entrée, sans autre classement qu’une répartition en bloc, comme cela avait eu lieu pour les collections de Gaignières, sans autre arrière-pensée chez personne que d’empêcher quant à présent la Bibliothèque de déborder.

Les choses en étaient là lorsque l’abbé Bignon entra en fonctions (1719), et tout d’abord il s’efforça d’obtenir pour la Bibliothèque un logis mieux approprié à ses besoins. Il lui fut facile de faire ressortir les inconvéniens du régime d’alors et l’urgence de mesures capables d’y mettre fin ; mais, le mal une fois démontré, restait à indiquer le remède. Ni l’abbé Bignon ni ceux qu’il avait intéressés à sa cause n’étaient sans incertitude sur ce point. Fallait-il revenir au projet, conçu par le ministre Louvois et abandonné depuis 1699, d’utiliser pour les collections du roi quelques-uns des hôtels construits autour de la place Vendôme ? Était-ce au Louvre qu’on devait demander asile ? On s’arrêta un moment à ce dernier parti, et déjà les préparatifs se faisaient en vue d’une installation prochaine lorsque l’arrivée de l’infante, fiancée à Louis XV, vint mettre de ce côté toutes les espérances et tous les projets à néant.

Force fut donc de chercher ailleurs, mais cette fois on n’eut à chercher ni loin ni longtemps. En face de la Bibliothèque, à l’angle même de cette rue Vivienne qu’il s’agissait pour elle de quitter, des bâtimens spacieux se trouvaient tout à coup disponibles : comment laisser échapper une occasion aussi favorable et ne pas s’empresser de prendre ce qu’on avait en quelque sorte sous la main ? On sait que l’ancien palais Mazarin, devenu la propriété du mari d’Hortense Mancini, avait été sous la régence acquis pour le roi et donné en son nom à la Compagnie des Indes. Law y avait établi ses bureaux et ouvert ainsi un nouveau théâtre aux agiotages et aux scandales de la rue Quincampoix ; mais, lorsqu’en 1721 survint l’éclatante ruine de ce qu’on appelait le système, le vide se fit à peu près dans ces murs un moment si peuplés. Les restes de la banque de Law n’occupèrent plus qu’une petite partie du palais qu’avait habité Mazarin, tandis que les dépendances de ce palais parallèles à la rue de Richelieu et désignées, depuis la mort du cardinal, sous le nom d’hôtel de Nevers demeuraient presque sans emploi. Ce fut alors que l’abbé Bignon sollicita du régent, le duc d’Orléans, l’autorisation d’y transporter la Bibliothèque, et, le consentement du prince une fois obtenu, il crut si bien avoir partie gagnée qu’il n’attendit même pas l’accomplissement des formalités légales. Quant aux travaux d’installation préparatoires, le désir d’occuper la place au plus vite fit qu’on se dispensa de les entreprendre et que, au moment même de l’emménagement, on y suppléa comme on put. « En conséquence des ordres du régent, dit Leprince dans son Essai historique, on transporta sans différer dans l’hôtel de Nevers… le plus qu’il fut possible de livres, lesquels furent placés dans différentes chambres et rangés sur des tablettes faites à la hâte. »

Jusque-là tout allait au mieux, mais l’on avait compté sans les suites. Les réclamations de plusieurs intéressés contre l’envahissement un peu brusque, il est vrai, de leur demeure, le mécontentement des gens de loi, qui, n’ayant pas participé à l’affaire, ne se faisaient pas faute d’en accuser l’irrégularité, la mort du régent et par conséquent pour les émigrés de l’hôtel Colbert la perte de leur plus puissant protecteur, d’autres difficultés encore faillirent maintes fois amener un éclat et aboutir à un nouveau déplacement de la Bibliothèque. Il ne fallut pas moins que la ténacité de l’abbé Bignon et l’autorité du comte de Maurepas, alors ministre de la maison du roi, pour triompher de tous les obstacles. L’une et l’autre y réussirent à la fin. Après plus de deux années de négociations incessamment rompues et renouées, après bien des échanges de paroles et de procédures, un accord fut conclu qui, en sauvegardant certains droits antérieurs, déterminait le droit des nouveau-venus à l’occupation principale, à la possession presque totale des lieux. Par lettres patentes enregistrées au parlement le 16 mai 1724, et à la chambre des comptes le 13 juin suivant, le roi déclara « affecter à perpétuité l’hôtel de Nevers au logement de sa bibliothèque, » sauf à réserver pour des services tout différens les bâtimens sur la rue Neuve-des-Petits-Champs les plus rapprochés de la rue Vivienne ou, si l’on veut, le palais Mazarin proprement dit[16]. Tout embarras avait donc cessé dans le présent comme toute crainte pour l’avenir. Bientôt les grands travaux d’aménagement et de décoration intérieure entrepris sous l’habile direction de l’architecte Robert de Cotte allaient achever de régler le sort de l’édifice livré à la Bibliothèque et d’en fixer la destination.

Qu’advint-il du cabinet des estampes durant cette première période d’agitation et pendant les années qui suivirent ? Quelle place trouva-t-il d’abord sur ce terrain disputé, quel fut son lot un peu plus tard dans la répartition des locaux définitivement abandonnés à la Bibliothèque ? Il semble d’autant moins superflu d’examiner la question qu’elle a été jusqu’à présent négligée ou incomplètement éclaircie, faute des documens authentiques qu’un heureux hasard a mis entre nos mains.

On a vu que la constitution du cabinet des estampes en un département séparé de la collection des livres avait à peu près coïncidé avec la translation de la Bibliothèque tout entière dans les salles de l’hôtel de Nevers. Le moment, certes n’était pas favorable à une organisation méthodique des recueils composant le nouveau département, ni même à un simple rangement matériel dans un espace convenablement préparé. Au lendemain de l’espèce de coup d’état par lequel on s’était emparé de l’hôtel de Nevers, ce que l’on prétendait seulement, ce que le garde des estampes voulait comme chacun de ses collègues, c’était faire ouvertement, rapidement, acte de possession et se fortifier en quelque sorte contre les agressions par la quantité même et la masse des objets une fois apportés. Aussi ne prit-on guère le temps de choisir, pour loger les planches gravées et les estampes, ce qui présenterait les meilleures conditions au. double point de vue du classement à établir et des communications à faire sur place. On entassa le tout dans quelques chambres au premier étage, entre l’appartement de l’abbé Bignon et les chambres où l’on avait déposé les livres imprimés, c’est-à-dire dans la partie des bâtimens sur la rue de Richelieu limitée aujourd’hui d’un côté par la galerie du département des médailles, de l’autre par le corps de logis faisant face à la place Louvois.

Au bout de quelque temps néanmoins, lorsque les droits de la Bibliothèque à une occupation définitive ayant été officiellement reconnus, il fut permis de revenir sur les empressemens de la première heure, on sentit la nécessité d’assigner au cabinet des estampes un local plus spacieux. Aux inconvéniens résultant de l’installation dans le bâtiment sur la rue de Richelieu se joignait d’ailleurs un grave danger, celui du feu, que menaçaient de lui communiquer d’un instant à l’autre les cheminées de l’appartement habité au même étage par le bibliothécaire en chef ou les cheminées des logemens établis dans les combles tant pour les autres « officiers de la Bibliothèque du roi » que pour les employés en sous-ordre et les hommes de service[17]. Il fut donc décidé que le cabinet des estampes quitterait ce périlleux voisinage pour aller, vers la fin de l’année 1738, s’établir au rez-de-chaussée du bâtiment sur la cour parallèle à celui qu’il avait jusqu’alors occupé, dans la grande salle qui précède aujourd’hui la salle des Globes. Pendant les douze années qui suivirent, il n’eut pas en effet d’autre asile ; mais, au bout de cette période, nouveau changement déterminé par un nouveau danger. Si les estampes, là où on les avait mises, se trouvaient préservées des chances d’incendie, elles n’échappaient pas aussi sûrement aux risques d’une détérioration graduelle. L’humidité du lieu commençait à compromettre si bien la santé de ces précieuses pièces que, aux termes d’un rapport adressé alors à l’abbé Bignon, quelques-unes d’entre elles paraissaient « près de s’en aller en bouillie, » tandis que les planches gravées du Cabinet du roi s’oxydaient déjà « de manière à cesser d’être sous peu en état de fournir des épreuves. »

On prit donc le parti de déménager encore une fois ces planches gravées et ces estampes. A la demande de Hugues-Adrien Joly, qui venait d’être nommé garde en remplacement de Delacroix, elles furent en 1751 transportées dans les entre-sols du corps de logis par lequel les bâtimens sur la rue de Richelieu se reliaient à ceux que longe aujourd’hui le jardin parallèle à la rue. Vivienne[18]. C’est là que pendant plus d’un siècle le cabinet des estampes vit se succéder les générations d’artistes et d’érudits dont les travaux, à quelque degré que ce soit, intéressent l’histoire ou résument la vie de notre école moderne ; c’est là que, placée enfin dans des conditions de salubrité suffisantes, sinon dans un espace assez vaste pour ses richesses, la collection de France acheva de devenir la première du monde par la variété, le nombre et l’importance des monumens ajoutés d’année en année à ceux dont elle se composait à l’origine.

On sait quelle portion de la Bibliothèque lui est consacrée aujourd’hui. Retiré au mois d’octobre 1854 des entre-sols qui devaient, quelques années plus tard, disparaître avec le bâtiment dont ils faisaient partie, le département des estampes fut installé dans la galerie basse du palais Mazarin que François Mansart avait disposée jadis pour y loger les statues antiques appartenant au cardinal. De nouvelles salles et deux nouvelles galeries ouvertes au-delà de celle-ci par l’architecte chargé de la reconstruction de la Bibliothèque, M. Labrouste, d’autres dépendances établies à l’entre-sol des bâtimens qui s’élèvent au fond et sur l’un des côtés de la cour de l’ancien trésor, complètent l’ensemble des locaux affectés maintenant au département des estampes, et n’occupent pas en superficie moins de 1,086 mètres. Il y a loin sans doute d’un pareil chiffre à celui qui représenterait l’espace concédé autrefois au même département, et cependant, si élargi que soit aujourd’hui le terrain, on peut déjà prévoir le moment où il deviendra nécessaire d’en accroître encore l’étendue ; mais ce n’est pas l’avenir qu’il convient d’envisager ici. D’ailleurs, en résumant ce qu’on pourrait appeler l’odyssée du cabinet des estampes, en le suivant dans ses voyages limités, il est vrai, par les murs de l’hôtel de Nevers, nous avons interverti l’ordre chronologique et forcément anticipé sur la succession des événemens. Il nous faut maintenant retourner en arrière et reprendre, là où nous l’avions interrompu, le récit des faits purement relatifs à l’histoire de la collection elle-même, à sa biographie pour ainsi dire, à mesure que les premiers progrès se confirment et que la tradition fondée par Colbert va se renouvelant ou se développant de plus en plus.


HENRI DELABORDE.

  1. Avant l’époque où l’abbé de Marolles conseillait ainsi l’adjonction d’une collection d’estampes aux livres et aux manuscrits conservés dans la Bibliothèque du roi, un des gardes de cette bibliothèque, le savant Jacques Dupuy, avait déjà reconnu la convenance et l’utilité d’une pareille création. Par une disposition testamentaire en date du 27 avril 1654, il faisait don à l’établissement auquel il avait été attaché de ses « livres d’antiquités romaines tant en taille-douce que faits à la main, tailles-douces de Rubens et autres, divers portraits aussi en taille-douce, soit reliés, soit en feuilles…, » et, deux ans plus tard, après la mort de Dupuy, survenue en 1656, les estampes léguées par lui entraient à la Bibliothèque. Vu leur petit nombre toutefois, elles y demeurèrent d’abord à peu près perdues et ne commencèrent à y avoir en quelque sorte leur raison d’être que lorsqu’on put les rapprocher de la collection de Marolles.
  2. Pour donner une idée de l’ardeur avec laquelle l’abbé de Marolles poursuivait la conquête des estampes rares et des sacrifices que, le cas échéant, il n’hésitait pas à s’imposer, il suffira de dire qu’après avoir vainement cherché jusqu’en 1660 une épreuve de la petite planche dite l’Espiègle, gravée par Lucas de Leyde, il paya 16 louis d’or celle qu’il réussit enfin à rencontrer.
  3. L’inventaire des pièces acquises de l’abbé de Marolles, inventaire dressé au moment de la remise de ces pièces et conservé aujourd’hui au département des estampes, remplit quatre gros volumes in-folio. Il n’est pas besoin d’ailleurs de recourir à ce document pour apprécier l’importance des œuvres de l’art recueillies par l’abbé de Marolles et cédées par lui au roi. Une estampille apposée sur chacune d’elles et formée des lettres Mar. constate l’origine de ces précieuses pièces, parmi lesquelles on n’en compterait pas moins de 400 appartenant aux écoles italiennes du XVe siècle, et de 600 gravées en Allemagne à la même époque, sans parler de celles, — et ce sont pourtant les plus nombreuses, — que recommandent les noms des maîtres du XVIe siècle, Albert Dürer, Marc-Antoine, Lucas de Leyde, etc.
  4. Ce prix était bien médiocre en effet, puisqu’il ne s’élevait pas au-delà de 27 livres pour a les cinq grandes pièces de l’Histoire d’Alexandre gravées d’après les tableaux de M. Lebrun, » de 7 sols pour « chacune des estampes séparées d’après les tableaux du roi, » c’est-à-dire pour la Sainte Famille d’Edelinck entre autres ou pour l’Énée de Gérard Audran.
  5. Mercure de France, juin. 1727.
  6. L’abbé de Marolles, qui avait connu Gaignières jeune, cite son nom dans ses Mémoires parmi ceux des « amateurs qui lui ont donné de leurs livres ou qui l’ont honoré extraordinairement de leur civilité. » Il ne semble pas d’ailleurs qu’à ses yeux le titre principal de ce « gentilhomme, dont l’esprit, les grâces et la beauté égalaient la naissance illustre, » consistât dans le vaste travail d’érudition auquel il avait voué sa vie. Ce dont il loue surtout Gaignières, c’est d’avoir « pris la peine de chercher sur son nom quelques anagrammes comme celui-ci, ajoutant un R à Michel de Marolles : l’or de mille charmes. » En fait de littérature, on le voit, l’abbéé de Marolles se contentait de peu.
  7. Le duc de Bourgogne, un des élèves de Gaignières, garda jusqu’à la fin de sa vie pour son ancien instituteur les sentimens qui s’étaient naïvement traduits, pendant les années de l’enfance, par le don de nombreux essais de dessin à la plume conservés aujourd’hui à la Bibliothèque nationale. Il ne dédaignait pas d’aller visiter Gaignières soit à l’hôtel de Guise, que celui-ci habita jusqu’en 1701, soit dans cette maison de la rue de Sèvres dont le digne homme avait, au dire des contemporains, « empli les chambres de merveilles. » On trouve dans le Mercure galant d’avril 1702 la relation très circonstanciée d’une de ces visites, « laquelle, bien qu’elle eût duré plus de trois heures, ne permit pas au prince de tout voir. »
  8. Bibliothèque nationale, département des manuscrits. Mélanges de Clairambault, n° 436.
  9. Celui à qui revenait la tache de relever les inscriptions tumulaires, de copier tout au long les manuscrits ou, le cas échéant, d’en extraire les passades les plus significatifs, était le propre valet de chambre de Gaignières, un nommé Rémy, qui recevait de son maître pour cette besogne 2U0 livres par an.
  10. Le plus clair de ce revenu consistait, à ce qu’il semble, dans les pensions allouées à Gaignières en mémoire des offices dont il avait été revêtu. Nous ignorons le chiffre de celle que lui procurait son double titre d’ancien gouverneur de Joinville et d’instituteur des enfans de France. Ce que nous savons seulement, c’est que, par une de ses dispositions testamentaires, Mlle de Guise avait légué à son ancien écuyer une pension viagère de 1,200 livres, « outre et par-dessus ses carrosses et un attelage. »
  11. « Enfin, écrivait Lancelot à Clairambault dix jours après la mort de Gaignières, enfin vous voilà donc le maître ou peu s’en faut d’un des plus grands dépôts qu’il y ait. Il me semble déjà, monsieur, vous voir nager en pleine eau… »
  12. M. Léopold Delisle, dans son savant ouvrage sur le Cabinet des manuscrits, évalue « à plus de cent volumes » l’ensemble des pièces provenant de la collection de Gaignières que Clairambault se serait ainsi « appropriées. »
  13. Cette vente, prescrite par un arrêt du conseil en date du 6 mars 1717, produisit une somme totale de 16,761 livres 14 sols. L’estimation des objets réservés pour la Bibliothèque donnait sur l’état dont nous avons parlé un chiffre à peu près double, 36,783 livres. Au reste tout ce qui concernait le fait de la donation même fut tenu aussi secret que possible par le ministre et par ses agens. Les affiches annonçant la vente publique ne disaient mot de ce qui y avait donné lieu, et dès le 13 avril 1715 le Mercure recevait l’ordre d’observer à ce sujet le même silence. « Vous pouvez, écrivait le marquis de Torcy au directeur de ce recueil, parler de M. de Gaignières dans un de vos prochains Mercures et faire mention, si vous le jugez à propos, de sa naissance, de son mérite et de ses qualités personnelles ; mais il ne convient pas que vous parliez de la disposition qui a été faite de son cabinet. »
  14. Voyez à ce sujet le dossier judiciaire contenant les interrogatoires subis en septembre 1784 par l’abbé de Gevigney, ci-devant garde des titres et généalogies à la Bibliothèque du roi. — Archives. Section judiciaire, Y. 11427.
  15. Les quatre catégories établies alors à la Bibliothèque étaient 1° les manuscrits, 2° les livres imprimés, 3° les titres et généalogies, 4° les planches gravées et estampes. Le cabinet des médailles et pierres gravées n’avait pas encore été transféré du palais de Versailles à la Bibliothèque. Il n’y fut définitivement installé que vingt ans plus tard.
  16. L’usage de consacrer ces bâtimens à des établissemens financiers se continua jusqu’à une époque assez rapprochée de nous. Après avoir été occupés par les bureaux de la Compagnie des Indes, ils servirent d’abri à la Bourse. Plus tard, on y installa le Trésor, et, sous la restauration, pendant le ministère Villèle, l’administration centrale des finances y résidait encore. En 1828 seulement, le palais Mazarin reçut la même destination que l’hôtel de Nevers, attribué depuis plus d’un siècle déjà aux collections de la Bibliothèque.
  17. Sur l’état authentique des personnes logées alors à la Bibliothèque figurent vingt-deux fonctionnaires ou employés, deux suisses, deux frotteurs et les nombreux domestiques de l’abbé Bignon.
  18. Ce corps de logis dit la Traverse s’élevait sur une partie de l’emplacement qu’occupe à présent la grande salle de travail du département des imprimés.