Le Dénouement imprévu

Œuvres complètes, Texte établi par Pierre DuviquetHaut Cœur et Gayet jeune1 (p. 148-196).


Personnage
MONSIEUR ARGANTE.
DORANTE, avocat.
MADEMOISELLE ARGANTE, fille de Monsieur Argante.
ÉRASTE, gentilhomme demeurant à la campagne.
MAÎTRE PIERRE, fermier de Monsieur Argante.
LISETTE, suivante de Mademoiselle Argante.
CRISPIN, valet d’Éraste.
Un domestique de Monsieur Argante.


La scène est dans la maison de campagne de M. Argante, aux environs de Paris


Acteurs

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Scène première

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DORANTE, MAÎTRE PIERRE


DORANTE
, d’un air désolé.

Je suis au désespoir, mon pauvre maître Pierre : je ne sais que devenir.

MAÎTRE PIERRE

Eh ! marguenne, arrêtez-vous donc ! Voute lamentation me corrompt toute ma balle himeur.

DORANTE

Que veux-tu ? J’aime Mademoiselle Argante plus qu’on n’a jamais aimé : je me vois à la veille de la perdre, et tu ne veux pas que je m’afflige ?

MAÎTRE PIERRE

En sait bian qu’il faut parfois s’affliger ; mais faut y aller pus bellement que ça ; car moi, j’aime itou Lisette, voyez-vous ! en-dit que stila qui veut épouser Mademoiselle Argante a un valet ; si le maître épouse notre demoiselle ; il l’emmènera à son châtiau ; Lisette suivra : la velà emballée pour le voyage, et c’est autant de pardu pour moi que ce ballot-là ; ce guiable de valet en fera son proufit. Je vois tout ça fixiblement clair : stanpendant, je me tians l’esprit farme, je bataille contre le chagrin ; je me dis que tout ça n’est rian, que ça n’arrivera pas ; mais, morgué ! quand je vous entends geindre, ça me gâte le courage. Je me dis : Piarre, tu ne prends point de souci, mon ami, et c’est que tu t’enjôles ; si tu faisais bian, tu en prenrais : j’en prends donc. Tenez ; tout en parlant de chouse et d’autre, velà-t-il pas qu’il me prend envie de pleurer ! et c’est vous qui en êtes cause.

DORANTE

Hélas ! mon enfant, rien n’est plus sûr que notre malheur : l’époux qu’on destine à Mademoiselle Argante doit arriver aujourd’hui, et c’en est fait ; Monsieur Argante, pour marier sa fille, ne voudra pas seulement attendre qu’il soit de retour à Paris.

MAÎTRE PIERRE

C’en est donc fait ? queu piquié que, noute vie, Monsieur Dorante ! Mais pourquoi est-ce que Monsieur Argante, noute maître ; ne veut pas vous bailler sa fille ? Vous avez une bonne métairie ici ; vous êtes un joli garçon, une bonne pâte d’homme, d’une belle et bonne profession ; vous plaidez pour le monde. Il est bian vrai quou n’êtes pas chanceux, vous pardez vos causes ; mais que faire à ça ? Un autre les gagne ; tant pis pour ceti-ci, tant mieux pour ceti-là ; tant pis et tant mieux font aller le monde : à cause de ça faut-il refuser sa fille aux gens ? Est-ce que le futur est plus riche que vous ?

DORANTE

Non : mais il est gentilhomme, et je ne le suis pas.

MAÎTRE PIERRE

Pargué, je vous trouve pourtant fort gentil, moi.


DORANTE

Tu ne m’entends point : je veux dire qu’il n’y a point de noblesse dans ma famille.

MAÎTRE PIERRE

Eh bien ! boutez-y-en ; ça est-il si char pour s’en faire faute ?

DORANTE

Ce n’est point cela ; il faut être d’un sang noble.

MAÎTRE PIERRE

D’un sang noble ? Queu guiable d’invention d’avoir fait comme ça du sang de deux façons, pendant qu’il viant du même ruissiau !

DORANTE

Laissons cet article-là ; j’ai besoin de toi. Je n’oserais voir Mademoiselle Argante aussi souvent que je le voudrais, et tu me feras plaisir de la prier, de ma part, de consentir à l’expédient que je lui ai donné.

MAÎTRE PIERRE

Oh ! vartigué, laissez-moi faire ; je parlerons au père itou : il n’a qu’à venir, avec son sang noble, comme je vous le rembarrerai ! Je nous traitons tous deux sans çarimonie ; je sis son farmier, et en cette qualité, j’ons le parvilège de l’assister de mes avis ; je sis accoutumé à ça : il me conte ses affaires, je le gouvarne, je le réprimande : il est bavard et têtu ; moi je suis roide et prudent ; je li dis : il faut que ça soit, le bon sens le veut ; là-dessus il se démène, je hoche la tête, il se fâche, je m’emporte, il me repart, je li repars : tais-toi ! Non, morgué ! Morgué, si ! Morgué, non ! et pis il jure ; et pis je li rends ; ça li établit une bonne opinion de mon çarviau, qui l’empêche d’aller à l’encontre de mes volontés : et il a raison de m’obéir ; car en vérité, je sis fort judicieux de mon naturel, sans que ça paraisse : ainsi je varrons ce qu’il en sera.

DORANTE

Si tu me rends service là-dedans, maître Pierre, et que Mademoiselle Argante n’épouse pas l’homme en question, je te promets d’honneur cinquante pistoles en te mariant avec Lisette.

MAÎTRE PIERRE

Monsieur Dorante, vous avez du sang noble, c’est moi qui vous le dis ; ça se connaît aux pistoles que vous me pourmettez, et ça se prouvera tout à fait quand je les recevrons.

DORANTE

La preuve t’en est sûre ; mais n’oublie pas de presser Mademoiselle Argante sur ce que je t’ai dit.

MAÎTRE PIERRE

Tatiguienne ! dormez en repos et n’en pardez pas un coup de dent : si alle bronchait, je li revaudrais. Sa bonne femme de mère, alle est défunte, et cette fille-ci qu’alle a eu, alle est par conséquent la fille de Monsieur Argante, n’est-ce pas ?

DORANTE

Sans doute.

MAÎTRE PIERRE

Sans doute. Je le veux bian itou, je n’empêche rian, je sis de tout bon accord ; mais si je voulions souffler une petite bredouille dans l’oreille du papa, il varrait bien que Mademoiselle Argante est la fille de sa mère ; Mais velà. tout.

DORANTE

Cela n’aboutit à rien ; songe seulement à ce que je te promets.

MAÎTRE PIERRE

Oui, le songerons toujours à cinquante pistoles ; mais touchez-moi un petit mot de l’expédient quou dites.

DORANTE

Il est bizarre, je l’avoue ; mais c’est l’unique ressource qui nous reste. Je voudrais donc que, pour dégoûter le futur, elle affectât une sorte de maladie, un dérangement, comme qui dirait des vapeurs.

MAÎTRE PIERRE

Dites à la franquette quou voudriais qu’alle fît la folle. Velà bien de quoi ! Ça ne coûte rian aux femmes : par bonheur alles ont un esprit d’un merveilleux acabit pour ça, et Mademoiselle Argante nous fournira de la folie tant que j’en voudrons ; son çarviau la met à même. Mais velà son père : ôtez-vous de par ici ; tantôt je vous rendrons réponse.


Scène II

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MONSIEUR ARGANTE, MAÎTRE PIERRE


MONSIEUR ARGANTE

Avec qui étais-tu là ?

MAÎTRE PIERRE

Eh voire, j’étais avec queuqu’un.

MONSIEUR ARGANTE

Eh ! qui est-il ce quelqu’un ?

MAÎTRE PIERRE

Aga donc ! Il faut bian que ce soit une parsonne.

MONSIEUR ARGANTE

Mais je veux savoir qui c’était, car je me doute que c’est Dorante.

MAÎTRE PIERRE

Oh bian ! cette doutance-là, prenez que c’est une çartitude, vous n’y pardrez rian.,

MONSIEUR ARGANTE

Que vient-il faire ici ?

MAÎTRE PIERRE

M’y voir.

MONSIEUR ARGANTE

Je lui ai pourtant dit qu’il me ferait plaisir de ne plus venir chez moi.

MAÎTRE PIERRE

Et si ce n’est pas son envie de vous faire plaisir, est-ce que les volontés ne sont pas libres ?

MONSIEUR ARGANTE

Non, elles ne le sont pas ; car je lui défendrai d’y venir davantage.

MAÎTRE PIERRE

Bon, je li défendrai ! Il vous dira qu’il ne dépend de parsonne.

MONSIEUR ARGANTE

Mais vous dépendez de moi, vous autres, et je vous défends de le voir et de lui parler.

MAÎTRE PIERRE

Quand je serons aveugles et muets, je ferons voute commission, Monsieur Argante.

MONSIEUR ARGANTE

Il faut toujours que tu raisonnes.

MAÎTRE PIERRE

Que voulez-vous ? J’ons une langue, et je m’en sars ; tant que je l’aurai, je m’en sarvirai ; vous me chicanez avec la voute, peut-être que je vous lantarne avec la mienne.

MONSIEUR ARGANTE

Ah ! je vous chicane ! c’est-à-dire, maître Pierre, que vous n’êtes pas content de ce que j’ai congédié Dorante ?

MAÎTRE PIERRE

Je n’approuve rian que de bon, moi.

MONSIEUR ARGANTE

Je vous dis ! il faudra que je dispose de ma fille à sa fantaisie !

MAÎTRE PIERRE

Acoutez, peut-être que la raison le voudrait ; mais voute avis est bian pus raisonnable que le sian.

MONSIEUR ARGANTE

Comment donc ! est-ce que je ne la marie pas à un honnête, homme ?

MAÎTRE PIERRE

Bon ! le velà bian avancé d’être honnête homme ! Il n’y a que les couquins qui ne sont pas honnêtes gens.

MONSIEUR ARGANTE

Tais-toi, je ne suis pas raisonnable de t’écouter ; laisse-moi en repos, et va-t’en dire aux musiciens que j’ai fait venir de Paris qu’ils se tiennent prêts pour ce soir.

MAÎTRE PIERRE

Qu’est-ce quou en voulez faire, de leur musicle ?

MONSIEUR ARGANTE

Ce qu’il me plaît.

MAÎTRE PIERRE

Est-ce quou voulez danser la bourrée avec ces violoneux ? Ça n’est pas parmis à un maître de maison.

MONSIEUR ARGANTE

Ah ! tu m’impatientes.

MAÎTRE PIERRE

Parguenne, et vous itou : tenez, j’use trop mon esprit après vous. Par la mardi ! voute farme, et tous les animaux qui en dépendont, me baillont moins de peine à gouvarner que vous tout seul ; par ainsi, prenez un autre farmier : je varrons un peu ce qu’il en sera, quand vous ne serez pus à ma charge.

MONSIEUR ARGANTE

Fort bien ! me quitter tout d’un coup dans l’embarras où je suis, et le jour même que je marie ma fille ; vous prenez bien votre temps, après toutes les bontés que j’ai eues pour vous !

MAÎTRE PIERRE

Voirement, des bontés ! Si je comptions ensemble, vous m’en deveriez pus de deux douzaines : mais gardez-les, et grand bian vous fasse.

MONSIEUR ARGANTE

Mais enfin, pourquoi me quitter ?

MAÎTRE PIERRE

C’est que mes bonnes qualités sont entarrées avec vous ; c’est qu’ou voulez marier voute fille à voute tête, en lieu de la marier à la mienne ; et drès qu’ou ne voulez pas me complaire en ça, drès que ma raison ne vous sart de rian, et qu’ou prétendez être le maître par-dessus moi qui sis prudent, drès qu’ou allez toujours voute chemin maugré que je vous retienne par la bride, je pards mon temps cheux vous.

MONSIEUR ARGANTE

Me retenir par la bride ! belle façon de s’exprimer !

MAÎTRE PIERRE

C’est une petite simulitude qui viant fort à propos.

MONSIEUR ARGANTE

C’est ma fille qui vous fait parler, je le vois bien ; mais il n’en sera pourtant que ce que j’ai résolu ; elle épousera aujourd’hui celui que j’attends. Je lui fais un grand tort, en vérité, de lui donner un homme pour le moins aussi riche que ce fainéant de Dorante, et qui avec cela est gentilhomme !

MAÎTRE PIERRE

Ah ! nous y velà donc, à la gentilhommerie ! Eh fi, noute Monsieur ! ça est vilain à voute âge de bailler comme ça dans la bagatelle ; en vous amuse comme un enfant avec un joujou. Jamais je n’endurerai ça ; voyez-vous, Monsieur Dorante est amoureux de voute fille, alle est amoureuse de li ; il faut qu’ils voyont le bout de ça. Hier encore, sous le barciau de noute jardin je les entendais. (À part.) Sarvons-li d’une bourde. (Haut.) Ma mie, ce li disait-il, voute père veut donc vous bailler un autre homme que moi ? Eh ! vraiment oui ! ce faisait-elle. Eh ! que dites-vous de ça ? ce faisait-il. Eh ! qu’en pourrais-je dire ? ce faisait-elle. Mais si vous m’aimez bian, vous lui dirais quou ne le voulez pas. Hélas ! mon grand ami, je lui ai tant dit ! Mais bref, à la parfin que ferez-vous ? Eh ! je n’en sais rian. J’en mourrai, ce dit-il. Et moi itou, ce dit-elle… Quoi, je mourrons donc ? Voute père est bian tarrible… Que voulez-vous ? comme on me l’a baillé, je l’ai prins…

MONSIEUR ARGANTE
, en colère et s’en allant.

L’impertinente, avec son amant ! et toi encore plus impertinent de me rapporter de pareils discours ; mais mon gendre va venir, et nous verrons qui sera le maître.

Scène III

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MADEMOISELLE ARGANTE, LISETTE, MAÎTRE PIERRE


MADEMOISELLE ARGANTE

Il me semble que mon père sort fâché d’avec toi. De quoi parliez-vous ?

MAÎTRE PIERRE

De voute noce avec le fils de ce gentilhomme.

LISETTE

Eh bien ?

MAÎTRE PIERRE

Eh bian ! je ne sais qui l’a enhardi ; mais il n’est pas si timide que de coutume avec moi : il m’a bravement injurié et baillé le sobriquet d’impartinent, et m’a enchargé de dire à Mademoiselle Argante qu’alle est une sotte ; et pisque la velà, je li fais ma commission.

LISETTE
, à Mademoiselle Argante.

Là-dessus, à quoi vous déterminez-vous ?

MADEMOISELLE ARGANTE

Je ne sais ; mais je suis au désespoir de me voir en danger d’épouser un homme que je n’ai jamais vu ; et seulement parce qu’il est le fils de l’ami de mon père.

MAÎTRE PIERRE

Tenez, tenez, il n’y a point de détarmination à ça. J’avons arrêté, Monsieur Dorante et moi, ce qu’ou devez faire, et velà cen que c’est. Il faut qu’ou deveniais folle ; ça est conclu entre nous ; il n’y a pus à dire non : faut parachever. Allons, avancez-nous, en attendant, queuque petit échantillon d’extravagance ont voir comment ça fait : en dit que les vapeurs sont bonnes pour ça, montrez-m’en une.

MADEMOISELLE ARGANTE

Oh ! laisse-moi, je n’ai point envie de rire.

LISETTE

Va, ne t’embarrasse pas ; nous autres femmes, pour faire les folles avons-nous besoin d’étudier notre rôle ?

MAÎTRE PIERRE

Non ; je savons bian vos facultés ; mais n’amporte, il s’agit d’avoir l’esprit pus torné que de coutume. Lisette, sarmonne-la un peu là-dessus, et songe toujours à noute amiquié : ça ne fait que croître et embellir cheux moi, quand je te regarde.

LISETTE

Je t’en fais mes compliments.

MAÎTRE PIERRE

Adieu ; noute maître est sourti, je pense. Je vas revenir, si je puis, avec Monsieur Dorante.


Scène IV

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MADEMOISELLE ARGANTE, LISETTE

LISETTE

Cà, faites vos réflexions. Consentez-vous à ce qu’on vous propose ?

MADEMOISELLE ARGANTE

Je ne saurais m’y résoudre. Jouer un rôle de folle ! Cela est bien laid.

LISETTE

Eh, mort de ma vie ! trouvez-moi quelqu’un qui ne joue pas ce rôle-là dans le monde ? Qu’est-ce que c’est que la société entre nous autres honnêtes gens, s’il vous plaît ? N’est-ce pas une assemblée de fous paisibles qui rient de se voir faire, et qui pourtant s’accordent ? Eh bien ! mettez-vous pour quelques instants de la coterie des fous revêches, et nous dirons nous autres : la tête lui a tourné.

MADEMOISELLE ARGANTE

Tu as beau dire ; cela me répugne.

LISETTE

Je crois qu’effectivement vous avez raison. Il vaut mieux que vous épousiez ce jeune rustre que nous attendons. Que de repos vous allez avoir à la campagne ! Plus de toilette, plus de miroir, plus de boîte à mouches ; cela ne rapporte rien. Ce n’est pas comme à Paris, où il faut tous les matins recommencer son visage, et le travailler sur nouveaux frais. C’est un embarras que tout cela ; et on ne l’a pas à la campagne : il n’y a là que de bons gros cœurs, qui sont francs, sans façon, et de bon appétit. La manière les prendre est très aisée ; une face large, massive, en fait l’affaire ; et en moins d’un an vous aurez toutes ces mignardises convenables.

MADEMOISELLE ARGANTE

Voilà de fort jolies mignardises !

LISETTE

J’oubliais le meilleur. Vous aurez parfois des galants houbereaux qui viendront vous rendre hommage, qui boiront du vin pur à votre santé ; mais avec des contorsions !… Vous irez vous promener avec eux, la petite canne à la main, le manteau troussé de peur des crottes : ils vous aideront à sauter le fossé, vous diront que vous êtes adroite, remplie de charmes et d’esprit, avec tout plein d’équivoques spirituelles, qui brocheront sur le tout. Qu’en dites-vous ? Prenez votre parti, sinon je recommence, et je vous nomme tous les animaux de votre ferme, jusqu’à votre mari.

MADEMOISELLE ARGANTE

Ah ! le vilain homme !

LISETTE

Allons, vite, choisissez de quel genre de folie vous voulez le dégoûter ; il va venir, comme vous savez, et vous aimez Dorante, sans doute ?

MADEMOISELLE ARGANTE

Mais oui, je l’aime ; car je ne connais que lui depuis quatre ans.

LISETTE

Mais oui, je l’aime ! Qu’est-ce que c’est qu’un amour qui commence par mais, et qui finit par car ?

MADEMOISELLE ARGANTE

Je m’explique comme je sens. Il y a si longtemps que nous nous voyons ; c’est toujours la même personne, les mêmes sentiments : cela ne pique pas beaucoup ; mais au bout du compte, c’est un bon garçon ; je l’aime quelquefois plus, quelquefois moins, quelquefois point du tout ; c’est suivant : quand il y a longtemps que je ne l’ai vu, je le trouve bien aimable ; quand je le vois tous les jours, il m’ennuie un peu, mais cela se passe, et je m’y accoutume : s’il y avait un peu plus de mouvement dans mon cœur, cela ne gâterait rien pourtant.

LISETTE

Mais n’y a-t-il pas un peu d’inconstance là-dedans ?

MADEMOISELLE ARGANTE

Peut-être bien ; mais on ne met rien dans son cœur, on y prend ce qu’on y trouve.

LISETTE

Chemin faisant je rencontre de certains visages qui me remuent, et celui de Pierrot ne me remue point ; n’êtes-vous pas comme moi.

MADEMOISELLE ARGANTE

Voilà où j’en suis. Il y a des physionomies qui font que Dorante me devient si insipide ! Et malheureusement, dans ce moment-là, il a la fureur de m’aimer plus qu’à l’ordinaire : moi, je voudrais qu’il ne me dît rien ; mais les hommes savent-ils se gouverner avec nous ? Ils sont si maladroits ! Ils viennent quelquefois vous accabler d’un tas de sentiments langoureux qui ne font que vous affadir le cœur ; on n’oserait leur dire : Allez-vous-en, laissez-moi en repos, vous vous perdez. Ce serait même une charité de leur dire cela ; mais point, il faut les écouter, n’en pouvoir plus, étouffer, mourir d’ennui et de satiété pour eux ; le beau profit qu’ils font là ! Qu’est-ce que c’est qu’un homme toujours tendre, toujours disant : je vous adore ; toujours vous regardant avec passion ; toujours exigeant que vous le regardiez de même ? Le moyen de soutenir cela ? Peut-on sans cesse dire : je vous aime ? On en a quelquefois envie, et on le dit ; après cela l’envie se passe, il faut attendre qu’elle revienne.

LISETTE

Mais enfin, épouserez-vous le campagnard ?

MADEMOISELLE ARGANTE

Non, je ne saurais souffrir la campagne, et j’aime mieux Dorante, qui ne quittera jamais Paris. Après tout, il ne m’ennuie pas toujours, et je serais fâchée de le perdre.

LISETTE

Je vois Pierrot qui revient bien intrigué.


Scène V

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MADEMOISELLE ARGANTE, LISETTE, MAÎTRE PIERRE


LISETTE

Où est Dorante ?

MAÎTRE PIERRE

Hélas ! il est en chemin pour venir ici ; et moi, Mademoiselle Argante, je vians pour vous dire que ce garçon-là n’a pas encore trois jours à vivre.

MADEMOISELLE ARGANTE

Comment donc ?

MAÎTRE PIERRE

Oui, et s’il m’en veut croire, il fera son testament drès ce soir ; car s’il allait trapasser sans le dire au tabellion, j’aimerais autant qu’il ne mourît pas : ce ne serait pas la peine, et ça me fâcherait trop ; en lieu que, s’il me laissait queuque chouse, ça ferait que je me lamenterais plus agriablement sur li.

LISETTE

Dis donc ce qui lui est arrivé.

MADEMOISELLE ARGANTE

Est-il malade, empoisonné, blessé ? Parle.

MAÎTRE PIERRE

Attendez que je reprenne vigueur ; car moi qui veux hériter de li, je sis si découragé, si déconfit, que je sis d’avis itou de coucher mes darnières volontés sur de l’écriture, afin de laisser mes nippes à Lisette.

LISETTE

Allons, allons, nigaud, avec ton testament et tes nippes : il n’y a rien que je haïsse tant que des dernières volontés.

MADEMOISELLE ARGANTE

Eh ! ne l’interromps pas. J’attends qu’il nous dise l’état où est Dorante.

MAÎTRE PIERRE

Ah ! le pauvre homme ! la diète le pardra.

LISETTE

Eh ! depuis quand fait-il diète ?

MAÎTRE PIERRE

De ce matin.

LISETTE

Peste du benêt !

MAÎTRE PIERRE

Tenez, le velà. Voyez queu mine il a ! Comme il est, blafard !


Scène VI

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MADEMOISELLE ARGANTE, DORANTE, LISETTE, MAÎTRE PIERRE


DORANTE
, d’un air affligé.

Je suis au désespoir, Madame ; votre fermier m’a fait un récit qui m’a fait trembler. Il dit que vous refusez de me conserver votre main, et que vous ne voulez pas en venir à la seule ressource qui nous reste.

MADEMOISELLE ARGANTE

Eh bien ! remettez-vous, j’extravaguerai ; la comédie va commencer ; êtes-vous content ?

MAÎTRE PIERRE

Alle extravaguera, Monsieur Dorante, alle extravaguera. Queu plaisir ! Je varrons la comédie ; alle fera le Poulichinelle, queu contentement ! Je rirons comme des fous. Il faut extravaguer tretous au moins.

DORANTE

Vous me rendez la vie, Madame ; mais de grâce l’amour seul a-t-il part à ce que vous allez faire ?

MADEMOISELLE ARGANTE

Eh ! ne savez-vous pas bien que je vous aime, quoique j’oublie quelquefois de vous le dire ?

DORANTE

Eh ! pourquoi l’oubliez-vous ?

MADEMOISELLE ARGANTE

C’est que cela est fini ; je n’y songe plus.

LISETTE

Eh ! oui, cela va sans dire : retirons-nous ; je crois que votre père est revenu, vous pouvez l’attendre : mais il n’est pas à propos qu’il nous voie, nous autres.

DORANTE

Adieu, Madame ; songez que mon bonheur dépend de vous.

MADEMOISELLE ARGANTE

J’y penserai, j’y penserai ; allez-vous-en. (Seule.) Nous verrons un peu ce que dira mon père, quand il me verra folle. Je crois qu’il va faire de belles exclamations ! Heureusement, sur le sujet dont il s’agit, il m’a déjà vue dans quelques écarts, et je crois que la chose ira bien ; car il s’agit d’une malice, et je suis femme : c’est de quoi réussir. Le voilà, prenons une contenance qui prépare les voies.


Scène VII

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MONSIEUR ARGANTE, MADEMOISELLE ARGANTE, battant la mesure de son pied.


MONSIEUR ARGANTE

Que faites-vous là, Mademoiselle ?

MADEMOISELLE ARGANTE

Rien.

MONSIEUR ARGANTE

Rien ? belle occupation !

MADEMOISELLE ARGANTE

Je vous défie pourtant de critiquer rien.

MONSIEUR ARGANTE

Quelle étourdie ! comme vous voilà faite !

MADEMOISELLE ARGANTE

Faite au tour, à ce qu’on dit.

MONSIEUR ARGANTE

Hé ! je crois que vous plaisantez ?

MADEMOISELLE ARGANTE

Non, je suis de mauvaise humeur ; car je n’ai pu jouer du clavecin ce matin.

MONSIEUR ARGANTE

Laissez là votre clavecin ; mon gendre arrive, et vous ne devez pas le recevoir dans un ajustement aussi négligé.

MADEMOISELLE ARGANTE

Ah ! laissez-moi faire ; le négligé va au cœur… Si j’étais ajustée, on ne verrait que ma parure ; dans mon négligé, on ne verra que moi, et on n’y perdra rien.

MONSIEUR ARGANTE

Oh ! oh ! que signifie donc ce discours-là ?

MADEMOISELLE ARGANTE

Vous haussez les épaules, vous ne me croyez pas : je vous convaincrai, papa.

MONSIEUR ARGANTE

Je n’y comprends rien. Ma fille ?

MADEMOISELLE ARGANTE

Me voilà, mon père.

MONSIEUR ARGANTE

Avez-vous dessein de me jouer ?

MADEMOISELLE ARGANTE

Qu’avez-vous donc ? Vous m’appelez, je vous réponds ; vous vous fâchez, je vous laisse faire. De quoi s’agit-il ? expliquez-vous. Je suis là, vous me voyez, je vous entends, que vous plaît-il ?

MONSIEUR ARGANTE

En vérité, sais-tu bien que si on t’écoutait, on te prendrait pour une folle ?

MADEMOISELLE ARGANTE

Eh ! eh ! eh !…

MONSIEUR ARGANTE

Eh ! Eh ! il n’est pas question, d’en rire, cela est vrai.

MADEMOISELLE ARGANTE

J’en pleurerai, si vous le jugez à propos. Je croyais qu’il en fallait rire, je suis dans la bonne foi.

MONSIEUR ARGANTE

Non : il faut m’écouter.

MADEMOISELLE ARGANTE
le salue.

C’est bien de l’honneur à moi, mon père.

MONSIEUR ARGANTE

Qu’on a de peine avec les enfants !

MADEMOISELLE ARGANTE

Eh ! vous ne vous vantez de rien ; mais je crois que vous n’en avez pas mal donné à mon grand-père : vous étiez bien sémillant.

MONSIEUR ARGANTE

Taisez-vous, petite fille.

MADEMOISELLE ARGANTE

Les petites filles n’obéissent point, mon père ; et puisque j’en suis une, je ferai ma charge, et me gouvernerai, s’il vous plaît, suivant l’épithète que vous me donnez.

MONSIEUR ARGANTE

La patience m’échappera…

MADEMOISELLE ARGANTE

Calmez-vous, je me tais : voilà l’agrément qu’il y a d’avoir affaire à une personne raisonnable !

MONSIEUR ARGANTE

Je ne sais où j’en suis, ni où elle prend tant d’impertinences : quoi qu’il en soit, finissons ; je n’ai qu’un mot à vous dire : préparez-vous à recevoir celui qui vient ici vous épouser.

MADEMOISELLE ARGANTE

Ce discours-là me fait ressouvenir d’une chanson qui dit : préparons-nous, à la fête nouvelle.

MONSIEUR ARGANTE
, étonné longtemps.

J’attends que vous ayez achevé votre chanson.

MADEMOISELLE ARGANTE

Oh ! voilà qui est fait ; ce n’était qu’une citation que je voulais faire.

MONSIEUR ARGANTE

Vous sortez du respect que vous me devez, ma fille.

MADEMOISELLE ARGANTE

Serait-il possible ! moi, sortir du respect ! il me semble qu’en effet je dis des choses extraordinaires ; je crois que je viens de chanter. Remettez moi, mon père ; où en étions-nous ? Je me retrouve : vous m’avez proposé, il y a quelques jours, un mariage qui m’a bouleversé la tête à force d’y penser : tout rompu qu’il est, je n’en saurais revenir, et il faut que j’en pleure.

MONSIEUR ARGANTE

Oh ! oh ! cela serait-il de bonne foi, ma fille ? D’où vient tant de répugnance pour un mariage qui t’est avantageux ?

MADEMOISELLE ARGANTE

Eh ! me le proposeriez-vous s’il n’était pas avantageux ?

MONSIEUR ARGANTE

Je fais le tout pour ton bien.

MADEMOISELLE ARGANTE
, pleurant.

Et cependant je vous paie d’ingratitude.

MONSIEUR ARGANTE

Va, je te le pardonne ; c’est un petit travers qui t’a pris.

MADEMOISELLE ARGANTE

Continuez, allez votre train, mon père ; continuez, n’écoutez pas mes dégoûts, tenez ferme, point de quartier, courage ; dites : je veux ; grondez ; menacez, punissez ne m’abandonnez pas dans l’état où je suis : je vous charge de tout ce qui m’arrivera.

MONSIEUR ARGANTE
, attendri.

Va, mon enfant, je suis content de tes dispositions, et tu peux t’en fier à moi ; je te donne à un homme avec qui tu seras heureuse ; et la campagne, au bout du compte, a ses charmes aussi bien que la ville.

MADEMOISELLE ARGANTE

Par ma foi, vous avez raison.

MONSIEUR ARGANTE

Par ma foi ? de quel terme te sers-tu là ? je ne te l’ai jamais entendu dire, et je serais fâché que tu t’en servisses devant mon gendre futur.

MADEMOISELLE ARGANTE

Ma foi, je l’ai cru bon, parce que c’est votre mot favori.

MONSIEUR ARGANTE

Il ne sied point dans la bouche d’une fille.

MADEMOISELLE ARGANTE

Je ne le dirai plus ; mais revenons ; contez-moi un peu ce que c’est que votre gendre : n’est-ce pas cet homme des champs ?

MONSIEUR ARGANTE

Encore ! Est-il question d’un autre ?

MADEMOISELLE ARGANTE

Je m’imagine qu’il accourt à nous comme un satyre.

MONSIEUR ARGANTE

Oh ! je n’y saurais tenir. Vous êtes une impertinente ; il vous épousera, je le veux, et vous obéirez.

MADEMOISELLE ARGANTE

Doucement, mon père ; discutons froidement les choses. Vous aimez la raison, j’en ai de la plus rare.

MONSIEUR ARGANTE

Je vous montrerai que je suis votre père.

MADEMOISELLE ARGANTE

Je n’en ai jamais douté ; je vous dispense de la preuve, tranquillisez-vous. Vous me direz peut-être que je n’ai que vingt ans, et que vous en avez soixante. Soit, vous êtes plus vieux que moi ; je ne chicane point là-dessus ; j’aurai votre âge un jour ; car nous vieillissons tous dans notre famille. Écoutez-moi, je me sers d’une supposition. Je suis Monsieur Argante ; et vous êtes ma fille. Vous êtes jeune, étourdie, vive, charmante, comme moi. Et moi, je suis grave, sérieux, triste et sombre comme vous.

MONSIEUR ARGANTE

Où suis-je ? et qu’est-ce que c’est que cela ?

MADEMOISELLE ARGANTE

Je vous ai donné des maîtres de clavecin, vous avez un gosier de rossignol, vous dansez comme à l’Opéra, vous avez du goût, de la délicatesse ; moi du souci et de l’avarice ; vous lisez des romans, des historiettes et des contes de fées ; moi des édits, des registres et des mémoires. Qu’arrive-t-il ? Un vilain faune, un ours mal léché sort de sa tanière, se présente à moi, et vous demande en mariage. Vous croyez que je vais lui crier : va-t’en. Point du tout. Je caresse la créature maussade. Je lui fais des compliments, et je lui accorde ma fille. L’accord fait, je viens vous trouver et nous avons là-dessus une conversation ensemble assez curieuse. La voici. Je vous dis : ma fille ? Que vous plaît-il, mon père ? me répondez-vous (car vous êtes civile et bien élevée). Je vous marie, ma fille. À qui donc, mon père ? À un honnête magot, un habitant des forêts. Un magot, mon père ! Je n’en veux point. Me prenez-vous pour une guenuche ? Je chante, j’ai des appas, et je n’aurais qu’un magot, qu’un sauvage ! Eh ! fi donc ! Mais il est gentilhomme. Eh bien ! qu’on lui coupe le cou. Ma fille, je veux que vous le preniez. Mon père, je ne suis point de cet avis-là. Oh ! oh ! friponne ! ne suis-je pas le maître ?… À cette épithète de friponne, vous prenez votre sérieux ; vous vous armez de fermeté, et vous me dites : vous êtes le maître, distinguo : pour les choses raisonnables, oui ; pour celles qui ne le sont pas, non. On ne force point les cœurs. Loi établie. Vous voulez forcer le mien ; vous transgressez la loi. J’ai de la vertu, je la veux garder. Si j’épousais votre magot, que deviendrait-elle ? Je n’en sais rien.

MONSIEUR ARGANTE

Vous mériteriez que je vous misse dans un couvent. Je pénètre vos desseins à présent, fille ingrate ; et vous vous imaginez que je serai la dupe de vos artifices ? Mais si tantôt j’ai lieu de me plaindre de votre conduite, vous vous en repentirez toute votre vie. Voilà ma réponse : retirez-vous.

MADEMOISELLE ARGANTE
, le saluant.

Donnez-moi le temps de vous faire la révérence, comme vous me l’auriez faite, si vous aviez été à ma place.

MONSIEUR ARGANTE

Marchez, vous dis-je.


Scène VIII

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MONSIEUR ARGANTE, CRISPIN, UN DOMESTIQUE


LE DOMESTIQUE

Monsieur, il y a là-bas un valet qui demande à parler après vous.

MONSIEUR ARGANTE

Qu’il entre.

CRISPIN
paraît.

Monsieur, je viens de dix lieues d’ici, vous dire que je suis votre serviteur.

MONSIEUR ARGANTE

Cela n’en valait pas la peine.

CRISPIN

Oh ! je vous fais excuse ! Vous d’un côté, et Mademoiselle votre fille d’un autre, vous méritez fort bien vos dix lieues ; ce n’est que chacun cinq.

MONSIEUR ARGANTE

Qu’appelez-vous ma fille ? Quelle part a-t-elle à cela ?

CRISPIN

Ventrebleu ! quelle part, Monsieur ! sa part est meilleure que la vôtre, car nous venons pour l’épouser.

MONSIEUR ARGANTE

Pour l’épouser !

CRISPIN

Oui. Le seigneur Éraste, mon maître, l’épousera pour femme, et moi pour maîtresse.

MONSIEUR ARGANTE

Ah, ah ! tu appartiens à Éraste ? Tu es apparemment le garçon plaisant dont il m’a parlé ?

CRISPIN

J’ai l’honneur d’être son associé. C’est lui qui ordonne, c’est moi qui exécute.

MONSIEUR ARGANTE

Je t’entends. Eh ! où est-il donc ? Est-ce qu’il n’est pas venu ?

CRISPIN

Oh ! que si, Monsieur ; mais par galanterie il a jugé propos de se faire précéder par une espèce d’ambassade : il m’a donné même quelques petits intérêts à traiter avec vous.

MONSIEUR ARGANTE

De quoi s’agit-il donc ?

CRISPIN

N’y a-t-il personne qui nous écoute ?

MONSIEUR ARGANTE

Tu le vois bien.

CRISPIN

C’est que… N’y a-t-il point de femmes dans la chambre prochaine ?

MONSIEUR ARGANTE

Quand il y en aurait, peuvent-elles nous entendre ?

CRISPIN

Vertuchou, Monsieur ! vous ne savez pas ce que c’est que l’oreille d’une femme. Cette oreille-là, voyez-vous, d’une demi-lieue entend ce qu’on dit, et d’un quart de lieue ce qu’on va dire.

MONSIEUR ARGANTE

Oh bien ! je n’ai ici que des femmes sourdes. Parle.

CRISPIN

Oh ! la surdité lève tout scrupule ; et cela étant, je vous dirai sans façon que Monsieur Éraste va venir ; mais qu’il vous prie de ne point dire à sa future que c’est lui, parce qu’il se fait un petit ragoût de la voir sous le nom seulement d’un ami dudit Monsieur Éraste ; ainsi ce n’est point lui qui va venir, et c’est pourtant lui ; mais lui sous la figure d’un autre que lui : ce que je dis là n’est-il pas obscur ?

MONSIEUR ARGANTE

Pas mal ; mais je te comprends, et je veux bien lui donner cette satisfaction-là : qu’il vienne.

CRISPIN

Je crois que le voilà ; c’est lui-même. À présent je vais chercher mes ballots et les siens ; mais de grâce, avant que de partir, souffrez, Monsieur, que je vous recommande mon cœur ; il est sans condition, daignez lui en trouver une.

MONSIEUR ARGANTE

Va, va, nous verrons.


Scène IX

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MONSIEUR ARGANTE, ÉRASTE, MAÎTRE PIERRE, LISETTE


MONSIEUR ARGANTE

Je vous attendais ici avec impatience, mon cher enfant.

ÉRASTE

Je m’y rends avec un grand plaisir, Monsieur. Crispin vous aura dit sans doute ce que je souhaite que vous m’accordiez ?

MONSIEUR ARGANTE

Oui, je le sais, et j’y consens ; mais pourquoi cette façon ?

ÉRASTE

Monsieur, tout le monde me dit que Mademoiselle Argante est charmante et tout le monde apparemment ne se trompe pas ; ainsi quand je demande à la voir sous cet habit-ci, ce n’est pas pour vérifier si ce que l’on m’a dit est vrai ; mais peut-être, en m’épousant, ne fait-elle que vous obéir ; cela m’inquiète ; et je ne viens sous un autre nom l’assurer de mes respects, que pour tâcher d’entrevoir ce qu’elle pense de notre mariage.

MONSIEUR ARGANTE

Hé bien ! je vais la chercher.

ÉRASTE

Eh ! de grâce, n’y allez point ; je ne pourrais m’empêcher de soupçonner que vous l’auriez avertie. J’ai trouvé là-bàs des ouvriers qui demandent à vous parler ; si vous vouliez bien vous y rendre pour quelque temps.

MONSIEUR ARGANTE

Mais…

ÉRASTE

Je vous en supplie.

MONSIEUR ARGANTE
, à part.

Je ne saurais croire que ma fille ose m’offenser jusqu’à certain point. (À Éraste.) Je me rends.

ÉRASTE

Il me suffira : que vous disiez à un domestique qu’un de mes amis ; qui m’a précédé, souhaiterait avoir l’honneur de lui parler.

MONSIEUR ARGANTE

Holà ! Pierrot, Lisette !

Maître Pierre et Lisette paraissent tous deux.

MAÎTRE PIERRE

Qu’est-ce quou nous voulez donc ?

MONSIEUR ARGANTE

Que quelqu’un de vous deux aille dire à ma fille, que voici un des amis d’Éraste, et qu’elle descende.

MAÎTRE PIERRE

Ça ne se peut pas, alle a mal à son estomac et à sa tête.

LISETTE

Oui, Monsieur ; elle repose.

ÉRASTE

Je vous assure que je n’ai qu’un mot à lui dire.


MAÎTRE PIERRE
, à part.

Hélas ! comme il est douçoureux.

MONSIEUR ARGANTE

Je viens de la quitter, et je veux qu’elle descende. Allez-y, Lisette. (À maître Pierre.) Et toi, va-t’en. (À Éraste.) Je vous laisse pour vous satisfaire.

Il sort.

ÉRASTE

Je vous ai une véritable obligation. (Seul.) Ce commencement me paraît triste. J’ai bien peur que Mademoiselle Argante ne se donne pas de bon cœur.

Scène X

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ÉRASTE, MAÎTRE PIERRE


MAÎTRE PIERRE
, revenant et regardant, à part.

Le sieur Argante n’y est plus. (Haut.) Avec votre parmission, Monsieur l’ami de Monsieur le futur, en attendant que noute Demoiselle se requinque, agriez ma convarsation pour vous aider à passer un petit bout de temps.

ÉRASTE

Oui-da, tu me parais amusant.

MAÎTRE PIERRE

Je ne sons pas tout à fait bête ; le monde prend parfois de mes petits avis, et s’en trouve bian.

ÉRASTE

Je n’en doute pas !

MAÎTRE PIERRE
, riant.

Tenez, vous avez une philosomie de bonne apparence : j’esteme qu’ou êtes un bon compère ; velà ma pensée, parmettez la libarté.

ÉRASTE

Tu me fais plaisir.

MAÎTRE PIERRE

De queu vacation êtes-vous avec cet habit noir ? Est-ce praticien ou médecin ? Tâtez-vous le pouls ou bian la bourse ? Dépêchez-vous le corps ou les bians ?

ÉRASTE

Je guéris du mal qu’on n’a pas.

MAÎTRE PIERRE

Vous êtes donc médecin ? Tant mieux pour vous, tant pis pour les autres ; et moi je sis le farmier d’ici, et ce n’est tant pis pour parsonne.

ÉRASTE

Comment ! mais tu as de l’esprit. Tu dis qu’on te consulte. Parbleu, dans l’occasion je te consulterais volontiers aussi.

MAÎTRE PIERRE

Consultez-moi, pour voir, sur Monsieur Éraste.

ÉRASTE

Que veux-tu que je dise ? Il épouse la fille de Monsieur Argante.

MAÎTRE PIERRE

Acoutez : êtes-vous bian son ami à cet épouseux de fille ?

ÉRASTE

Mais je ne suis pas toujours fort content de lui dans le fond, et souvent il m’ennuie.

MAÎTRE PIERRE

Fi ! c’est de la malice à lui.

ÉRASTE

J’ai idée qu’on ne l’épousera pas d’un trop bon cœur ici, et c’est bien fait.

MAÎTRE PIERRE

Tout franc, je ne voulons point de ce butor-là ; laissez venir le nigaud : je li gardons des rats.

ÉRASTE

Qu’appelles-tu des rats ?

MAÎTRE PIERRE

C’est que la fille de cians a eu l’avisement de devenir ratière : alle a mis par exprès son esprit sens dessus dessous, sens devant darrière, à celle fin, quand il la varra, qu’il s’en retorne avec son sac et ses quilles.

ÉRASTE

C’est-à-dire qu’elle feindra d’être folle ?

MAÎTRE PIERRE

Velà cen que c’est : et si, maugré la folie, il la prend pour femme, n’y aura pus de rats ; mais ce qu’an mettra en lieu et place, les vaura bian.

ÉRASTE

Sans difficulté.

MAÎTRE PIERRE

Stapendant la fille est sage ; mais quand on a bouté son amiquié ailleurs, et qu’en a un mari en avarsion, sage tant qu’ou vourez, il faut que sagesse dégarpisse ; et pis après, toute voute médecine ne garira pas Monsieur Éraste du mal qui li sera fait, le paure niais ! Mais adieu ; veci voute ratière qui viant ; ça va bian vous divartir.

Scène XI

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MADEMOISELLE ARGANTE, ÉRASTE


ÉRASTE
, à part.

Ah ! l’aimable personne ! pourquoi l’ai-je vue, puisque je la dois perdre ?

MADEMOISELLE ARGANTE
, à part, en entrant.

Voilà un joli homme ! Si Éraste lui ressemblait, je ne ferais pas la folle.

ÉRASTE
, à part.

Feignons d’ignorer ses dispositions. (À Mademoiselle Argante.) Mademoiselle, Éraste m’a chargé d’une commission dont je ne saurais que le louer. Vous savez qu’on vous a destinés l’un à l’autre : mais il ne veut jouir du bonheur qu’on lui assure, qu’autant que votre cœur y souscrira : c’est un respect que le sien vous doit, et que vous méritez plus que personne : daignez donc, Madame, me confier ce que vous pensez là-dessus ; afin qu’il se conforme à vos volontés.

MADEMOISELLE ARGANTE

Ce que je pense, Monsieur, ce que je pense !

ÉRASTE

Oui, Madame.

MADEMOISELLE ARGANTE

Je n’en sais rien, je vous jure ; et malheureusement j’ai résolu de n’y penser que dans deux ans, parce que je veux me reposer. Dites-lui qu’il ait la bonté d’attendre : dans deux ans je lui rendrai réponse, s’il ne m’arrive pas d’accident.

ÉRASTE

Vous lui donnez un terme bien long.

MADEMOISELLE ARGANTE

Hélas ! je me trompais, c’est dans quatre ans que je voulais dire. Qu’il ne s’impatiente pas, au moins ; car je lui veux du bien, pourvu qu’il se tienne tranquille : s’il était pressé, je lui en donnerais pour un siècle. Qu’il me ménage, et qu’il soit docile, entendez-vous, Monsieur ? Ne manquez pas aussi de l’assurer de mon estime. Sait-il aimer ? a-t-il des sentiments, de la figure ? est-il grand, est-il petit ? On dit qu’il est chasseur ; mais sait-il l’histoire ? Il verrait que la chasse est dangereuse. Actéon y périt pour avoir troublé le repos de Diane Hélas ! si l’on troublait le mien, je ne saurais que mourir. Mais à propos d’Éraste, me ferez-vous son portrait ? J’en suis curieuse.


ÉRASTE
, triste et soupirant.

Ce n’est pas la peine, Madame, il me ressemble trait pour trait.

MADEMOISELLE ARGANTE
, le regardant.

Il vous ressemble ! Bon cela, Monsieur.

ÉRASTE

Ma commission est faite, Madame ; je sais vos sentiments, dispensez-vous du désordre d’esprit que vous affectez ; un cœur comme le vôtre doit être libre, et mon ami sera au désespoir de l’extrémité où la crainte d’être à lui vous a réduite. On ne saurait désapprouver le parti que vous avez pris : l’autorité d’un père ne vous a laissé que cette ressource, et tout est permis pour se sauver du danger où vous étiez : mais c’en est fait ; livrez-vous au penchant qui vous est cher, et pardonnez à mon ami les frayeurs qu’il vous a données ; je vais l’en punir en lui disant ce qu’il perd. Il veut s’en aller.

MADEMOISELLE ARGANTE
, à part.

Oh, oh ! c’est assurément là Éraste. (Elle le rappelle.) Monsieur ?

ÉRASTE

Avez-vous quelque chose à m’ordonner, Madame ?

MADEMOISELLE ARGANTE

Vous m’embarrassez. N’avez-vous que cela à me dire ? Voyez ; je vous écouterai volontiers, je n’ai plus de peur, vous m’avez rassurée.

ÉRASTE

Il me semble que je n’ai plus rien à dire après ce que je viens d’entendre.

MADEMOISELLE ARGANTE

Je ne devais dire ce que je pense sur Éraste que dans un certain temps ; et si vous voulez, j’abrégerai le terme.

ÉRASTE

Vous le haïssez trop.

MADEMOISELLE ARGANTE

Mais pourquoi en êtes-vous si fâché ?

ÉRASTE

C’est que je prends part à ce qui le regarde.

MADEMOISELLE ARGANTE

Est-il vrai qu’il vous ressemble ?

ÉRASTE

Il n’est que trop vrai.

MADEMOISELLE ARGANTE

Consolez-vous donc.

ÉRASTE

Eh ! d’où vient me consolerais-je, Madame ? Daignez m’expliquer ce discours.

MADEMOISELLE ARGANTE

Comment vous l’expliquer ?… Dites à Éraste que je l’attends, si vous n’avez pas besoin de sortir pour cela.

ÉRASTE

Il n’est pas bien loin.

MADEMOISELLE ARGANTE

Je le crois de même.

ÉRASTE

Que d’amour il aura pour vous, Madame, s’il ose se flatter d’être bien reçu !

MADEMOISELLE ARGANTE

Ne tardez pas plus longtemps à voir ce qu’il en sera.

ÉRASTE

Puis-je espérer que vous me ferez grâce ?

MADEMOISELLE ARGANTE

J’en ai peut-être trop dit : mais vous serez mon époux. Que ne vous ai-je connu plus tôt ?

ÉRASTE

Avec quel chagrin ne m’en retournais-je pas !

MADEMOISELLE ARGANTE

Est-il possible que je vous aie haï ? À quoi songiez-vous de ne pas vous montrer ?

ÉRASTE

Au milieu de mon bonheur il me reste une inquiétude.

MADEMOISELLE ARGANTE

Dites ce que c’est, et vous ne l’aurez plus.

ÉRASTE

Vous vous gardiez, dit-on, pour un autre que moi.

MADEMOISELLE ARGANTE

Vous demeurez à la campagne, et je ne l’aimais pas avant que je vous eusse connu ; il y a quatre ans que je connais Dorante ; l’habitude de le voir me l’avait rendu plus supportable que les autres hommes ; il me convenait, il aspirait à m’épouser, et dans tout ce que j’ai fait, je me gardais moins à lui, que je ne me sauvais du malheur imaginaire d’être à vous : voilà tout, êtes-vous content ?

ÉRASTE
, à genoux.

Je vous adore ; et puisque vous haïssez la campagne, je ne saurais plus la souffrir.


Scène XII

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MONSIEUR ARGANTE, MADEMOISELLE ARGANTE, ÉRASTE, MAÎTRE PIERRE


MONSIEUR ARGANTE
, à maître Pierre.

Oh, oh ! ils sont, ce me semble, d’assez bonne intelligence.

MAÎTRE PIERRE

Qu’est-ce que c’est donc que tout ça ? Ils se disont des douceurs.

MONSIEUR ARGANTE

Eh bien ! ma fille, connais-tu Monsieur ?

MADEMOISELLE ARGANTE

Oui, mon père.

MONSIEUR ARGANTE

Et tu es contente ?

MADEMOISELLE ARGANTE

Oui, mon père.

MONSIEUR ARGANTE

J’en suis charmé. Ne songeons donc plus qu’à nous réjouir ; et que, pour marquer notre joie, nos musiciens viennent ici commencer la fête.

MAÎTRE PIERRE

Voilà qui va fort ben. Ou êtes contente. Voute père, voute amant, tout ça est content ; mais de tous ces biaux contentements-là, moi et Monsieur Dorante, je n’y avons ni part ni portion.

MONSIEUR ARGANTE

Laisse là Dorante.

MADEMOISELLE ARGANTE

Si vous vouliez bien lui parler, mon père ; on lui doit un peu d’égard, et cela me tirerait d’embarras avec lui.

MAÎTRE PIERRE

Il m’avait pourmis cinquante pistoles, si vous deveniez sa femme : baillez-m’en tant seulement soixante, et je li ferai vos excuses. Je ne vous surfais pas.

ÉRASTE

Je te les donne de bon cœur, moi.

MAÎTRE PIERRE

C’est marché fait : chantez et dansez à votre aise, à cette heure, je n’y mets pus d’empêchement.