Le Démon de l’absurde/Volupté

Mercvre de France (p. 109-124).

À Camille Mauclair.

VOLUPTÉ

Matinée de printemps. Une clairière dans un bois. Au milieu d’un épais tapis de mousse, une grande fontaine ronde, comme une énorme lune d’eau. Des nuages passent de temps en temps, moirant de reflets singuliers la paisible nappe unie, et alors le jour semble sortir de terre tandis que l’ombre des arbres obscurcit le ciel. Autour de la fontaine bruissent des insectes diaprés, des mouches d’un vert étincelant, de très petits papillons bleus tigrés de noir. Exquises senteurs des violettes sauvages. Les deux amoureux, Elle quatorze ans, Lui quinze ans, sont assis près de l’eau ; ils regardent fixement la mousse, n’osant plus trop se regarder eux-mêmes. Ils sont inquiets.


elle : Ce sont des choses que nous ne comprendrons jamais, puisque nous ne pouvons pas interroger nos parents.

lui : Est-ce bien utile de comprendre ?

elle : Tu es bête ! Toi, un homme, tu devrais savoir.

lui : Je ne suis encore qu’un… garçon.

elle : Tiens, je ne peux pas souffrir l’air que tu as ! (Elle fait un geste d’impatience.)

lui (subitement en colère) : Et moi, j’ai horreur de ta manière de parler !

(Silence.)

elle (rêvant) : Non ! ce n’est pas naturel tout ce qui nous arrive. Dernièrement, en lisant dans mon livre de messe : « Et Jésus, penchant la tête, rendit l’âme », j’ai frissonné de tout mon corps. Pourquoi ai-je tremblé ainsi ? je n’en sais rien, mais cela me faisait presque plaisir d’avoir mal et de plaindre le Bon Dieu. (Elle se tourne vers l’amoureux.) Veux-tu que je te dise tout ce qui me fait de la peine, depuis que nous nous connaissons ? Toi, tu me diras ce qui l’amuse ? Ce sera notre jeu d’aujourd’hui.

lui (boudeur) : Je veux bien.

elle : J’ai commencé, à ton tour.

lui (soupirant) : Moi, je reste souvent planté devant une vitre de ma fenêtre en pensant à toi, qui ne le mérites guère, puis j’ai envie de passer mon ongle le long du verre pour le faire grincer, et rien que de songer à ça ma bouche se remplit de salive. Il faut que je fasse grincer mon ongle, c’est plus fort que moi, il le faut ! Les vitres attirent mes ongles. (Il crache.)

elle : Tu me dis là ce qui te fait de la peine. Je t’ai demandé ce qui te faisait plaisir.

lui : Mais non, c’est un plaisir ! Je t’assure. Toi, tu me racontes bien que pleurer sur le Bon Dieu, ça t’amuse !

elle : Oh ! j’ai des peines encore plus jolies, va ! Quand je me lave, je presse mon éponge au-dessus de ma nuque et je laisse couler tout doucement des gouttes. Elles roulent lentement, avec de petits froids détestables, puis elles finissent par me brûler, et je tombe en arrière dans un fauteuil, prise d’un fou rire ! Oh ! c’est une peine terrible, celle-là ! je n’ai jamais pu m’empêcher de me la donner…

lui : Ce n’est pas drôle, en effet ! J’ai un autre plaisir encore plus beau. Je mets mon index sous un rasoir, et je me dis : « Une ! Deux ! Trois !… Attention ! » Puis j’enlève tout de suite le rasoir quand je sens qu’il va couper. Je crois que je vois ruisseler mon sang par terre, et que mon doigt est tombé en gigotant comme un morceau de serpent rouge. Ah ! si on me voyait, on saurait que j’ai du courage. Chaque fois, du reste, je me fend l’épiderme un peu, un très petit peu.

elle : L’autre matin, j’ai cueilli un lis dans le jardin, un lis plein de rosée. J’ai d’abord jeté la rosée… à cause des oiseaux ; et je l’ai rempli de lait frais. Ça moussait ! ça moussait ! On aurait dit du champagne blanc, et ça sentait la fleur chaude. Malheureusement, mon lis s’est crevé au fond, et le lait s’est répandu sur ma robe. J’ai failli sangloter aussitôt en pensant que certains petits enfants n’ont pas toujours de bon lait à boire.

lui (affectueusement) : Oui, cela, c’est bien de ta part, c’est une pensée charitable. (Avec curiosité.) Pourquoi as-tu jeté la rosée ? ce n’est pas sale, la rosée.

elle (très digne) : Veux-tu donc que je boive après toutes les fauvettes du pays ?

lui : (naïvement) : Mais le lait ? Tu l’as bu après le veau, puisque les vaches ont des veaux avant d’avoir du lait ?

elle (dédaigneusement) : Non ! ce que tu es bête ! Comme si on avait besoin de parler de veau en ce moment.

lui (confus) : Je ne trouve plus d’autre plaisir. Tant pis pour le jeu.

elle (péremptoirement) : Cherche.

lui (faisant un effort) : J’aime bien le vin pur. Il me fait mal à la tête, mais j’en bois tout de même à plein verre.

elle : Quel plaisir stupide ! D’ailleurs, personne ne te le défend. Pour moi, quand je mange trop, je pense que je ne ressemble plus aux anges, et si j’étais libre je ne dînerais qu’avec des babas !

lui (cherchant) : Attends un peu. Tu vas si vite, toi ! (Il bâille.) Ah ! j’en tiens un ! J’ai découvert l’autre jour une souris dans mon armoire, je l’ai saisie par la queue pour la tuer et elle s’est retournée pour me mordre, alors je l’ai lâchée, j’étais très content de la lâcher.

elle (riant) : Vilain sot ! se laisser mordre par une souris ! Il fallait venir trouver ma chatte aux yeux verts. Elle qui les aims tant ! D’un seul coup de patte elle leur enlève la peau de la tête, et on les voit courir dans tous les coins avec un petit bonnet de rubis !

lui (très vite) : Et puis ! Et puis ! oh ! j’ai toutes sortes de beaux plaisirs encore… Quand je me couche, je mets ton portrait sous mon traversin, et je m’endors en t’appelant ma petite femme. Et puis !… (Il s’arrête embarrassé.) Décidément, non, ce ne sont pas de jolis plaisirs, et j’aime mieux ne pas te les raconter… Il y a des choses rien que pour moi.

elle : Des fois, je joue sur mon piano ma valse la plus facile très rapidement, comme si je tournais et que le clavier fût en cercle autour de moi ; et un passage où il y a une note aiguë, je le répète durant des heures, j’arrive à ne frapper qu’un seul accord, que cette seule note aiguë, toujours, toujours, le poignet m’en cuit. Ça devient comme un bruit de cristal qu’on brise perpétuellement, c’est fin, fin, et cela me dit des choses extraordinaires. Ça entre dans mon oreille comme une plume frisée, une aigrette de diamant, un pinceau de velours. L’autre soir, si maman n’était pas venue au salon, j’allais tomber raide et je me serais cassée en deux morceaux… Ah ! Il y a la peine du satin. Je passe mes mains sur mon couvre-pied de satin pompadour, et… tu sais, on a des petites envies, des petites excoriations au bout des doigts, alors toute ma chair se hérisse tant ça me fait mal de les accrocher dans cette étoffe trop douce. C’est comme le long des vitres, pour toi ! Je ne peux pas m’en empêcher !… Il y a la peine des groseilles pas mûres que je mange en cachette, ça pique la langue et c’est très mauvais… La peine de désirer avoir une chemise en tulle de voilette, brodée de gros pois dont deux s’arrêteraient sur chacun de mes seins… La peine de respirer des jacinthes ! Oh ! celle-là, mon chéri, tu ne saurais croire combien elle me fait plaisir ! Je vais m’étendre par terre tout contre une grosse jacinthe rose qui a poussé au bas du jardin, près d’une charmille. On est dans l’ombre comme ici. Je jette ma robe par-dessus ma tête et j’entoure la fleur de mes bras pour que le parfum me monte tout entier dans le nez, et je respire… je respire… Il me semble que je mange du miel pendant que des abeilles en s’envolant me frôlent les paupières de leurs ailes de sucre ! (Elle se pâme.) Tu ne peux rien y comprendre ! Mais c’est si délicieux que je t’en oublie !…

lui (suçant une branchette qu’il vient d’arracher, au hasard) : Merci bien ! Voilà une invention assez ridicule !

elle : Sais-tu ce que ça sent, la jacinthe ?

lui (ironique) : Ça sent la jacinthe, probablement.

elle : Non, ça sent mon cœur !

lui (agacé) : Tu as donc respiré déjà ton cœur !

elle : Oui ! je suis sûre que c’est un sachet rempli de fleurs en clochettes.

lui (riant) : Ce n’est pas possible ! Montre voir ?

elle (soupirant) : Oh ! non, tu ne le verras jamais.

(Silence.)

lui (jetant sa branchette dans l’eau d’un mouvement rageur) : Tu es bien mauvaise pour moi, aujourd’hui. Nous n’avons que ces quelques heures de promenade à passer ensemble, et tu en profites pour m’accabler !…

(Les mouches étincelantes s’élèvent tumultueusement de la nappe d’eau tranquille et bourdonnent autour des deux adolescents.)

elle (vivement intéressée) : Regarde les belles mouches. On dirait des émeraudes vivantes et en feu.

lui (désirant la flatter) : Ou les yeux de ta chatte !

elle : Elles viennent de se baigner, car elles luisent comme des gouttes d’eau verte ! Attrapes-en une, dis ?

lui : Et si elle me pique !

elle : C’est vrai ! Ne les effarouche pas.

(Ils se rapprochent l’un de l’autre comme pour se défendre contre une attaque possible).

lui : je crois qu’elles ne sont pas méchantes. (Une mouche se pose sur la joue de l’amoureuse). Tiens ! Celle-ci qui te prend pour une plante. (Gracieusement.) Elle a senti ton cœur sans doute. Frrrrrrr… la voilà partie ! Et elle n’a pas osé te faire de mal ! (Ils se regardent, attendris, et s’embrassent furtivement.) Faisons la paix ! Moi, je n’ai plus de plaisir à te dire.

elle : Et moi, plus de peine à te conter (À ce moment, la clarté de la fontaine s’éteint, le ciel s’assombrit.) Jouons à autre chose !

lui (lui prenant les mains) : Laisse-moi dégrafer ton corsage pour aller respirer ton cœur, j’en ai la tentation !

elle (pudique) : Ce ne serait pas convenable.

(Elle se recule un peu et joue avec l’eau. On entend comme un bruit de perles remuées.)

lui (à genoux) : Je t’en supplie !… (Elle lui jette de l’eau à la figure.) Je le veux !

(Elle éclate de rire et se renverse en arrière, ses cheveux se déroulent sur l’eau.)

elle : Non ! Non ! Pas cela, mais je te permets de caresser mes nattes.

lui (se précipitant sur sa chevelure déjà mouillée) : Est-ce qu’ils sentent la jacinthe aussi ? Donne-les moi ! Donne-moi tes mains, tes petites coquilles de mains ! Donne-moi ta figure, donne-moi ta taille… Eh ! Donne-moi tout, puisque je n’aurai jamais ton cœur. (Il sèche les cheveux sous ses baisers.)

elle : Tu es insupportable !

lui (la regardant avec passion) : J’ai soif ! Donne-moi de cette eau dans tes deux mains réunies en bénitier. C’est étrange, j’ai les lèvres qui brûlent. (Elle puise de l’eau et lui tend ses deux mains pleines ; il boit, éperdu). On dirait du miel, on dirait du lait, on dirait du sang, on dirait du vin, on dirait de l’eau-de-vie. Ça embaume et ça grise. Oui, tes mains sentent la jacinthe ! Oh ! que je suis heureux ! (Il la contemple.) Écoute ! j’ai un moyen de te prendre malgré toi tout entière. Tu vas te pencher sur la fontaine et te mirer, puis tu me redonneras à boire de l’eau que tu prendras à la place où tu te seras vue. Ainsi je boirai ton portrait et tu seras en moi pour l’éternité ! (Anxieusement.) Cela te paraît-il assez convenable ?

elle (souriant) : Oui, à la condition que je n’y mirerai que le haut de mon visage. (Elle se penche sur l’eau.) Je ne me vois pas bien ! Oh ! comme cette eau est profonde ! Je parie que cette fontaine traverse toute la terre, tant elle est noire ! Ah ! je me vois… je me vois… Tiens ! j’y retrempe mes nattes, tu auras le goût de mes cheveux, et puisque je suis très blonde ce sera du miel tout à fait !

lui (timide) : Tu me boiras à ton tour, dis ?

elle (avec dédain) : Je ne boirai pas dans les mains d’un garçon.

lui (s’inclinant dévotement sur ses mains qu’elle a de nouveau remplies d’eau) : Oh ! je te remercie tout de même. Tu es si douce pour moi quand tu veux ! (Il hume l’eau et se redresse fièrement.) À présent, je t’emporterai partout.

(La fontaine s’éclaire peu à peu, les nuages passent, les mouches recommencent à bourdonner au soleil.)

elle : C’était bon ?

lui (enivré) : Comme le vin de la messe !

(Il se roule à ses pieds avec une joie de jeune chien.)

elle (sentencieusement) : Quand nos parents nous marieront, nous ferons bâtir ici notre maison de campagne. Ce n’est pas trop loin de la ville, et le boulanger pourra nous apporter du pain tendre tous les jours. Moi, vois-tu, je ne vivrais pas sans pain tendre.

lui (la contemplant de par terre avec ravissement) : Est-ce vrai que tu me trouves bête ?

elle (qui regarde dans l’eau distraitement) : Oui ! Oui !… Nous aurons une belle basse-cour, et nous mangerons des poulets rôtis tous les jours, excepté le dimanche. Seulement, tu tueras les poulets, car j’ai peur du sang.

lui : Est-ce vrai que tu m’aimes ?

elle (de plus en plus distraite et se penchant de différents côtés) : Nous monterons à cheval tous les matins, j’aurai une amazone de drap gris… Tiens ! Qu’est-ce que j’aperçois là, au milieu de cette mare ?… Nous aurons une bonne qui saura me changer la forme de mes robes toutes les semaines, je suivrai les modes… Enfin ! qu’est-ce que je vois là-dedans ? C’est sombre, sombre ! Ça monte à la surface en faisant des bulles… (Elle se lève.)

lui (toujours étendu sur le dos) : Moi, je t’adore !

elle : Voyons ! Lève-toi ! Il faut que nous rentrions… Mon Dieu, que cette eau est limpide ! Elle est tellement bleue en ce moment qu’on croirait se pencher sur un ciel tombé dans la mousse…

(Elle s’approche encore et pousse un cri terrible qui éveille des échos lointains.)

lui (se relevant d’un bond) : Qu’as-tu donc, ma bien-aimée ?

elle (se retournant affolée) : N’avance pas, je te le défends !

(Elle fait quelques pas en chancelant, puis va tomber dans ses bras.)

lui (désespéré) : Elle se trouve mal ! Mon Dieu ! Elle va mourir ! Au secours !

elle (d’une voix entrecoupée) : Ce n’est rien, chéri ! Allons-nous-en ! (Sa voix baisse de plus en plus.) Emporte-moi sans regarder l’eau, sans regarder l’eau… (Elle s’évanouit.)

(L’amoureux, obéissant, l’emporte comme une morte dont les bras pendent inertes, tandis qu’un reflet de soleil éclaire l’autre morte, dont la bouche ouverte toute grande laisse voir les dents très blanches à travers l’eau pure.)