Le Démon de l’absurde/Les Vendanges de Sodome

Mercvre de France (p. 69-81).

À Maurice Maeterlinck.

LES VENDANGES DE SODOME

À cette aurore, la terre fumait comme une cuve emplie d’un moût infernal, et la vigne, située au centre de l’immense plaine, rutilait sous un soleil levant déjà féroce, un soleil pourpre à chevelure de braise qui faisait fermenter d’avance les grappes énormes, dont les grains, d’une grosseur surnaturelle, prenaient des reflets d’yeux roulants, tout noirs jaillis de leurs orbites. Poussée du fond d’un abîme bouillant de bitume, cette vigne étalait ses feuillages d’or et de sang avec une abondance de monstrueuse richesse, et ses pampres fous couraient, se tordaient comme de précieux métaux en fusion autour de ses raisins qui s’entassaient à même la molle argile, l’argile blonde, terre charnelle extraordinairement rousse dégageant des parfums de sève fraîche mêlés à de pestilentielles buées chaudes. Pareille à la bête trop féconde, qu’aucun lien ne doit entraver aux heures douloureuses des parturitions multiples, elle se roulait sur le sol avec d’effrayantes convulsions, lançant des jets furieux de guirlandes, bras implorants qui se tendaient vers le soleil, semblant à la fois souffrir et délirer d’une joie coupable mais paradisiaque, tandis que ses moelles surchauffées débordaient d’elle en l’inondant d’une rosée de larmes épaisses. Elle mettait bas n’importe où ces prodigieux fruits d’un brun lustré, velouté, mystérieuse éclosion du mortel bitume, le rappelant par leur nuance charbonneuse, leur nuance de sucre satanique distillé à travers des violences de volcan. Et de certaines grappes à demi pourries, aux grains crevant en d’écarlates fentes de lèvres, coulait une liqueur abominablement douce qui grisait les abeilles jusqu’à les tuer. Entre les nues, si rouges qu’on les eût dites incendiées, et la plaine, si jaune qu’on l’eût crue poudrée de safran, rien ne chantait, rien ne remuait ; seul un bourdonnement sourd d’insectes avides faisait trépider la vigne ainsi qu’une chaudière en ébullition. Au milieu de cette forêt de rameaux d’or, dans le primitif pressoir (une auge colossale de granit brut percée d’un trou rond, comme l’autel des sacrifices humains), un lézard fabuleux, revêtu d’écailles d’un vert étincelant et dardant un singulier regard d’hyacinthe, s’allongeait énigmatique, son ventre argenté soulevé de temps en temps par une respiration haletante, ivre, lui aussi, jusqu’à mourir.

Peu à peu les nuées s’opalisèrent, blanchirent, se dépouillèrent de leurs allures de vapeurs d’incendie, se déchirèrent, s’évanouirent en blêmissant ; puis le ciel se condensa en un unique soleil, l’azur prit un éclat de fer bleui brûlant silencieusement et versa des torrents de chaleur limpide. À perte de vue s’étendit ce pays de Judée où les grêles figuiers n’arrivaient pas à faire flotter de légers voiles d’ombre. Quelques-uns de ces arbres chétifs, aux feuilles digitées et velues, se déformaient en des caprices de plantes mécontentes de leur sort, enlaçaient inextricablement leurs branches luisantes recouvertes de transparentes excroissances de gomme se cerclant de bracelets d’ambre ; et des tiges penchées par le feu d’en haut sur le feu d’en bas avaient des contours souples d’innocents accablés. Loin, tout à l’horizon, derrière le dernier bouquet d’arbustes, dominant la ligne vague d’un mur protégeant une ville, se dressait une tour de pierres ivoirines, d’une blancheur d’ossements, une tour géante qui fuyait en spirale vers les cieux profonds, vers le cieux violets, chemin menant à l’infini et que faisait fuir davantage la spire d’un vol de grands oiseaux blancs cherchant à se poser à son sommet.

De la tour lointaine sortirent ceux de Sodome venant vers la vigne.

Ils étaient conduits par un vieillard deux fois centenaire, colosse funèbre les dépassant tous de sa tête osseuse éperdument branlante, sans cheveux, sans dents, sur laquelle retombait le bout d’une draperie de lin. Aux angles de ses membres roides s’accrochait cette draperie comme un linceul. Père, chef et patriarche, au-dessus de la troupe de sa postérité, sa tête avait l’aspect d’un astre oblong, brillant d’une clarté lunaire. Il faisait des signes à l’aide d’un bâton, ne parlant plus depuis bien longtemps. À ses côtés se pressaient ses fils aînés, hommes robustes aux larges barbes noires. L’un d’eux, qui se nommait Horeb, portait, suspendu à sa ceinture de cuir fauve, des coupes scintillantes qui s’entrechoquaient mélodieusement. Ensuite venait un groupe plus jeune composé de ceux que dirigeait Phaleg, un géant presque nu, sans poil, d’une chair unie comme un marbre veiné de rose, avec une barbe d’un roux brutal : celui-là portait sur sa tête une pyramide de corbeilles d’osier où l’on avait mis des gâteaux de froment. À une distance respectueuse, les adolescents se jouaient, vêtus de robes courtes, de ceintures ornées de broderies bizarres, et ils rejetaient leurs abondantes chevelures en arrière, leurs chevelures blondes comme des toisons de femmes. Le plus beau d’entre eux, un enfant à la bouche pourprée, aux prunelles violettes, d’une couleur dérobée au mystère des horizons, s’appelait Sinéus, et naïvement il avait festonné de fleurs son étroite jupe de peau d’agneau. Quand il entra dans la vigne, des abeilles, se détachant des grappes, butinèrent sur son épaule, des abeilles qui, le prenant pour un rayon de miel, tant il était blond, essayèrent de puiser en sa chair vierge, sans lui faire de mal.

Après avoir chanté un hymne d’allégresse, les vendangeurs commencèrent à emplir les corbeilles. Les aînés, d’un mouvement lent, toujours le même, cueillaient les raisins lourds ; les plus jeunes se précipitaient, voraces, avec des cris. Un moment, le vieillard, assis au rebord de l’auge de granit, se levait, étendait son bâton, et tous arrivaient en foule pour vider les corbeilles pleines ; puis le vieillard se rasseyait, hochant le front, et la troupe repartait, emportant les corbeilles vides. Les uns s’éclaboussaient malgré eux les jambes de jus vermeil, les autres volontairement se barbouillaient la poitrine. Sinéus piétinait rageusement la vendange, y mêlant des poignées de roses sauvages. Vers midi, tous étant fatigués, ils s’endormirent côte à côte, aux genoux du père, et le vieux patriarche, demeuré sur le bord de la cuve, en sa pose immobile de statue, paraissait, devant ces plantureux mâles ruisselants de vin, l’image souveraine de l’éternelle mort.

Alors, du plus prochain bouquet de figuiers surgit, à pas furtifs, une créature étrange : une femme. Elle était mince, pâle, nue, et si rousse, tellement duvetée, qu’elle semblait revêtue d’un lin immaculé brodé de fils d’or ; son front se détachait de l’azur du ciel, net et poli comme une lame de glaive éblouissant ; ses cheveux balayaient la terre en ramenant autour des feuilles jaunies qui cliquetaient ; ses talons ronds, d’une rondeur de pêche, posaient à peine sur le sol, et elle marchait en sautant avec des allures d’animal gai ; mais les deux boutons de ses seins étaient noirs, d’un noir brûlé qui faisait peur. Elle s’approcha de Sinéus endormi, mangea d’abord tous les raisins de sa corbeille, qu’il avait oublié de vider ; et, les grappes dévorées bestialement, elle se coucha près de lui, rampant comme une couleuvre. Bientôt l’enfant se réveilla, ayant senti que des doigts impurs s’appropriaient ses chairs ; il eut un gémissement lamentable, se leva, repoussa la femme, et à ses cris éplorés répondirent les rugissements de fureur de tous ses frères. Le vieillard se dressa, étendit son bâton contre l’intruse comme s’il avait pu voir de ses yeux de mort. Tous entourèrent la femme. C’était une de ces rôdeuses d’amour que les sages de Sodome venaient de chasser de leur ville. Dans une juste et formidable colère, des hommes de Dieu s’étaient réunis pour se débarrasser de ces démentes, qu’une fringale de passions mauvaises hantait du crépuscule à l’aurore. Se condamnant virilement à une chasteté de plusieurs années pour ne pas donner le meilleur de leurs forces, durant le temps des récoltes, à ces gouffres de voluptés qu’étaient les filles de Sodome, ne gardant que les mères en gésine et les vieilles, ils avaient répudié jusqu’à leurs épouses, jusqu’à leurs sœurs. Et elles étaient sorties des carrefours, avaient fui des rues, meurtries de coups, les seins déchirés, sans vêtement. On les avait poursuivies comme des chiennes. Lancées à travers le désert, elles s’étaient ruées vers Gomorrhe à travers les sables brûlants. Beaucoup étaient mortes dans la fournaise de la plaine. Quelques-unes vivaient en pillant les vignobles. Pourtant aucune de ces maudites ne se repentait, car leur corps, fouetté de désirs insensés, jouissait des flammes du soleil et possédait un sexe aussi ardent que les secrets dessous de la terre.

Or, voici qu’une de ces chiennes affirmait de nouveau ses appétits d’homme en s’attaquant à un enfant qui lui ressemblait.

« Qui es-tu ? » lui demanda Horeb.

« Je suis Saraï ! »

Sinéus se voilait la face dans son coude replié.

« Que veux-tu ? » dit Phaleg.

« J’ai soif ! »

Ah ! Elle avait soif ! Ils se consultèrent du regard, mais leur père, farouche, leva son bâton, et chacun se baissa pour se saisir d’une pierre.

La femme, ce soleil de peau blonde, étendit les bras comme deux rayonnements.

Elle cria, d’un accent si aigu qu’ils reculèrent :

« Malheur à vous ! »

« Oui, je te reconnais, dit Horeb, tu m’as dépouillé, une nuit, de mes plus belles coupes de métal. »

« Et moi, dit Phaleg, tu m’as convié au péché le jour du Seigneur ! »

« Moi, cria Sinéus, des larmes au bord des paupières, je ne te connais point, n’ayant pas voulu te connaître ! »

Le vieillard laissa tomber son bâton.

« Qu’elle soit lapidée ! » rugirent-ils tous.

La femme n’eut pas le temps de fuir. Trente pierres volèrent sur elle.

Ses seins éclatèrent en gerbes rouges, et son front se couronna de bandelettes de pourpre. Bondissant, se tordant, elle brouillait ses cheveux avec les pampres qui la tenaient prisonnière ; puis elle se fit petite, toute petite, rampa, humblement serpentine, se glissa dans la cuve où fermentait le moût, et, ramenant sur elle des monceaux de grappes écrasées, elle demeura inerte, augmentant le sang du raisin de tout le vin exquis de ses veines. Comme elle agonisait encore, ils descendirent dans l’auge et la foulèrent aux pieds, tandis que jaillissaient, des prodigieuses graines noires à reflets d’yeux roulants, un regard de suprême malédiction.

Au soir, ayant terminé saintement leur tâche, les vendangeurs se partagèrent les gâteaux de froment, remplirent leur coupe. Dédaigneux de retirer le cadavre, tous ivres déjà, plus grisés par la tuerie que par la vendange, ils burent, en blasphémant la femme, l’horrible liqueur empoisonnée d’amour ; et cette nuit même, pendant que retentissaient au loin des hurlements de bêtes inconnues, que l’atmosphère se saturait d’une odeur de soufre, que la tour géante prenait des pâleurs de squelette sous la morne clarté de la lune, ceux de Sodome commirent, pour la première fois, le péché contre nature en les bras de leur jeune frère Sinéus, dont l’épaule douce avait la saveur du miel.