Le Démembrement du « Salon Carré » au Louvre

Le Démembrement du « Salon Carré » au Louvre
Revue des Deux Mondes6e période, tome 53 (p. 768-784).
LE DÉMEMBREMENT
DU « SALON CARRÉ » AU LOUVRE

C’en est fait. Le Salon Carré est plus qu’une expression géographique. Ce n’est plus un lieu d’élection, ou un arc de Triomphe élevé aux chefs-d’œuvre de tous les temps et de toutes les écoles, — comme est la « Tribune, » aux Uffizi de Florence. Delacroix, Théophile Gautier, Taine, Fromentin, s’ils revenaient parmi nous méditer là où ils vinrent si souvent s’enivrer et s’instruire à la contemplation des vieux maîtres, seraient tout désorientés. Ils ne retrouveraient plus la Joconde, la Sainte-Anne, les Pèlerins d’Emmaüs, la Belle Jardinière, l’Hélène Fourment, le Charles Ier, le Condottiere, l’Erasme, l’Anne de Clèves, l’Assomption de Murillo, à côté des grands Vénitiens, les Giorgione et les Véronèse... Ils se demanderaient ce qui est arrivé à leur vieux Louvre. Quel cataclysme a passé, qui a dispersé, aux quatre coins de l’immense palais, le faisceau de rayons et de gloires qui rayonnaient autrefois dans cette haute salle, au-dessus de toutes les salles de ce musée et on peut dire de tous les musées du monde ?...

Que leur répondre, ou plutôt que répondre au passant qui revient au Louvre après les longues années de la guerre, persuadé, puisque notre patrimoine national a été sauvé, qu’il va retrouver notre vieux sanctuaire d’Art intact et tel qu’il l’a connu autrefois ? Non, ce n’est pas un cataclysme qui a démembré le Salon Carré, n’y laissant subsister que les œuvres d’une seule école, la Vénitienne : c’est une méthode nouvelle, une « bonne méthode, » la méthode historique et didactique, jadis inaugurée par M. Bode, au musée de Berlin, continuée par M. de Tschudi, à la Pinacothèque de Munich, et qui, d’Allemagne, a gagné plus ou moins tous les musées du monde, les Uffizi exceptés. Les temps sont venus, où l’on n’entrera plus dans un musée seulement pour s’enivrer de beauté, et oublier les misères ou les contingences de la vie, mais pour s’instruire, apprendre des dates, et se perfectionner dans la géographie. On ne trouvera donc plus, dans une salle artificiellement composée, des Maîtres disparates désignés à l’admiration des foules. Chacun rentrera dans le rang, à sa place logique, chronologique, ethnique et scolastique, bien encadré entre les œuvres antérieures qui l’expliquent et celles qui l’ont suivi, — comme, dans un muséum, la hache de pierre polie vient après le silex taillé et avant le couteau de cuivre ou de bronze.

De la sorte, semble-t-il, l’imagination du visiteur sera contenue dans de justes limites : il ne risquera plus de prendre un homme de Sienne pour un Pisan, ni un flamand pour un hollandais, ce qui serait déplorable, et ne se jettera pas, au hasard et en mêlant toutes ses impressions, dans des extases inconsidérées. En voyant chaque œuvre séparément, loin des autres chefs-d’œuvre, il en jouira mieux, n’étant pas troublé par des beautés d’ordre différent et en comparant chaque maître avec les artistes moindres qui l’ont précédé et ceux qui l’ont suivi, il le comprendra davantage. Les influences, subies ou émises par lui, apparaîtront plus clairement. L’éducation du public par les professeurs d’histoire deviendra plus facile. On pourra mieux suivre les doctes leçons des chartistes et des dénicheurs d’authenticité. On peut bien sacrifier à ces solides avantages la vaine gloire d’étaler aux yeux du monde ébloui tous nos trésors à la fois. D’ailleurs, l’étranger ne le fait pas et nous étions seuls aujourd’hui, — avec les Uffizi, — à le faire. Cela ne se fait ni à Londres, ni à Madrid, ni à Munich, ni à Berlin. Le Louvre ne tranche déjà que trop sur les autres musées : c’est hélas ! un palais, au lieu d’être un échiquier de cabinets ou de galeries bâties, comme chez les marchands de tableaux, pour la « mise en valeur » des toiles. Faisons donc oublier que c’est un palais, ôtons tout ce qui peut lui rester d’originalité. Nous aurons bien mérité des amis de l’Art...

Que valent ces raisons ? Nous allons l’examiner.


I

D’abord, pour le simple passant, artiste ou profane, rêveur épris de joies esthétiques ? « Je veux parler des vieux maitres qui dorment au Louvre, dit Jules Breton dans sa Vie d’un artiste. Leur tranquille et sûre gloire est sortie de nos vicissitudes et au milieu des préoccupations souvent vaines, qui excitent et fatiguent nos nerfs, il est bon d’aller les regarder et les interroger. Ce n’est jamais sans une respectueuse émotion que je franchis le seuil de notre musée. Je le connais presque par cœur, ce musée, et pourtant c’est presque à chaque visite un champ d’observations nouvelles... Un jour, je suis plus touché des ferveurs naïves des gothiques, un autre des fastes de la Renaissance où par les touchantes familiarités des Hollandais. Mais il y a, pour moi, quelques œuvres souveraines qui planent au-dessus de toute fluctuation d’esprit ou de sentiment. Ces chefs-d’œuvre d’élection, j’en ai fait ma constellation suprême au ciel de l’idéal... Au Louvre : la Sainte Anne de Léonard de Vinci, les Disciples d’Emmaüs de Rembrandt... » Voilà, naïvement exprimée, l’idée du Salon Carré. Il y a des œuvres qui, du consentement universel, dominent toutes les autres et qu’on aime à revoir avant toutes.

C’est ici la profession de foi d’un artiste poète, plus poète encore qu’artiste et plus dilettante que créateur. C’est le passant qui, traversant le Carrousel, sait trouver, là-haut, une oasis de la pensée et de la sensation, où toutes les vulgarités de la vie sont transposées en merveilles d’art, où le présent se tait, où le passé parle, où nulle beauté ne trompe, ne change, ni ne meurt. Il y entre comme dans une forêt merveilleuse et infiniment diverse, où c’est une joie de se perdre, une surprise de se retrouver. Pas un instant, il ne songe à faire de la botanique. Ni l’histoire, ni la nomenclature, ou le nom savant de ces merveilles ne l’inquiètent. Il ne cherche pas si telle chose est légitimement signée d’un maître dont la signature a de la valeur ; il n’en a pas à vendre. Il ne cherche pas si tel maître est destiné à monter dans l’opinion des amateurs : il ne saurait en acheter. Il ne s’indigne pas si le cartouche porte un nom discuté par la critique : il le regarde à peine et si, quand il revient, ce nom a changé, à peine s’il s’en aperçoit. Tout au plus, éprouve-t-il le dépit qu’on éprouve quand on voit un nouveau nom désignant une ancienne rue accoutumée ; mais la rue est la même, et cela suffit. Il ne pense qu’à la joie de ses yeux, sans plus.

Ce passant est légion. C’est le jeune Millet, courant, dès son arrivée à Paris, dans la direction où il croit qu’est le Louvre, n’osant pas demander son chemin, « de peur de se faire moquer de lui, » se perdant plusieurs jours, arrivant enfin au but de ses rêves et se plongeant dans des contemplations infinies. C’est le jeune Géricault, se jetant à corps perdu dans l’imitation des grands maîtres, de tous, sans distinction d’écoles, de quarante à la fois, depuis Rubens jusqu’à Velasquez, depuis Raphaël jusqu’à Rembrandt. C’est le jeune Rodin, encore enfant, s’échappant, toutes les fois qu’il peut, pour entrer au Louvre, se repaître de beauté et s’exalter.

Or, cette beauté nourricière d’âmes, consolante ou inspiratrice d’artistes, à quoi tient-elle ? A une classification savante, qui groupe ensemble tous les aspects semblables, par écoles, et qui les sépare des aspects d’Art différents ? En aucune façon. Un paysage est-il plus beau, s’il est fait tout entier du même sol, des mêmes arbres, des mêmes eaux, ou s’il en réunit de dissemblables et de contrastés ? Le Salon Carré était un ensemble de beautés dissemblables. Mais cela ne veut pas dire qu’il fût inharmonieux. Cet ensemble s’était formé, peu à peu, d’essences très différentes, comme se forme un bois, une forêt d’un terrain propice, au gré des semences apportées par le vent ou l’oiseau qui passe et des eaux souterraines. Formé artificiellement, c’est vrai, — car qui dit : musée, dit : artifice, — mais avec le temps cet ensemble, dû au hasard, s’était unifié et fondu dans l’esprit des visiteurs, dans une même admiration et un même souvenir. Le temps, la tradition passée d’une génération à l’autre, l’accoutumance de la pensée et de la mémoire visuelle donnent aux choses primitivement séparées ce « lien où nos cœurs sont liés, » que connaissent bien les moindres des esprits enthousiastes et qui n’échappe qu’aux archéologues. Telle est une forêt. Tel était le Salon Carré.

Arrivent les gens logiques : « Qu’est-ce que c’est que ce désordre ? Tous les chênes d’un côté ! Tous les bouleaux de l’autre ! Que fait ce pin parasol parmi les oliviers ? Tout ce qui est tors, ici I tout ce qui est droit, là ! Les arbres à feuilles persistantes formeront un massif ; les arbres à feuilles éphémères en formeront un autre. Les couleurs éclatantes, ensemble : ensemble, les couleurs sombres, le long d’allées bien droites, chaque tronc à sa place, selon sa grosseur et son écorce, étiquetée par une sûre critique. » C’était une forêt : c’est un jardin botanique.

Mais le passant a-t-il envie d’un jardin botanique ? Tout est là, car un musée n’est pas fait pour l’unique divertissement des savants. L’idée d’ordonner nos plaisirs, selon un plan didactique, n’est pas nouvelle et elle a eu, sur d’autres terrains, les plus lamentables résultats. En 1889, des gens de goût, un écrivain d’art notamment, qui était commissaire général, doués de l’expérience des foules, avaient organisé une Exposition universelle, où l’on flânait, où l’on admirait, ou l’on s’instruisait tout ensemble. Les tréteaux et les guinguettes voisinaient avec les métiers et les industries, des pavillons exotiques bruissaient de musiques bizarres et des nourritures imprévues se débitaient un peu partout, au sortir des galeries pleines d’engins industriels ou de graves congrès. La nuit, des eaux lumineuses jaillissaient en fantaisies superflues près de l’immense galerie des machines, où tout avait la rigueur du théorème et le poids de l’acier. Et, à travers tout ce dédale, fourmillait le va-et-vient des pousse-pousse, criant et filant à toutes jambes... On ne savait jamais bien où l’on était, mais partout où l’on était, l’on trouvait de quoi penser, de quoi manger, de quoi se divertir. C’était illogique et charmant.

En 1900, des gens logiques sont venus. L’écrivain d’art a été remplacé par un savant. Il a résolu de mettre de l’ordre dans les Expositions universelles. Tous les plaisirs ensemble, toutes les choses ennuyeuses ensemble, tous les restaurants ensemble. Par ici, ceux qui veulent s’amuser, par là, les gens qui veulent s’instruire, ici, ceux qui veulent se ravitailler, plus loin ceux qui veulent faire de la besogne. C’est ainsi qu’une immense avenue était tout entière consacrée à des funambules, théâtres, danses, cafés-concerts, dont les régisseurs s’époumonaient à attirer la clientèle, peu curieuse d’entendre encore trois ou quatre comédies, quand elle en avait déjà ouï tout le long de la route. Dans d’autres régions, consacrées à l’alimentation, on se disputait les convives déjà bourrés et abreuvés par les voisins concurrents ; dans d’autres erraient, mélancoliques, des familles entières à la recherche de quelque nourriture. Il y avait pléthore ou congestion. Et autour de tout cela, rigide, se déroulait le ruban sans fin d’un « trottoir roulant, » dont le parcours immuable et sempiternel promenait les gens autour de tout, sans les mener nulle part. Le résultat fut un ennui mortel et une suite de faillites, telle que, de ce jour, l’idée des Expositions universelles fut condamnée.

C’est ce même goût du classement méthodique et par analogies qui tente, dans nos musées, un retour offensif. Avec aussi peu de raison et une égale incompréhension de nos plaisirs. Certes, il y a des œuvres conçues par un artiste pour être vues ensemble et s’expliquer mutuellement : une suite, comme celle des Rubens de la galerie Médicis, par exemple, et l’on comprend qu’il ne faille pas les séparer... Mais en thèse générale, la répétition indéfinie des mêmes traits, dans la même école et au même temps, est d’une désespérante monotonie. Tous ceux qui ont erré dans les musées d’Italie, l’ont bien ressenti, s’ils ne l’ont pris toujours avoué, devant ces Vierges, ces Sainte-Famille, ces Martyres accumulés par une production impitoyable, selon les mêmes formules et comme fabriquées « en séries. » Les belles œuvres elles-mêmes gagnent plus à être avivées par le contraste, que renforcées par la répétition. Les peintures les plus expressives des diverses écoles réunies, ce sont les « complémentaires, » qui, mutuellement, s’exaltent, tandis que la réédition des mêmes traits émousse l’attention, sature le besoin, épuise l’enthousiasme. La salle du Poussin au Louvre, où il n’y a guère que des Poussin et des gens de la même école, est la moins émouvante de toutes, car elle est monotone et uniforme, et si c’est de l’ « uniformité » que « naquit un jour l’ennui, » c’est d’elle aussi que meurt l’émotion.

Contraste et choix, telles sont, au contraire, les conditions de nos joies esthétiques. C’est aussi, d’ailleurs, le processus inconscient de la nature. Lorsqu’après un voyage, après un séjour, mieux encore après toute une vie, ou au moins toute une jeunesse écoulée, les images des choses passées, les figures disparues, les lèvres fanées, les voix éteintes, les yeux fermés, viennent enchanter notre mémoire, avec les couleurs fraîches qu’ils avaient autrefois, ou avec celles que leur ont données la patine de l’oubli ou le glacis superposé des impressions nouvelles, viennent-ils en ordre logique et chronologique, par rang d’analogie, à des places déterminées avec des dates en serre-files ? Non, ils s’en viennent nonchalamment et au hasard, par groupes hétéroclites et inattendus, selon un ordre obscur voulu par la nature, quelques-uns plus brillants, plus persistants, plus riches de lointains et de rêves, et c’est un peu de toutes les époques, de tous les pays et de tous les sentiments que se compose, à notre insu, le Musée de notre subconscience. Son charme est dans ses disparates, sa vie dans sa spontanéité. C’est le Salon Carré de nos souvenirs...


II

Mais que viennent faire, ici, ces rêvasseries d’oisif ou de dilettante ? — diront les novateurs, gens rationnels, nourris des « bonnes méthodes, » — les musées ne sont pas faits pour le passant ignorant de nos travaux d’exégèse et insoucieux de les connaître, pour les naïfs enthousiastes comme Jules Breton. Ils sont faits pour les érudits, qui écrivent sur eux de savants mémoires ou pour les collectionneurs qui leur font des dons. On peut encore admettre qu’ils servent aux études des jeunes artistes. Le reste des visiteurs ne compte pas. Il faut donc, avant toute chose, que le Louvre soit un établissement d’éducation. Pour cela, il doit être aménagé, selon une méthode scientifique, de la façon la plus favorable à l’enseignement. Les jours de la fantaisie et de l’arbitraire dans l’Histoire de l’Art sont passés. Le jour de la Science est venu...

Voyons ce que vaut cette thèse. La « Science » est un beau mot, mais il n’y en a pas dont on fasse un usage aussi abusif. Être « savant » en quelque chose, c’est savoir faire cette chose, ou savoir comment elle se fait. C’est, dans le domaine physique, chimique, mécanique, savoir réaliser le phénomène, ou savoir comment il se réalise et, dans les sciences de pure observation, comme l’histoire naturelle ou l’astronomie, le prévoir. Pour cela, en avoir découvert les lois générales. Mais on n’a jamais appelé « savoir » une chose, savoir la naissance, la vie, la carrière, les gains et la mort des gens qui l’ont sue. Or, c’est à quoi se réduit la « science » de l’art chez les historiens d’art, critiques, chartistes et conservateurs de musées, Ils ne savent point faire un chef-d’œuvre : ils ne savent même pas comment il se fait ; ils n’en connaissent ni la réussite, ni même les difficultés. Ils en sont donc, dans ce domaine, exactement au même point que le passant qui entre dans un musée et s’intéresse aux images qu’il voit. Les uns et les autres peuvent avoir du goût ; mais la science ou l’ignorance technique est égale chez tous.

Il ne faut donc point parler de « méthode scientifique, » ni « d’enseignement de l’art, » ni même d’ « éducation de l’œil, » lorsqu’on parle d’Histoire de l’Art. L’Histoire de l’Art, qui s’occupe des conditions de la vie matérielle d’un artiste, de son apprentissage, de ses voyages, de ses échecs ou de ses succès, est une chose. La « Science » de l’Art en est une autre qu’acquièrent les artistes sans savoir un mot de l’histoire de l’Art, ni avoir lu deux lignes de ses historiens. Si c’est l’enseignement technique de l’Art qu’on poursuit, les musées peuvent en effet y servir, mais consultons l’exemple des maîtres eux-mêmes, et nous trouverons que cet enseignement se fait en dehors de toutes les notions qu’on peut acquérir par l’histoire et par la chronologie.

En effet, pour bien sentir en quoi consiste le procédé technique d’un maitre et où git son caractère distinctif, ce n’est pas à côté de ses semblables qu’il faut l’étudier, mais à côté de ses contraires. Le trait spécifique d’une peinture apparaît surtout par le contraste. Rien ne peut mieux faire comprendre ce que Fromentin appelle « la peinture concave » des Hollandais que la juxtaposition d’un Rembrandt, par exemple, avec un David, dont presque toutes les peintures sont « convexes. « Il peut arriver que cette contre-épreuve se rencontre dans le même pays et dans un temps pas trop éloigné : c’est ainsi qu’on sentira de quoi est faite la couleur de David et sa facture, « du noir et du blanc pour faire du bleu, du noir et du jaune pour faire du vert, de l’ocre rouge et du noir pour faire du violet, » et son faire lisse partout égal, partout glacé, en le voyant auprès d’un Fragonard, qui en est l’antithèse exacte. Mais la plupart du temps, c’est dans une autre école qu’il faut le chercher, ou dans un temps fort éloigné. Au Louvre, quiconque veut comparer le modelé d’une figure peinte avec glacis par-dessus, mais sans clair-obscur avec un modelé très poussé presque uniquement par le clair-obscur, doit rapprocher la Laura Dianti de Titien de la Stoffels de Rembrandt. S’il désire apprendre en quoi consiste la facture d’un Rubens, qui empâte ses lumières et exprime les ombres par des frottis, c’est en mettant son Saint-Jean à côté du Condottiere d’Antonello de Messine qu’il y arrivera le mieux, ce dernier étant fait d’une pâte égale d’un bouta l’autre. Et c’est si vrai, que tous les auteurs depuis les plus anciens jusqu’à M. Dinet, par exemple, ou M. Moreau Vauthier, qui ont serré de près ces problèmes techniques des peintres, y ont été naturellement conduits.

Veut-on, au contraire, poursuivre et renforcer, par une accumulation d’exemples pris chez les maîtres, la démonstration d’un phénomène constant, celui-ci par exemple : lorsque les couleurs d’un tableau sont si pauvres qu’elles se réduisent presque à un monochrome, les valeurs se confondent avec les couleurs et, si elles sont très justes et très nuancées, elles les remplacent. Comment fera-t-on le mieux toucher du doigt, ou plutôt de l’œil, ce phénomène ? En rapprochant plusieurs peintures célèbres qui l’illustrent, soit parce qu’elles ont été peintes et voulues ainsi, soit parce que les couleurs en ont passé par accident : le Carondelet de Mabuse, la Joconde de Léonard, la Mme Jarre de Prud’hon, les Têtes d’expression de Carrière, c’est-à-dire qu’on rapprochera des œuvres d’écoles ou d’époques très différentes, pour corroborer la même loi.

C’est, d’ailleurs, ainsi qu’ont procédé les maîtres, eux-mêmes, dans leur enseignement. Quand Rodin, dans ses entretiens, voulait faire saisir comment les grands artistes du passé arrivaient, par des formes nécessairement immobiles, à exprimer le mouvement, il allait prendre, au Louvre, trois exemples, mais il ne les prenait pas dans la même école, ni au même moment : il rapprochait la Course d’Epsom, de Géricault, d’une peinture italienne du XVe siècle et de l’Embarquement pour Cythère. Quand M. Bonnat veut définir la qualité exacte du réalisme de son Dieu, Vélasquez, il l’oppose à la « magie » d’un Rembrandt et à la prestesse d’un Van Dyck. Quand Ingres veut enseigner à ses élèves la différence qu’il voit entre « le sublime dans les formes » et le « sublime dans le coloris, » il cite, côte à côte, Raphaël et Titien, comme on les mettait, côte à côte, dans le Salon Carré. Quand Delacroix nous dit : « Rubens met franchement la demi-teinte grise du bord de l’ombre entre son ton local de chair et son frottis transparent ; ce ton, chez lui, règne tout du long. Paul Véronèse met à plat la demi-teinte de clair et celle de l’ombre... Il se contente de lier, l’un à l’autre, par un ton plus gris mis par places et à sec par-dessus. De même, il met, en frôlant, le Ion vigoureux et transparent qui borde l’ombre du côté du ton gris, » — croit-on qu’il soit bien facile de suivre cette leçon, s’il faut courir à travers plusieurs salles, méthodiquement rangées par nations et écoles, avant de comparer un Rubens à un Véronèse ? Quand Fromentin veut bien faire entendre ce qu’est la « valeur » par rapport au « coloris » et que, bien colorer c’est surtout savoir habilement rapprocher les valeurs des tons, il va chercher ses exemples chez les chefs des écoles les plus opposées, et c’est Véronèse, Titien, Rubens et Rembrandt, qui, dans son texte, comme dans le Salon Carré, sont juxtaposés, puis il cite tout de suite après, pour continuer sa démonstration. Peter de Hooch, Terburg et Metzu, Decamps et Corot. Que vient-on nous parler, après cela, de classement scientifique, ou didactique ? Le voilà, le classement didactique, celui qui permet le mieux de saisir chaque peinture dans ses éléments subtils et précis au lieu de s’en tenir au vague charabia des historiens. Et ce classement didactique, c’est, à peu de chose près, le Salon Carré.

C’est qu’en réalité, quand ils parlent de méthode scientifique et d’éducation, ce n’est pas de l’essence même de l’Art que veulent parler les critiques : c’est de l’histoire de l’Art. Or, celle-ci se fait aussi bien et mieux par le contraste que par l’analogie. Quand Taine, en sa Philosophie de l’Art, veut montrer au vif comment deux génies de la peinture peuvent concevoir le Repas du Christ, de telles sortes tellement différentes qu’un monde tienne entre les deux, il cite le Repas d’Emmaüs à côté des Noces de Cana comme ils étaient jadis au Salon Carré et c’est de ce contraste que sort toute sa thèse.

Ainsi donc, aligner en procession et bout à bout, les œuvres d’une école par ordre chronologique, ce n’est pas du tout faire l’histoire de l’Art, car ce n’est pas montrer comment l’Art d’une époque, dans son ensemble, s’est développé, ni pourquoi et à la suite de quelles influences, l’Art d’un pays a évolué. Prétendre que le maître explique l’élève, et que celui-ci naît de celui-là, est une gageure insoutenable. David est l’élève de Boucher, Géricault, de Guérin, J.-F. Millet, de Paul Delaroche. Peut-on prétendre, sérieusement, que Boucher explique David, Guérin Géricault, ou Delaroche Millet ? Reynolds et Gainsborough s’expliquent-ils par Hogarth ou par Bulls ? Ils s’expliquent par Van Dyck et Rubens. De qui est donc fils Rembrandt ? « C’est le moins hollandais des peintres hollandais, » dit Fromentin, — peut-être parce que c’est le plus grand. On mettra Fragonard à côté de Chardin, parce qu’il fut son élève, mais Chardin annonce-t-il Fragonard ? et l’on mettra Chardin à côté de Coypel et de Vanloo, mais ni Coypel, ni Vanloo n’expliquent Chardin, qui vient des Hollandais en ligne droite. Que peut-on bien trouver dans Watteau, dessin, sentiment, couleur, ou facture, qui soit annonce par Poussin, Rigaud, Mignard, ou Le Sueur ? La vérité est que les médiocres seuls s’expliquent par leurs maîtres. C’est ailleurs qu’il faut chercher le secret du génie. Les chefs-d’œuvre de chaque école s’apparentent entre eux, si différents soient-ils, plus qu’ils ne s’apparentent aux écoles dont ils sont sortis. « Sortis ! » le mot le dit lui-même. Le chef-d’œuvre n’est plus « contenu » dans une école : il la déborde entièrement. Il échappe donc à la classification commune. Il en est « sorti : » ne l’y faites donc pas rentrer !

Enfin si l’on voulait, par le rapprochement des œuvres, rendre plus sensibles les analogies et enseigner les filiations, ce n’est plus par nations, ni par écoles, qu’il faudrait classer, mais selon dus diagrammes d’une complication inouïe. Si l’on veut rechercher les ancêtres de Théodore Rousseau, Daubigny, Dupré, Diaz, ce n’est nullement leurs prédécesseurs dans le paysage français qu’il faut mettre à côté d’eux, mais bien le Moulin à eau d’Hobbéma, le Buisson de Ruysdael et les œuvres contemporaines des Anglais. De même auprès de Troyon, c’est la Prairie de Paul Potier et auprès de Jacque, le Pâturage de Karel du Jardin, qu’il faudrait voir, comme auprès de Meissonier et de Stevens, la Robe Blanche de Terburg, les Metzu et les Vermeer. Nos impressionnistes français, ceux du moins qu’on appelle les « luministes, » ou les « chromistes, » ne sont nullement fils de Courbet, ni même de Manet : ils procèdent de Turner et des préraphaélites anglais, comme M. Paul Signac et M. Wynford Dewhurst l’ont fort bien démontré. Entre eux et leurs prédécesseurs français, il y a une cassure nette, une crevasse que le voyage à Londres explique, mais qu’aucune œuvre de l’école française ne parvient à combler. Pareillement, Géricault et Delacroix procèdent parfois des Anglais. « Constable, homme admirable, est une des gloires de l’école anglaise, écrit Delacroix en 1858, je vous en ai déjà parlé et de l’impression qu’il m’avait produite au moment où je peignais le Massacre de Scio. Lui et Turner sont de véritables réformateurs. Ils sont sortis de l’ornière des paysagistes anciens. Notre école, qui abonde maintenant en hommes de talent dans ce genre, a grandement profité de leur exemple. Géricault était revenu tout étourdi de l’un des grands paysages qu’il nous a envoyés. » C’est donc Constable et Turner, qu’il faudrait placer à l’origine de notre paysage français contemporain, et non pas Guaspre ou Poussin, Georges Michel ou Bruaudet.

Si le classement par séries d’œuvres du même maître ne sert ni à l’enseignement technique de la peinture, ni à la vérification d’une loi générale, ni même à l’histoire des influences d’une école sur l’autre, à quoi sert-il donc ? Disons-le : il sert à mettre en évidence la « manière, » ou les manières, d’un maître... Par l’accumulation et la répétition de ses indices signalétiques, il permet de déterminer mieux ce qui l’identifie. On fait plus aisément de l’anthropométrie artistique, selon le système de Morelli. On discute plus aisément, par conséquent, les attributions nouvelles. Or, « l’identification, » voilà le problème qui passionne le plus l’érudit, parce qu’elle est en rapports directs avec ses déchirements de textes. Et la signature, parlant la valeur marchande, voilà ce qui passionne le plus le collectionneur. Le chartiste cherche une date, le collectionneur cherche un prix. Il ne court pas au musée pour s’enivrer de joies esthétiques comme Jules Breton ; il n’y va pas davantage pour y dérober le secret d’une couleur, comme Delacroix ou Fromentin, ni pour vérifier une loi de l’esprit humain, comme Taine. Enthousiasme, technique, secrets de la facture et de l’optique, sensualité de l’œil ou nuances du sentiment, fadaises ! Il va voir si l’œuvre entier d’un maitre réputé, coté, paraphé par la critique, ressemble à quelque chose qu’il a chez lui et dont il veut établir la valeur.

C’est un point de vue : ce n’est pas le seul. Ce n’est pas, en tout cas, celui de ces foules obscures, anonymes et modestes, peu fortunées, des curieux d’art, des rêveurs, des travailleurs, qui viennent au Louvre, sans aucune velléité de collection, ni prétention de pédagogie, qui n’ont, ni ne pourront jamais avoir chez eux une œuvre d’art, mais qui trouvent, là, un trésor tel que nul, chez les grands de ce monde, ne peut l’égaler. Il s’agit de savoir si les musées nationaux sont faits pour les seuls chartistes et les riches collectionneurs, ou s’ils sont faits pour cette foule. Oh ! ce n’est pas qu’elle ait une opinion arrêtée sur la disposition des salles, le classement des œuvres et la répartition des écoles, ni même une opinion quelconque. Non, assurément. Mais elle souffre d’être désorientée. Tout remaniement, qui disperse ses maîtres préférés et bouleverse ses habitudes, lui est pénible. Et surtout, elle tient à ce qui faisait, pour elle, la gloire du Louvre, à ce qu’elle y a toujours cherché avant tout, au Salon Carré. Si on l’avait consultée, nul doute qu’elle eût protesté contre son démembrement. :


III

A cette protestation du public, les pouvoirs officiels, s’ils répondent, répondront : « De quoi vous plaignez-vous ? Et que voilà de grands mots pour peu de chose ! Il y a longtemps que ce « démembrement, » ou plutôt cette transformation, se fait. Le Salon Carré perpétuellement s’en va pièce à pièce. Depuis bien des années, les vieux Flamands sont rentrés chez eux, les Espagnols aussi, les Hollandais de même. Ne vous en êtes-vous pas aperçu ? Il est bien tard pour crier au scandale. Le scandale est que ce chaos ait duré si longtemps. De quel Salon Carré, au juste, portez-vous le deuil ? Celui qu’a célébré Théophile Gautier n’est pas celui que nous avons connu. On l’a remanié cent fois. On le remanie une fois de plus, voilà tout. »

Non, ce n’est pas tout. Il est vrai que, depuis un demi-siècle, quelques toiles ont été déplacées, mais peu. Le changement le plus notable a été la disparition de la Joconde. Mais celui qui l'a opérée a négligé d’invoquer des raisons d’ordre didactique, et la conservation des musées n’a pas revendiqué l’honneur de ce remaniement. Le Salon Carré, malgré ses modifications successives, était resté, dans son ensemble, la même sélection glorieuse, une réunion des sommets, comme on peut s’en assurer en relisant sa description par Théophile Gautier, Cette fois, on ne le remanie pas : on le supprime. Il devient une salle comme les autres et perd son caractère de prisme universel. C’est comme si l’on divisait toutes les lentilles et les forces éclairantes dont se compose un phare puissant, dressé sur la mer, afin d’éclairer de ses débris une foule de maisons sur la côte. Cela peut se soutenir ; c’est une conception économique. Il y a certainement un avantage à disperser les lumières : on éclaire plus de choses différentes et de plus près. On fait mieux voir les petites choses. Seulement, le phare se voit de loin.

Le Salon Carré se voyait de loin. C’était le phare du Louvre et de la France artistique pour les rêveurs et les chercheurs de beautés répandus sur toute la surface du globe. Cela n’existait qu’en France. C’était donc pour eux le grand trait signalétique de notre musée, la lueur qui brillait au fond de leurs souvenirs de voyage et illuminait de ses puissants reflets les monotones et grises images de la vie. De petites salles de musées, des cabinets avec des suites de maîtres de la même école, ils en avaient vu ailleurs : un foyer lumineux fait de tous leurs rayons conjugués, ils ne l’avaient aperçu que là. En le transformant en une salle comme les autres, il ne faut pas dire qu’on se borne à déplacer ce foyer : on l’éteint.

La seconde raison qu’on en donne ne vaut pas mieux que la première. On invoque le danger de l’arbitraire dans le choix des toiles et la difficulté où l’on est de remplir le Salon Carré de chefs-d’œuvre incontestés. « Qu’y mettre ? dit-on. Comment décider entre tant de chefs-d’œuvre ? De quel droit dire à la foule : Ceci est supérieur à tout le reste ? Que savons-nous si l’avenir ne nous contredira pas ? »

Sous une apparente modestie, ce raisonnement dissimule une merveilleuse prétention à juger mieux que nos pères. Nos pères nous ont dit : voilà les chefs-d’œuvre ! Ils ont fait le Salon Carré. En le défaisant, nous ne faisons pas acte de modestie, mais d’outrecuidance. Nous ne prenons pas la responsabilité d’un choix : nous prenons la responsabilité d’une ruine. Garder le Salon Carré, n’était rien préjuger, ni juger pour l’avenir : c’était respecter le passé. Ce n’était nullement sauvegarder la libre appréciation du public, qui n’a pas été le moins du monde consulté dans cette affaire, mais lui supprimer une de ses traditions les plus respectées.

Au reste, l’arbitraire, qu’on prétend redouter dans le choix des chefs-d’œuvre, on va s’y livrer dans le classement nouveau. Car tout classement est arbitraire. Le classement par pays ne l’est pas moins que les autres. Car dans quel pays classer un artiste ? Dans celui où il est né ? Dans celui où il a appris son métier ? Ou dans celui où il a point ? Ce peut fort bien n’être pas les mèmes et il arrive qu’entre eux il y ait toute l’étendue de la grande mer océane... Cela ne nous apparait point, à première vue, parce qu’en France et à notre époque, la question ne se pose guère. Il est généralement admis que tout grand peintre est né à Toulouse, qu’il a appris son métier à Paris, qu’à Paris il a souffert, il a confessé sa foi, il a triomphé et il est mort, — ses petites pairies successives se réduisant aux différents quartiers qu’il a pu habiter, dans son ascension, de la rue Notre Dame-des-Champs à l’avenue de Villiers. Mais en Italie, au XVe et au XVIe siècle, il n’en va pas de même. Léonard est florentin, mais est-il de l’école florentine ? Le Sodoma, qui naquit et apprit son art en Piémont, est-il siennois ? Pourquoi Raphaël, qui est né à Urbino et qui s’est formé loin de Rome, est-il romain ? Memling né en Allemagne selon les uns, en Pays-Bas selon les autres, et qui apprit son art peut-être bien à Mayence et à Cologne, doit-il être considéré comme de Bruges ?

Si c’est non plus la naissance, ni l’école qui classent un peintre, mais le lieu où il a surtout travaillé, où mettre le Poussin et Claude Lorrain ? A tout moment, les conservateurs de musées tranchent des problèmes de ce genre et leur donnent des solutions contradictoires. Même chez nos contemporains, la question se pose. Whistler était assurément citoyen américain, ayant passé par l’école de West-Point, mais West Point n’est pas, que je sache, une école de peinture. C’est à Paris qu’il a étudié et moins chez les maîtres français que chez Velasquez et Rembrandt, — et c’est en Angleterre qu’il a peint ! Dans quelle école le placer ? Il eût, sans doute, poussé des cris d’orfraie, si l’on eût parlé de le mettre dans l’école anglaise. Mais si on ne l’y met pas, de quel droit met-on le Sodoma dans la siennoise, Memling dans la flamande, ou Calcar dans la vénitienne ? A quel titre, surtout, si Whistler est classé dans l’école américaine, parce qu’il est né de l’autre côté de l’eau, Sargent, qui est né de ce côté-ci, à Florence, en est-il aussi ?

Et je ne parle pas des Primitifs, les Rogier van der Weyden ou Roger de la Pasture, et une foule d’autres amphibies, tantôt flamands, tantôt français, qui changent de patrie, d’année en année, selon la fantaisie de nos exégètes ! Si l’on se résigne à les déménager d’une salle à l’autre, selon tous les flux et les reflux de l’opinion archéologique, le Louvre deviendra aussi mouvementé qu’une gare de chemin de fer. Il y a donc, là, matière à disputes infinies. Pourtant, les conservateurs de musées prennent la responsabilité d’une décision. Ils disent au public : « Cette œuvre est flamande ; celle-ci est française ; cette autre italienne, de telle cité, de tel temps. » Ils ont raison de la prendre, parce qu’enfin, il faut bien placer ces œuvres quelque part. Mais il y a, dans toutes ces décisions, une forte dose d’arbitraire. Il y en a tout autant que dans le choix des chefs-d’œuvre et pour décider si Vermeer ou Gérard Dow sont dignes du Salon Carré.

La peur des responsabilités n’est point, d’ailleurs, ce qui arrêta, jusqu’ici, l’Administration du Louvre, dans ses avatars les plus retentissants. Et l’on est tout ébahi de la trouver aujourd’hui si timide... Elle a donc bien changé ! Elle n’ose prendre la responsabilité de désigner à la foule, comme des chefs-d’œuvre, les choses d’Art consacrées par les siècles et adoptées par nos pères, mais elle a fort bien pris la responsabilité d’acquérir la tiare de Saïtaphernès. Elle a pris la responsabilité d’accepter, dans la collection Chauchard, nombre de toiles fort équivoques et tout à fait indignes du Louvre. A maintes reprises, elle a pris la responsabilité de nettoyages et de restaurations de nos vieux grands maîtres et ce ne furent pas des miracles d’à-propos et de renaissance. Dans tout cela, le public n’a été ni consulté, ni pressenti, ni mis à même de ratifier, ou de contredire, les ukases de l’Administration. Je ne parle pas des catalogues, dont quelques-uns, hier encore en circulation, offraient aux curieux des mines inépuisables d’erreurs, de coq-à-l’âne et les plus étranges libertés avec la langue française. Je n’en parle point, parce que, de ce côté-là, il semble que l’on s’ingénie à remédier au mal et les nouvelles éditions offertes au public marquent un très sensible progrès. Mais supprimer le Salon Carré par crainte des critiques, dans un musée qui en a soulevé de si nombreuses et de si graves, est une thèse qui ne peut se soutenir un instant.

Encore moins celle-ci que nous devons suivre l’exemple des étrangers. « il n’y a. de Salon Carré qu’en France ! » nous dit-on. C’est donc que nous avons, au Louvre, quelque chose d’unique et d’universellement envié. Gardons-le donc en dépit des quelques étrangers, renards de la fable, qui nous le voudraient voir sacrifier. Ce qu’on nous donne comme une raison de le détruire est précisément notre raison de le conserver. C’est le trait particulier et la signature du Louvre. C’est une tradition française, pas très ancienne assurément, parce que les musées même ne sont pas très anciens, mais déjà respectée par plusieurs générations. Que l’on ne fasse pas, ou que l’on ne fasse plus, une semblable « Tribune » dans les autres pays, je le crois sans peine. Qu’y mettrait-on ? Sans méconnaître le moins du monde l’intérêt de collections admirables comme, par exemple, la National Gallery, on peut bien dire qu’elles sont loin de concentrer des chefs-d’œuvre assez différents et assez célèbres pour donner un pendant au Salon Carré. La « Tribune, » elle-même, de Florence, incomparablement riche en maîtres italiens, est à peu près dépourvue des autres écoles. Les musées de Hollande ne sont supérieurs qu’en maîtres de leur pays. Ne parlons pas des musées d’Allemagne : « La galerie de Berlin restera toujours au second rang, disait M. Bode lui-même, si l’on évalue l’importance d’une collection d’après le nombre des chefs-d’œuvre des grands artistes aux époques où la peinture a atteint son apogée. » Et il se rabattait sur l’intérêt historique des séries non interrompues des maîtres d’écoles qui s’y trouvent représentés. De la Pinacothèque de Munich, les admirateurs des méthodes allemandes disaient, avant la guerre, la même chose. Ils n’osaient pas prétendre que c’était un musée comparable au Louvre, mais ils disaient : « Un musée réorganisé par les soins de M. de Tschudi ne se présente plus comme un amas désordonné de numéros : il devient un ouvrage d’une valeur didactique, dont chaque page équivaut à une page d’histoire. » C’est une conception du rôle des musées : ce n’a pas été jusqu’ici la nôtre, nous ne sommes pas obligés de l’adopter. Nous n’avons pas à suivre l’exemple des musées de l’Etranger, mais à le leur donner, ni à subir toutes les méthodes ou les modes qui ont cours en Europe, mais à les éprouver au tact de notre sentiment national. Or, c’est un sentiment universellement répandu, chez nous, que le Salon Carré est la gloire du Louvre. Nous ne devons pas y toucher.


ROBERT DE LA SIZERANNE.