Le Déficit communal

Le Déficit communal
Revue des Deux Mondes3e période, tome 54 (p. 611-636).
LE
DÉFICIT COMMUNAL

L’axiome « qu’il faut commencer par faire de bonne politique pour faire ensuite de bonnes finances » pourrait aisément se retourner, et il serait tout aussi vrai de dire que de mauvaises finances conduisent infailliblement à une mauvaise politique. À l’heure actuelle, heure de trouble et d’incertitude, de malaise général et d’inquiétude latente, au moment où, mécontente du présent, sans préférence marquée pour aucun des régimes du passé, la France ne sait vers quel avenir elle doit tendre, l’étude de la situation des finances publiques, si intimement liée, soit comme cause, soit comme conséquence, aux questions politiques, nous paraît devoir passer avant elles, et l’homme capable d’éclaircir et de résoudre les problèmes financiers rendrait à notre pays le seul service qu’il réclame aujourd’hui.

À coup sûr, les discussions politiques ne peuvent être ni évitées ni blâmées. Pour tout esprit soucieux du bien général, les controverses sur les mérites de tel ou tel gouvernement, monarchique ou républicain, constitutionnel ou autoritaire, appellent les méditations les plus sérieuses et s’imposent avec plus ou moins d’opportunité, selon que le calme intérieur règne ou qu’une menace de trouble prochain se fait sentir. Permis donc aux partisans de notre démocratie française d’en faire ressortir les mérites au point de vue des principes les plus élevés de la science sociale, d’en poursuivre tous les développemens dans les institutions politiques et de n’en craindre ni les exagérations ni les erreurs. D’autre part, comment aux hommes qui croient à la nécessité d’une base autre que notre suffrage universel, mobile et passionné, pour asseoir le pouvoir souverain sur lequel tout repose, refuser le droit de répéter sans cesse, et nonobstant les accidens qui en ont interrompu le cours, que la monarchie seule peut garantir de toute atteinte le fondement de l’édifice social, parce qu’elle ne permet pas aux ambitions privées de spéculer sur les variations de la souveraineté et qu’elle rend ainsi la marche du progrès possible et sûre, alors qu’il n’est plus entravé par des révolutions intéressées et des destructions inutiles ? À quoi servent toutefois ces controverses répétées et ces débats sans fin ? En sort-il une solution, et n’ont-ils pas pour unique conséquence de perpétuer l’agitation ? S’ensuit-il cependant qu’il faille renoncer à toute critique des fautes que la politique fait commettre chaque jour et taire les dangers dont le pays est menacé ? Non sans doute ; on doit simplement retourner les termes de la démonstration, et, dans les rapports qui existent entre la politique et les finances, au lieu de prendre le bon ou le mauvais état des dernières comme la conséquence de celle-ci, on obtiendrait plus aisément gain de cause en montrant à quel point la solidité financière de l’état, sans laquelle rien ne dure, réclame telle ou telle marche dans le gouvernement.

Aujourd’hui d’ailleurs, le seul argument à faire valoir auprès des masses, la seule préoccupation qui puisse les atteindre, est le soin de leurs intérêts. Si ces intérêts étaient menacés, elles se soulèveraient avec une telle violence que toute révolution politique deviendrait en un moment facile. Blâmer une passion aussi exclusive ne servirait de rien : chercher à la satisfaire devient le devoir de ceux qui gouvernent. Quand, avec mesure et sincérité, on porte la lumière sur une question vitale pour les intérêts matériels, on obtient tout de suite le succès mérité. C’est ce qu’avait fait l’avant-dernier ministre des finances, l’honorable M. Léon Say, lorsqu’il dévoila au pays l’abîme financier que l’on côtoyait sans le voir. Sa déclaration ne pouvait être suspecte, et là où des hommes très compétens, comme MM. Buffet et Bocher, ne trouvaient que des incrédules en accusant notre budget de cacher des mécomptes et des défaillances, M. Léon Say a convaincu tous les esprits sensés du danger d’une situation financière qui ne comportait plus d’illusions et exigeait un prompt remède. Ce grand service rendu au pays sera-t-il perdu, et même après sa sortie du ministère, sa politique lui survivra-t-elle ? En un mot, son successeur maintiendra-t-il les mêmes dispositions du budget ? On l’a espéré un moment ; mais aujourd’hui on semble revenir aux anciennes imprudences, c’est-à-dire à l’accroissement de la dette flottante et à l’emprunt.

C’est sur un point particulier des recettes et des dépenses publiques, ou plutôt sur un budget annexe du budget général, et dont l’importance spéciale est immense, que nous voudrions émettre quelques réflexions et appeler l’attention du lecteur : aucun sujet ne nous paraît la mériter à un égal degré. Les grandes lignes du budget général de l’état sont visibles à tous, les discussions des assemblées législatives en révèlent les caractères distinctifs ; pour les budgets départementaux, les conseils généraux en l’ont encore connaître les principaux détails et, la presse locale les enregistre avec soin. En est-il de même des budgets communaux ? En dehors des grandes villes et au-delà des limites des localités, qui pourrait en parler avec compétence ? Qui surtout possède la moindre notion de ce qu’il importe le plus de savoir, c’est-à-dire de l’ensemble de tous ces budgets communaux, de ces recettes et de ces dépenses qui ajoutent de tels chiffres au budget de l’état proprement dit et sous lesquels, en cas d’exagération, la fortune publique pourrait s’écrouler et le mécontentement général surgir avec une violence irrésistible, comme il le fit aux premiers jours de la révolution française, suscité par l’intolérable poids des charges locales si inégalement réparties ?

Il n’y a pas vingt ans, en 1865, le ministre de l’intérieur fit pour la première fois rédiger un travail d’ensemble sur la situation financière de toutes les communes de l’empire, pour l’exercice de 1862. Dans les premiers mois de 1870, M. Chevandier de Valdrôme soumit à l’empereur un très important rapport sur l’exercice de 1868. Depuis lors, ce bon exemple a été suivi : nous avons sous les yeux le travail de M. Durangel, directeur du service départemental et communal, rédigé après la guerre et d’où ressortent les sacrifices faits par les communes à cette occasion, ainsi que celui de l’un de ses successeurs, M. de Crisenoy, où sont comparées les situations des années 1877 et 1878 avec celles des années antérieures, mais ce n’est que dans cette dernière année qu’une circulaire du ministre de l’intérieur a prescrit la publication, après chaque exercice, de la situation financière de toutes les communes. Pouvons-nous donc aujourd’hui établir une de ces comparaisons si instructives entre les différens régimes sous lesquels nous avons vécu, analogues à celles qui ont montré, par exemple, le budget de l’état grossissant à vue d’œil et montant depuis ce fameux milliard qu’on prédisait au moment où il était atteint ne devoir jamais être revu, tant le chiffre en était faible, jusqu’au triple de cette somme qu’il dépasse aujourd’hui ? À coup sûr, il serait non moins intéressant de suivre les dépenses de la vie municipale dans leur accroissement successif ; mais, d’une part, on ne pourrait reculer à une époque assez lointaine, et d’autre part les documens semblent manquer au moment même où ils deviendraient le plus nécessaires, c’est-à-dire depuis 1878, nonobstant la statistique ministérielle qui doit se publier annuellement. En effet, au contraire des précédentes, de celles de 1860, 1870, 1877, qui donnaient des chiffres totaux et des résumés comparatifs, les travaux récens fournissent bien sur quelques points spéciaux des résultats intéressans à consulter, mais certains détails disparaissent dans la loi générale des finances, d’où on ne peut les extraire, et l’ensemble surtout, comme nous le verrons plus tard, ne ressort pas distinct, et indiscutable. Nous essaierons néanmoins de montrer que les recettes et les dépenses communales progressent avec rapidité et que les dernières années présentent à cet égard des résultats inquiétans. Il y a plus, de récentes mesures législatives, d’autres qui semblent imminentes et que d’aveugles passions politiques réclament. avec instance, menacent les budgets municipaux de sacrifices tels que nous n’hésitons pas à qualifier de déficit communal la situation qui en serait le fruit, et comme ce mal financier ne pourrait être que le prélude de maux politiques incalculables, nous croyons pouvoir nous permettre de jeter un cri d’alarme. Dieu veuille qu’il ne soit ni opportun, ni justifié !


I.

L’organisation municipale est justement considérée comme, la base de tout édifice social. M. de Tocqueville a dit « que la commune est si bien dans la nature que partout où il y a des hommes réunis, il se forme de soi-même une commune. » En France, chaque régime a touché à la loi des municipalités, pour en augmenter les pouvoirs, en faciliter le fonctionnement, en accroître les ressources. Nous ne voulons examiner que ce dernier point. Et d’abord, de quoi se composent les ressources des communes ?

Les recettes sont dites ordinaires ou extraordinaires. Les premières se composent du revenu de tous les biens dont les habitans n’ont pas la jouissance en nature, — prix de ferme des maisons, usines, biens ruraux, bois, etc. ; du produit des centimes ordinaires et autres ressources affectées aux communes par les lois de finances, — de la portion accordée dans l’impôt des patentes, dans les droits de permis de chasse, — du produit des octrois et des différentes concessions spéciales, comme places dans les marchés, péages, concessions d’eau, droit de voirie, — enfin de la taxe sur les chiens, les voitures, les chevaux, etc. On peut, comme l’a fait M. Durangel dans son rapport de 1870, grouper les ressources ordinaires en six catégories : 1o revenus des biens communaux ; 2o centimes ordinaires ; 3o octrois ; 4o taxes et perceptions municipales ; 5o subventions de l’état, du département ou des particuliers pour services ordinaires ; 6o recettes diverses.

Les recettes extraordinaires se composent : des contributions extraordinaires dûment autorisées, — du prix des biens aliénés, — des dons et legs, — du produit des emprunts, etc. Toutes ces ressources ordinaires et extraordinaires ne peuvent être perçues que conformément à la loi de finances annuelle qui prononce en bloc sur les centimes ordinaires et en fixe le maximum, ou en vertu, des prévisions du budget voté par les conseils municipaux et approuvé par les administrations supérieures, chargées de la surveillance des communes, laquelle exige plus de soin ou réclame plus de sévérité, selon que l’importance de leur population est plus grande et que l’étendue de leurs ressources exige un contrôle plus élevé. On comprend que pour les petites localités la préfecture du département soit la dernière juridiction invoquée et que leurs modestes budgets ne remontent pas à la cour des comptes.

Depuis le recensement de 1876, on trouve 653 communes dont la population est inférieure à 100 habitans ; dans 15,890 elle varie de 101 à 500 ; 10,867 ont une population supérieure à 500 et inférieure à 1,000 ; 8,646 communes renferment plus de 1,000 habitans[1]. Les grandes villes qui en comptent plus de 50,000 sont au nombre de 23.

La différence des ressources n’est pas moins sensible que celle de la population. Le dernier rapport soumis à l’empereur constatait qu’en 1868 : 24 communes possédaient un revenu annuel de moins de 100 francs, 243 de moins de 500, 856 de moins de 1,000, que dans 3,798 autres le revenu s’élevait de 10,000 à 30,000 fr., enfin que dans 531 il atteignait de 30,000 à 100,000. 20 grandes villes seulement, sans compter Paris, jouissaient d’un revenu supérieur à 1 million. Depuis le relevé de 1868, la proportion n’a pas beaucoup changé, et la dernière publication sur la situation financière des communes donne encore 527 communes dont les recettes ordinaires sont inférieures à 500 francs, 29,541, où elles varient de 1,000 à 10,000 fr., et 256, où elles sont supérieures à 100,000 fr. Disons aussi que 73 communes couvrent toutes leurs dépenses avec leurs revenus patrimoniaux et 11,124 avec leurs revenus ordinaires ; comme la nature même des revenus rend la différence entre les communes bien plus sensible, il serait bon de mettre en lumière cette dissemblance si elle pouvait être saisie facilement.

Toutes les communes prélèvent, à titre de ressources ordinaires : 1o — 5 centimes imposés chaque année par la loi de finances sur le total des contributions directes, c’est-à-dire de l’impôt foncier, des portes et fenêtres, personnel et mobilier ; 2o — 8 centimes sur la contribution des patentes : or l’importance de ces deux prélèvemens ne varie pas seulement selon que les impôts sont plus ou moins forts, c’est-à-dire selon que les contribuables sont plus ou moins riches, mais encore selon que l’assiette en a été établie avec plus ou moins de sévérité. On n’ignore pas que, par suite de l’inégalité dans la confection du cadastre, l’impôt foncier s’élève jusqu’à 21 centimes par franc du revenu ou s’abaisse à 3 centimes. Depuis bien longtemps, il a été question de la péréquation de l’impôt, mais c’est une promesse restée à l’état de lettre morte, et l’inégalité subsistera longtemps encore et rendra la charge des centimes ajoutés au principal des contributions bien plus lourde dans certains endroits que dans d’autres. Quant à la suite de ces premiers centimes perçus par les communes, nous enverrons d’autres s’ajouter en plus grand nombre encore, il sera bon de se rappeler les inconvéniens de l’inégalité des sacrifices demandés au revenu foncier et l’on comprendra qu’on ait pu soutenir que ce revenu était, dans certaines localités, presque entièrement absorbé.

Les cinq premiers centimes ordinaires et les 8 centimes prélevés sur le principal des patentes, dont la loi de finances mentionne chaque année la perception, ne suffisent pas à payer en effet, dans toutes les communes, les dépenses nécessaires, et il en est d’obligatoires et de spéciales auxquelles il faut toujours pourvoir. Des centimes additionnels deviennent alors exigibles, soit du gré des conseils municipaux, soit, s’ils se refusent à les voter, par décision de l’autorité supérieure, et le maximum légal en est fixé à 20 centimes, sur lesquels plusieurs lois successives ont déterminé la part spéciale à faire à l’instruction primaire et aux chemins vicinaux.

C’est donc aux impôts directs que les communes ont en premier lieu recours ; dans les impôts indirects, elles n’ont qu’un article à leur disposition : celui des octrois, et les villes seules peuvent les établir en raison du chiffre de la population. Le nombre des octrois était de 1,514 en 1871, de 1,540 en 1880. Sur le chiffre de 260 millions fournis par l’octroi (Paris excepté), les communes en 1880 ayant plus de 100,000 francs de revenu ont perçu 97 millions. Bagnères-de-Bigorre et Bagnères-de-Luchon sont les seules villes de cette catégorie dépourvues d’octrois.

D’autres taxes procurent aussi aux communes d’abondantes ressources, les halles, les marchés, une part dans les permis de chasse, la taxe des chiens, des voitures, etc. Il est à noter que 18,000 communes en 1877 n’avaient pas encore adopté la vente des concessions de terrain dans les cimetières. Une des ressources dont s’inquiètent le plus les petites localités est la prestation en nature pour l’entretien et l’ouverture des chemins vicinaux. Le prix auquel on l’estime varie singulièrement, et ce détail a son importance, puisqu’on peut la racheter en argent. La rétribution mensuelle payée par les parens pour leurs enfans inscrits à l’école, constituait aussi un revenu important, puisqu’il atteignait 18 millions 1/2 au moment où, par suite de l’établissement de la gratuité de l’enseignement primaire, la loi en a prononcé la suppression.

Mentionnons encore, dans les revenus communaux, celui des propriétés foncières et du domaine forestier. Entre le rapport de M. Durangel et celui de M. de Crisenoy, les bois communaux se sont accrus de 296,000 hectares, dont 74,000 dans les landes de Gascogne. M. L’ingénieur Chambrelent, aujourd’hui inspecteur-général des ponts et chaussées, est l’auteur du défrichement de ces landes et de leur mise en valeur. En 1872, le produit des biens communaux montait à 49 millions 1/2, et à 56 1/2 en 1877 ; il est destiné à s’accroître lorsque les bois, dont la plantation est encore récente, seront en plein rapport.

Les recettes extraordinaires des communes sont fournies par les centimes extraordinaires, les surcharges d’octroi, les revenus exceptionnels des biens communaux, enfin par les emprunts, subventions et toutes autres ressources non annuelles. Excepté en ce qui concerne les emprunts, les recettes extraordinaires sont puisées aux mêmes sources que les ressources ordinaires, et comme le service de l’intérêt et de l’amortissement des emprunts est couvert dans presque tous les cas par des centimes additionnels, il est vrai de dire que le nombre seul des centimes communaux établit presque toute la différence entre les recettes ordinaires et extraordinaires, bien que la vente des immeubles et les surtaxes d’octroi fournissent aussi leur part à ces dernières.

En face des recettes se groupent les dépenses, dont les unes sont aussi dites ordinaires et obligatoires, les autres extraordinaires ou facultatives ; mais, de même que pour les recettes, le caractère de ces deux sortes de dépenses n’est pas toujours bien tranché. On comprend en général dans les dépenses ordinaires les frais d’administration, ceux de la perception des octrois et des taxes, la police, les cultes, l’instruction publique, la voirie, les secours aux établissemens de bienfaisance ; mais, tandis que dans la première catégorie de dépenses figure l’indemnité de logement due aux ministres des cultes, c’est dans les dépenses extraordinaires et facultatives que se trouve le supplément de traitement de ces mêmes desservans, ministres et pasteurs. On voit aussi le salaire du garde champêtre faire l’objet d’un prélèvement sur les ressources de la prestation et pouvoir être imposé d’office, tandis que celui du cantonnier reste facultatif. Ne serait-il pas encore logique de comprendre dans les dépenses obligatoires l’amortissement des emprunts au lieu de le porter comme premier article. des dépenses extraordinaires ?

Quoiqu’il en soit de ces premières indications, nécessaires pour spécifier le caractère de la gestion financière des communes et faire apprécier les sacrifices demandés aux contribuables, ce qu’il importe surtout de connaître, c’est le total auquel s’élèvent ces recettes et ces dépenses, après quoi se posera la question encore plus grave de savoir si ce total même est destiné à s’accroître, et si la marche actuelle des idées ne tend pas à en exagérer le poids dans une mesure intolérable.


II.

Les rapports présentés à l’empereur sur la situation des communes en 1862 et en 1868 offrent les points de comparaison suivans : en 1862, les recettes ordinaires de toutes les communes, Paris excepté, s’élevaient à 296 millions et les recettes extraordinaires à 149, contre 256 millions de dépenses ordinaires et 193 de dépenses extraordinaires, ensemble 445 millions de recettes et 449 de dépenses. En 1868, le chiffre des recettes ordinaires monte à 335 millions, soit 39 en plus, et celui des recettes extraordinaires à 141, tandis que les dépenses ordinaires restent à 298 millions et les dépenses extraordinaires à 184 ; il y a 476 millions, de recettes contre 482 de dépenses. L’accroissement du chiffre du principal des contributions directes, qui s’est élevé de 260 millions en 1862 à 275 en 1868, a produit naturellement une plus-value parallèle dans les centimes additionnels perçus par les communes. De leur côté, les octrois ont procuré 13 millions de plus. Mais, d’autre part, le passif des communes s’était beaucoup aggravé : de 341 millions en 1862, il dépassait, au 1er juillet 1869, 573 millions, répartis sur 13,594 communes qui, pour les solder, avaient dû s’imposer plus de 3,000 centimes extraordinaires leur procurant une annuité de 8 millions 1/2 en plus d’un prélèvement de 25 millions sur leurs revenus ordinaires. À côté de ce passif, celui de la ville de Paris seule montait à 1,475 millions.

Trois ans après, M. Durangel accuse pour 1871 un ensemble de 675 millions de recettes contre 577 de dépenses. Les recettes ordinaires figurent dans ce total pour 313 millions, les recettes extraordinaires pour 226 et les excédens libres et restes à recouvrer pour 135. Il n’avait pas été tenu compte de ce dernier article dans le dépouillement de 1868 ; c’est ce qui explique la grosse différence entre les totaux des deux exercices et rend toute comparaison difficile. En ne faisant de rapprochement que sur un point spécial, le produit des centimes communaux, on trouve qu’en 1871 celui des centimes ordinaires est de 64 millions et celui des centimes extraordinaires de 37, ensemble 101 millions. Or cette somme est supérieure de 15 millions aux produits de 1868, qui l’emportaient eux-mêmes de 20 millions sur ceux de 1862 et, si l’on remonte plus haut, de 70 millions sur 1836. En trente-cinq années, les ressources perçues sur l’impôt direct pour le service communal avaient au moins quintuplé. On se plaît généralement à dire que l’impôt direct est à peu près immuable, qu’il n’est qu’un impôt de répartition ; la faculté d’imposer des centimes additionnels en nombre presque illimité démontre singulièrement la fausseté de cette théorie. Dans la dernière période de 1868 à 1871, le principal des contributions directes n’avait presque pas varié (261 et 265 millions) et, par conséquent, le produit des centimes ordinaires avait dû rester sensiblement le même, mais il avait fallu, à l’occasion de la guerre, demander à plus de communes des sacrifices importans, et c’est ainsi que les centimes affectés aux dépenses extraordinaires avaient procuré 33 millions en 1871, répartis sur 21,341 communes contre 23 millions en 1868 payés par 13,403 communes imposées extraordinairement ; dans cette même année néfaste, les impositions extraordinaires autorisées atteignaient le chiffre de 78 millions 1/2. C’est à 93 millions que M. Durangel estime les dépenses de l’invasion à la charge des communes. À la fin de 1871, le total des emprunts à rembourser s’élevait en capital à 711 millions, déduction faite des amortissemens opérés, et les intérêts à servir jusqu’à leur expiration à 500 millions, soit ensemble 1,250 millions ; les dettes autres que les emprunts formaient encore une somme de 150 millions de francs. De 1862 à 1872, les communes de France, Paris excepté, avaient plus que doublé leurs emprunts, 330 millions contre 760 ; aussi M. Durangel estimait-il que, sans être périlleuse ; cette situation appelait la sérieuse attention du gouvernement et recommandait-il aux municipalités l’ordre et l’économie. Deux ans plus tard, ce furent encore les mêmes conseils que l’honorable M. de Goulard adressait aux préfets par une circulaire du 13 mars 1873.

La loi de finances de 1878 avait décidé que le département de l’intérieur devrait présenter sur la situation financière des communes un rapport analogue à ceux dont nous venons de parler, mais ce ne fut qu’en 1881 et seulement sur les. résultats de l’exercice 1877 que le directeur du service départemental put adresser au ministre le dernier document qu’il soit utile de consulter, puisqu’à l’exemple de ses prédécesseurs, il s’efforça de montrer à côté des chiffres récapitulatifs des dépenses et des recettes, l’utilité des unes, l’emploi des autres, de présenter en un mot le tableau des améliorations obtenues et de comparer la nouvelle période avec les précédentes. Depuis lors rien de semblable n’a plus été fait. Les publications qui ont suivi et dont la dernière se rapporte à l’exercice 1881 comprennent des tableaux statistiques pour chaque département, mais laissent subsister des lacunes[2] et l’ensemble n’est présenté nulle part, ce qui serait l’essentiel, et ne permet d’opérer aucun rapprochement avec les années antérieures : c’est donc au rapport sur l’exercice de 1877, qui offre pour la dernière fois des points de comparaison intéressans avec le passé, qu’il convient de s’arrêter.

De 675 millions en 1871, les recettes de toute nature se sont élevées en 1877 à 922 millions, avec une augmentation de 247 millions, dont 94 millions dans les recettes ordinaires, 62 dans les recettes extraordinaires et 90 1/2 dans les excédens ou restes à recouvrer. Les dépenses ont monté de 577 à 713 millions, soit 136 millions en plus, dont 78 pour les dépenses ordinaires et le même chiffre pour les dépenses extraordinaires. Les centimes ordinaires ont produit 77 millions après 63 et les centimes extraordinaires 38 après 33 millions. Il faut observer que l’instruction primaire était, en 1871, dotée de 3 centimes additionnels et qu’en 1877 le nombre en avait été porté à 4, auxquels s’ajoutaient encore les 4 centimes spéciaux créés par la loi de 1867 pour l’établissement facultatif de l’enseignement gratuit : le quatrième centime ajouté aux trois premiers avait fourni 3 millions de plus ; et les centimes pour la gratuité 2 millions. Enfin, comme le principal des contributions directes s’était accru lui-même de 29 millions, entre l’année 1871 et l’année 1877, la valeur des centimes additionnels avait gagné en proportion. Un tableau dans lequel la ville de Paris est comprise montre que les quatre contributions directes ont fourni à l’état, en 1871, 333 millions et aux communes, par l’addition des centimes, 109 millions, tandis qu’en 1877 la part de l’état est de 403 millions et celle des communes de 151.

Combien, dans ces totaux, diffèrent en étendue les sacrifices demandés aux contribuables, dont le revenu est atteint dans des proportions si diverses par l’établissement de la base sur laquelle l’impôt direct repose, c’est ce qu’on sait trop bien, et c’est ce qui faisait dire à M. de Crisenoy dans le rapport même sur l’exercice de 1877 : « Lorsqu’on entre dans les détails de la situation financière des communes, on est frappé des inconvéniens que présente l’adoption du principal des contributions directes, tel qu’il est actuellement établi comme base des ressources normales des communes. Ce système rend dans bien des cas toute amélioration impossible, parce que la dépense tomberait à la charge d’une matière imposable hors d’état de la supporter. Avec les variations de l’impôt foncier, si les centimes additionnels viennent le plus souvent le doubler, quelquefois le tripler, l’imposition peut atteindre jusqu’à 40 et 60 pour 100 du revenu et, la plus petite augmentation des charges devient alors matériellement impossible. »

Pendant la même période de 1871 à 1877, le produit des octrois s’est élevé de 86 millions à 124 millions, mais à la première de ces deux dates, la suppression momentanée de la perception dans les plus grandes villes et particulièrement à Lyon en avait réduit de beaucoup l’importance ; en prenant pour point de comparaison l’année 1868, où le rendement des octrois donnait 94 millions, c’est encore une progression d’un tiers en neuf ans.

Les autres taxes municipales, la rétribution scolaire, les prestations, présentent toutes des augmentations ; les concessions de terrains dans les cimetières se sont multipliées. La rétribution scolaire, qui produisait plus de 18 millions, vient d’être supprimée, les 4 centimes facultatifs autorisés par la loi de 1867 ont aussi disparu, la gratuité de l’enseignement étant devenue obligatoire : 4 centimes seulement resteront donc à la disposition des budgets communaux pour satisfaire aux besoins de l’instruction primaire : inutile d’ajouter qu’ils offriront de trop modiques ressources, et que des subventions de l’état deviendront nécessaires. En traitant plus tard cette question spéciale, nous essaierons de montrer les éventualités qu’il reste à prévoir.

Les revenus des biens communaux ont obtenu dans la même période une plus-value de près de 7 millions, mais de toutes les sommes mises à la disposition des communes pour leurs dépenses de toute nature, c’est encore celle obtenue par l’émission des emprunts qui présente les plus gros chiffres, le total s’élève à 173 millions contre-balancé par une diminution du taux de l’intérêt : ces emprunts contractés pour la plupart avec le Crédit foncier au taux de 5 1/2 et de 6 pour 100 ont été réduits à 4 1/2. Le passif des communes, que nous avons laissé en 1871 à 710 millions, en atteignait 757 en mars 1878. Si l’on ajoutait à tous ces chiffres ceux qui résumaient en 1877 (rapport de M. de Crisenoy) la situation de la ville de Paris, il faudrait aux 922 millions de recettes de toutes les communes de France joindre 217 millions 1/2 de recettes ordinaires et 208 millions 1/2 de recettes extraordinaires (y compris les excédens antérieurs) pour notre capitale[3], ce qui donnerait un total de 1,368 millions de recettes : il faudrait aussi accroître le passif entier des communes montant à 757 millions au 31 mars 1878 du passif de la ville de Paris atteignant à la même date le chiffre de 1,988 millions après l’émission successive de trois emprunts qui venaient de procurer 690 millions.

Nous devons, en nous arrêtant à cette année 1878, répéter encore combien il eût été désirable de pouvoir poursuivre notre comparaison jusqu’à l’année actuelle, et nous servir à cet effet des statistiques subséquentes publiées par M. le ministre de l’intérieur. La dernière ne donne plus comme total des ressources communales qu’un chiffre de 437 millions, mais nous avons déjà dit qu’il ne comprend ni les centimes additionnels, ni la prestation, etc. Que si l’on trouve dans la loi de finances pour le budget général une somme de 151 millions comme produit des centimes communaux, on fait encore la réserve que les 8 centimes à prélever sur l’impôt des patentes au profit des communes en ont été déduits : le résultat des emprunts nouveaux n’est enfin indiqué nulle part. On peut seulement faire ressortir comme indiquant le mouvement ascensionnel des impositions communales le classement des localités d’après le nombre de leurs centimes additionnels. En 1880, on comptait 5,540 communes imposées de moins de 15 centimes, on n’en trouve plus que 5,103 en 1882. Le nombre des communes grevées de 15 à 30 centimes s’est élevé de 8,254 à 8,391, celui des communes supportant de 31 à 50 centimes de 9, 774 à 9,791, celui des communes qui paient de 51 à 100 centimes de 9,413 à 9,548, enfin le nombre des communes qui imposent aux contribuables une charge supérieure à 100 centimes, c’est-à-dire où l’impôt direct est presque doublé, a monté de 3,094 à 3,248.

Ne ressort-il pas de tous ces rapprochemens que les charges des contribuables s’augmentent d’année en année, et le chiffre des budgets communaux ajouté aux chiffres du budget de l’état ne mérite-t-il pas d’être mis en lumière et ne porte-t-il pas un enseignement utile sur la situation financière du pays, et, par suite, sur le régime politique qu’il réclame ?


III.

L’équité veut qu’en regard des recettes procurées par les sacrifices imposés aux contribuables, nous signations les améliorations obtenues et les progrès réalisés. Le rapport déjà cité de M. de Crisenoy, publié aux premiers jours de 1881, sur l’exercice 1877, rend cette tâche assurément facile, au moins en ce qui concerne les résultats matériels et visibles : n’oublions pas non plus de rappeler que le travail d’un de ses prédécesseurs les plus recommandables, M. Durangel, avait mis en, lumière toutes les dépenses faites par les communes au moment de la guerre et de l’invasion. Du rapport de 1880 il résulte qu’en cinq années, de 1872 à 1877 inclusivement, les communes avaient dépensé en travaux d’utilité publique 451 millions environ ; soit 16 millions pour les mairies, 73 pour les églises et presbytères, 82 pour les écoles, 99 pour les égouts, eaux, gaz, etc., 109 pour la voirie vicinale et 70 pour d’autres travaux. Les petites localités avaient fait preuve d’initiative comme les grandes, puisque le chiffre des travaux exécutés dans les communes ayant moins de 100,000 francs de revenus atteignait presque 170 millions.

Depuis 1878, les communes sont entrées dans une période encore plus grande d’activité, surtout en ce qui concerne les constructions d’écoles, les travaux d’assainissement et de voirie : dès à présent, il est bon de relater qu’en 1877, 2, l46 communes se trouvaient pourvues de distributions d’eaux : la longueur totale des égouts souterrains était de 2,287 kilomètres, appartenant à 153 villes : 2,505 possédaient un éclairage public ; dans 726, l’éclairage avait lieu au gaz. À côté de ces travaux qui intéressent spécialement les communes, il faut citer les travaux de casernement, dont la part payée par les municipalités sous forme de subsides ou d’avances atteignait 80 millions. Mais plus encore que dans les dépenses d’intérêt matériel proprement dit, c’était dans celles d’un ordre plus élevé qu’apparaissaient les larges augmentations ; pour l’instruction primaire (Paris excepté), la dépense s’était élevée de 40 millions en 1868 à 76 millions en 1877, et, d’autre part, les subventions aux hospices et aux bureaux de bienfaisance, qui ne sont pas obligatoires, dépassaient 19 millions, représentant 8 1/2 pour 100 des recettes totales de ces établissemens.

Après avoir relevé ces chiffres satisfaisans, l’auteur du rapport ajoutait que les futures statistiques présenteraient un notable accroissement des dépenses et des recettes communales, mais qu’il importait surtout d’examiner l’emploi qui en aurait été fait. « Le travail et le progrès, disait-il, sont la loi de l’humanité, et l’on ne saurait interdire aux villes d’assainir leurs quartiers infects, d’établir des égouts, du gaz, d’amener de l’eau, de construire assez d’écoles pour contenir tous les enfans : c’est une question de mesure. » La mesure a-t-elle été observée ? Nous avons déjà dit que nous ne pouvions dégager des dernières statistiques faites, ni des documens publiés, le chiffre entier des dépenses communales, et par conséquent établir entre les résultats acquis et ceux qu’il reste à obtenir une proportion rassurante ou non pour l’avenir : mais, a priori, en faisant ressortir sur quelques points seulement les dispositions des masses, leurs besoins, les engagemens du pouvoir, les entraînemens de passions sans cesse aiguisées, il sera facile de prévoir les augmentations certaines de dépenses dont l’excès peut devenir un péril.

Trois dépenses doivent surtout fixer l’attention : celles qui ont pour objet ce qu’on peut appeler l’hygiène publique, celles qui se rapportent à l’instruction, enfin celles qui visent l’assistance que chaque agglomération d’hommes s’efforce de procurer aux malheureux de toute espèce. À coup sûr, les frais d’administration proprement dite, le salaire des employés, le service de la vicinalité, quelques dépenses du culte laissées encore à la charge des communes, ne devraient pas rester en dehors de notre examen : pour les premières, notamment, il est hors de doute qu’elles augmentent et augmenteront toujours. Le service des bureaux de mairie, le traitement des secrétaires, ont plus que doublé dans ces dernières années, et l’on n’est pas arrivé au terme : or ces dépenses sont au premier rang de celles que paient les centimes ordinaires, de même que les frais d’entretien des chemins vicinaux. Mais, à moins d’en venir à la rétribution, si ardemment sollicitée, des maires et des conseillers municipaux, cette première catégorie ne dépasserait pas certaines limites et l’opinion du plus grand nombre ne pousse pas encore aux excès en ce genre. Il n’en est pas de même pour ce qui concerne l’assainissement des communes, la distribution des eaux et l’éclairage : de ce côté, la progression est indéfinie, et les chiffres cités plus haut prouvent ce qu’il faut encore s’imposer de sacrifices dans un temps relativement court si l’on veut répondre aux vœux des populations.

Depuis la publication du rapport sur l’exercice 1877, il n’est pas douteux que la distribution d’eaux, la construction d’égouts, l’éclairage des villes, n’aient fait de grands progrès. Lorsque, dans la période de 1870 à 1877, 262 communes avaient ajouté 404,000 mètres cubes d’eaux aux distributions antérieures, dont 90,000 pour Paris, lorsque 343 kilomètres d’égouts nouveaux avaient été creusés dans ce même laps de temps, il demeure évident que, quels que soient les nouveaux efforts faits depuis cette dernière date, de bien grands besoins sont encore à satisfaire. L’éclairage public, dans cette avant-dernière période, s’était aussi accru d’un sixième. Quoiqu’il en soit de l’augmentation dont les quatre dernières années aient pu profiter, d’autres progrès deviennent nécessaires. Sans parler du chemin de fer métropolitain de la ville de Paris, toujours en projet, ni de l’écoulement de ses eaux vannes dans la forêt de Saint-Germain, que la plus stricte équité condamne, ni du creusement d’un canal spécial se continuant jusqu’à la mer, non plus que des travaux d’égouts et de distribution d’eaux à aller prendre jusqu’à la Loire, toutes entreprises gigantesques, pour lesquelles notre capitale aurait à contracter un emprunt de plusieurs centaines de millions, quelle ville jouissant d’un revenu suffisant, quelle simple commune même, placée dans une certaine sphère d’activité, ne réclame le moyen, le pouvoir de s’éclairer, de s’assainir, de s’arroser ? Qui de nous ne peut témoigner de l’immensité de l’œuvre à accomplir ? Aux portes de la capitale même, le chef-Heu d’un grand département, la ville historique par excellence, Versailles, ne reçoit que des eaux insalubres, lorsqu’à côté d’elle la Compagnie générale des eaux de la ville de Paris distribue l’eau de la Seine prise avant Paris, par conséquent potable et claire. Pourquoi donc cette même grande ville, qui contracte des emprunts pour étendre l’hôtel de la mairie et dépense une forte somme afin d’établir un tir national, n’emprunte-t-elle pas aussi la somme nécessaire à la distribution d’eaux salubres ? Il faudra pourtant bien s’y résoudre, comme il faudra partout désinfecter et éclairer.

Depuis nombre d’années, et grâce à un effort immense, les chemins vicinaux réunissent toutes les localités grandes et petites : mais ce mode de viabilité ne suffit pas aujourd’hui, on rêve partout des rapprochemens rapides au moyen des voies de fer, des chemins sur routes, des tramways : et surtout on veut chez soi, dans l’intérieur de sa propre commune, avoir de la lumière, de l’eau et des égouts. Nous ne sommes pas suspects, à coup sûr, d’avoir médit de l’emploi des capitaux français à l’étranger, et, dans nos recherches antérieures sur la propagation des instrumens du progrès matériel, d’avoir affirmé que notre pays devait se renfermer en ses limites naturelles : cependant si nous mesurons la tâche que notre industrie serait en mesure de remplir en France pour améliorer sur tant de points l’existence de nos concitoyens, nous ne pouvons nous empêcher de regretter que les préoccupations des hommes aptes à ces entreprises ne se soient pas portées exclusivement sur les travaux hygiéniques dont nous venons de parler et qu’une part importante du capital français n’y ait pas trouvé son principal emploi. Que dirait-on de nous si nous avions aidé à la construction du réseau des chemins de fer européens avant d’assurer l’achèvement du nôtre ? N’aurions-nous donc pas opéré. aussi sagement, en éclairant et en assainissant toutes nos villes, qu’en portant notre argent en Espagne, en Italie, voire même en Égypte ?

Il n’est pas nécessaire de s’étendre davantage sur ce premier objet de l’accroissement des dépenses municipales : nul ne s’y opposera ; tout au contraire, elles serviront à accroître la popularité de quiconque s’en fera le défenseur dans une intention plus ou moins intéressée ; elles ne peuvent en outre donner lieu à aucune méprise, à aucune équivoque ; à tous les points de vue, sauf à celui de la mesure toujours indispensable à garder, elles méritent d’être encouragées.

En est-il de même des deux autres natures de dépenses sur lesquelles nous voulons arrêter un moment l’attention du lecteur, celles de l’instruction et de l’assistance ? Les dépenses de l’instruction primaire sont depuis longtemps obligatoires : en cas d’insuffisance des revenus ordinaires (ce qui est le cas presque général), il est pourvu aux dépenses de l’instruction primaire par une addition de centimes spéciaux, votée par le conseil municipal ou, à son défaut, d’office, et cette imposition, comprise dans la loi générale de finances annuelles (loi du 15 mars 1850), est de 3 centimes portés plus tard à 4. La loi du 10 avril 1867 avait autorisé les communes à voter une imposition extraordinaire de 4 centimes pour établir la gratuité. Enfin, jusqu’à l’année 1881, les dépenses de l’instruction primaire étaient en partie couvertes par la rétribution scolaire que les parens des élèves fréquentant les écoles versaient eux-mêmes dans la caisse municipale. Le rapport de l’exercice 1877 porte les dépenses de l’instruction primaire (Paris non compris) à 76 millions : elles n’étaient que de 49 en 1868. Les 3 centimes spéciaux avaient fourni 10 millions 1/2 ; les 4 centimes de la gratuité, à peine établis en 1868, ajoutaient, en 1870, une plus-value de 2 millions 1/2 ; la rétribution scolaire procurait un revenu de plus de 18 millions : le surplus des dépenses était couvert par les revenus ordinaires des communes et les subventions des départemens et de l’état.

Nous ne parlons pas ici d’autres dépenses relatives à l’instruction supérieure ou secondaire, auxquelles les communes participent volontairement par la prise de bourses, l’ouverture de bibliothèques, etc. En restant sur le terrain seul de l’instruction primaire, il importe de remarquer les changemens considérables apportés dans la situation actuelle par la loi relative à la gratuité et à l’obligation de l’enseignement primaire. Les 4 centimes facultatifs qui permettaient l’établissement d’écoles gratuites dans certaines localités ont été supprimées, et la rétribution scolaire a dû également disparaître.

Serait-ce donc que le budget communal va être délivré partout d’une charge dont le poids avait sa gravité ? Mais la loi nouvelle ne diminue pas le coût de l’instruction primaire, loin de là, et l’obligation de l’enseignement laïque l’augmente beaucoup, au contraire, en enlevant aux congrégations religieuses l’enseignement qu’elles procuraient à très bas prix, pour le donner à des instituteurs et à des institutrices dont le traitement veut être bien plus élevé. Qui fera les frais de cette économie procurée aux communes ? L’état. Il s’est engagé à subvenir au déficit résultant du nouvel ordre de choses, et, cette année, il lui en coûte déjà plus de 30 millions[4]. Mais il ne s’agit pas uniquement de payer les maîtres. Puisque l’enseignement est obligatoire, il faut le mettre à portée de tous et bâtir le nombre d’écoles indispensable : les départemens et l’état aideront les communes, mais celles-ci devront s’aider aussi elles-mêmes et s’endetter ; de là la construction de ce qu’on nomme les groupes scolaires et la constitution de la caisse spéciale des écoles fondée sous le patronage direct de l’état. Dans son rapport sur le budget de 1883, M. Ribot porte le capital de cette caisse à 392 millions ; M. Ferry estimait qu’il faudrait en quelques années élever les dépenses à 1 milliard. Il résulte d’une enquête ordonnée par le ministre de l’instruction publique que, dans cinquante-six départemens, 480 millions seront nécessaires pour construire et aménager les maisons d’écoles, que la caisse, dont la dotation est presque épuisée, réclame un nouveau fonds de 120 millions et que les dépenses à faire s’élèvent encore à 700 millions. Voilà donc les communes contraintes de pourvoir par des emprunts, c’est-à-dire par la perception de centimes additionnels, à ces constructions obligatoires, dont le modèle généralement adopté affecte des proportions d’un luxe le plus souvent inutile, et si, d’un côté, on a soulagé leur budget, d’un autre on le rend plus lourd ; mais, à part ces dépenses qui, une fois faites, ne se renouvelleront plus, comment ne pas croire que le paiement de la gratuité, facultatif d’abord et payé par les communes, ne sera pas rétabli directement comme devenu obligatoire et ne retombera pas à la charge des localités elles-mêmes, soit que le budget général de l’état ou les budgets départementaux, et surtout les budgets cantonaux, si le projet dû à l’initiative de M. Goblet sur l’organisation cantonale était adopté, en fassent un article de répartition spéciale à réclamer dans toutes les localités pourvues d’écoles et de maîtres ? Il ne nous semble pas qu’on puisse concevoir le moindre doute à cet égard, ni supposer qu’on y puisse autrement pourvoir que par une imposition de centimes additionnels au principal des contributions directes. Ce ne serait, en effet, ni aux contributions indirectes ni aux taxes d’octroi, dont on réclame partout l’abaissement, qu’il y aurait lieu de s’adresser, mais, une simple indication dans la loi du budget, permettant de porter à plus de 20 centimes le maximum des centimes additionnels ordinaires, donnerait toute facilité pour réaliser la mesure dont il s’agit.

Le troisième point que nous voulions traiter est celui des dépenses nécessitées par l’assistance publique. L’assistance communale s’établit par l’installation des bureaux de bienfaisance, la création d’hôpitaux ou d’hospices ou, à défaut d’établissemens communaux, l’entrée réservée dans les hôpitaux ou hospices départementaux moyennant une rétribution payée par le budget municipal : ce dernier cas est celui de la plupart des communes en France, à qui leurs ressources ne permettent pas de posséder réellement des asiles leur appartenant. Le traitement des aliénés et une part de la dépense des enfans assistés constituent seuls une charge obligatoire : chaque département est tenu d’avoir un établissement public destiné à recevoir des aliénés, ou de traiter à cet effet avec un établissement public ou privé, et les communes, qui ne sont pas obligées d’envoyer les malades à un hôpital, sont, au contraire, contraintes de payer le traitement d’un aliéné.

Si les hôpitaux ou hospices n’existent que dans un petit nombre de communes, il n’en est pas de même des bureaux de bienfaisance, pour lesquels cependant ne sont point réservées dans les budgets municipaux des ressources spéciales et ne se prélève aucun centime ordinaire ou extraordinaire. La création d’un bureau de bienfaisance est autorisée par les préfets sur l’avis des conseils municipaux, mais doit, au préalable, être accompagnée d’une dotation d’au moins 50 francs de rente, soit en immeubles, soit en rentes sur l’état, à laquelle viennent s’ajouter les subventions que les conseils municipaux peuvent voter et les recettes légalement accordées aux pauvres, telles que le tiers du produit des concessions de terrains dans les cimetières, là où le droit de concession est établi, et le droit perçu en faveur des indigens à l’entrée des spectacles.

La situation financière des communes, en 1878, donnait pour tous les bureaux de bienfaisance une somme d’environ 25 millions 1/2. Le rapport de M. Durangel, en 1871, ne portait qu’un total de 17 millions 1/2. En 1881, le chiffre dépasse 31 millions. Pour une période de dix années, la progression est très importante. S’accentuera-t-elle encore ? Il faut s’y attendre et prévoir pour les budgets communaux une charge qu’il est bien difficile d’évaluer, puisque aux sacrifices directs des localités sous leur forme actuelle devront s’ajouter tous ceux que la transformation du mode d’assistance ne manquera pas de leur imposer dans un court délai. La charité privée vient aujourd’hui grandement en aide à l’assistance publique : mais en sera-t-il de même lorsque de sérieuses entraves seront apportées, comme tout le fait prévoir, à l’exercice de la première, et la seconde ne devra-t-elle pas, coûte que coûte, combler le déficit ? Nous n’avons pas l’intention d’aborder à fond ces graves questions des nouveaux systèmes d’instruction et d’assistance que l’on prétend imposer à notre pays ; nous ne pouvons cependant nous empêcher d’en faire ressortir les périls, au moins en ce qui concerne la situation financière des communes.


IV.

Le but avoué que poursuivent les amis du progrès aujourd’hui est de faire disparaître de l’instruction et de l’assistance l’influence religieuse. Fermer les établissemens scolaires et hospitaliers aux hommes et aux femmes qui portent l’habit ecclésiastique, repousser des bureaux de bienfaisance les membres du clergé, laïciser, comme on dit, l’enseignement et la charité dans le domaine public, d’un autre côté entraver autant que possible le fonctionnement des établissemens privés, tel est le double projet auquel se dévouent avec une obstination invincible les prétendus apôtres du droit moderne et les serviteurs de la démocratie. Si le premier est insensé, le second, ne craignons pas de le dire, est absolument criminel. Mettre Dieu hors de l’école, c’est vouloir tarir les sources de la morale et du bien ; heureusement, c’est tenter une œuvre vaine, car à côté de l’école subsistera la famille où prévaudront les sentimens religieux et où les enfans puiseront les saines notions que l’enseignement public ne leur donnera plus ; mais porter atteinte à l’exercice de la charité privée, l’enlever aux mains qui seules peuvent s’y consacrer, et sous prétexte que l’état a le droit et le devoir de soulager les misères humaines, essayer de réserver le rôle de distributeurs d’aumônes aux agens du gouvernement pour qu’ils y conquièrent une certaine popularité, c’est risquer d’affaiblir l’importance des dons et des offrandes, c’est commettre un crime de lèse-humanité. Quoi qu’on fasse, les efforts de la charité publique ne seront jamais à la hauteur de ceux de la charité privée, et sans vouloir médire des fonctionnaires civils chargés de pourvoir aux soins de la première, c’est par des mains plus dignes que se répand la seconde.

Il y a des esprits convaincus que l’enseignement primaire, même celui des filles, peut être aussi bien donné par des laïques que par des religieux ; mais on ne trouve personne pour soutenir que la garde des malades, l’assistance aux enfans, aux vieillards, aux infirmes, la distribution des secours aux indigens, ne soient pas le lot exclusif de ceux et de celles qui ont avant tout fait vœu d’abnégation et de pauvreté. On rencontre souvent des misérables à qui l’aumône distribuée par le riche et l’heureux du monde n’arrache qu’une expression d’envie, ou du moins une parole d’indifférence et de dédain ; mais quand la main qui s’ouvre pour eux est celle, par exemple, d’une sainte femme à qui les joies du monde sont refusées, s’il n’y a pas de reconnaissance chez celui qui reçoit, il n’y a pas de haine, le don lui paraît naturel et conforme à la qualité du donateur. Ajoutons que pour la création et le fonctionnement de tous les établissemens dus à la charité privée, la première condition réclamée par leurs fondateurs est précisément l’alliance de la religion et de la charité, et l’exercice de celle-ci par les représentans d’intérêts supérieurs aux intérêts du monde. Les bienfaiteurs sans nombre, dont les libéralités ne s’épuisent jamais, ne se croient pas, le plus souvent, dignes d’accomplir eux-mêmes le devoir de la charité, mais ils n’en confieraient le soin qu’à ceux pour lesquels le premier acte a été de se sacrifier eux-mêmes.

Jamais la statistique n’a été en mesure de récapituler tout ce que la bienfaisance privée distribue annuellement à nos pauvres et à nos infirmes : le budget général de l’état ne contient pas non plus un renseignement spécial qui permette de chiffrer les dépenses à sa charge et à celle des départemens en ce qui concerne l’assistance. Nous avons cité plus haut la somme totale des dépenses communales relatives aux bureaux de bienfaisance : bien qu’elle s’accroisse d’année en année, elle ne paraîtra pas bien élevée encore, et certainement, si les efforts de ceux qui veulent laïciser la charité étaient couronnés de succès, on ne manquerait pas de réclamer pour les bureaux de bienfaisance et les subventions aux hospices des ressources nouvelles et plus importantes. Où les prendrait-on ? Ge qui est facultatif aujourd’hui ne manquerait pas de devenir obligatoire, et alors que l’ensemble des libéralités charitables se serait fort amoindri, les dépenses communales s’accroîtraient démesurément, en même temps qu’une nouvelle cause de désunion et des germes de discorde sociale auraient encore porté le trouble dans notre pays déjà si cruellement éprouvé.

Revenons à nos chiffres. Le budget général de l’état pour l’exercice 1883, présenté par M. Say, et amendé par la commission, s’élève pour le budget ordinaire à 3 milliards 44 millions, pour le budget extraordinaire à 258 millions[5], pour le budget sur ressources spéciales à 377 millions, auxquels s’ajoutent 84 millions 1/2 de budgets annexes rattaches pour ordre au budget général de l’état, ensemble 3 milliards 764 millions.

L’honorable rapporteur de la commission du budget à la chambre des députés, M. Ribot, faisait remarquer en présentant cet énorme total, que le budget des dépenses ordinaires ne s’élevait, à la dernière année de l’empire, en 1869, qu’ai milliard 621 millions, et que l’accroissement qui le portait aujourd’hui à plus de 3 milliards avait été surtout très rapide dans les trois dernières années ; entre 1880 et l’exercice prochain l’écart n’est pas inférieur à 296 millions. « Nos dépenses ordinaires, disait-il, depuis plusieurs années ont suivi une progression qui s’explique par la nécessité de procurer une satisfaction à de grands intérêts sociaux, comme l’instruction publique, ou d’améliorer la situation des serviteurs du pays. »

C’est pour les mêmes motifs que les budgets départementaux, qui ne comprenaient à l’origine qu’un très petit nombre d’articles (exposé des motifs de M. Goblet sur l’organisation des cantons), s’élèvent à plus de 220 millions, et c’est aussi pour organiser en un point central des écoles primaires supérieures, des établissemens de bienfaisance cantonaux, etc., que l’avant-dernier ministre de l’intérieur appelait le canton à prendre dans notre organisation administrative une place aussi importante que le département, et proposait, en conséquence, la création d’un nouveau budget, le budget cantonal, dont les ressources eussent été prises, pour la plus grande part, sur les centimes communaux.

Quel que soit le sort réservé au projet de loi de M. Goblet, il faudra bien que les communes paient les nouvelles dépenses que les grands travaux, l’instruction et la bienfaisance réclament. Or elles n’ont pas, comme l’état, la faculté de recourir à une dette flottante sans que le public s’en émeuve, que les pouvoirs législatifs le sachent et, jusqu’au moment d’une révélation tardive, sans que le crédit public en souffre, ainsi que l’exposé du budget présenté par M. Léon Say et le rapport de M. Ribot l’ont prouvé. Les communes ne peuvent que recourir à l’impôt direct ou emprunter à ciel ouvert ; mais leurs contributions sont bien lourdes et leur passif est déjà considérable.

La statistique du ministre de l’intérieur pour l’exercice 1878 montrait que, déjà à cette époque, les recettes des communes dépassaient 1,368 millions et leur passif 2,745 millions. Faute de pouvoir établir un total complet pour 1882, nous avons montré que plus de 3,000 communes supportaient une charge de plus de 100 centimes additionnels, près de 10,000 de 50 à 100 et seulement 8,000 de 15 à 30 centimes. La moyenne générale des impositions communales atteignait 48 centimes, près de la moitié de l’impôt direct en plus. Le nombre des centimes imposés, qui était en 1878 de 1,712,000 pour toutes les communes, dans la dernière statistique de 1881, dépasse 1,758,000 centimes. Certes, il serait intéressant de pouvoir chiffrer le produit de ces centimes et d’en connaître la valeur non-seulement moyenne, mais communale, afin d’apprécier la part si différente des uns et des autres, mais, quoi qu’il en soit, on en sait assez pour comprendre que les budgets communaux ajoutent aux 3,700 millions du budget général une surcharge qui permet de dire que, de tous les grands états, c’est la France le plus imposé. La moyenne, pour chacun de ses habitans, est de 110 francs d’impôts ; pour l’Angleterre, l’Amérique, l’Allemagne, la Russie, l’Italie et l’Autriche, elle ne dépasse pas 60.

Que si, nonobstant cette progression constante des sacrifices demandés à chacun, on rappelle les promesses contradictoires faites au public de grands travaux nécessaires et de dégrèvemens importans, le moment ne sera-t-il pas venu de prêter une oreille plus attentive aux timides recommandations de prudence faites par les fonctionnaires mêmes chargés du travail des statistiques, et les représentans du pays ne semblent-ils pas aujourd’hui mis en demeure de faire preuve de résistance et de sagesse financière ? Lorsque l’exposé de M. Léon Say sur l’exagération de la dette flottante vint jeter la lumière dans les esprits, les anciennes illusions se déchirèrent et il parut impossible de lancer notre pays dans de nouvelles aventures. Mais les besoins de popularité reprenant leur empire et les jours s’écoulant, les grands projets se représentent à nouveau : la question des chemins de fer, qu’on a cru un moment tranchée par une solution qui concilierait à la fois l’intérêt particulier et l’intérêt général, est reprise avec une passion nouvelle, que la présence dans le ministère d’adversaires déclarés des grandes compagnies n’est pas faite pour maintenir dans de justes limites, et, comme nous le rappelions ici même, une proposition qui ne manque jamais de se reproduire quand le temps est à l’orage, a déjà reparu, à savoir : la demande de la concession d’un chemin de fer direct de notre frontière du nord à la Méditerranée, sans subvention ni garantie d’intérêt, accompagnée cette fois de l’engagement d’abaisser de 50 pour 100 le tarif pour les voyageurs et de 40 pour 100 celui des marchandises, avec une vitesse de 100 à 120 kilomètres à l’heure.

Les pouvoirs publics, qu’assiègent tant de projets nouveaux, en tête desquels il faut inscrire les canaux du Rhône, l’amélioration des ports de Marseille, etc., se refuseront sans doute à créer une concurrence destructive des chemins de fer du Nord et de Lyon, mais ne se trouveront-ils pas entraînés à franchir en quelques points les limites que la sagesse de M. Léon Say avait fixées ? Ce serait donc déjà un vrai sujet d’inquiétude que de savoir si le crédit public supporterait sans faiblir de nouvelles charges. Mais qu’adviendrait-il si, à des sacrifices dont on doit dire au moins que l’avenir est appelé à profiter matériellement, il fallait ajouter dans chaque commune de nouvelles impositions dont le chiffre varierait indéfiniment au gré de passions irréfléchies ou coupables, en un mot, si, aux embarras financiers de l’état, devait se joindre ce qu’on pourrait vraiment appeler le déficit communal ?

Le mode de répartition des impôts communaux ajoute un danger de plus à leur quotité. La loi de finances fixe le contingent de chaque département à répartir ensuite entre les arrondissemens et les communes qui les composent. Au conseil-général appartient la fixation du contingent des arrondissemens, aux conseils d’arrondissemens la répartition entre les communes. Enfin, dans chacune d’elles, une commission dite des répartiteurs, désignés par le maire et nommés par le préfet, procède à la répartition du contingent communal entre les particuliers. Cette commission, présidée par le maire assisté du contrôleur des contributions directes, siège tous les ans du 15 au 30 janvier dans chaque commune pour rédiger l’état-matrice des personnes imposables, aviser, s’il y a lieu, aux changemens à effectuer sur l’état antérieur, et rendre le recouvrement des impôts obligatoire.

Par la désignation des répartiteurs, c’est le maire qui exerce le pouvoir suprême dans cette œuvre si délicate, et il suffit d’indiquer le fonctionnement et la composition des commissions pour faire comprendre quels abus d’autorité il y aurait lieu de craindre si elles obéissaient à des hostilités d’intérêts ou à des passions politiques. Sous prétexte de changemens dans la nature des propriétés, dans l’estimation de la richesse personnelle, rien ne serait plus facile que d’augmenter la cote de l’un pour amoindrir celle de l’autre, de même qu’un conseil municipal composé de membres à qui le nombre de centimes imposés importerait peu, ne se ferait pas faute d’en accroître la quantité. C’était pour défendre les propriétaires contre de telles tendances, faciles d’ailleurs à concevoir, que la loi municipale exigeait l’adjonction des plus hauts imposés en nombre égal aux conseillers municipaux dans les votes ayant pour objet les impositions communales. Une décision récente vient d’abroger cette sage disposition : il faut le regretter au point de vue de la justice, c’est-à-dire du vrai libéralisme, comme il faut aussi craindre tous les projets de lois nouveaux qu’on se propose de faire voter par les chambres sous prétexte d’extensions des libertés municipales. Dans l’état actuel des esprits, la liberté municipale telle qu’on la rêve n’est propre qu’à constituer un régime de tyrannie locale ; et tout moyen de redressement, de surveillance, d’action enfin sur les conseils municipaux dont on dépouille les préfets, est une protection dont on dépouille les enviés contre l’assaut des envieux. Il n’est pas un homme ayant médité sur les difficultés de notre situation sociale qui ne regrette amèrement l’amoindrissement du protectorat tutélaire exercé par cette ancienne administration départementale qui, sous la monarchie constitutionnelle, par exemple, ne faisait usage de son autorité que pour modérer les exigences locales, tenir la balance exacte entre les intérêts opposés, et grâce à l’exercice incontesté du pouvoir central faire régner dans les communes la paix pour tous et la liberté pour chacun. Ce n’est pas que ce régime n’ait été l’objet lui-même de vives critiques et que l’on n’ait reproché alors aux préfets d’avoir pratiqué un système d’influence électorale ; on criait en ce moment très fort contre la corruption. Nous ne prétendons nullement que l’administration de ce temps, pas plus que celles qui lui ont succédé, se soit désintéressée des luttes politiques, mais elle gardait le rôle qui lui convient, à savoir l’attitude supérieure ; elle planait de haut sur les rivalités locales ; elle accordait les faveurs, elle assurait les améliorations utiles sans obéir aux suggestions inférieures et subir la pression d’en bas. Gênée quelquefois dans son action par les partis extrêmes de droite et de gauche, elle se voyait souvent contrainte de passer au milieu d’eux sans tenir compte de leurs revendications, mais elle avait la conscience de répondre aux vœux légitimes du plus grand nombre et tenait à honneur de ne flatter jamais des espérances vaines, de ne nourrir aucune illusion dangereuse, de ne travailler que pour les progrès réguliers. En est-il de même aujourd’hui ?

En faisant ressortir les dangers de la situation financière des communes, en prononçant le mot de déficit communal, nous n’avons jamais prétendu que cette situation fût irrémédiable, que la faillite des communes dût en être la conséquence, et que notre pays, pût se trouver acculé aux intolérables extrémités qui ont entraîné fatalement notre première révolution hors des limites du juste et du vrai. Nous ne pouvons cependant nous empêcher de considérer les embarras financiers sur le petit théâtre des communes comme une cause de désordres sociaux plus redoutables que les embarras financiers de l’état lui-même, et nous ne croyons pouvoir mieux faire que de couvrir nos réflexions pessimistes de l’autorité du livre qui, en ces dernières années, nous paraît le plus utile à consulter pour l’éducation politique de tous, le grand ouvrage de M. Taine sur l’ancien régime et les origines de la France contemporaine. Si cette mémorable époque a donné lieu à de bien remarquables travaux, nulle part elle n’a été présentée sous une forme plus complète, plus saisissante, plus capable d’instruire les hommes des maux que les excès politiques engendrent, et des ruines que les discordes civiles laissent après elles. On a eu l’histoire des idées révolutionnaires, à côté de celle des progrès que le mouvement des esprits en 1789 a enfantés ; on a eu ainsi le tableau des catastrophes résultant de l’application de principes erronés et des crimes du fanatisme, mais ces récits ne se sont attachés qu’aux faits généraux, ils n’ont reproduit avec vigueur que certaines grandes scènes à Paris, à Lyon, à Nantes ou à Marseille, sans retracer celles dont chaque localité a été le théâtre, ce qu’il importait surtout de savoir, pour bien apprécier l’étendue du mal, et faire à chacun sa part de responsabilité. Les plus âgés de notre génération peuvent bien se rappeler par les confidences de leurs pères, témoins ou victimes de ces désordres partiels, tout ce qu’ont souffert dans les moindres localités ceux qu’à tort ou à raison on représentait comme favorables à l’ancien régime, les déprédations, les meurtres, les persécutions exercées contre les suspects ; mais il fallait qu’un écrivain de grand talent, sans prendre parti pour ainsi dire entre les vaincus et les vainqueurs, placé à une souveraine hauteur de désintéressement et d’impartialité, consentît à rassembler les faits isolés, à en dresser la liste minutieuse, à en donner les détails précis, à reproduire ce qu’on appellerait volontiers la photographie terrible de la France entière. Quel tableau que celui des trois cents émeutes qui ont précédé de quelques mois la prise de la Bastille, et des ravages de cette maladie subite que M. Taine appelle l’anarchie spontanée, qui investissait partout chaque attroupement du droit de rendre des sentences et de les exécuter lui-même sur la vie et sur les biens ! Exercée d’abord contre les chartriers, ce droit s’exerce ensuite contre tous ceux qui possèdent, et quand enfin le frein central déjà détraqué se casse, les jacqueries se propagent en tous lieux. Nul livre n’est assurément plus triste à lire, plus difficile à achever que l’ouvrage de M. Taine ; mais nul n’est plus instructif, nulle œuvre n’est plus patriotique dans le sens vrai du mot. Les enseignemens qu’elle donne doivent nous profiter surtout, alors que, si nos chiffres sont exacts, si les tendances que nous signalons sont vraies, de nouvelles divisions dans les intérêts et les opinions menacent d’éclater sur ces petits théâtres qu’on appelle les communes. Sous un prétexte ou sous un autre, extension de travaux, dépenses pour les écoles ou pour les hospices, si la passion politique entre en jeu, si elle proscrit la liberté des choix et impose des volontés tyranniques dans le mode de s’instruire et de faire le bien, elle commencera par frapper les intérêts, elle créera des charges impossibles et finira par violenter les personnes elles-mêmes.

Notre régime municipal qui présente encore tant de traits de ressemblance avec ce régime romain dont un autre écrivain cher à la Revue, M. Gaston Boissier, nous a présenté le tableau, deviendra-t-il, comme il le fut sous l’empire des Césars, un des plus actifs instrumens de décadence, ou donnera-t-il lieu à des désordres locaux qui amèneraient comme remède un changement immédiat du régime gouvernemental actuel ? Sans examiner ces hypothèses, bornons-nous à constater que, si la multiplicité actuelle des intérêts, la participation du plus grand nombre aux jouissances matérielles paraissent une digue suffisante contre les entraînemens qui pourraient les compromettre, on ne doit pas compter trop cependant sur son invincible solidité, car le grand nombre lui-même, par des rancunes irréfléchies, ou par passion politique, peut porter atteinte à ces intérêts matériels et à l’équilibre financier qui les protège. En ce qui concerne la situation des communes, à quelques égards la plus importante et la base même de l’édifice, l’ignorance du grand nombre, la passion intéressée de quelques-uns, compromettraient aisément l’équilibre. Des conseils municipaux choisis au hasard ou dans une vue de pression déterminée, élisant leurs maires à leur image, délivrés comme ils le sont à peu près aujourd’hui de la tutelle préfectorale, pourraient, sous prétexte de prétendues améliorations, conduire la plupart des communes au déficit sans qu’un cri d’alarme eût été jeté, et les précipiter bien vite dans la voie de ces violences que M. Taine a décrites en historien plus dévoué à la vérité qu’en courtisan des multitudes.


BAILLEUX DE MARISY.

  1. Exposé des motifs sur le projet de loi d’organisation cantonale, présenté par M. Goblet, ministre de l’intérieur, le 20 mai 1882.
  2. M. Camescasse, dans la publication sur 1881, dit que c’est la quatrième statistique annuelle éditée conformément aux résolutions de 1878. Il a suivi les modèles précédens : les tableaux concernant chaque département sont divisés par arrondissemens et par cantons. Ils contiennent les noms des communes, la population, la superficie, les revenus annuels à l’exception des centimes additionnels, des prestations et de la rétribution scolaire, enfin le nombre des centimes et dans chaque département la valeur du centime. Mais l’ensemble n’est indiqué nulle part, le travail de fa récapitulation totale reste à faire ; il faudrait l’extraire de la loi du budget général ou des arrêts rendus par la cour des comptes.
  3. Les dépenses de la ville de Paris, en cette même année, ne se chiffrant qu’à 199 millions pour les dépenses ordinaires et à 88 millions pour les dépenses extraordinaires, laissaient un excédent de 138 millions à reporter aux exercices suivans et destinés à doter les grands travaux en cours d’exécution.
  4. M. Ribot, dans son rapport sur le budget de 1883, signale spécialement une demande tardive de 19 millions pour compléter le traitement des instituteurs primaires.
  5. Le budget des recettes extraordinaires a été réduit à 258 millions parce qu’on a proposé d’appliquer aux dépenses de cette nature 271 millions de ressources provenant des reliquats de crédit des exercices antérieurs et 257 millions des remboursemens des avances faites aux compagnies de chemins de fer. Puisque le nouveau ministre des finances renonce à cette dernière ressource, le budget extraordinaire devra être relevé d’autant par une nouvelle émission de bons du trésor, ou par un emprunt, à moins que l’on ne diminue les travaux publics en projet.